Dans la préface, l'auteur affirme son intention d'examiner et d'évaluer la pensée et la trajectoire de Max Shachtman (1904-1972), militant communiste dans les années 1920, compagnon de Trotsky dans les années 1930, puis militant du Parti Démocrate à la fin de sa vie et, à ce titre, soutenant l'expédition de la Baie des cochons et l'intervention américaine au Vietnam. Simple renégat, comme l'ont affirmé un certain nombre de militants trotskystes, ou évolution politique et intellectuelle méritant d'être scrutée et expliquée ? C'est le deuxième parti qu'adopte l'auteur, lui-même ancien militant et journaliste. Ceci nous vaut un livre dense, profond, qui fait revivre l'histoire du mouvement ouvrier et social américain des années 1920 aux années 1970.
Max Shachtman rejoint le Parti communiste américain en 1921, âgé d'à peine 17 ans, puis devient permanent à Chicago, de 1923 à 1927. Originaire de Harlem, né dans une famille ouvrière juive récemment immigrée de Russie – son père était tailleur et lisait Forward, journal socialiste yiddish – il a très tôt conscience d'appartenir à une classe différente de celle des patrons, juges et professeurs. Il tient un rôle important, en 1927, dans l'intense campagne en faveur des militants anarchistes Sacco et Vanzetti : il écrit d'ailleurs un livre en leur faveur, Sacco and Vanzetti : Labor's Martyrs). Mais très tôt il a la volonté d'américaniser le marxisme. Son passage au lycée et son aisance en anglais lui permettent d'écrire dans le journal du Parti, le Daily Worker. Tout en étant révolutionnaire professionnel, il vit comme un jeune américain et s'achète, par exemple, une automobile. Appartenant au cercle de James P. Cannon, il est expulsé avec lui du Parti communiste américain en 1928 pour trotskysme. A une centaine (12 à Chicago, 12 à New York, 20 à Minneapolis…) ils créent la Communist League of America (CLA) qui deviendra le Socialist Workers Party (SWP) au milieu des années 1930, après son unification avec le Workers Party d'A. J. Muste. Grâce à son sens de l'humour et à sa clarté, il devient le mentor de nombreux jeunes militants. Il est aussi un excellent organisateur, infatigable journaliste, contribuant à faire vivre les journaux du parti, l'hebdomadaire Militant et des journaux en yiddish, grec et polonais, mais aussi The New International, un mensuel de haute tenue dans lequel écrivent John Dos Passos et Max Eastman. Sa bonne formation théorique, son extraordinaire mémoire, son goût pour les langues (outre l'anglais, il parle le yiddish, l'allemand, le français et se débrouille en espagnol et en russe) lui permettent de jouer un rôle précoce auprès de Trotsky. Il se trouve à Prinkipo en février 1930, puis en juillet 1933 il aide le révolutionnaire russe à gagner la France. A la fin de l'année 1936 il quitte New York avec George Novack et accueille Trotsky au Mexique en janvier 1937. De retour à New York il organise une tournée aux États-Unis pour dénoncer les procès de Moscou, auxquels il consacre un livre, Behind the Moscow Trial. C'est alors, écrit son biographe, qu'il amorce sa prise de distance théorique et émotionnelle avec l'URSS.
Une question s'impose de plus en plus à son esprit : pourquoi soutenir un régime qui trahit le socialisme sur le plan international et en URSS ? Il défendra longtemps l'héritage de la révolution russe, le léninisme ouvert, démocratique des années 1905-1917, et refusera de faire le parallèle entre fascisme et stalinisme, contrairement à ses camarades Burnham et Carter. Mais il rejette la caractérisation de l'URSS comme « État ouvrier » faite par Trotsky. Est-il convenable de parler d'État ouvrier quand les ouvriers ne contrôlent rien ? Pour lui l'URSS est une prison pour les ouvriers, pas un État ouvrier. L'État soviétique, écrit-il, est devenu l'instrument d'une nouvelle classe bureaucratique, totalement indépendante de sa base sociale : c'est l'État bureaucratique collectiviste. Le Pacte germano-soviétique illustre sa thèse, de même que l'attaque de la Finlande par l'URSS en 1940, cette dernière étant devenue selon lui un État impérialiste. C'est sur ces questions qu'il se sépare du SWP en 1940, emportant avec lui la moitié des effectifs du parti (soit environ 500 militants), la presque totalité de l'organisation de jeunesse et une pléiade de dirigeants : C.L.R. James, McKinney, Glotzer…Son nouveau parti, le Workers Party (WP), est un lieu de débat permanent mais aussi un instrument pour l'action, doté du journal Labor Action. Pendant la guerre il est favorable au défaitisme, aidant les ouvriers à résister à la propagande patriotique qui permettait aux patrons de bloquer les salaires et de remettre en cause le droit de grève. Le WP réussit à s'implanter dans la United Auto Workers UAW), une puissante fédération du syndicat industriel C.I.O. Certes le capitalisme reste l'ennemi, mais peu à peu le stalinisme lui apparaît comme un plus grand danger. Quand, au début de la Guerre froide, le syndicat C.I.O. expulse des communistes (novembre 1949), il défend sans hésiter la direction du syndicat, resserrant ses liens avec son leader George Meany. Cependant, il fait campagne pour que les professeurs communistes ne soient pas chassés de l'Université. Il évolue peu à peu vers la social-démocratie, adhérant au Parti socialiste américain en 1958. Il entretient des liens étroits avec le mouvement en faveur des Droits civiques ; ses jeunes partisans, en contact avec Stokely Carmichael, leader du SNCC, font partie des organisateurs des grandes marches en faveur de l'égalité raciale, de 1956 (Madison Square Garden, New York) à 1963 (Washington).
C'est par souci d'efficacité, pour faire reculer en son sein les partisans de la ségrégation et du Big Business, pour y défendre les intérêts du monde du travail, qu'il adhère au Parti démocrate. Craignant que les mouvements révolutionnaires du tiers-monde ne débouchent sur une dictature stalinienne, il prend rapidement position contre le régime de Fidel Castro. A la fin de sa vie, il voyait dans l'américanisme la seule forme de progressisme digne d'être défendue. Le rôle central de l'opinion publique et de la presse dans le fonctionnement de la démocratie, l'importance des classes moyennes porteuses de valeurs égalitaristes, tout cela est favorable à un réformisme graduel pense-t-il. Le capitalisme américain, sans passé féodal, est paré par lui de vertus égalitaristes et dynamiques. Au contraire, « le communisme écrase tout, les droits et les mouvements démocratiques. Par contre, poursuit-il, il y a dans les pays démocratiques avancés de très larges possibilités démocratiques ». L'anti-stalinien était devenu un anti-communiste, coupé des étudiants radicalisés du SDS (Students For a Democratic Society), solidaires, eux, dans les années 60, des luttes du tiers-monde contre l'hégémonie américaine.