« Fait alors retour la subtile description par La Boétie des bénéfices que tirent quelques-uns, et à leur suite un grand nombre, de leur asservissement. Parmi ces bénéfices, il faut compter le pouvoir que gagnent les bien-pensants de se poser en maîtres à penser face à la masse des ignorants ou des hésitants. »
Claude Lefort, La complication – Retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999, p. 230.
Près de cent ans après l’événement, la révolution russe continue de poser problème à quiconque veut penser l’émancipation. Ouverte sur la promesse d’une société débarrassée de l’exploitation, elle fut à l’origine d’un système de domination à la cruauté et à l’efficacité rarement égalées. De plus, la volonté de changement social face au capitalisme s’est exprimée pendant des décennies dans le langage même élaboré par la dictature stalinienne, avec pour conséquence la subversion de l’idée d’émancipation.
En URSS même, la jeunesse est un milieu propice à l’observation de ce processus de retournement des valeurs. Pendant les années vingt, la jeunesse étudiante soviétique, enthousiaste et novatrice, apparaît ainsi comme un foyer de radicalité et incarne l’espoir d’une relève révolutionnaire. L’historienne Anne Gorsuch constate parmi les étudiants une opposition assez large à la NEP1, une critique de l’embourgeoisement du PC, la popularité des thèses trotskistes en 1923-24 et le refus des « conventions bourgeoises ». La critique de l’enseignement et des enseignants complète le tableau d’un gauchisme estudiantin renouvelé2. Néanmoins, quand Staline affermit son pouvoir et lance le pays dans le Grand tournant, la jeunesse la plus engagée, loin de s’opposer, apparaît au contraire comme le fer de lance d’une « révolution culturelle »3 étroitement contrôlée d’en haut et qui impose la collectivisation et l’industrialisation dans les conditions que l’on connaît.
Afin d’observer au plus près la genèse de ce phénomène de récupération/retournement des idéaux communistes, je voudrais porter le regard sur les jeunes qui affichaient leur volonté de vivre collectivement selon les principes du communisme. En me concentrant plus spécifiquement sur une commune étudiante de la région de Kharkiv, en Ukraine soviétique, bien documentée par la presse et les archives, je propose ici l’analyse à l’échelle « micro » de la fine mécanique des pouvoirs qui se mettent en place et s’imposent progressivement dans le collectif. Seront examinées les interactions sociales et institutionnelles au sein de la commune en relation avec l’expression idéologique de l’expérience, sans pour autant que l’analyse ne soit fermée sur une perspective unique, politique-totalitarienne ou sociologique-révisionniste. Il s’agira avant tout de comprendre comment la commune en tant que forme d’organisation a pu devenir un outil de contrôle social particulièrement efficace.
La commune des étudiants du Zoo-technicum
On repère facilement la conjonction entre radicalisme politique et aspiration à la vie collective dans la presse de Kharkiv. En 1924 paraissent presque simultanément deux articles sur les communes, l’un dans la revue du commissariat ukrainien à l’Instruction, l’autre dans l’organe du Bureau central des étudiants-prolétaires. Ils émanent de l’association « Nouveau mode de vie » qui vise à « aider à l’organisation de collectifs économico-familiaux, de communes urbaines et rurales », entre autres auprès de chaque établissement d’enseignement supérieur4. La connotation idéologique de ces projets est claire : ils usent de concepts élaborés par Bogdanov, initiateur de la « Culture prolétarienne » et rival de Lénine avant 1917, et renvoient tant à des ouvrages de la bolchevique féministe Alexandra Kollontaï qu’à ceux de l’opposant de gauche Trotsky5.
Semblant répondre à ces appels, la revue étudiante relate peu après comment une commune a été organisée au Zoo-technicum de Kharkiv6. Cet établissement est un institut de formation agro-vétérinaire, créé en 1921, qui dispense une formation professionnalisante courte (d’une durée de trois ans) à des étudiants d’origine populaire : 75 % d’entre eux sont fils d’ouvriers ou de paysans7 et les neuf dixièmes, extrêmement pauvres, ne bénéficient d’aucune aide. La commune poursuit donc le double objectif « de donner les moyens de manger aux étudiants pendant l’hiver et de lier les aspects académique, culturel et pratique du travail »8.
L’article poursuit en décrivant les instances qui président à la commune et les enjeux auxquels elles sont confrontées :
« À la tête de la commune, se trouve le conseil de la commune étudiante qui dirige le travail dans les domaines matériel, économique, académique et éducatif de la vie des étudiants-communards.
Dans la mesure où tous les étudiants appartiennent au Syndicat des travailleurs de la terre et des forêts (...), les mêmes personnes sont élues dans les deux organismes [commune et syndicat]. (...)
En 1923 et surtout au début 1924, on pouvait voir que le système d’étude et de cours magistraux se dégradait, ce qui mécontentait les auditeurs. (...) Le système des cours magistraux fut à moitié remplacé par des séminaires et des discussions [puis] on a commencé à appliquer le plan Dalton (...) bien qu’une partie des professeurs le regardât toujours avec scepticisme. (...)
Tout le travail d’instruction culturelle est organisé en cercles : de propagande agricole, d’histoire naturelle, de léninisme, de littérature, de théâtre et de musique (...). Le conseil du club [culturel], composé de représentants des étudiants et des travailleurs, dirige les cercles. (...) La cellule de la Jeunesse communiste dirige le travail à la campagne en organisant différentes actions de propagande. »9
L’auteur de l’article, Pchenychny, présente une double révolution, institutionnelle et pédagogique. Institutionnellement, le conseil de la commune phagocyte le syndicat, empiète sur les prérogatives du corps enseignant et de l’administration et semble chapeauter tant le conseil du club que la cellule de la JC. Pédagogiquement, les pratiques traditionnelles de l’enseignement sont remises en cause : les cours magistraux sont remplacés par des séminaires et le développement de cercles concourt également à l’appropriation des apprentissages par les étudiants.
Révolution pédagogique ?
Le scepticisme des professeurs s’explique. Le plan Dalton, très populaire dans les années vingt, proposait de remplacer les cours par des exposés d’élèves préparés en autonomie. « Le rôle du maître devenait celui d’un consultant, d’un moniteur »10. La diminution du prestige professoral accompagne la perte de l’initiative pédagogique au sein du technicum. Selon les statuts de la commune, « le conseil, grâce à ses représentants [à la direction de l’école], mène le travail d’organisation des cours et des travaux pédagogiques » en affectant les étudiants à tel travail pratique ou à tel groupe d’étude. Par contre, à l’exception de trois élus au conseil du club, les professeurs sont absents des instances décisionnelles. Cela confirme le tableau d’un corps enseignant globalement hostile au nouveau régime, chahuté par les élèves et mis au pas par l’État11.
Le sentiment des maîtres transparaît dans un Compte-rendu sur l’enseignement de l’ukrainien. Il pointe pêle-mêle le manque d’assiduité et de travail des étudiants et la mauvaise volonté de l’administration à donner les moyens d’enseigner et même à appliquer l’ukrainisation officielle. Ce texte est d’autant plus significatif qu’il n’émane pas d’un fieffé réactionnaire, mais de Hnat Khotkevytch12. Vétéran de la révolution de 1905, écrivain, militant du théâtre amateur ukrainien parmi les ouvriers puis chez les montagnards des Carpates, instigateur du renouveau musical de la bandoura13 : difficile d’imaginer pédagogue plus investi. Son insatisfaction laisse imaginer le laisser-aller qui règne.
Cette situation a des causes objectives. Les étudiants ont fait une bonne partie de leurs études secondaires pendant la guerre civile et ont perdu l’habitude du travail et des usages scolaires. Le directeur de l’établissement, nommé en novembre 1922, tente de redresser la barre avec ses moyens : il réorganise les classes et surtout met fin au passage automatique d’un niveau à l’autre14. Sur fond d’expérimentations pédagogiques, l’impuissance des pédagogues est suppléée par le pouvoir administratif du directeur.
Révolution institutionnelle ?
L’importance de ce directeur dans l’organisation des études fait douter du pouvoir communard décrit dans la revue. Le technicum est administré par V.A. Petrov, directeur, mais également « commissaire politique » de l’école. Enseignant lui-même l’ « instruction politique de base », c’est un « vieux militant du Parti ». Il participe à une cellule unique du PC et de la JC instituée dans l’établissement et dont la prééminence dans l’école est reconnue administrativement : des responsabilités sont attribuées par l’État à des membres du Parti quel que soit leur statut. Ainsi, l’Inspection générale de l’Enseignement agricole, organisme d’État, écrit qu’en l’absence de Petrov, le commissariat politique est assuré par un étudiant de la Jeunesse communiste, Klioutchnikov15.
La confusion des institutions est donc assez inextricable. Ce Klioutchnikov siège à la direction du technicum en tant que représentant du conseil de la commune, alors que Petrov assiste aux sessions du conseil de la commune en tant que directeur de l’école. À l’assemblée générale étudiante, ils sont respectivement rapporteur et co-rapporteur d’un seul exposé. Un même étudiant, Troïanski, appartient à la cellule du Parti, au conseil du club et au conseil de la commune. On sait que la section syndicale et la commune sont amalgamées et le dirigeant syndical, Jinkine, est suppléant au conseil de la commune16. En conséquence, le cercle du pouvoir est resserré. En tout, douze étudiants sur 152 (8 %) exercent une responsabilité, mais les quatre membres du conseil de la commune (2,5 % des étudiants) cumulent chacun deux ou trois postes. Avec Petrov, ils forment la direction réelle du technicum.
La circulation du pouvoir est très restreinte, et, dans cette distribution des rôles, deux catégories sont réduites à l’état de spectatrices : le corps enseignant, on l’a vu, et surtout la masse des étudiants.
Des étudiants assujettis...
Ces étudiants, qui respectent peu leurs professeurs, sont plus dociles avec les responsables communistes comme on le constate lors de la première assemblée générale des communards : les décisions prises correspondent en tout point aux résolutions préalables du Parti et seuls des jeunes communistes sont élus au conseil de la commune. En revanche, aucune proposition ou candidature émanant des sans-parti n’a été adoptée et aucun d’eux n’occupe de fonction de direction.
Ce monopole communiste est-il bien accepté ? On le penserait en constatant que seules 6 voix s’expriment contre les candidatures communistes. Ce sont sans doute celles des 6 candidats alternatifs qui n’avaient pas été élus au conseil. L’écrasante majorité qui vote pour la liste de la JC est pourtant trompeuse. Sur 87 communards recensés, les 54 votants représentent 62 % des inscrits seulement. Les communistes n’ont donc recueilli que 55 % des voix des communards. De plus, il n’y a aucune trace d’une nouvelle assemblée générale d’étudiants après la fondation de la commune alors que le conseil de la commune se réunit six fois en un mois et demi.
À ce stade de l’étude, les schémas de l’école dite totalitarienne semblent se vérifier. Quatre responsables du Parti dirigent une « commune » de 87 membres et, par cet intermédiaire, ils contrôlent totalement un établissement d’enseignement supérieur de 152 étudiants. La simple description d’une oligarchie s’appuyant tant sur l’appareil administratif que sur celui du Parti ne semble pourtant pas suffisante, car le jeu entre les différentes forces en présence dans le monde universitaire est plus subtil. Le pouvoir du directeur et la position de la Jeunesse communiste sont renforcés par la mobilisation instrumentalisée des étudiants contre les professeurs.
Cette méthode de tutelle indirecte est d’ailleurs encouragée lors d’une conférence communiste de l’enseignement supérieur en 1926. On y préconise « le refus (...) de l’administration (...) directe du supérieur » par les militants qui doivent plutôt promouvoir « la conscientisation des étudiants et l’expression juste » de leur avis en agissant « en tant que représentants à (...) la direction de l’établissement supérieur »17. Plus qu’un monopole du pouvoir, il s’agit d’un monopole de la représentation.
... qui assujettissent à leur tour
Il serait néanmoins incomplet de considérer les étudiants uniquement comme les jouets de l’appareil du Parti. Ils accomplissent également par eux-mêmes un « travail à la campagne, organisant différentes actions de propagande », telles que :
« le travail véritablement héroïque des étudiants de 3ème année, qui assurent le service [de conseil] agronomique dans un rayon de 25 verstes. Sous la direction de la JC, le travail politique à la campagne avance aussi grâce à des camarades du Parti ou sans-parti. »18
De nombreux étudiants sont en effet membres de soviets de village ou de coopératives, là où ils font leurs stages pratiques. À l’extérieur, ils assument des responsabilités publiques à la campagne, alors qu’à l’intérieur de l’école, ils délèguent passivement le pouvoir aux dirigeants communistes. Plusieurs hypothèses permettent de résoudre cet apparent paradoxe. D’abord, s’exprimer à l’assemblée générale de la commune veut forcément dire s’exprimer contre les communistes. À l’inverse, s’investir dans le soviet ou la coopérative du village, c’est agir pour le pouvoir en place et cela s’apparente plus à de l’animation sociale qu’à un combat politique.
De plus, les étudiants se préparent au travail de conseillers en agriculture. L’intervention dans les affaires du village fait donc partie du profil de leur métier, de même que le discours collectiviste. Ainsi, le communiste-communard Klioutchnikov intervient deux fois devant les paysans sur « la collectivisation de l’agriculture ». Le premier exposé traite des objectifs et des moyens, le second de « l’organisation et de la mise en place des communes et artels agricoles »19. Propagandistes des communes par profession, les étudiants baignent dans une rhétorique collectiviste qui favorise leur propre participation à une commune.
Reconnaissant sans le contester le rôle dirigeant du PC, les étudiants exercent à leur tour un magistère sur les paysans. Chacun est à sa place dans un schéma qui anticipe pour une bonne part le régime soviétique achevé. Le Parti, largement confondu avec l’État, dirige l’institution en s’appuyant sur l’engagement de subalternes, les (futurs) spécialistes qui participent à l’encadrement et au contrôle de la population sans être pour autant membres du PC.
Ainsi se justifie le contrôle dont ils font eux-mêmes l’objet de la part du Parti. La sélection des membres de la commune est un premier moyen de distinguer les futurs cadres de confiance des éléments douteux. Le collectif ne pouvant accueillir que la moitié des étudiants par manque de locaux, il faut admettre en priorité ceux dont « la situation matérielle » n’assure qu’un « ravitaillement relatif ». Le conseil de la commune peut aussi refuser l’intégration d’un étudiant en raison de son origine sociale, de son « attitude envers le travail », de son caractère « indiscipliné, politiquement peu développé, disposé à l’opposition envers les organes soviétiques »20. Conditionnée à « l’extirpation des défauts susnommés », l’admission devient un moyen de pression. La commune permet de conformer le comportement des individus aux souhaits du Parti en jouant de l’aspiration étudiante à s’élever socialement.
De la pratique à la théorie
La vie en commune sert en définitive à individualiser le contrôle social tout en figeant un ordre inégalitaire. Il est pourtant difficile de justifier l’existence d’un ordre hiérarchique dans une structure égalitaire par principe. Les statuts de la commune étudiante valent donc d’être lus :
« Avec l’actuelle structure économique de l’État, l’expérience de la commune sous sa forme idéale est impossible. (...) Elle prend une forme transitoire, qui s’exprime concrètement dans les propositions suivantes :
a/ l’appareil administratif reste à sa place.
b/ pour la réalisation de l’idée du communisme une direction de la commune s’organisera et sera membre de droit du comité du Zoo-technicum. »21
Ce texte rappelle certains passages de L'État et la révolution de Lénine. D’après le dirigeant bolchevique, l’appareil d’État est incompatible avec la liberté : « Seul le communisme rend l’État absolument superflu [. Mais] dans la période de transition du capitalisme au communisme, la répression est encore nécessaire (...). L’appareil spécial, (...), « l’État », est encore nécessaire, mais c’est déjà un État transitoire. »22 De même, la persistance d’un « appareil administratif » est contradictoire avec une organisation autogérée en commune, mais elle est encore nécessaire. La justification de l’existence d’une « direction » de la commune est plus étrange. Elle doit « réaliser l’idée du communisme », idée dont le texte a dit l’impossibilité économique deux lignes plus haut... C’est pourtant « la réalisation de l’idée communiste » qui donne le droit au conseil de siéger es-qualité au comité de direction de l’école. Le « communisme » n’est plus une pratique sociale, mais un privilège, voire un attribut inhérent aux tâches de direction.
Dans ce cadre, la commune cherche à préparer
« les communards au travail social qui les attend dans l’État socialiste, travail dans lequel ils doivent être des guides des idées du communisme. Pour y arriver, la commune doit prendre pour principe de révéler en chacun de ses membres un vrai collectiviste, créateur de nouvelles formes, socialistes, de vie sociale ».
On l’a vu, « révéler » le collectiviste « en chacun des membres » signifie pour la direction de la commune contrôler les origines et les agissements des uns et des autres.
Les statuts poursuivent :
« Ce principe [de révélation] implique de lutter contre les instincts de propriété et permet la formation d’un homme nouveau qui mérite la reconnaissance du prolétariat et de la paysannerie laborieuse en accomplissant sa fonction de spécialiste. »
L’apparition de l’expression « homme nouveau », très rare dans les années vingt mais promise à un bel avenir dans la décennie suivante, n’est pas fortuite. Elle décrit celui qui, formé par l’État comme spécialiste, travaille également pour lui et gagne par ses directives la reconnaissance de classes pauvres soumises et spectatrices tant dans le domaine politique que technique. Un nouveau pas a été franchi avec la synonymie entre « idée du communisme » et travail d’État. Là encore, la situation de la commune offre un bon marqueur des relations de pouvoir et est un vrai raccourci de l’évolution des rapports sociaux en URSS.
Un premier basculement s’était produit pendant la guerre civile. Émancipation collective par la lutte révolutionnaire, les communes de paysans pauvres, nées directement de la révolution de 1917, avaient commencé à mettre en pratique la démocratie directe, l’égalité radicale et la communion humaine23. Or, elles avaient quasiment disparu dans un tourbillon de violence. Par contre, le Parti s’était constitué en ordre combattant, à la fois aristocratique et égalitaire, ressuscitant des communes pour offrir une promotion collective à des militants aussi isolés qu’attachés à leur idéal24.
Il est tentant de voir dans la commune du Zoo-technicum un autre stade de l’évolution du phénomène, même si elle reste un cas unique dont on peut difficilement évaluer la représentativité. Le milieu étudiant était potentiellement dangereux pour le pouvoir. Ses tendances indisciplinées s’exprimaient tant par une idéologie volontiers gauchiste que par l’irrespect des autorités. Le Zoo-technicum offrait ainsi l’image d’étudiants ne reconnaissant plus l’autorité des professeurs. La prise en main de l’établissement par les communistes est une réponse à ce problème. Ils ne restaurent pas le pouvoir des enseignants, mais instrumentalisent la remise en cause de la hiérarchie académique. Vis-à-vis des étudiants, ils associent un discours communard aux résonances libertaires, et une pratique visant à leur imposer des normes de comportement, en s’appuyant sur leur appétit de promotion sociale individuelle. Ils arrivent à discipliner un groupe social rebelle au nom d’un discours généralement attaché à la rébellion tout en réussissant une opération d’ingénierie sociale : les étudiants d’origine populaire contrôlés par le Parti, sont à leur tour les « cadres » qui doivent contrôler la masse paysanne au nom des idéaux collectivistes.
Ce type de collectifs présentait une expérience de contrôle social réutilisable quand le besoin s’en ferait sentir. Alors qu’entre 1927 et 1932, le nombre d’étudiants en Ukraine est multiplié par cinq25, des communes gigantesques sont subitement créées au moment du Grand tournant de 1929-1930. Elles embrassent des cités universitaires entières comptant 300 à 3000 étudiants26. Derrière l’apparente « autonomie communarde », les archives montrent des résidences dirigées par des directeurs et des « commandants » (sic) nommés par l’administration et qui supervisent des chefs de chambres élus mais dont la tâche essentielle est de veiller à la propreté27. Pour les étudiants, l’appartenance à une commune reste néanmoins une des étapes du cursus honorum soviétique. Une jeune femme, finalement interdite d’études supérieures en raison de ses origines sociales, le constate, dépitée : « Mon exclusion de l’école a été le dernier d’une longue série de désagréments qui se sont exprimés [d’abord] par le refus de m’admettre à participer au travail des brigades et des communes. »28