Petit détour sur les passions politiques argentines.
Le peuple argentin, s’est fondamentalement passionné pour deux grandes idéologies consécutives au cours de son histoire : l’anarchisme d’une part puis le péronisme.
L’anarchisme argentin, autant voire plus influent que ses frères méditerranéens (espagnols et italien), a joué un rôle primordial dans la formation et l’encadrement d’une classe ouvrière en pleine construction. Car, si l’Argentine est une terre d’immigration par excellence, elle va dès les années 1870, voir littéralement débarquer sur « ses » terres1 des millions de paysans italiens et espagnols dont les populations étaient alors travaillées par des courants autonomistes prônant l’indépendance des communes et leur libre gestion par leurs habitants2.
S’incarnant et s’organisant essentiellement dans le cadre d’une structure au carrefour du syndicalisme et de la politique (la Federación Obrera Regional Argentina ou FORA) la pensée, la praxis et la dialectique libertaire restent extrêmement vivaces et bénéficient d’une prégnance remarquable sur le pays jusqu’à la fin des années 1930. Pendant plusieurs décennies, le monde du travail argentin s'en nourrit donc.
Une partie de la population migrante décide de rester en Argentine et de s’établir. Elle et donne rapidement naissance à des générations pour qui le sentiment d’appartenance à une « nation », à son modèle républicain3 et conséquemment, à son système politique, est de plus en plus accessible. Là où les parents étaient fondamentalement (presque de manière essentialiste), enclins à l’anti-étatisme4, les enfants seront moins disposés à de telles « extrémités » surtout que les temps changent vite dans le pays et qu’un vent de réformes économiques et sociales souffle par intermittence dès le milieu des années 1910 puis de manière plus forte à partir de l’élection du général Juan Domingo Perón à la présidence en 1946.
En septembre 1955 intervient un pronunciamiento militaire qui dépose le général Perón. Dès lors –en tenant également compte de la violence de la répression qui suit cet événement- une très large partie du peuple ouvrier d’Argentine se met à fantasmer les deux présidences péronistes (1946-1955 donc) comme une période d’âge d’or pendant lequel elle bénéficiait de conditions idéales, d’organisations puissantes et jouissait d’un véritable poids sur le patronat –toutes choses qui étaient en grande partie vraies. Le militant ouvrier trotskiste Juan Posadas, contemporain de ces événements parle de cette réaction populaire comme de la capacité du « peuple péroniste » à maintenir «d’une cohésion de classe »5. Par ailleurs, un certain nombre d’auteurs s’intéressant à la fois aux deux mouvements -voire certains militants ayant vu le « passage de relais » entre les deux époques- considèrent que le péronisme est d’une certaine manière une continuité de l’anarchisme argentin. Et force est de constater que le peuple péroniste s’est totalement approprié les méthodes d’actions et d’interventions du peuple anarchiste… Et notamment, en termes d’action directe.
Parallèlement, le péronisme en exil6 va se rapprocher, à travers certains de ces lieutenants, du marxisme-léninisme et donc, d’une pensée plutôt socialiste (bien que plus stratégique que d’opinion). Au cours de ces années, la radicalité de l’aspiration au changement ne diminuera pas (notamment en termes de violences concrètes : sabotages, heurts divers, insurrections, recours à la guérilla…) Jusqu’à ce que la junte de généraux menée par Jorge Videla fasse « disparaître » toute une génération de militants.
Les méthodes d’action populaire vont dès lors quelque peu se pacifier et prendre un tournant associationniste et de défense des droits de l’homme moins enclins aux actions violentes. Le temps de « possibles » (au sens bourdieusien) révolutions menées par un « peuple en arme » cède le pas à une période pendant laquelle les actions sont plutôt tournées vers l’autonomie territoriale alors que le caractère souvent verticaliste de « l’option » guerillera cède le pas à une approche horizontaliste et assembléiste de l’organisation. Pour autant, les méthodes d’action directe telles que les occupations ou les coupures de routes -à la violence « atténuée ou plus diffuse »-, sont restées dans une sorte de boite à outil de l’inconscient populaire.
Émergence de la figure du piquetero.
Et elles resurgissent avec une massivité et un dynamisme renouvelés au milieu des années 1990. Le président d’alors, Carlos Saul Menem, fait prendre un tournant néo-libéral au pays. La conséquence directe en est que des millions de travailleurs se retrouvent au chômage du jour au lendemain… ou plutôt -selon la terminologie argentine- se retrouvent : desocupados, c’est-à-dire (et littéralement ), « sans occupation ».
Les premières actions de ce qui va devenir le mouvement piquetero7 partent des villes de Plaza Huincul et Cutral-Có dont les économies tournaient essentiellement autour de la manne pétrolière. Avec la privatisation de l’YPF (Yacimientos Petrolíferos Fiscales) des milliers de travailleurs restent à la rue8 et, en juin 1996, décident d’inaugurer une nouvelle forme de lutte, à savoir el corte de ruta ou piquete : autrement dit et à grands traits, l’obstruction de la route par un rassemblement de personnes ayant souvent monté une barricade de pneus enflammés. En l’occurrence, il s’agit de la route nationale 22, reliant le nord de la Patagonie au reste du pays pendant une dizaine de jours. Le succès de ces actions fondatrices décide des groupes dans tout le pays à les reproduire et à intensifier la pression mise sur le gouvernement9. Dans la province du Grand Buenos Aires, les réseaux -notamment de la ville de la Matanza-, souvent issus du travail menée par le Movimiento de Villas y Barrios Carenciados (Mouvement des bidonvilles et quartiers nécessiteux, historique mouvement des années 1930, qui venait se recréer en 1987) et les communautés ecclésiales de base (inspirées par la Théologie de la libération depuis la fin des années 1970) s’emparent à leur tour de ces nouvelles formes d’actions afin de les développer. Au final, c'est l’ensemble des mouvements de la gauche argentine qui s'approprie ces pratiques avec plus ou moins de bonheur. À la fin de la décennie, ce sont plusieurs centaines de piquets annuels qui se déroulent dans tout le pays. À cette hauteur, nous pouvons donc déjà affirmer que, s’il est marqué politiquement, le mouvement piquetero l’est très clairement à gauche10. D’ailleurs, l’un de ses dirigeants les plus connu, Luis D'Elía (petit-fils d’un anarchiste espagnol bien que lui-même d’obédience social chrétienne) affirme qu’il s’agit d’une « forme non violente de lutte populaire, [qui] vient d’une forme d’organisation que les immigrants anarcho-syndicalistes européens des années 20 employaient. »11
Pendant quelques années, ce mouvement va donc connaître un essor considérable et faire émerger une figure qui se répand comme une traînée de poudre -d’autant plus qu’elle est fortement photogénique. Car, du point de vue iconographique, la silhouette piquetera renvoie à la fois aux mères de la Place de mai (pour le foulard sur la tête) et aux zapatistes du Chiapas12 (pour le foulard couvrant le nez et le bas du visage).
Cependant, faire une présentation rapide de ce mouvement relève du tour de force. S’il reste une figure essentielle de l’histoire sociale immédiate de la République Argentine, le piquetero n’en est pas moins -et sans jeu de mots- au carrefour de la fierté et de la honte de ce pays : fierté d’une classe populaire/ouvrière inlassablement capable de rebondir ; honte d’un pays ayant été le quatrième au monde à envoyer un être vivant dans l’espace pour tout perdre ensuite… Le piquetero est une sorte de Janus car « joker » pour les exclus, chômeurs et populations paupérisées mais craint par le pouvoir pour sa violence pourtant souvent uniquement symbolique. Une forme de violence tournée vers les institutions et les intérêts privés qui sans nul doute (et après le traumatisme de la violence des années 1960-1970) légitime de nouveau une forme de résistance physique auprès de larges couches de la population. Une figure qui va donc rapidement s’imposer au carrefour d’enjeux politiques, sociaux, culturels et symboliques inédits dans le pays depuis -peut être- les descamisados (sans chemises) péronistes, qu’Eva Duarte de Perón haranguait une cinquantaine d’années auparavant.
Les angles d’analyse peuvent ainsi se multiplier.
Pour le psychologue Francisco Ferrara le mouvement piquetero, représente « la lutte pour une nouvelle subjectivité ».13
Pour la sociologue Maristella Svampa14, leur action collective porte la possibilité d’une « autre identité », voire d’un « nouveau destin » pour des gens dont l’identité justement, était intimement liée au travail.15
Pour la chercheuse Graciela Hopstein, « il s’agit d’un authentique « mouvement des mouvements » ce qui implique de facto que « cette expérience ne peut être considérée comme un modèle unique » mais bien plutôt comme un « sujet politique qui, loin d’être unitaire, fait de la lutte contre l’atomisation et l’exclusion sociale un instrument pour la reconnaissance d’une identité multiple, plurielle et hybride. »16ce qui rejoint quelque peu la vision de l’anthropologue Alejandro Grimson qui le définit comme une « jungle organisationnelle ».17
Enfin, à notre sens, le mouvement piquetero est un mouvement héritier de ce que nous avons nommé ailleurs18 subculture libertaire argentine et dont nous avons tenté d’analyser les racines dans le cadre de notre doctorat.
Mais, peut-être faut-il tout simplement considérer que le piquetero incarne le peuple à part entière, dans toute sa complexité et la multiplicité d’angles d’analyse que cette dernière génère ?
Piqueteros : une stratégie collective de rue…
Le terme piquetero a été introduit en 1803 dans le dictionnaire de la Real Acamedia Española et désignait à l’époque, des jeunes garçons qui, dans les mines, transportaient les houes là où elles étaient nécessaires. Quant au terme piquete (connu bien des années auparavant), il semblerait que le dictionnaire n’introduise ces deux nouvelles acceptions de « petit groupe de personnes exhibant des pancartes avec des slogans, des consignes politiques, des pétitions, etc. » et « groupe de personnes qui pacifiquement ou violemment tentent d’imposer ou de maintenir une consigne de grève » qu’au milieu des années 198019.
Étymologiquement donc, le terme piquetero, réinventé pour désigner les participants à cette nouvelle forme de piquetes/cortes de ruta, renvoie intrinsèquement à une intervention dans l’espace public qui n’est certainement pas l’apanage d’une idéologie, d’autant moins que le débordement de rue (callejero, dirait-on en castillan) n’est pas quelque chose de neuf -l’Histoire nous fait évidemment remonter fort loin pour noter les premières « manifestations de rue ». Pour leurs premiers pas sur la scène médiatique, les piqueteros ont puisé aux sources de leur action dans la réaction évidente et épidermique20 consistant à sortir pour tenter d’exprimer son mécontentement : « la matérialisation d’un cri venant du plus profond silence de l’exclusion ».21 Mais, ils ont aussi puisé dans le fait d’être pour beaucoup, d’anciens travailleurs et donc d’anciens syndicalistes, dont la pratique de l’occupation du lieu de travail était, dans les années 1960-1970, extrêmement courante et répandue. Cette pratique aurait directement influencé celle des piquetes.22 Car, une fois desocupados ou ex-algo (ex-quelque chose) comme les appelle Luis D'Elía, ont simplement opéré un glissement de pratique et se sont mis à bloquer ce qu’il leur restait à bloquer : l’espace public. D’autant que l’intervention dans cet espace est particulièrement importante pour les Argentins, peuple certes assez jeune, mais dont l’histoire récente est marquée par de très forts épisodes de « manifestation de rue », à commencer par la journée fondatrice du péronisme : le 17 octobre 1945. Des manifestations (sous la forme de cacerolazos ou concerts de casseroles) qui ont également accompagné la chute de la (dernière) dictature des généraux menés par Jorge Videla.
Or, cette volonté de sortir dans la rue s’est sans aucun doute renforcé au siècle dernier du fait de l’importance prise par les flux et réseaux qu’ils soient routiers, ferroviaires, aériens ou plus récemment, virtuels et informatiques qui entraînent de fait une modification des tactiques et stratégies développées par les mouvements sociaux radicalisés. Une forme de « débordement « (des consignes syndicales, politiques, policières) qui, en plus de toutes les autres revendications qu’ils défendent officiellement, portent en eux, une revendication intrinsèque qui est celle de l’occupation de l’espace public en vue de son détournement d’utilité et de sens. Et ce détournement est souvent synonyme d’une volonté de sociabilité. Ainsi, sur des piquets tels que ceux développées par les piqueteros ce qui fait sens, c’est « l’être ensemble » :
- au sens d’une entité, d’une puissance collective douée de sa propre dynamique ;
- mais aussi au sens de se trouver réunis dans un même endroit en vue d’un objectif commun et de la solidarité qui en découle. Sur de tels piquets, la discussion s’engage avec de parfaits inconnus, l’auto-organisation voire l’autogestion paraissent spontanées et normales (pour les repas, le ravitaillement…) Sur ce dernier point, nous voyons deux raisons principales et complémentaires : la simple revalorisation des pratiques autogestionnaires en opposition au fonctionnement pyramidal et hiérarchique de l’idéologie marxiste-léniniste notamment ; la multiplicité des organisations partie prenante souvent synonyme de l’impossibilité pour l’une d’entre elles de prendre l’ascendant sur les autres induisant de facto une forme de régulation endogène.
Ainsi, pour reprendre une expression du Collectif Situaciones, à ce moment de son histoire, le bout de route, de rond-point ou de rue occupé se transforme en «(...) un espace de la ville tourné en polis, soit en promesse collective de démocratie en actes. »23
Or, cet « espace-temps » libéré, non seulement permet de comprendre la possibilité du renouvellement de cette libération mais aussi, d’échafauder de nouvelles résistances, de faire foisonner de nouvelles idées et donc, de faire s’enclencher de nouvelles dynamiques. Le piqueterismo est donc pour nous, fondamentalement issu du processus que nous venons de décrire. Et, s’il se développe avec tant de force c’est que les raisons pour lesquelles les gens se mobilisent à ce moment-là sont d’une importance réellement vitale et que, par ailleurs, ce « peuple » en action, se meut à peu près seul, sans parti ni mot d’ordre ou linea bajada…24
Pour autant, son impact n’aurait pas pu être si important s’il ne s’était doublé de réalisations concrètes, dans les territoires concernés.
… et une construction sociale et politique.
Ainsi, la vitrine piquetera est l’action directe, dans la rue. D’abord corte de rutas ou de calles mais « la multiplication des répertoires d’actions interpelle : ( …) on peut noter les « piquetes a las ganancias », c’est-à-dire, le blocage de bureaux ou d’accès aux entreprises (trains, métros, péages d’autoroutes) afin de réclamer la création de poste de travail. »25 Par ailleurs, il a aussi pu exister le fait « d’interpeller un peu plus chaque fois les grands groupes multinationaux, c’est-à-dire, ceux qui contrôlent les services de base, par exemple, l’exploitation des ressources naturelles (gaz, pétrole). »26
Cependant, le gros du travail des organisations piqueteras n’est pas un travail que l’on pourrait assimiler à de l’activisme, mais est bel et bien un travail de construction et de (auto)gestion dans les quartiers où elles sont implantées : bref, un travail politique et social.
Cette première idée est parfaitement résumée par le slogan de la Federación de Organizaciones de Base (FOB) : « Desde abajo asi se construye la FOB » (Depuis la base, c’est ainsi que se construit la FOB). Mais, là encore, il faut envisager ce travail sous plusieurs angles, car, depuis la Première assemblée nationale piquetera de juillet 2001, il existe une distinction entre les organisations taxées de duras (dures) et blandas (tendres ou molles). La différence entre ces deux dénominations étant simplement, selon l’ethnologue Cecilia Ferraudi, que les premières auraient comme axe principal de leur action, la confrontation avec le gouvernement.27 Pour autant, la plupart des organisations qui œuvrent dans les quartiers ont adopté plus ou moins les mêmes modalités de fonctionnement. La grande différence entre elles réside surtout dans le fait que certaines (à l’instar du MTD de Solano) ont décidé d’intellectualiser ce processus28 même si « le but premier du MTD était de résoudre les problèmes de la vie quotidienne par la mise en place de potagers, de fermes ou de boulangeries sans pour autant que l’idée de changement social ne soit systématiquement présente en arrière-fond. Ce qui est important aux yeux des membres de Solano, c'est bien le travail effectué au jour le jour, et pas uniquement les barrages spectaculaires. »29
« Mais, en termes d’organisation populaire, les autres structures piqueteras posent des problèmes tout aussi intéressants. Cantines, ateliers de couture ou de confection d’objets dont la vente sert à financer des projets plus ambitieux comme les potagers ou encore la mise en commun d’une partie des sommes allouées par les plans gouvernementaux est une pratique largement répandue entre les mouvements. C’est l’importance qui y est attachée qui varie entre les structures : quand 90% des familles du MTD Solano versent 10 pesos des 150 des plans, les membres de la CCC (…) ou de la FTV n’en reversent que 5 ou 6. Il n’y a pas de différences fondamentales entre les divers mouvements de ce point de vue. La caisse sert simplement à acheter des outils, payer les billets lors des manifestations, les déplacements, etc. Bien d’autres activités sont développées dans les quartiers, comme des associations d’entraide (voire des mutuelles) entre les différents quartiers, des coopératives de travail ou de logement, en prenant appui simplement sur le savoir faire de chômeurs ex-plombiers, charpentiers, menuisiers ou maçons, etc., qui réinvestissent leurs savoir-faire grâce aux mouvements piqueteros.
La plupart des organisations piqueteras tentent d'ailleurs de supprimer tout recours à l'État pour régler des problèmes aussi délicats que les violences familiales, en intervenant auprès du mari à de nombreuses reprises pour le changer. »30
En ce sens, les mouvements piqueteros sont, fondamentalement, des mouvements à caractère social, dont les plus radicaux destinent leurs efforts, non pas à revendiquer la création de poste de travail, mais tout simplement à changer la vie de leurs membres en « construisant » une alternative sociétale même si ces derniers ne sont pas toujours là pour ça. En effet, les plans d’aide financière obtenus par les premiers piquetes vont rapidement devenir « (…) la réalité à partir de laquelle nous pouvons nous organiser, signalent la majorité des militants ».31
Il ne faut donc pas éluder le caractère gestionnaire de ces organisations qui vient, on l’aura compris, essentiellement des Planes Asistenciales mis en place par l’État dans les années 1990 suite à l’action piquetera. Il s’agit en réalité d’une subvention modeste en contrepartie de laquelle, le bénéficiaire doit fournir quelques heures de travail communautaire par exemple. Un peu plus tard, ces plans seront rebaptisés Planes jefes y jefas de hogar (Plans chefs de familles), sans que l’esprit, lui, n’en soit fondamentalement modifié. Sous la présidence d’Eduardo Duhalde, en 2002, ces aides ont été versées à plus de deux millions de personnes. Les organisations piqueteras, parfois via les ONG, se sont donc quelque peu spécialisées dans l’obtention de ces aides sociales, ce qui leur a d’ailleurs valu nombre de critiques : notamment de clientélisme supposé, puisque beaucoup d’Argentins et d’Argentines se sont rapprochés de ces organisations dans le but de bénéficier de ces plans. Ce qui fait écrire à l’anthropologue Virginia Manzano que « finalement, les processus identitaires en cours, constituent un autre noyau d’analyse pour aborder les organisations piqueteras. A notre sens, il existe trois constructions articulées de manière contradictoires qui se réfèrent au processus identitaire en cours : desocupado/beneficiario/piquetero. »32
Pour autant, et ainsi que l’a relevé Cecilia Ferraudi dans la bouche de l’un de ces interlocuteurs : « [il] soutenait une lecture de l’organisation qui accentuait l’idéologique sur le long terme et considérait que les plans n’étaient qu’une partie de l’organisation qui n’existe que pendant que se développe la partie du travail qui va changer tout ça. »33 Pour certains mouvements piqueteros, l’objectif est donc clairement politique puisque : « l’organisation des voisins pouvait générer de l’identité et des liens de solidarité mais elle ne surpasse pas les limites de l’idéologie dominante ». Rien d’étonnant à cela puisque, ainsi que nous l’avons déjà noté, le piqueterismo est nettement un engagement « de gauche » dans la mesure où il a embrassé tous ces courants politiques du pays :
- les maoïstes, à travers le Corriente Clasista Combativo (ou CCC), à la fois bras piquetero et syndical du Partido Communista Révolucionario (PCR) ;
- les chrétiens sociaux à travers la Federación Tierra y Vivienda (FTV), qui discute avec le pouvoir kirchnériste (péroniste de centre-gauche et adhérent à l’Internationale Socialiste) voire en fait partie selon les analystes ;
- la théologie de la libération avec le Movimiento de Trabajadores Desocupados (MTD) de Solano ;
- le populisme de gauche avec Barrios de Pie (du groupe Patria Libre) ;
- le communisme avec le Movimiento Territorial de Liberación (MTL issu du PC argentin) ;
- le guévarisme avec le Movimiento Teresa Rodríguez (MTR) ;
- le trotskisme avec le FUTRADE y O ou le Polo Obrero (issu du Partido Obrero);
- des libertaires et anarcho-syndicalistes essentiellement à travers la Federación de Organizaciones de Base (FOB) mais qui se retrouvent aussi en partie dans le mouvement Frente Popular Darío Santillán (FPDS) ;
- divers groupes autonomes, à l’instar des autonomes de La Matanza, l’Unión de Trabajadores Desocupados (UTD) de General Mosconi ou encore le Movimiento de Trabajadores Desocupados (MTD) Aníbal Verón…
Autant de groupes qui ont clairement donné une tonalité nettement izquierdista au « mouvement des mouvements » même si parfois un brin caricaturale voire ridicule quand une myriade de groupes de la même obédience (trotskiste par exemple), continuent à se revendiquer d’un scénario « à la 17 octobre » nécessitant l’union du camp populaire…tout en scissionnant au fur et à mesure. Sans compter que l’immense majorité des Argentins se dit aujourd’hui encore, péroniste et n’a souvent, pas grand-chose à voir avec les décisions des animateurs -politisés, eux- de l’organisation piquetera à laquelle ils appartiennent… Sauf peut être dans le cas de la FOB qui revendique explicitement le fait de travailler la mémoire culturelle et ouvrière argentine ainsi que l’égalité des genres -fait suffisamment exceptionnel pour être souligné.
On l’aura compris, considérer les mouvements piqueteros comme apolitique serait donc objectivement un contresens total. Bien au contraire, c’est de leur hyper politisation que découle leur diversité -y compris négativement si l’on considère leurs dissensions internes pouvant aboutir à des scissions et à l’établissement de nouveaux groupes. Et à cette question de leur politisation, Neka Jara, porte-parole du MTD Solano, de passage à Paris en 2002 répondait par ces mots : « Quand on nous demande quel est notre projet politique, nous le voyons ainsi : la politisation par le bas, complète. Une formation intégrale de la personne dans tous les sens du terme. Tout compte, tout est important. »34
Considérations finales et conclusion.
Après le très massif soulèvement populaire de décembre 2001, les Argentins passent une année 2002 que la sociologue Maristella Svampa (clairement identifiée à gauche de l’échiquier politique) nomme « notre année extraordinaire », car elle est celle de la « récupération du rôle de protagoniste [par le peuple] via le retour de la politique dans les rues ».35 Cependant, dès mai 2003 la donne change de manière improbable. Avec une légitimité de 20% des voix (dans un pays où le vote est obligatoire), suite à la défection de son adversaire au deuxième tour de l’élection présidentielle (l’ancien président Menem), le très inconnu gouverneur de la province de Santa Cruz et péroniste de centre-gauche, Néstor Kirchner, est élu.
Cette élection surprise est immédiatement suivie de plusieurs autres surprises et notamment, de l’incroyable capacité de la nouvelle administration à se rallier des personnalités hautement symboliques (à l’instar de Hebe de Bonafini, mère de la Place de mai), mais surtout des pans entiers du mouvement piquetero. Car c’est bien l’administration Kirchner qui dès son arrivée au pouvoir va comprendre l’ambivalence du mouvement, puis en jouer, opposant la figure du piquetero « plébéien » (prêt à discuter avec le pouvoir) à celle du piquetero « violent ».36 Les plébéiens (à l’instar de la FTV de Luis D’Elia), se transforment en ce que Pierre Bourdieu appelle le « transgresseur contrôlé » qu’il oppose « tout à fait à l’hérétique ».37. Les violents, eux, ont eu le droit à leur comptant d’injures et de stigmatisations, voyant « ainsi leur légitimité fortement sapée et leurs liens avec le restant de la société détériorés ».38 Mais est-ce étonnant dans un pays si habitué à la construction d’« ennemis intérieurs ».39 ?
L’objectif est ainsi rapidement atteint : désamorcer une dynamique piquetera unitaire et révolutionnaire. Mais le ralliement des piqueteros à l’administration Kirchner ne s’explique pas uniquement par l’habilité de cette dernière. En réalité, il pose même une très sérieuse question. Comment se peut-il qu’un mouvement aussi vigoureux, en pleine capacité de ses moyens de changement social, ancré dans un débordement d’activités tel que celui qu’a connu le pays en 2002, dont aujourd’hui encore, la plupart des composantes se disent « révolutionnaires », se soit montré incapable de s’unir pour dépasser la caricature dessinée par les communicants de Néstor Kirchner40, afin, justement, de proposer un véritable projet de sortie de crise ? Pourquoi s’être contenté d’un simple soutien à la nouvelle administration –même si parfois critique- alors même qu’à un moment donné de son histoire, la consigne était : « Piquete y cacerola, la lucha es una sola » (Piquet et casserole, la lutte est unique) en référence aux manifestations citadines des classes moyennes qui descendaient dans les rues avec des casseroles ?
Le liant manquant est selon nous, culturel, au sens où l’entendait au début du siècle l’intellectuel argentin injustement méconnu : José Ingenieros. Celui-ci opposait l’idée de culture à celle de civilisation. Se faisant, il ne disait pas autre chose que Friedrich Nietzsche dans Le crépuscule des idoles quand ce dernier affirmait que « la culture et l’État –qu’on ne s’y trompe pas- sont antagonistes ». Après une dictature d’une violence inouïe et près de vingt années de privatisations et restructurations néo-libérales, le manque de culture politique profond du peuple argentin l’a tout simplement empêché de concevoir d’autres « possibles » que celui de la civilisation actuelle, entièrement contenu dans le triptyque : Etat-Démocratie-Capitalisme. Ce faisant, le peuple argentin n’est pas très différent de nombre de peuples qui, en Afrique du Nord notamment, ont renversé leurs gouvernants au cours de l’année passée, sûrs de savoir ce dont ils ne voulaient plus… À l’inverse, les anarchistes du début du XXème siècle avaient permis, essentiellement à travers leur culture (soit un système qui faisait sens), d’arriver à ce que l’universitaire Alfredo Gómez nomme « mythe collectif », autrement dit : un objectif commun, qui semblait proche et atteignable. Or, parler de culture anarchiste en Argentine c’est évoquer une presse foisonnante, une multitude de troupes de théâtre, de nombreux auteurs, scientifiques, conférenciers, tribuns…mais aussi, l’action directe afin de démontrer dans les faits la validité de ces thèses. Et le mouvement libertaire argentin a été plusieurs fois en passe d’obtenir un changement révolutionnaire en dehors de toute négociation avec « la civilisation ». Il en va de même pour la génération de militants péronistes qui, à partir des années 1960 et derrière la revendication du retour de Perón, avaient pour objectif commun de faire « la patria socialista ». C’est sans doute ce manque de repère culturel (au sens anthropologique du terme donc) qui, selon nous, n’a pas permis au mouvement piquetero (pour le moment du moins) de dépasser les changements sociaux qu’il est en train d’opérer pour les articuler avec une aspiration à des changements politiques profonds (anti-politique diraient des libertaires).