Tim Tzouliadis, Les Abandonnés. Le destin des Américains qui ont cru au rêve soviétique (The Forsaken, Grande-Bretagne, 2008), Paris, Jean-Claude Lattès, 2009, 516 p.

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Mots-clés

Syndicalisme révolutionnaire, Bolchevisme, Syndicat

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I – Si rares sont les ouvrages en français qui traitent du communisme américain, ne serait-ce qu'à ses marges, que lorsqu'un titre paraît sur ce thème, l'on semble en droit de se réjouir. Hélas ! L'ouvrage du documentariste et journaliste britannique Tim Tzouliadis, Les Abandonnés, ne fera pas date. Bien qu'il traite du cas ô combien passionnant et ignoré de ces milliers d'Américains (ouvriers, ingénieurs, agronomes, intellectuels, etc.) qui partirent, souvent en famille, en URSS dans les années trente pour participer à la construction du 1er État ouvrier de la planète, ce livre présente l'idéal-type d'un excellent sujet gâché par une approche totalement idéologique, par une désinvolture patente dans l'application des normes les plus élémentaires de la recherche historique et par des jugements de valeur souvent outranciers.

II – Cet ouvrage fut salué à sa sortie aux États-Unis par des historiens classiquement anticommunistes comme Richard Pipes, Anne Applebaum ou Donald Rayfield qui déclare à son propos : « Ce n'est pas souvent qu'une nouvelle page d'histoire est écrite » (Literary Review). En France, un compte-rendu élogieux dans Le Monde des livres évoque une « passionnante enquête » et un long « travail d'investigation »1. L'ouvrage de Tim Tzouliadis est donc présenté comme une étude d'ensemble sur ces Américains (Étasuniens plutôt) qui décident de quitter un pays dans lequel, en 1932, 25% de la population active est au chômage, pour s'installer en URSS, patrie du socialisme, de l'industrialisation et de la non-discrimination. D'où le sens du premier sous-titre : « Le destin des Américains qui ont cru au rêve soviétique ». Mais sur la page de titre, un second sous-titre, plus explicite, donne en fait la réponse à la question sous-jacente du premier : « De la Grande dépression au Goulag : espoirs et trahisons dans la Russie de Staline ». Dans le cours du récit, l'usage du titre se dévoile. Ces Américains, assez fous pour croire qu'une « lueur à l'est » pouvait les concerner, sont moins trahis par le régime soviétique, qui ne fait après tout qu'être fidèle à sa vraie nature – « criminogène » – en les déportant au Goulag, que victimes d'un abandon par le gouvernement de Franklin Delano Roosevelt. Il semble ainsi y avoir deux livres en un : une enquête sur ces exilés volontaires, dont nous allons examiner la fiabilité et un livre-charge contre un personnel politique, les « New Dealers », accusé d'avoir, par complicité idéologique ou trahison pure et simple, ignoré sciemment le sort réservé par le régime de Staline à ces hommes et femmes lors des purges politiques. Ce second livre « caché » occupe – couplé à de nombreuses considérations générales sur la Terreur stalinienne (p. 117-139 par exemple) ou près de quarante pages à charge contre les ambassadeurs William Bullit2 et Joseph Davies –, presque un quart de l'ouvrage. En cela, il n'est qu'une redite des accusations portées dans les années 1950 par McCarthy et la Commission des Activités antiaméricaines (HUAC) de la Chambre des représentants contre les prétendus « espions rouges » infiltrés auprès de Franklin D. Roosevelt, donc jusqu'aux plus hautes sphères de l'État : Harry Wallace3, Harry Hopkins4, Harry Dexter White5, Alger Hiss6, Owen Lattimore7 etc. (p. 331-349 et 387-403). Intéressons-nous plutôt à ce « remarquable travail d'enquête ».

III – L'ouvrage débute par l'évocation de diverses études de cas, brefs récits de vie de citoyens des États-Unis décidés à tenter leur chance en URSS, dans l'espoir d'une vie meilleure, comme leurs aïeux avaient tenté la leur en débarquant sur la terre américaine au XIXe siècle. S'il est exact que « l'expérience soviétique éveillait alors une curiosité dévorante » (p. 17) dans de larges secteurs du mouvement ouvrier et des intellectuels de la « bohème » de Greenwich Village à New York, il est inexact de donner à croire que la presse américaine, en ne tarissant pas d'éloges sur le régime soviétique, aurait incité ces milliers d'ouvriers, de chômeurs, d'ingénieurs ou d'instituteurs à partir ! Les journaux des grandes et moyennes villes sont totalement anticommunistes, et de nombreux historiens évoquent à l'envie ces éditoriaux appelant les populations à se débarrasser des agitateurs communistes lors des grèves des années trente, par exemple. La figure du journaliste pro-soviétique Walter Duranty, du New York Times, n'est que l'exception qui confirme une règle solidement ancrée dans l'espace public des États-Unis. Ce sont bien plutôt les annonces des journaux communistes, des Sociétés d'amitié américano-soviétique ou des agences commerciales soviétiques qui proposent des emplois. Dès 1931, des mineurs des régions charbonnières (Pennsylvanie, Illinois), de fer (Michigan, Montana, Utah), des métallurgistes de Pittsburgh et des travailleurs de l'automobile de Detroit, licenciés par leurs entreprises ou avides d'expériences humaines arrivent à Moscou. D'autres travailleurs sont envoyés à Leningrad, Stalingrad, Kharkov, Gorki (ex-Nijni Novgorod), Magnitogorsk, en Azerbaïdjan ou en Arménie. L'auteur suit le parcours de la famille Abolin (James le père, Arthur et Carl les fils, Lucy la fille), de Victor Herman, de Benny Grandon, d'Albert Lonn « le rouge », de Thomas Sgovio, de Robert Robinson etc. Leur insertion dans la vie quotidienne soviétique, avec les difficultés que cela suppose, mais aussi les sujets d'étonnement ou de réjouissance, sont plutôt bien amenés, comme la constitution d'équipes et de tournois de base-ball, jusqu'en Carélie ! Tim Tzouliadis évoque la figure du dirigeant communiste afro-américain Lovett Fort-Whiteman (p. 66, 144-145), mais ne consacre que quelques lignes à Fred Beale, omettant son parcours antérieur. C'est fort dommage, car les raisons de sa venue sont éclairantes, en particulier sur le climat social et politique existant en 1929/1930 lors des grèves. Fred Beale est un organisateur syndical communiste qui est envoyé aux usines Loray, dans la ville de Gastonia (Caroline du nord) au printemps 1929 pour organiser la grève des ouvrier(ière)s. C'est une grève violente, avec des affrontements qui causent la mort d'une militante, Ella May Wiggins, abattue par des hommes de main, mais aussi du chef de la police. Seize dirigeant(e)s de la grève, dont Fred Beale, sont arrêtés et accusés de ce meurtre, sans aucune preuve. Beal est condamné à 20 ans de prison. Il décide alors de fuir (avec quatre de ses camarades) en URSS, où il arrive au début de 1930. Pourquoi l'auteur, qui connaît forcément cette histoire, l'occulte-t-il ? Pourtant, Fred Beal devient, une fois revenu (1934) dans son pays, un farouche contempteur du communisme. D'autres éléments de cette « investigation » posent également problème.

IV – Comme Tim Tzouliadis l'indique lui-même, deux témoignages qualifiés de « particulièrement précieux » (p. 513) servent de fil rouge au récit. Les destins des quelques vingt-cinq autres « abandonnés » choisis par l'auteur viennent parfois s'arrimer à ce fil. Ce sont ceux de Thomas Sgovio, Dear America, et de Victor Herman, Coming out of the Ice : An Unexpected Life. Ce sont des témoignages de rescapés du Goulag, dont l'auteur accepte sans distance aucune la parole, forcément amère, excessive. Le choix de Tzouliadis dans ce qu'il nomme les « archives les mieux gardées du XXe siècle » (!), choix délibéré mais jamais explicité, porte sur les Américains qui disparaissent au Goulag, abandonnés de tous, mais absolument pas sur ceux qui continuent à travailler dans différents services ou secteurs des institutions soviétiques. Pour lui, d'ailleurs, celles et ceux qui restent en liberté ne peuvent être que des dénonciateurs et des informateurs du NKVD, la police politique : est-ce un effet du hasard si les deux cas qu'il cite sont deux intellectuelles, Margaret Wettelin, qui présente un journal en anglais à Radio Moscou, et Lucy Flaxman, une traductrice littéraire ? Pourtant, parmi les Américains arrivés en Russie soviétique, dont certains dès 1918, beaucoup s'y installent, montent des projets, fondent une famille et deviennent des citoyens et des citoyennes soviétiques sans être le moins du monde des agents du NKVD. Ces récits de vie ignorés par Tim Tzouliadis sont évoquées dans des ouvrages d'historien(ne)s, dans des articles, bien moins médiatisés que son livre, mais qui apportent un éclairage plus mesuré et plus objectif. Pourquoi ces titres ne figurent-ils pas dans sa bibliographie ? Celle-ci, il est vrai, est absente de l'édition française (de même que les notes), ce qui est regrettable, mais l'on peut néanmoins la consulter (en partie) dans les quelques extraits accessibles8 par Internet sur www.books.google ? Pourquoi ignorer l'article de Barbarey Keys sur l'ouvrier noir Robert Robinson9, dés lors que celui-ci est évoqué dans son livre (p. 64-66) ? Pourquoi ignorer les ouvrages de Joy Gleason Carew et Katherine A. Baldwin10 sur les noirs communistes ou compagnons de route qui se sont installés en URSS ? Andrea Graziosi, qui a travaillé sur l'expérience des ouvriers étrangers en URSS, est créditée d'un ouvrage, qui certes comprend un chapitre sur ce thème11, mais ses deux articles12 ne sont pas cités. Il y eut donc des Américains qui, devenus des citoyens soviétiques, ont connu une vie quotidienne souvent éprouvante, certes, avec des difficultés, de nombreuses tracasseries, mais sans être arrêtés. Pourquoi Tim Tzouliadis refuse-t-il de considérer ces vies-là ? Pourquoi la vie des pionniers de la colonie industrielle autonome du Kouzbass, autour des militants des IWW réfugiés politiques (William « Big Bill » Haywood, Jack H. Beyer etc .), entre 1921 et 1926 n'est-elle pas évoquée13 ? La vie de Williana Jones Burroughs, Afro-américaine et militante du syndicat des enseignants new yorkais, qui travaille dans les services du Komintern à Moscou à partir de 1938, âgée de 57 ans, puis à Radio Moscou pendant la durée de la guerre, rentre aux États-Unis malade et affaibli par les conditions de vie dues à cette guerre, pour y mourir peu de temps avant que le FBI diligente une enquête pour trahison14, cette vie-là n'est-elle pas digne d'intérêt ? Et celles de l'acteur afro-américain Wayland Rudd qui après avoir joué dans Porgy à Broadway, arrive en URSS en 1932, épouse une pianiste soviétique, Irene Yvanova, avec laquelle il écrit une pièce de théâtre Deep are the Roots, sur la recherche de l'identité noire dans une société raciste, avant de terminer sa vie comme directeur d'un théâtre à Moscou15 ou de John Scott, fils de l'universitaire communiste Scott Nearing, qui participe de 1933 à 1938 à la construction de la métropole soviétique de la sidérurgie, Magnitogorsk16 ? Il est donc patent que Tim Tzouliadis néglige de porter son attention sur les Américains qui échappent à la répression et continuent à être des communistes étrangers au service de l'URSS. N'est-ce pas pour une raison simple mais biaisée : n'ont droit de cité, pour lui, que les victimes, censées être représentées par les écrits de rares rescapés, à qui on ôte ainsi, derechef, leur qualité d'ex- communistes pour les transformer en accusateurs du communisme, uniquement ? N'est-ce pas également une manière détournée et quelque peu perverse de faire revenir au bercail ceux qui, justement, ont osé tourner le dos aux États-Unis, au capitalisme et à l'« american way of life » ?

Dans une historiographie fortement clivée, le parti pris du documentariste Tim Tzouliadis est clair : construire un livre de combat. Ce choix n'est pas le notre. Un véritable travail d’histoire, une réelle synthèse d'élucidation de ce que les combats, perdus ou gagnés, de ces hommes ont construit dans leur allers-retours États-Unis/URSS, est à entreprendre. Car cette histoire ne peut se satisfaire d'être si mal connue. Pas plus que d'être malmenée.

Notes

1 Ce compte rendu de Thomas Wieder dans Le Monde du 3 avril 2009 étonne, choque même. Ce chercheur, normalien, agrégé, auteur d'une thèse sur la protection internationale des droits de l'homme, qui anima un séminaire sur « L'histoire par le cinéma » à l'ENS de 2003 à 2005, et qui collabore au Monde des livres depuis 2003 n'ignore justement aucune des normes de la recherche historique. Comment peut-il passer sous silence, non seulement la tonalité abusivement anticommuniste du moindre commentaire de Tim Tzouliadis mais aussi et surtout la partialité et le choix délibéré de celui-ci dans ces vies américaines, ne gardant que celles qui ont connu un destin tragique (le Goulag) et occultant toutes les autres (voir supra) ? Retour au texte

2 A propos de William Bullitt, ce 1er ambassadeur américain eu URSS (après la reconnaissance du régime soviétique par Roosevelt en novembre 1933), Tim Tzouliadis, incidemment, ne manque pas de nous apprendre qu'il épousa Louise Bryant, la veuve de son ami communiste américain, John Reed, cette proximité du représentant des États-Unis avec un des fondateurs du Parti communiste américain donnant à penser que ce put être la clé de son rôle dans cette histoire... Retour au texte

3 Harry Wallace est le Secrétaire d'État au commerce et le vice-président. Retour au texte

4 Harry Hopkins, considéré comme le « bras droit » du président, est l'artisan des réformes les plus étatistes du New Deal. Retour au texte

5 Harry Dexter White est le secrétaire adjoint au Trésor. Retour au texte

6 Alger Hiss est considéré comme le stratège de Yalta. Retour au texte

7 Owen Lattimore est un universitaire spécialiste de l'Asie. Retour au texte

8 Sur http://books.google.fr/books?id=Bqel0iOj9w0C&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false Retour au texte

9 Barbara Keys, « An African-American Worker in Stalin's Soviet Union : Race and the Soviet Experience in International Perspective », The Historian 71, n° 1, printemps 2009, p. 31-54. Retour au texte

10 Joy Gleason Carew, Blacks, Reds and Russians : Sojourners in Search of the Soviet Promise, Rutgers (New Jersey), Rutgers University Press, 2008 et Katherine A. Baldwin, Beyond the Color Line and the Iron Curtain : Reading encounters between Black and Red, 1922-1963, Durham (NC), Duke University Press, 2002. Retour au texte

11 Andrea Graziosi, A New, Peculiar State. Explorations in Soviet History, 1917-1937, Westport, CT Praeger, 2000, chapitre 5, « Visitors from Other Times. Foreign Workers in the Prewar Five-Years Plan ». Retour au texte

12 L'un de ceux-ci paraît dans le n° 33 du printemps 1998 de International Labor and Working-class History, « Foreign Workers in Soviet Russia, 1920-1940 : Their Experience and their Legacy », p. 35-59. Retour au texte

13 Lire par exemple Paula Garb, « Kemerovo. A Colony of American Mined Coal in Siberia in the 1920's », In Context, n° 15, hiver 1987. Indiquons que Paula Garb est une sympathisante du régime soviétique. Retour au texte

14 Lire Joy Gleason Carew, Blacks, Reds and Russians : Sojourners in Search of the Soviet Promise, op. cit. Retour au texte

15 Lire Katherine A. Baldwin, Beyond the Color Line and the Iron Curtain : Reading encounters between Black and Red, 1922-1963, op. cit. Retour au texte

16 Lire le compte rendu de son ouvrage, Au-delà de l'Oural, traduit en français, dans ce dossier. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Christian Beuvain, « Tim Tzouliadis, Les Abandonnés. Le destin des Américains qui ont cru au rêve soviétique (The Forsaken, Grande-Bretagne, 2008), Paris, Jean-Claude Lattès, 2009, 516 p. », Dissidences [En ligne], 4 | 2012, . URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=283

Auteur

Christian Beuvain

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