1 – Aujourd'hui, pour un lecteur français, l'histoire des Industrial Workers of the World (IWW), syndicat révolutionnaire d'industrie des États-Unis fondé en 1905, ne se trouve pas dans ce silence assourdissant que nous évoquons, à propos d'autres pans du mouvement ouvrier, dans l'introduction à ce dossier. Des éclats de voix arrivent à se faire entendre, de manière plus conséquente qu'il y 45 ans1. Outre cet ouvrage de Joyce Kornbluh, version légèrement différente de l'édition originale2, en 1985, Larry Portis3 fait paraître IWW et syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis4, en 2008 les éditions de la CNT traduisent le livre de Franklin Rosemont5 consacré à Joe Hill et à la « contre-culture ouvrière révolutionnaire », et de nombreux chapitres du livre de Louis Adamic, Dynamite6 (traduit en 2010) sont consacrés à ces militants appelés familièrement des wobblies. Puisque les mots de l'histoire peuvent être retravaillés par la fiction, la lecture attentive d'une biographie romancée, celle de Boxcar Bertha7 par le libertaire Ben L. Reitman, ainsi que de deux romans, celui de John Dos Passos8 42e parallèle et celui de Jon A. Jackson9 Go By Go semble nécessaire10, de même que l'autobiographie publiée il y a déjà pas mal d'années chez Maspero, par la célèbre agitatrice Mary « Mother » Jones11.
2 – La fondation des Travailleurs industriels du monde [Industrial Workers of the World – IWW] a lieu le 27 juin 1905, à Chicago, la « ville rouge », « par plus de 200 socialistes et syndicalistes se prévalant du principe de la lutte des classes et du syndicalisme d'action directe »12. Leur objectif, avant-gardiste pour l'époque et pour les États-Unis surtout, est de regrouper l'ensemble des ouvriers en un seul syndicat – « One Big Union » – fédéré sur des bases industrielles, et non par corps de métiers, sans distinction de qualification, de nationalité ou de sexe. La volonté farouche d'abolir le salariat en s'emparant des usines structure ce Congrès de 1905, dont le mineur William Dudley « Bill Big » Haywood devient un des dirigeants. A partir de ce moment, les wobblies sillonnent le continent américain pour organiser les ouvriers non qualifiés (bûcherons, travailleurs agricoles, mineurs de fond, etc.) et également lutter pour le droit en faveur de la liberté de parole dans les rues, sur des tribunes de fortune formées de caisses en bois, les soap boxes13 .
3 – Ce livre, tout à fait précieux, même s'il n'est pas exempt de quelques reproches, se décline en douze chapitres dans lesquels Joyce Kornbluh dresse, de la naissance de ce syndicat au tout début du XXe siècle à son déclin dans les années trente, les principales lignes de force des IWW. Précieux d'abord par la précision apportée à évoquer les luttes et les hommes qui les incarnent, et ensuite par les documents, écrits ou iconographiques, qu'il présente. Parmi les textes, figurent, par exemple, le Manifeste qui donne naissance au congrès fondateur, signé par 27 militants, dont Mother Jones, E. V. Debs et Bill « Big » Haywood, des brochures de propagande, des chansons et des poèmes d'agitation, des extraits d'autobiographies, des témoignages, des articles, etc. Les dessins de presse ou les caricatures ne diffèrent guère, par leurs procédés de désignation des travailleurs ou de leurs ennemis (État, industriels, juges, policiers, patrons de presse), des images produites par d'autres organisations du mouvement ouvrier, en Europe par exemple : l'ouvrier syndiqué est un géant qui éparpille ses adversaires lilliputiens (p. 127), ou un homme torse nu, viril, qui brise ses chaînes (p. 23), les ennemis des wobblies sont représentés en serpents, loups enragés, squelettes etc. (p. 222). Ce qui les caractérise, par contre, outre la présence ironique d'un chat noir14, c'est l'insistance mise sur la grève générale comme « clé de la liberté » (p. 106, p. 203), sur la croyance en cette victoire par l'unité indéfectible du prolétariat par et dans les combats de classe, combats dans lesquels aucun moyen ne peut et ne doit être négligé, ni la violence ni le sabotage si nécessaire.
4 – La mobilité et le nomadisme sont les traits marquants du militantisme des wobblies. Ils se reconnaissent donc, prioritairement, quoique pas totalement, dans « le travailleur nomade de l'Ouest » qui « incarne l'esprit même des IWW », comme le reconnaît un rédacteur de leur journal en 1914, Solidarity (cité p. 50). Ces travailleurs itinérants, saisonniers, ces ouvriers trimardeurs sans famille, ces vagabonds du rail15 qui « brûlent le dur » (voyagent clandestinement dans les wagons de marchandises, les boxcars) et vivent à la périphérie des villes dans des campements de fortune (installés le long des rails de chemin de fer, près d'un réservoir d'eau) appelés des jungles sont les hobos16, à ne pas confondre avec les clochards qui se retrouvent souvent dans les mêmes lieux. Mais le hobo est un prolétaire : il ne mendie pas, il ne vole pas mais il vend sa force de travail au gré des occasions, qui sont nombreuses à l'époque. De même, les jungles, comme leur nom ne l'indique pas, sont régies par des règles de vie collectives, suivant le principe « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Certains campements sont même entièrement composés de militants des IWW, et n'y pénètrent que les porteurs de la carte rouge du syndicat. Dans les villes, les hobos et les wobblies se réunissent dans le local syndical – fréquemment attaqué et incendié lors des grèves – lieu de sociabilité et « centre culturel (...), alternative révolutionnaire du syndicat à des institutions conservatrices comme les églises, bars, salles de jeu, champs de courses » selon Frank Rosemont17. La bibliothèque du local est fréquentée assidûment, car une des autres caractéristiques de ces militants est leur soif de connaissances, leur appétit de lecture. Lire Jack London, en particulier son roman Le talon de fer [ouvrage également très prisé dans les milieux communistes américains après la Première Guerre mondiale], Karl Marx, Friedrich Engels, Pierre Kropotkine ou Antonio Labriola18 signifie pour les wobblies s'emparer des outils intellectuels pour mieux se préparer à la révolution sociale. Ils comblent ce vide diagnostiqué par Fernand Pelloutier, anarcho-syndicaliste français très attaché à la présence de bibliothèques dans les Bourses du travail : « Ce qui lui manque [à l'ouvrier], c'est la science de son malheur. »19 Cultivés, courageux, expérimentés, ils deviennent de redoutables organisateurs. Leur manière de procéder pour organiser et encadrer les grévistes consiste en l'envoi sur place, une fois la grève engagée, de militants originaires d'autres États. Ils forment une sorte de « brigade volante », suivant l'expression de Daniel Guérin20. S'il existe au sein des usines, des chantiers ou des ateliers des travailleurs possédant la carte rouge, ceux-ci ont été amenés à se syndiquer, dans la majorité des cas, par des militants itinérants, qui repartent une fois la section syndicale locale créée21. Cette pratique, qui peut paraître étrange à des Européens, est courante dans le syndicalisme américain22, y compris dans les syndicats corporatistes. Elle est poussée à son paroxysme par les wobblies, qui se retrouvent de ce fait totalement en osmose avec le milieu des hobos, mais ce déficit d'implantation de structures pérennes, dans les usines, pèsera lourd dans la balance lorsque les vagues successives d'arrestations, de procès et de meurtres vont déferler sur les militants.
5 – De nombreux et grands combats célèbres menés par les wobblies forment bien évidemment l'ossature du livre, comme ils ont rythmé leur quotidien. De la première grève avec occupation du pays, dans une entreprise électrique, en 1906 dans l'État de New York à celle des mineurs du Comté de Harlan (Kentucky) en 1930, en passant par les deux grèves des prolétaires du textile, à Lawrence (Massachusetts) en 1912 et à Paterson (New Jersey) en 1913, les wobblies sont sur tous les fronts des luttes ouvrières de ce début du siècle, marqué par la violence de la lutte des classes23. Ces deux dernières grèves sont tout à fait emblématiques, et certains moyens de lutte ou de popularisation du conflit feront école. États du nord-est du pays, sur la côte atlantique, le Massachusetts et le New Jersey font partie du cœur historique des États-Unis, celui qui accueille les émigrants européens, qui forment les ouvriers et ouvrières non qualifiés des usines, textiles en particulier, en pleine expansion. Rien qu'à Lawrence, qui est le plus grand centre lainier étatsunien, 25 000 personnes travaillent dans ce secteur, dès l'âge de 14 ans. Ces travailleurs touchent en moyenne 8,75 $ /semaine alors que certains loyers sont de 6 $/semaine ! D'après un médecin de la ville, 36% des ouvriers (dont la moitié sont des filles entre 14 et 18 ans) meurent avant d'atteindre leurs 26 ans. Seule une poignée d'ouvriers se sont organisés, dans la branche textile du syndicat corporatiste AFL, et chez les IWW. En janvier 1912, la conjonction d'une augmentation des cadences couplée à une diminution du salaire provoque le débrayage de tisserandes d'origine polonaise, bientôt suivies par la quasi totalité des ouvrier-ère-s. Des organisateurs arrivent de New York, d'abord les Italiens Joseph Ettor (qui parle l'anglais, le polonais et le yiddish) et Arturo Giovannitti, puis, après leur arrestation, William Haywood en personne, Elizabeth Gurley Flynn24 et Carlo Tresca25, tous militants promis à un bel avenir. Un comité de grève est élu, composé de 2 représentants de chaque nationalité de l'usine (qui en comporte de nombreuses : des Italiens, des Polonais, des Hongrois, etc. et même des Syriens) et des piquets de grève tournent autour des bâtiments. Les manifestations et arrestations se succèdent, la misère gagne et les grévistes décident d'envoyer les enfants dans des familles d'autres villes, pour alléger le fardeau des plus pauvres, mais aussi pour faire connaître leur combat. La détermination des ouvriers, malgré le lâchage de l'AFL et le procès intenté aux meneurs dont J. Ettor et A Giovannitti (finalement acquittés) provoque une immense campagne de soutien dans les villes de Boston et de New York où les manifestants (25 000 !) reprennent le slogan des grévistes : « Bread and Roses ! ». Les industriels cèdent en mars 1912 et augmentent les salaires de 15% (pour une semaine de 54 h !), avec leur doublement pour les heures supplémentaires. Cette victoire encourage les salariés du textile des États voisins et le même scénario se répète, d'abord dans l'État de New York, à Little Falls, puis dans le centre de la soierie du pays (Silk City), Paterson, sur le fleuve Passaic26 en 1913. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la grève, commencée en janvier dans une seule usine, gagne toutes les fabriques en février et 25 000 ouvrier-ère-s italiens, juifs, anglophones entrent dans le conflit. Aguerris par leur lutte (et leur succès) à Lawrence et à Little Falls, Elizabeth Gurley Flynn, Carlo Tresca et William Haywood organisent ce nouveau combat, encore plus violent : les détectives privés appointés par les industriels abattent deux grévistes, alors que 3 000 autres sont arrêtés. Dans leur combat, les salariés de Paterson sont soutenus par des intellectuels radicaux, emmenés par l'écrivain et journaliste John Reed et l'artiste Mabel Dodge, dont le « salon » de Greenwich Village est fréquenté par les militants révolutionnaires de l'époque. Ces « compagnons de route » des IWW organisent un spectacle à New York, joué par les grévistes eux-mêmes, afin de récolter des fonds. Pourtant, la grève s'étiole et les industriels en profitent pour obliger les ouvriers à négocier atelier par atelier (il y en avait 300 !). Leur solidarité ainsi brisée, les grévistes sont vaincus.
6 – En 1912, l'éditorialiste d'un journal de San Diego se fait l'écho des sentiments de nombreux industriels à l'égard des wobblies : « La corde, ils ne méritent que ça. (...) Ils sont le rebut de la création et doivent être jetés à l'égout de l'oubli, pour y pourrir dans un engorgement froid comme n'importe quel excrément » (p. 65). Tout historien sait que les mots sont des armes redoutables dans l'espace public, surtout lorsqu'ils sont relayés et mis en pratique par d'autres que ceux qui les ont écrits. La haine déversée sur le papier ne pouvait qu'atteindre des êtres de chair et de sang. Joyce Kornbluh raconte donc la parodie de procès qui aboutit à l'exécution du militant-poète Joe Hill en 1915, le lynchage de l'organisateur des mineurs de Butte (Montana) Frank Little en 1917, la castration et la pendaison de Wesley Everest (sorti de la prison par des membres de l'American Légion) à Centralia (Washington) en 1919, les centaines de procès truqués entre 1917 et 1919, dont celui de Centralia, où le dernier détenu n'est libéré qu'en 1940 (!), et surtout celui de Chicago ou comparaissent des centaines de militants et dirigeants, William Haywood compris. Les principaux leaders sont condamnés à des peines qui vont de 10 à 20 ans de prison. Quelques-uns d'entre eux (William Haywood, Jack Beyer etc.) profitent d'une liberté sous caution accordée pendant l'examen de leur appel, en 1921, pour s'exiler en Russie soviétique. Entre-temps, par ce qu'on appelle les « Palmer Raids »27, le gouvernement a brisé avec une violence inouïe tous les courants radicaux du mouvement ouvrier du pays, wobblies, anarchistes et communistes. Toutes ces dates font signe d'une orientation essentielle : L'État fédéral et les États profitent de la période de guerre pour se débarrasser d'une contestation qui, sans être véritablement menaçante pour la bonne marche du système, perturbe néanmoins en trop d'endroits la paix sociale. A l'instar de l'Idaho en 1917, 21 États définissent le « syndicalisme criminel » comme « une doctrine qui prône le crime, le sabotage, la violence et autres méthodes terroristes illégales « (p. 214). La presse, une fois encore, donne le la et fournit l'explication : « Le premier pas pour battre l'Allemagne, consiste à étrangler les IWW », peut-on lire dans un journal de l'Oklahoma (p. 206).
7 – Brisé dans ses forces vives mais point disparu pour autant, les IWW progressent même, en nombre de militants, entre 1923 et 1924, selon Franklin Rosemont28. Pourtant, même si l'on retrouve des wobblies dans les grèves violentes de ces années vingt/trente – celle des mineurs du Colorado, en 1927-28, où s'illustre la « fille rebelle » Mika Sablich, et celle des mineurs, encore, du comté de Harlan (Kentucky) en 1930 où ils luttent aux côtés des communistes, ce que Joyce Kornbluh omet d'ailleurs de signaler – le déclin de leur rôle d'agitateurs est largement amorcé. L'auteur décèle deux causes, une de nature économique et la seconde de nature politique, qu'il traite de manière exagérément polémique et idéologique, ce dernier point étant un des reproches que nous lui faisons. La principale cause semble bien être « la profonde transformation du monde industriel aux États-Unis après la victoire de 1918 » (p. 235), avec la métamorphose d'une partie de la main d'œuvre salariée. La quasi disparition de ces millions de travailleurs itinérants, les hobos, « armée de réserve » mobilisable pour les chantiers forestiers, les moissons, la construction, mais imprégnée de culture wobblie, contribue de manière drastique à « assécher » le vivier militant des IWW. Quand aux concentrations industrielles, la difficulté des wobblies à pérenniser leurs structures syndicales et à s'enraciner dans la classe ouvrière laissent le champ libre, au milieu des années vingt, aux militants communistes, dont beaucoup sont d'ailleurs issus des rangs wobblies. Comme l'admet Joyce Kornbluh, dans le « combat pour la prédominance au sein de la gauche américaine, les IWW perdirent rapidement du terrain face aux communistes léninistes » (p. 235). Néanmoins, lorsque l'auteur évoque des « tentatives d'infiltration des IWW par le Parti communiste américain » (p. 233), afin d'amener les wobblies à adhérer en masse à la IIIe Internationale puis à l'Internationale syndicale rouge, il s'agit d'une distorsion de la réalité. Tous les historiens indiquent le soutien indéfectible de la grande majorité des militants des deux partis communistes (créés en septembre 1919) aux wobblies. Par exemple, le Communist Labor Party, dans son programme rédigé par John Reed, salue « l'exemplarité des IWW, dont les longues et courageuses luttes ainsi que les sacrifices héroïques dans la guerre de classe ont gagné le respect et l'affection de tous les travailleurs »29. La logique IWW du « revolutionary dual unionism », c'est-à-dire « la création de syndicats révolutionnaires doublant les syndicats déjà existants »30 en vue de les remplacer, fonctionne toujours dans l'esprit de la majorité des communistes américains, et ce jusqu'en 192131. Joyce Kornbluh oublie également d'indiquer que la première brochure pro-soviétique, The Red Dawn [L'Aube rouge] est publiée à Chicago en 1918 par un militant des IWW, Georges Harrison, qui adhère ensuite, logiquement, au Parti des travailleurs [Workers Party], c'est-à-dire au Parti communiste, comme Elizabeth Gurley Flynn, James P. Cannon, William Z. Foster etc. N'oublions pas également que les « compagnons de route » des IWW le sont devenus du PC (John Dos Passos, Upton Sinclair, John Steinbeck) soit sont devenus communistes eux-mêmes, comme John Reed. Par contre, l'auteur a raison d'indiquer qu'à l'enthousiasme succède assez rapidement la désillusion chez beaucoup de wobblies, rebutés à la fois par l'aspect « politique » du communisme – pour des militants ayant vécu leur engagement comme a-politique voire anti-politique – et par les prodromes du stalinisme.
Considérés comme trop marxistes par les anarchistes et trop anarchistes par les marxistes, les wobblies, dans le peu de temps que le mouvement ouvrier américain leur accorda, ont laissé des traces ineffaçables, bien que peu souvent empruntées : primauté du syndicalisme industriel sur le syndicalisme de métiers, absence totale de ségrégation, tant raciale que de genre, refus de toute bureaucratisation et/ou institutionnalisation, primauté à l'action directe etc. Cet ouvrage, accessible à tout public, possède le mérite de le rappeler. Il est recommandé de le lire en écoutant les chansons de wobblies, de syndicalistes communistes (le célèbre Which side are you on ? de Florence Reece) ou celles des bluesmen, hobos noirs, du CD inclus.