Les interprétations de la grande grève de l’hiver 1960-1961 en Belgique dans les milieux révolutionnaires

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À la veille de noël 1960, éclate en Belgique un vaste mouvement de grèves contre les nombreuses mesures d’austérité prévues dans le projet de « Loi unique ». Malgré l'attitude frileuse voire hostile des instances syndicales nationales, la grève générale est une réalité de fait six semaines durant dans toute la Wallonie1.

D’emblée, ce mouvement donne lieu à une littérature militante abondante s’interrogeant sur sa signification pour le mouvement révolutionnaire. Au cours de nos recherches, nous avons recensés – et la liste n’est certainement pas exhaustive – pas moins d’une quinzaine de brochures ou d’articles2 publiés par des groupes se proclamant révolutionnaires. Ceux-ci ne se contentent pas de saluer ou d’évoquer en quelques mots cette lutte mais en proposent une description relativement étoffée (pour ce qui est des groupements étrangers, certains ont directement dépêchés sur place l’un ou l’autre de leurs militants pour évaluer et témoigner directement de la situation3) et surtout une analyse de fond à prétention réflexive sur les processus d’émancipation4. Les titres d’un certain nombre de ces brochures sont à ce propos éloquents, annonçant analyser « les forces et les faiblesses » de ce « grand combat », sa « signification », ses « enseignements », etc. Au fil du temps, les références à cette grève s’estompent certes progressivement à l’étranger5, bientôt supplantées par celles relatives à Mai 1968. En Belgique cependant, sa mémoire reste entretenue comme « la grève du siècle », « la grève du million » ; la « grande grève » ou encore la « grève mère », présentée aujourd’hui encore comme un jalon essentiel de l’histoire de la contestation sociale radicale en Belgique.

En confrontant l’histoire de ce mouvement social – qui se déroule à un moment charnière de l’évolution des sociétés industrielles – et ses interprétations dans les milieux révolutionnaires, la présente contribution vise à interroger l’influence des luttes sociales et des réalités économiques, politiques et idéologiques spécifiques à une période ou région données sur la formation des théories de l’émancipation. Revenir sur le contexte social et historique dans lequel ces théories sont élaborées doit permettre de les comprendre et de les envisager de la manière la moins dogmatique possible.

Le démenti belge6

Le premier point unanimement mis en avant dans ces publications est que cette grève constitue le démenti in vivo des théories alors très en vogue sur l’embourgeoisement et l’intégration définitive du prolétariat occidental à la société de consommation7. La grande grève de 60-61 démontrerait ainsi que la question de l’ « émancipation » était toujours bel et bien à l’ordre du jour :

« Les sociologues (...), les économistes (...), les hommes politiques avaient dit que le désir de bouleversement économique n'animait plus qu'une poignée d’intellectuels et d’utopistes (...), voilà que ce même désir inspire brusquement l'action de centaines de milliers d'hommes, non pas en quelque pays lointain, dont la misère et la famine chroniques expliqueraient tout, mais dans cette Belgique voisine et bourgeoise, pays de bons vivants et de kermesses, de luxe insolent et de standing élevé. » (Ernest Mandel, Avril 1961)8

« Le mouvement belge apporte (…) le démenti le plus cinglant à tous ceux qui, se livrant à des calculs aussi laborieux que délicats sur le nombre de postes de télévision, de frigidaires, d’autos à deux, trois ou quatre chevaux, machines à laver, à broyer, à aboyer, à abrutir, en étaient arrivés à la conclusion que la classe ouvrière n’existait plus ! Non, la classe ouvrière n’est pas envolée, disparue, effacée, dissoute dans la masse du « peuple », de la « nation », comme le souhaitent en leur for intérieur tous les bourgeois, les petits-bourgeois et les réformistes de toutes eaux. Le mouvement belge le prouve : elle est toujours là. » (Programme communiste, avril-juin 1961)9

La capacité de lutte du prolétariat d’Europe n’avait été ni anéantie par l’élévation générale de son niveau de vie, ni par le déploiement accru de l’État providence et des systèmes de concertation sociale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. À l’appui de cette assertion étaient invoqués, d’une part, l’amplitude inégalée de ce mouvement généralisé, tant en termes de durée que du nombre de grévistes impliqués10 et, d’autre part, la radicalité des pratiques qui l’ont émaillée. La grève de 1960-61 fut en effet exceptionnelle à plusieurs niveaux. D’abord, dans les modalités de son déclenchement. Fait extrêmement rare à l’époque, c’est l’extension fulgurante et massive aux quatre coins du pays des débrayages, sans préavis, des travailleurs contre les mesures d’austérité prévues par la Loi unique qui entraînèrent de facto un blocage quasi complet de l’économie belge, tandis que les instances syndicales nationales refusèrent jusqu’au bout de décréter officiellement la grève générale11. Ensuite, elle fut exceptionnelle en raison des méthodes d’action et des formes d’organisation qui émergèrent à des degrés divers au cours de la grève, à savoir le recours aux méthodes d’action directe afin de pérenniser la situation de grève (piquets volants, barrages routiers, sabotages12 des installations électriques, industrielles, attaques des sièges des journaux bourgeois, bris de vitres de banques, de gares, de postes au cours des manifestations, etc. en décalage avec les appels à la modération préconisés par les syndicats), l’émergence de fortes pratiques de solidarité au sein de la population (notamment pour assurer la subsistance des grévistes), la création en divers endroits de « comités de grève », dont les membres étaient choisis par et parmi l’ensemble des grévistes, syndiqués et non syndiqués, prenant en charge l’organisation et la direction de la grève à la base, débouchant même dans certaines localités du pays sur de brèves expériences de « double pouvoir ». Enfin, le mouvement fut ponctué d’actes de fraternisation en direction des soldats (distribution de tracts, de soupes populaires aux garnisons chargées de surveiller les infrastructures industrielles, électriques ou les voies de communication).

La grève générale belge se trouve ainsi érigée en véritable événement international, préfigurant et annonçant une future montée des luttes sociales. Pour le groupe Pouvoir ouvrier (PO, revue Socialisme ou Barbarie), « la vague de grèves qui, du 20 décembre au 18 janvier, a couvert la Belgique et étonné le monde est sans doute, après les événements de Pologne et de Hongrie en 1956, l’événement le plus marquant du mouvement ouvrier depuis la guerre. Pour la première fois depuis de longues années, le prolétariat d’un pays industrialisé et riche descend par centaines de milliers dans un mouvement qui le met aux prises avec le gouvernement capitaliste. »13 On retrouve cette évaluation dans la plupart des publications analysées. Serge Simon écrit par exemple dans Correspondances socialistes, que la grève de l’hiver 60-61 est « un des plus violents épisodes de la guerre de classes que l’Europe ait connus depuis la fin de la Seconde guerre mondiale14 » tandis que le groupe ICO considère que « cette lutte est sans aucun doute la plus longue et la plus dure que les travailleurs aient menés en Europe depuis des dizaines d’années. »15

Les explications de l’échec de la grève

L’échec de la grève 60-61 ne change rien à ce postulat du maintien de la capacité de lutte du prolétariat. La nécessité de « penser l’émancipation » s’en retrouve de fait renforcée puisqu’il s’agissait d’identifier les raisons de cet échec, de manière à agir plus efficacement dans les mouvements ultérieurs. Le long texte publié par La Vérité débute ainsi par cette phrase : « L’avant-garde révolutionnaire se doit d’étudier avec le plus grand soin les leçons de la grève générale belge de décembre 1960 – janvier 1961. »16

C’est sur l’analyse de ces facteurs que les divergences se font sentir, permettant d’identifier les différentes conceptions de l’organisation et des processus révolutionnaires. Certains aspects de ces analyses sont aujourd’hui encore l’objet de controverses importantes entre groupes militants en Belgique17.

L’étude comparative des publications recensées permet d’identifier trois grands types d’explications concernant son échec. Comme la plupart du temps les analyses sont multifactorielles, ces types d’explications se superposent généralement, mais elles sont déclinées selon des contenus et des agencements différents d’un groupe à l’autre :

1. Le rôle contre-révolutionnaire joué par un certain nombre d’organisations et partis.

Les auteurs stigmatisent tous peu ou prou le rôle contre-révolutionnaire joué par un certain nombre d’organisations ou de partis qui, à leurs yeux, détournent le prolétariat de la voie de son émancipation véritable. Mais ils ne sont pas unanimes sur l’identification de ces organisations.

La temporisation des directions des grands partis social-démocrates et des confédérations syndicales nationales (CSC et FGTB) est certes unanimement dénoncée, mais les évaluations divergent dès qu’il s’agit d’apprécier le rôle du Parti communiste, de l’aile gauche du parti socialiste (regroupée autour du journal La Gauche18 et largement noyautée par les trotskystes de la Section belge de la Quatrième Internationale, SBQI) ou encore du courant renardiste (aile gauche des syndicats socialistes, dirigée par André Renard) dans ce mouvement.

En ce qui concerne l’attitude du Parti communiste de Belgique (PCB), certains auteurs soulignent son rôle moteur dans le déclenchement de la grève mais déplorent que par la suite il n’ait pas assumé le rôle de direction révolutionnaire qui aurait dû être le sien19. D’autres se contentent de stigmatiser son attitude opportuniste et électoraliste, guère différente à leurs yeux de celle du Parti socialiste20. Parmi ces derniers, certains distinguent néanmoins l’attitude de la direction droitière du PCB en pleine réorientation kroutchévienne à l’époque, de celle, combative, de ses militants de base et de sa minorité dirigeante « non-révisionniste ».

Pour ce qui est du « renardisme », ce courant est la plupart du temps dénoncé dans les milieux d’extrême gauche comme « centriste », à savoir selon la définition qu’en donne La Vérité des Travailleurs :

« L’aile la plus radicale de la direction des syndicats réformistes (…) qui se distingue à la fois d’une bureaucratie réformiste et d’une tendance révolutionnaire par le fait qu’en général, devant la pression des masses, elle cède au moment de l’action, mais hésite toujours au moment décisif de pousser cette action jusqu’au bout, à la fois parce qu’elle doute de la classe ouvrière et qu’elle n’a pas de perspectives claires. »21

L’appel d’André Renard à « abandonner l’outil » est ainsi considéré comme de la surenchère démagogique visant à contrer l’organisation d’une « marche sur Bruxelles » qui aurait pu être le point de départ d’une dynamique ouvertement insurrectionnelle. Son mot d’ordre fédéraliste est en outre globalement décrié comme une atteinte dangereuse au principe d’unité du prolétariat, condition sine qua non de tout mouvement révolutionnaire. Seul André Gorz dans Les temps modernes reprend à son compte l’idée fédéraliste, estimant qu’en regard des conditions présentes, c’était en Wallonie seulement que le pouvoir ouvrier pouvait être instauré : « la révolution ne s’exporte pas, elle n’est possible qu’en Wallonie (...) », conclut-il22.

Quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de La Gauche, c’est au sein du courant trotskiste que les polémiques sont les plus virulentes, opposant ses deux principales tendances trotskystes issues de la scission du Parti communiste international (PCI) en 195223. Pour les « pablistes » (courant majoritaire au sein de la Quatrième internationale, constitué autour de son secrétaire Michel Pablo et regroupé en Belgique autour d’Ernest Mandel), La Gauche était la « fraction la plus claire (…) foncièrement honnête, évoluant de la social-démocratie vers des positions plus justes »24 : il fallait agir au sein de celle-ci afin de soutenir et développer les positions les plus anticapitalistes, conformément à leur pratique « entriste ». À l’inverse, les « lambertistes » (courant majoritaire au sein de l’ex-PCI en France25 et dirigé par Pierre Lambert) refusaient cette conception de l’entrisme et estimaient que l’aile gauche du Parti socialiste était une organisation « à la remorque d’André Renard », dont il fallait se démarquer ouvertement pour permettre la radicalisation et la libération du potentiel révolutionnaire du mouvement.

Fondamentalement, on constate que le point nodal de cette polémique interne au courant trotskyste est une appréciation radicalement différente du rapport de force social opérant en 1960-1961, ce qui nous amène au second facteur parfois évoqué pour expliquer l’échec de la grève générale.

2. Des facteurs sociétaux globaux peu propices au succès du mouvement

Pour les « pablistes », les conditions économiques et sociales étaient peu propices à la transformation de la grève en révolution, ce qu’ils tenteront de démontrer dans leurs publications par des analyses quantitatives et qualitatives très pointues sur la situation socio-économique et politique nationale et internationale. Dans cette optique, Ernest Mandel dresse avec maints détails dans La Vérité des Travailleurs un panorama de la participation au mouvement26. Nous le résumerons de la manière suivante :

1°/ 1.300.000 travailleurs non grévistes (plus de 50% des travailleurs, principalement des « inorganisés » et des travailleurs chrétiens, résidant surtout en Flandre et à Bruxelles) ;

2°/ 400.000 grévistes qui suivent les mots d’ordre des régionales FGTB mais qui n’ont exercé aucune pression pour l’élargissement de la grève (principalement des travailleurs d’industries privées, les métallurgistes du Brabant et certaines corporations en Wallonie) ;

3°/ 400.000 qui ont tenu fermement la grève pendant deux à quatre semaines (principalement des travailleurs wallons, ainsi que les affiliés FGTB et CGSP des grandes villes flamandes : Anvers, Gand et Bruges) ;

4°/ 200.000 travailleurs qui constituent de fait l’avant-garde de la classe ouvrière en mettant une forte pression et en arrêtant le travail avant les mots d’ordre syndical (les Cheminots, travailleurs de Gazelco et enseignants FGTB ; les métallurgistes de Liège, Charleroi, Centre, d’Anvers et de Gand ; les travailleurs des ports d'Anvers, Gand et Ostende ; les tramwaymen de Wallonie, Gand, Anvers ;

5°/ 8.000 militants qui assument la véritable direction de la classe, à savoir les activistes des comités et des piquets de grève, les délégués les plus combatifs, les cadres moyens issus de la grève, les jeunes apparus comme agitateurs et batailleurs dans le combat. Ils sont environ 2.000 en Flandre ; 500 à Bruxelles ; 500 pour le Brabant wallon, Namur et Luxembourg réunis ; 2.000 à Liège et 3.000 dans Hainaut) ;

6°/ les militants marxistes-révolutionnaires, minoritaires, dont le rôle était d’édicter des propositions politiques et organisationnelles qui puissent être comprises, adoptées et reprises immédiatement par le plus gros de la classe et de son avant-garde.

Cette analyse, agrémentée de considérations sur le poids et l’influence de chaque parti dans les différentes catégories de la population, pousse Ernest Mandel à conclure globalement au faible niveau d’autonomie atteint par le mouvement. Dans ces conditions, il considère que le mot d’ordre le plus radical autour duquel il était possible de fédérer la classe ouvrière était celui de la réalisation des « réformes de structure ». Le devoir des révolutionnaires consistait dès lors à populariser ce programme et lui donner un caractère de plus en plus ouvertement et résolument anticapitaliste27. Cette activité ne pouvait être menée qu’en agissant de manière masquée à l’intérieur de l’appareil renardiste.

À l’inverse, pour les « lambertistes », cette pratique de l’« entrisme sui generis »28 constitua une « entreprise de liquidation du programme et de l’organisation trotskiste » et « d’adaptation aux appareils. »29 Pour cette tendance, la situation économique et sociale était insurrectionnelle et il fallait non seulement organiser concrètement la Marche sur Bruxelles mais également convoquer un Congrès national des Comités de grèves. Ce point de vue est aujourd’hui encore défendu par Gustave Dache dans l’ouvrage qu’il a rédigé à l’occasion du cinquantième anniversaire de la grève et qui porte le titre évocateur « La grève générale révolutionnaire et insurrectionnelle de 60-61 ».

PO est le seul autre groupe à attribuer fondamentalement l’échec de la grève à des facteurs sociétaux globaux. L’analyse qu’en propose Paul Cardan (pseudonyme de Cornelius Castoriadis) dans le Supplément au n° 32 de Socialisme ou Barbarie (SoB) est toutefois radicalement différente de celle de la SBQI. Il estime en effet que la situation sociale et historique propre au « capitalisme moderne » – qui voit le jour au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale – a placé le prolétariat face à des difficultés qui lui étaient « pour l’instant insurmontables » et qui expliquent dès lors l’échec du mouvement. Ces difficultés résultent de trois éléments : d’une part, l’emprise de la bureaucratie, d’autre part, l’habitude du prolétariat de confier la gestion de ses affaires aux responsables et enfin, de son « désapprentissage » des affaires de la société30.

« Mystifiés par la tradition », écrit à sa suite Daniel Mothé, les travailleurs n’ont pas réalisé que les dirigeants syndicaux – qui ont été dans le passé des lutteurs authentiques – ne le sont plus aujourd’hui du fait de leur intégration « dans l’appareil d’État ». Pour lui, la grande fraternité, le rejet de l’individualisme, les changements dans les rapports humains qui ont donné son élan et sa combativité au mouvement furent aussi, paradoxalement, à l’origine de sa principale faiblesse :

« Les travailleurs n’ont-ils pas voulu crier contre leurs leaders parce qu’ils ne voulaient pas prendre la responsabilité de désagréger cette grande kermesse. Seuls certains jeunes l’ont prise, parce que moins attachés aux traditions et moins liés à la population. »31

Or, rompre avec « l’unité dans la passivité » – définie comme la discipline aux mots d’ordre de la bureaucratie, la soumission aux chefs et la réduction des grévistes au rôle de simple exécutants – pour affirmer « l’unité dans le combat », celle qui résulte de la décision libre, consciente et collective des travailleurs de leurs actions et mots d’ordre, était aux yeux des militants de SoB la condition sine qua non du développement révolutionnaire du mouvement : ce second type d’unité est le seul qui, selon Daniel Mothé, ne reproduise pas les formes de la domination et qui puisse permettre la victoire, notamment parce que « les tactiques élaborées collectivement de manière consciente par des milliers d’intelligences animées du même idéal de vaincre et connaissant parfaitement le terrain de la bataille sont infiniment plus efficaces que celles élaborées par les bureaucrates qui font se battre les autres »32.

Contrairement aux autres groupes, PO affirme qu’il n’y a pas « trahison » des directions des organisations ouvrières dans le mouvement, leur attitude résultant de leur nature bureaucratique elle-même (repris par Unité ouvrière dix ans plus tard, groupe apparemment fort influencé par la pensée de SoB).

3. L’absence d’une organisation révolutionnaire en Belgique

Dans la plupart des publications d’extrême gauche, l’absence d’une organisation révolutionnaire est énoncée comme facteur explicatif de l’échec du mouvement de l’hiver 1960-1961, même s’il n’occupe pas la même place et revêt parfois des significations fort différentes.

Pour les « lambertistes », l’inexistence d’un parti réellement révolutionnaire de type marxiste-léniniste – capable de montrer la voie de l’émancipation aux « masses » prolétariennes – est pour grande part dans l’échec de la grève. La SBQI, de par ses compromissions avec le courant renardiste, n’a pas assumé ce rôle. Toujours selon les « lambertistes », le fait qu’il n’existait alors aucune direction révolutionnaire « de rechange » en Belgique explique fondamentalement que le potentiel révolutionnaire du mouvement n’ait pu pleinement se déployer et déboucher sur une véritable révolution.

Selon la thèse développée par Castoriadis, le prolétariat belge a bel et bien franchi, au cours du mouvement, la première étape d’un dépassement révolutionnaire, à savoir « faire l’expérience cruciale de la bureaucratie ». Mais, stipule-t-il immédiatement, « cette expérience peut (…) conduire simplement à la démoralisation si un travail n’est pas fait pour dégager, avec les ouvriers belges et pour eux, les leçons (…) pour tracer une perspective positive de lutte pour la transformation de la société »33. Ce travail, seule une organisation révolutionnaire peut le faire. Si celle-ci avait existé en Belgique, elle aurait pu, affirme-t-il, modifier radicalement l’allure et l’évolution de la lutte de 60-61. En cohérence avec son analyse, il annonce que Pouvoir ouvrier de France collaborera à la mise sur pieds d’une organisation révolutionnaire en Belgique. Elle ne doit cependant pas être de type « léniniste » : « l’organisation révolutionnaire », écrit-il, ne doit ni « se substituer » à la classe ni la « diriger » mais uniquement être « un des instruments que celle-ci utilise pour sa libération ».34

Cette conception « conseilliste » de l’organisation révolutionnaire est partagée par les auteurs de trois autres publications au moins : Le Communiste, Liaison et Unité ouvrière. Celles-ci insistent tout particulièrement sur le fait que l’organisation des travailleurs eux-mêmes à la base (dans des conseils, soviets, comités…) doit rester au cœur du « pouvoir ouvrier ».

Historiquement, en Belgique, l’avant-garde, la locomotive de la plupart des mouvements précédents, avait été la vielle classe ouvrière des grands bassins industriels. Une de ses figures de proue était le mineur, à la fois martyr et héros de la classe ouvrière35. Les mineurs – dont les conditions de travail et d’existence en général étaient particulièrement défavorables – avaient toujours joué un rôle moteur dans les grèves générales, tant en 1893, 1902, 1913, 1932, 1936 qu’en 1950.

Pour la première fois, en 1960-1961, il est possible d'assister à une grève générale qui n’obéit pas à ce modèle. Les transformations économiques progressives des sociétés occidentales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (tertiarisation de l’économie, travail féminin, déclin de la sidérurgie, fermeture des mines, extension de la scolarité, etc.) ont incontestablement marqué de leurs traits la grève de l’hiver 1960-1961.

Certes, les ouvriers des grands bassins industriels y jouent toujours un rôle extrêmement important, mais ce sont bien cette fois les agents des services publics qui sont les premiers à décréter la grève, tandis qu’on y relève la participation active de travailleurs traditionnellement en retrait des mouvements comme les cols blancs et les intellectuels (enseignants, universitaires, etc.) ou encore de petits paysans qui marquent leur solidarité avec les grévistes et de petits commerçants (notamment ceux de La Louvière qui versent un demi million de francs au fonds de lutte) et même de simples curés !36 Plusieurs observateurs soulignent également la forte présence de jeunes non salariés dans les manifestations, les « blousons noirs » comme ils sont appelés dans la revue SoB mais aussi celle, inédite dans de telles proportions, de femmes en tête des cortèges, dans les assemblées, dans les comités et sur les piquets de grèves.

Mouvement social charnière, la grève de 60-61 avait ainsi de quoi troubler l’« ouvriérisme masculin » largement répandu dans les milieux militants.

Le débordement du mouvement social de l’hiver 60-61 au-delà du monde de l’usine proprement dit, les solidarités et les pratiques radicales qui émergèrent de manière diffuse dans l’ensemble de la population de la petite Belgique « bourgeoise, pays de bons vivants et de kermesses, de luxe insolent et de standing élevé », poussa ainsi un certain nombre de militants à y voir, au-delà de la simple défense du niveau des salaires et du rejet de la loi unique, la manifestation d’une remise en question plus profonde du capitalisme, de ses modes de « penser » et d’ « être au monde » : « Ces travailleurs, peut-on par exemple lire dans le numéro d’Unité ouvrière de novembre 1967, issus d’un pays hautement industrialisé, dont le niveau de vie est supérieur à la moyenne européenne se sont battus CONTRE le régime capitaliste, non pour sa modernisation. Par travailleurs, nous entendons l’ensemble des éléments prolétarisés, c’est-à-dire dont le contrôle réel de leur propre vie leur échappe. Le travail d’un employé est tout aussi idiot que le travail d’un ouvrier »37. Le groupe Liaison, estime quant à lui qu’ « en fait, beaucoup de travailleurs ignoraient le contenu de la loi Eyskens, la presse l'a suffisamment démontré. Le mécontentement naissait d'ailleurs, cause souvent indéfinissable »38.

Dans le numéro spécial de SoB publié au lendemain de la grève, Cornelius Castoriadis considère que « plus d’un million de personnes, si on compte tous ceux qui ont participé au mouvement, n’ont pas lutté pendant trente jours, consenti des sacrifices énormes, sans vouloir quelque chose d’autre et de plus important que le retrait d’une réforme budgétaire ». Et de conclure qu’elles « voulaient lutter contre le régime capitaliste »39.

Les publications de SoB furent incontestablement celles qui, entre toutes, investirent le champ d’analyse le plus vaste de cette grève, la classe ouvrière y reste considérée comme un sujet central du processus révolutionnaire du fait de sa position dans le procès de production lui-même. La volonté d’analyser les motivations, l’action et le rôle des acteurs non ouvriers dans le mouvement, de dépasser l’assimilation simpliste entre misère économique et révolte, n’en est pas moins réellement présente, notamment au travers de la reproduction in extenso de larges extraits d’interviews – uniques en leur genre – réalisés auprès de ceux qui ont « fait » la grève, à savoir tant des ouvriers, que des enseignants, des jeunes, etc40.

La période des grèves de 60-61 coïncide en outre avec la rédaction, par le groupe PO, d’un de ses textes majeurs « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » dans lequel est posée la question du sujet révolutionnaire, de ses activités, ses expressions explicites et implicites. Les références multiples à la grève de 60-61 contenues dans cette réflexion prête à penser que l’expérience de celle-ci n’a pas été sans influence sur son élaboration et qu'elle s'est synthétisée avec des éléments théoriques apportées par l'IS 41. Citons notamment ce passage :

« La fête, par exemple, création immémoriale de l’humanité, tend à disparaître des sociétés modernes comme phénomène social ; elle n’y apparaît plus que comme spectacle, agglomération matérielle d’individus qui ne communiquent plus positivement entre eux, et ne coexistent que par leurs relations juxtaposées, anonymes et passives, à un pôle qui est seul actif et dont la fonction est de faire exister la fête pour tous les assistants. (…) Et ce n’est nullement accidentel que les observateurs des grèves en Wallonie, en janvier 1961, aient été tellement frappés par l’aspect proprement de fête que présentait le pays et le comportement de gens pourtant plongés dans une lutte dure et dans le besoin : les immenses difficultés matérielles étaient dépassées par la résurrection d’une vraie société, d’une vraie communauté, par le fait que chacun existait positivement avec et pour les autres. Ce n’est que dans les éruptions de la lutte de classes que peut désormais revivre ce qui est définitivement mort dans la société instituée : une passion commune des hommes qui devient source d’action et non de passivité, une émotion qui renvoie non à la stupeur et à l’isolement mais à une communauté qui agit pour transformer ce qui est. »

Il faut encore souligner que c’est au cours de la grève de 60-61 qu’ont lieu les premières rencontres soutenues entre les membres de Pouvoir ouvrier (France) et de Socialism Reaffirmed (Angleterre)42 et plusieurs militants situationnistes actifs en Belgique, dont Attila Kotanyi, Guy Debord et Raoul Vaneigem. Ce rapprochement favorisa la création d’un éphémère groupe Pouvoir ouvrier en Belgique, auquel participa également Robert Dehoux, éditeur responsable de sa revue Alternative, dont le premier numéro (juillet 1961) tente une synthèse des apports de l'Internationale situationniste et de SoB (référence aux Conseils, critique de la bureaucratie, de la marchandisation de tous les aspects de la vie quotidienne, du spectacle, ...). Deux mois auparavant, PO Belgique avait participé, à Paris, à une réunion internationale (avec PO France, Socialism Reaffirmed et leur pendant italien Unità Proletaria), débouchant sur un « rapport » titré Socialism or Barbarism, présenté comme « an attempt to redefine socialist objectives and methods of struggle in the light of the events of the last 40 years. Profound changes have occurred in the structure of capitalism. The promise of the October Revolution has not materialized. Instead, a monstrous bureaucracy has assumed power over large areas of the world »43.

L’ensemble de ces éléments laisse à penser que l’expérience de la grève belge de 60-61, premier mouvement d’ampleur se déroulant au cours de cette période charnière de transformation des sociétés occidentales, a constitué, tant pour les militants de SoB que pour les situationnistes, un jalon important dans l’élaboration de leurs théories qui, se rencontrant sur plusieurs points, allait marquer la génération qui fit mai 68.

Notes

1 En ce qui concerne le traitement de la grève dans l’historiographie, nous renvoyons à l’excellent article de Jean Puissant paru en 1991 dans les Cahiers marxistes (« 1960-1961 revisité », n°177, janvier 1991, p. 31-38). Il souligne avec justesse que « l’historiographie, relativement abondante, de la grande grève est pourtant principalement de nature sociale, ce qui s’explique dans une large mesure par son côté descriptif et précoce. C’est en effet dans la foulée même de l’événement qu’apparaissent les premiers ouvrages qui lui sont consacrés et qui en donnent une chronologie désormais suffisante » (p. 31). Les travaux scientifiques proposant une explication et une interprétation du mouvement sont par contre peu nombreux. On peut citer par exemple, l’analyse sociologique de la grève de M. Chaumont (« Éléments d’une analyse sociologique des grèves », in La Revue Nouvelle, Tome XXXIII, n°3, 15 mars 1961, p. 225-239) ainsi que, plus tardif, l’ouvrage de Robert Moreau (Combat syndical et conscience wallonne, du syndicalisme clandestin au Mouvement populaire wallon (1943-1963), Bruxelles, 1984) et celui de Jean Neuville et Jacques Yerna (Le choc de l’hiver 60-61, éd. Vie ouvrière, Bruxelles, 1990), ces deux derniers ouvrages mettant l’accent sur le tournant wallon de la grève. Depuis l’article de Jean Puissant, signalons également la tenue, à l’occasion des commémorations du cinquantième anniversaire de la grève, d’un premier colloque académique majeur réunissant trois jours durant, dans l’enceinte de l’Université de Liège, une trentaine d’historiens, sociologues, politologues et d’acteurs socio-culturels qui portèrent « des regards divers sur cette grève, en veillant à resituer cet événement dans son contexte et au travers de l’action de ses acteurs traditionnels ou issus de mouvements divers et à en dresser les principales conséquences tout en examinant la dimension mémorielle de l’événement au travers de canaux médiatiques » (Mémoire de la grande grève de l’hiver 1960-1961 en Belgique, sous la dir. de Bernard Franck, Luc Courtois et Pierre Tilly, éd. Le Cri, Bruxelles, 2011, p.6). Retour au texte

2 Citons chronologiquement les publications suivantes : « Les grèves en Belgique » (in : ICO, bulletin publié par le groupement Inter-entreprises, n°26, janvier 1961) ; « Belgium : The General Strike » (in : Agitator/New Generation Pamphlet, by Socialism reaffirmed, January 1961) ; « La grève générale en Belgique » (in : Informations ouvrières, Paris, n°59, 1er janvier 1961, p. 1-4 ; n°60, 7 janvier 1961, p. 1-4 et n°63, 11 février 1961, p. 1-4) ; « La grève belge de 1960-61 : force et faiblesse d'un grand combat », par Jean De Vries, Fernand Charlier (Ernest Mandel) et Emile Decoux (in : Supplément à la Vérité des Travailleurs, Paris, février 1961, 30 p.) ; « Les grèves belges : essai d’explication socio-économique » (in : Les Temps Modernes, 16e année, n°180, Avril 1961, p. 1291-1310) ; « Les grèves belges » (in : Supplément au n°32 de Socialisme ou Barbarie, Paris, avril-juin 1961, 61 p.) ; 1.000.000 (éd. des Jeunesses communistes de Belgique, Bruxelles, mai 1961, 67 p.) ; « Quelques enseignements de la grève générale belge », par G. Bloch (in : La Vérité, automne 1961, p. 61-92) ; « La grève générale belge (20 décembre 1960 – 20 janvier 1961) », par Serge Simon (in : Supplément à Correspondances socialistes, n°8, Paris, 1961, 62 p.) ; « Notes d’actualité – Retour à la légalité, victoire du capital » et « Regard en arrière sur les grèves de Belgique » (in : Programme communiste, avril-juin 1961, p. 1-5 et p. 59-64) ; « Les syndicats en Belgique » (in : Unité ouvrière, n°7, novembre 1967) ; « 1960-1961, révolution manquée ? », par Raphaël-Emmanuel Verhaeren (in : Mai, janvier-février 1971, p. 7-17) ; « Les grèves 1960-1961 » (in : Cahier Liaison, 8, n° spécial, Bruxelles, 1971) ; « Mémoire ouvrière : 1960-1961. Le prolétariat affronte l’État bourgeois, son armée, ses partis, ses syndicats, ... » (in : Le communiste, organe central en français du Groupe communiste internationaliste, n°9, février 1981, Bruxelles, p. 27-39) ; Johnny Coopmans, « Historique de la grève de 60-61 » (in Études marxistes, n°12, septembre 1991) ; « 60-61, la grève du siècle » (in : Supplément à La Gauche n°50, organe de la Ligue communiste révolutionnaire, Section belge de la Quatrième internationale (SBQI), Bruxelles, novembre décembre 2010, 20 p.) ; Gustave Dache, La grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de l'hiver 1960/61 - Témoignage ouvrier sur la grève du siècle » (éd. Marxisme.be, automne 2010, 354 p.). Retour au texte

3 C’est notamment le cas des groupes Pouvoir ouvrier (France) et Socialism Reaffirmed (Angleterre), qui entretiennent des contacts très étroits à l’époque. Retour au texte

4 Les publications qui se contentent de saluer ou d’évoquer en quelques mots cette lutte des travailleurs belges ne sont pas incluses dans ce recensement. Retour au texte

5 Elles demeurent très présentes dans les milieux de gauche en Belgique : presque toutes ses tendances organisées - depuis les années 1960 jusqu’à nos jours - ont écrit sur la grève de 1960-61. Ces publications paraissent bien souvent au rythme de ses anniversaires (1971, 1981, 1986 etc.) jusqu’à la commémoration de son cinquantième anniversaire en 2010-2011. Retour au texte

6 « Le démenti belge » est le titre de l’article d’André Gorz publié dans Les Temps modernes en février 1961 ; il est accessible sur le site internet de Dissidences. Retour au texte

7 À ce propos, Mateo Alaluf évoque (« Qu’est-ce que les grèves de 1960-1961 ont fait à la sociologie ? » in Mémoire de la grande grève…, p.187) les écrits d’Henri Janne (sociologue renommé, chef de file de l’école sociologique de Bruxelles, libéral progressiste qui se rallia au socialisme après la Seconde Guerre mondiale) qui observait « l’émergence d’un ‘grand public’ qui supplante les classes et forme désormais une société de consommateurs » (Henri Janne, « les classes sociales : L’approche marxiste et la notion sociologique d’out-group », in Cahiers internationaux de sociologie, vol XXIX, juillet-décembre 1960, p.88-89). Lors d’un colloque organisé en mai 1960 par l’Institut Émile Vandervelde à l’occasion du 75ème anniversaire du Parti socialiste belge sur les relations entre les sciences sociales et le socialisme, le même Henri Janne évoquait la transformation du « mode de vie » des ouvriers, soulignant « la formation d’un mode de vie urbain représenté par le ‘grand public’ (et qui) se substitue progressivement à la situation de classe ».Reprenant les thèses de la sociologie américaine, la classe ouvrière était, selon lui, entrée dans l’« in-group » (Henri Janne, « socialisme et sociologie », in Socialisme, n°40, juillet 1960, p. 427, 430 et 433). Retour au texte

8 « Les grèves belges : essai d’explication socio-économique… », p. 1291. Retour au texte

9 « Notes d’actualité… », p. 63. Retour au texte

10 Les auteurs militants citent généralement des chiffres oscillant entre 600.000 et 1.000.000 de participants à la grève. Nous n’avons, hélas, dans le cadre de cette recherche, pas eu l’occasion de nous pencher plus avant sur l’analyse de ces données, à propos desquelles il n’existe aujourd’hui encore aucune étude approfondie. Un article (non signé) publié par la FGTB Liège-Huy-Waremme à l’occasion des commémorations du cinquantième anniversaire de la grève, bien que très imprécis au niveau des sources utilisées, résume assez bien la situation : « Les plus hostiles à la grève clouent un plancher à 345.000, la presse socialiste peint un plafond à un million de travailleurs à l’arrêt. Quelques années plus tard, sur base de statistiques partielles de payement d’indemnités de grève, des chercheurs ont conclu que la vérité devrait être entre les deux, sans que personne ne voie trop pourquoi ils en sont arrivés à cette conclusion. Les chiffres du Ministère de l’intérieur ne sont d’aucun secours. Il suffit pour s’en convaincre de prendre le total annoncé par l’État le 3 janvier : 10.319. Il y aurait donc eu moins de travailleurs en grève dans le pays que dans la seule Fabrique Nationale de Herstal, pourtant complètement à l’arrêt ce jour là. » (« Jamais il n’y en a eu autant », in La Wallonie, n° unique, éd. FGTB Liège-Huy-Waremme, Beauraing, s.d., p.11). Ajoutons à ce commentaire que le chiffre d’un million de gréviste au plus fort de la grève est également celui retenu par le PCB (1.000.000, éd. des Jeunesses communistes de Belgique, Bruxelles, mai 1961, 67 p.) et par Ernest Mandel de la SBQI (voir plus loin) qui considère que « cette grève (est) la plus importante que le mouvement ouvrier belge ait jamais connue dans toute son histoire » (« La grève belge de 1960-61. Force et faiblesse…, p. 24). Toutefois – et sans dénier pour autant l’importance historique de la grève de l’hiver 60 - nous rejoignons Jean Puissant lorsqu’il refuse de la qualifier de « grève du siècle » d’un point de vue quantitatif : « relativement au nombre de grévistes mobilisés, au même moment, par rapport au nombre de salariés, les grèves de 1936 (sans doute la plus générale) et celle de 1913, lui sont supérieures ». Et d’affirmer la nécessité « de classer les événements les uns par rapports aux autres et d’évaluer la grève en terme historique et pas seulement mémoriel » (J. Puissant, « Une génération syndicale 1930-1960 ? », in Mémoire de la Grande grève…, p.112). Dans cette optique, prendre la mesure quantitative du mouvement social de l’hiver 60-61, exigerait sans doute d’évaluer également – au-delà d’une histoire strictement « ouvrière » – la participation active des autres catégories de la population non directement gréviste (femmes au foyer, jeunes, petits commerçants et paysans) qui, au regard des sources narratives, fut vraisemblablement d’une ampleur inédite en 60-61. Retour au texte

11 Le 16 décembre 1960, le comité national élargi de la Fédération générale du Travail de Belgique (FGTB) repousse (par 496.487 voix contre 475.823) la « motion Renard » (Liège) prévoyant l’organisation d’une grève générale de vingt-quatre heures contre la Loi unique et dont la date devait être fixée entre le 1er et le 15 janvier 1961, lui préférant « l’organisation d’une journée de lutte, la date devant être fixée par le Bureau de la FGTB » (« motion Smets »). Toutefois, devant l’extension rapide des grèves spontanées à partir du 20 décembre 1960, la FGTB laissera à chacune de ses régionales la décision de soutenir ou non les mouvements en cours dans leur propre région, ce qui débouchera sur la création, le 23 décembre, d’un Comité de Coordination des régionales wallonnes de la FGTB (CCRW, présidé par André Renard) en vue d’organiser la grève dans ces régions. Retour au texte

12 3.750 actes de sabotages ont été recensés durant la grève. Retour au texte

13 Paul Cardan (Cornelius Castoriadis), « La signification des grèves belges », in Supplément au n° 32 de Socialisme ou Barbarie…, avril-juin 1961, p. 1. Retour au texte

14 « La grève générale belge…, p. 3. Retour au texte

15 ICO, janvier 1961. Retour au texte

16 Quelques enseignements de la grève.., p. 61. Retour au texte

17 C’est à l’intérieur du courant trotskiste que les polémiques à propos de la grève de 1’hiver 60 sont les plus virulentes à l’heure actuelle. À l’occasion des commémorations du cinquantième anniversaire de la grève de 60-61, Gustave Dache a écrit un ouvrage dans lequel – comme l’indique d’emblée son titre – il s’applique à démontrer le caractère insurrectionnel de cette grève. Il y fustige dès lors l’attitude des dirigeants de la SBQI au cours de la grève qui, selon lui, en poursuivant la stratégie entriste au sein du PSB et de la FGTB, n’ont pas assumé le rôle que la situation exigeait d’une organisation marxiste-léniniste révolutionnaire. Ces attaques ont donné lieu à une réponse collective de quatre vétérans de la SBQI (André Henry, Lucien Perpette, Gilbert Leclercq, Georges Dobbeleer, Comment Gustave Dache réécrit l’histoire de la grève de 60-61, Formation Léon Lesoil, Bruxelles, 30 novembre 2010, 6 p.), disponible en ligne sur le site de la Ligue communiste révolutionnaire - La Gauche : http://www.lcr-lagauche.be/. Les réponses écrites de part et d’autre foisonnent de citations de Trotsky pour démontrer la justesse des positions et s’affirmer ainsi comme seuls véritables continuateurs de la pensée de Trotsky. Comme nous le verrons plus loin, le débat est en réalité sensiblement identique à celui qui animait déjà l’opposition à l’intérieur du courant trotskyste au moment des grèves de 60-61. Retour au texte

18 L’hebdomadaire La Gauche, organe de l’aile gauche du Parti socialiste belge, était tiré sur les presses du journal La Wallonie, avec le soutien d’André Renard. Les militants de la SBQI étaient néanmoins parvenus à en investir largement les colonnes pour diffuser leurs positions auprès des travailleurs et ils s’en servirent pendant la grève pour appeler à des réformes de structure véritablement anticapitalistes, à la « marche sur Bruxelles » et à la création de « comités de grève ». Suite à l’augmentation des tensions entre Ernest Mandel et André Renard, ce dernier finit cependant par interdire début janvier 1961 l’édition du journal sous les presses de La Wallonie. Retour au texte

19 Dans l’« Historique de la grève de 60-61 » qu’il rédige pour la revue Études marxistes (n°12, septembre 1991), Johnny Coopmans considère ainsi que « le Parti Communiste donne lors de cette grève, qu'il avait préparé depuis des mois, sa dernière preuve de militantisme en faveur de la grève générale. Mais il n'a su imposer aucune direction politique propre aux événements. Il est resté essentiellement à la remorque de la politique du PSB ». Retour au texte

20 C’est notamment le cas de SoB, de La Vérité des Travailleurs et de Liaison. Retour au texte

21 « La grève belge de 1960-61 : force et faiblesse…, p. 21. Retour au texte

22 André Gorz, « Le démenti…, p. 1056. Retour au texte

23 Sur les prises de position et l’action des trotskistes belges dans le mouvement de 60-61, voir notre « Contribution à l’étude de l’action de la gauche syndicale communiste et trotskiste à Bruxelles, Liège et Charleroi lors de la grève de l’hiver 1960-1961 », in Mémoire de la grande grève de l’hiver 1960-1961 en Belgique, sous la dir. de Bernard Franck, Luc Courtois et Pierre Tilly, éd. Le Cri, Bruxelles, 2011, pp. 91-106. Retour au texte

24 « Les grèves belges de 1960-61 : force et faiblesse…, p. 23. Retour au texte

25 Cette tendance conserva d’ailleurs le titre de l’ancien organe en langue française du PCI La Vérité. Retour au texte

26 « Les grèves belges de 1960-61 : force et faiblesse…, p. 15-16. Retour au texte

27 Idem, p. 17. Retour au texte

28 « Quelques enseignements de la grève générale belge…, p. 82. Retour au texte

29 La Vérité titre ainsi de manière significative un des chapitres de son analyse « La Gauche et Mandel à la remorque de Renard » (« Quelques enseignements de la grève générale belge…, p. 76). Retour au texte

30 Paul Cardan, « La signification des grèves belges… », p. 4. Retour au texte

31 Daniel Mothé, « Les leçons des grèves belges », in Supplément au n° 32 de Socialisme ou Barbarie…, avril-juin 1961, p. 45. Les rédacteurs de SoB portent d’ailleurs une attention particulière à l’action des jeunes, publiant notamment un témoignage de « blousons noirs ». L'ensemble de la brochure est accessible en ligne sur le site de Dissidences. Retour au texte

32 32 Idem, p. 37. Retour au texte

33 Paul Cardan, « La signification des grèves belges…, p. 4. Retour au texte

34 Ibidem, p. 4. Retour au texte

35 Voir Joël Michel, « Un maillon plus faible du syndicalisme minier : la fédération nationale des mineurs belges avant 1914 », in Revue belge de Philologie et d’Histoire, LV, 1977, 2, p. 425-473. Retour au texte

36 « Témoignages et reportages sur le déroulement des grèves :
 La grève vue par ceux qui l'ont faite », in Supplément au n° 32 de Socialisme ou Barbarie…, avril-juin 1961, p. 12. Retour au texte

37 « Les syndicats en Belgique…, p. 2. Retour au texte

38 Liaison, 1971. Extrait des conclusions du texte (pages non numérotées, document gracieusement mis à notre disposition par M. François Destryker, qu’il en soit vivement remercié ici). Retour au texte

39 P. Cardan, « La signification des grèves belges…, p. 3. Retour au texte

40 « Témoignages et reportages…, p. 5-34. Retour au texte

41 Réédité en 1979 dans le recueil de textes L’expérience du mouvement ouvrier, vol. 2, éditions 10/18. Retour au texte

42 Groupe anglais qui se situe dans la mouvance de SoB et qui publiait à l’époque la revue Agitator/New Generation Pamphlet, qui deviendra plus tard la revue Solidarity. Tout comme PO France, ce groupe avait dépêché des militants en Belgique au moment de la grève. Retour au texte

43 Publié dans Socialism Reaffirmed, sd, et republié ensuite dans Solidarity, Pamphlet 11, sd (avec une introduction datée de mai 1969). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Francine Bolle, « Les interprétations de la grande grève de l’hiver 1960-1961 en Belgique dans les milieux révolutionnaires », Dissidences [En ligne], 6 | 2013, publié le 27 décembre 2013 et consulté le 23 novembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=337

Auteur

Francine Bolle