Histoire du mouvement anarchiste en Belgique francophone de 1945 à aujourd'hui.

Complément au volume 7 de la revue Dissidences : la Belgique sauvage

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Anarchisme

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Bien que depuis la première guerre mondiale, il n'existait plus de mouvement anarchiste fort en Belgique, ses militants se regroupaient principalement au sein d'une Fédération Communiste Anarchiste Belge et dans le CIDA, le Comité International de Défense des Anarchistes. Le CIDA dénonçait l'oppression des régimes fascistes et voulait voir cesser les expulsions et extraditions dont furent victimes les immigrés politiques, principalement Italiens puis les Espagnols. La Belgique durant l'entre-deux-guerres était une terre d'exil et les militants anarchistes belges de cette génération accueillirent et aidèrent de nombreuses personnes dans la semi clandestinité : des militants anarchistes italiens et espagnols (dont Ascaso et Durrutti1), des allemands, des juifs, des objecteurs de conscience, des anarchistes néo-malthusiens...

Mais l’arrivée de l’occupant nazi disloqua tout. Le mouvement se sépara pour longtemps.

Ainsi, certains anarchistes quittèrent la Belgique pour la France, l’Angleterre ou plus loin encore. Certains anarchistes belges ou étrangers se lancèrent dans la Résistance, d’autres optèrent pour la collaboration. Il y eut des arrestations, des condamnations, des déportations. Les idéaux anarchistes de solidarité et de fraternité semblaient si éloignés de la réalité que certains en vinrent à en douter.

Après la guerre d’Espagne, qui avait déjà rendu perplexes certains anarchistes, la deuxième guerre mondiale et son cortège d’horreurs fit des ravages dans leurs rangs. A la Libération, le mouvement anarchiste est donc totalement éparpillé.

Comme nous le verrons ici, tout au long de la deuxième moitié du XXeme sicle le mouvement va continuer ses activités d’avant guerre et essayera de se réorganiser à différente reprise pour tenter de redevenir un courant de pensée important de la société belge. Il faudra attendre l’évolution des années soixante et les nouvelles générations pour que le mouvement sans jamais redevenir le mouvement puissant du XIXe siècle, renoue un minimum avec la popularité.

L'immédiat après guerre, reprise de la propagande

Au sortir de la guerre, des anarchistes commencent à reprendre leurs activités militantes.

Ainsi Ernestan2 s'associe-t-il à la revue indépendante de critique sociale, Les Cahiers socialistes, qui regroupe alors des socialistes indépendants de toutes tendances. Ou encore Marcel Dieu, dit Hem Day3, qui le 28 mars 1945, animait une conférence intitulée « Pour rompre le silence » qui inaugurait ainsi le groupe Pensée et action, et dans la foulée la revue du même nom. Cela n’était pas évident, à la Libération, de publier un journal étant données les multiples contraintes administratives et matérielles pour avoir l’autorisation de fonder un périodique (rationnement du papier, certificat de civisme, enquête et autorisations en tous genres,…). Mais bien que n'ayant suivi aucune des obligations légales, la revue est restée en activité sous différentes formes jusqu'au décès de son principal acteur Hem Day en 1969. De tout temps, nous le verrons plus loin, les groupes anarchistes publièrent de multiples revues ou bulletins. Peu eurent une longévité impressionnante avant la parution d'Alternative Libertaire dans le dernier quart du siècle.

Les fédérations et unions

Il faut attendre 1952 pour que s'unifie enfin le mouvement belge. A cette époque, le groupe Pensée et Action s’essouffle et ne semble pas remplir suffisamment son rôle de propagande. Un nouveau groupe anarchiste va donc prendre le relais. C'est Jean De Boé4 qui appelle à la première réunion de l’Action Commune Libertaire. On retrouve dans cette organisation Alfred Lepape5 (installé à Dour) qui devient l’éditeur responsable de toutes les publications du groupe. Participent à ses côtés Guy Badot (Charleroi) mais aussi Hem Day (Bruxelles), Georges Simon (Quaregnon), Joseph De Smet (Gand), Luis Broecke (Anvers) et Adamas6 (Liège) tous proches du groupe Pensée et Action. Aussi, un large un appel fut lancé « aux amis et camarades libertaires, [et] à tous les esprits libres » dans la presse libertaire internationale et nationale.

Le groupe désirait pratiquer la propagande toujours destinée à un large public. Ils publièrent donc des affiches et des tracts. Ils prirent position sur les questions du pacifisme et plus spécifiquement sur le service militaire, des thématiques chères aux libertaires, surtout de cette génération. Toutefois, si le groupe parvint à s'accorder sur leurs positions sur ces sujets, ils ne parvinrent pas à s'entendre sur la communication lorsqu'il s'agissait de présenter l'anarchisme. Dès la parution d’un premier tract sur le sujet des discussions apparurent entre un courant d'anarchistes plus individualistes, parmi lesquels Hem Day et Joseph de Smet, et la frange plus communiste de Guy Badot et Georges Simon. Le texte par trop « prolétarien » ne satisfaisait pas les individualistes qui auraient voulu un texte exhaustif présentant les différentes tendances de l’anarchisme.

Ramenant ces problématiques à des questions de classes et d'intellectualisme, les uns dénoncèrent les prises de position autoritaires des communistes libertaires, et les autres les comportements petitbourgeois conformiste et bavard des individualistes. Après 1954 et quelques essais de sauvetage, le groupe ne se réunira plus.

Comme durant l'entre-deux-guerres, la période qui nous concerne ici connaît de multiples tentatives d'unification. Que ce soit une première fois en 1952 avec la création de l'Action Commune libertaire ou plus tard la Fédération des Groupes Socialistes Libertaires à la fin des années 60, aucune unification ne sera de longue durée et n'arrivera à peser sur les évènements ou la société en général. Ce type de rupture se reproduisit régulièrement aussi au sein des groupes, ce qui divisa plus encore le mouvement anarchiste belge et l’empêcha certainement de peser sur l’actualité.

L'antifascisme et la solidarité internationale

Comme durant l'entre-deux-guerres, de par sa communauté hispanophone et les évènements de 36 en Espagne, au sortir de la guerre, la lutte anti-fasciste est encore très présente. Aussi de nombreux militants anarchistes se retrouvent au sein du groupe Solidarité Internationale Antifasciste (SIA). La première S.I.A. avait été créée en juin 1937, en Espagne, pendant la guerre civile. Il s’agissait d’un réseau international de solidarité contre le fascisme. Ses membres entendaient réagir aux agissements de certains organismes de secours, qui n’étaient en fait bien souvent que des appendices de partis politiques pratiquant la solidarité dans une volonté de propagande, comme cela fut souvent reproché aux communistes de tendance autoritaires. A l’inverse, la S.I.A. se proposait de s’occuper des victimes du fascisme et de l’impérialisme indépendamment de leurs tendances syndicales, politiques ou philosophiques. Le soutien aux anti-fascistes comportait aussi bien une aide économique que juridique.

La section belge de la S.I.A., est une association sans but lucratif dont les statuts ont été publiés dans le Moniteur du 18 mai 1946, faisait partie de ce vaste réseau de lutte contre le fascisme qui compta plus de cinq cent cinquante sections et douze mille adhérents.

L’organisation regroupait tous les anti-fascistes, quelle que soit leur tendance politique, mais dans les faits elle se limitait à rassembler des anti-fascistes non-staliniens. On retrouve parmi les fondateurs les noms de Joseph De Smet et surtout de Jean De Boë. Notons également que l’association constituait aussi un lieu de rencontre pour les immigrés qui avaient fui leur pays et les régimes totalitaires, principalement durant l’entre-deux-guerres mais aussi après la seconde guerre mondiale. C’est pourquoi l’association prit aussi la défense des demandeurs d’asile. On verra de nombreux Espagnols dans l’organisation et il ne fut pas rare que la S.I.A. se réunisse et travaille en commun avec les anarcho-syndicalistes espagnols de la Confédération Nationale du Travail (C.N.T.).

En plus de ses activités et galas, l'association publia aussi des brochures et des tracts lors d'évènements importants comme en 1960, par exemple, pour le mariage Fabiola, issus de la noblesse espagnole et de Baudouin jeune roi des Belges pour dénoncer aux citoyens belges les pénibles conditions de vie du peuple espagnol sous la dictature franquiste et la collaboration passive de la famille royale et des milieux cléricaux.

En 1958, un changement important de direction va s’opérer au sein de la S.I.A. puisque Jean De Boa semble jeter l’éponge. Il décida de laisser la place à la jeunesse, en l’occurrence à Stéphane Huvenne. Si bien qu'à la fin des années soixante, une rupture importante semble avoir lieu au sein de la S.I.A. entre l’ancienne et la nouvelle génération d’anti-fascistes. Certains, emmenés par Stephane Huvenne, étaient d’avis qu’il fallait organiser des actions plus spectaculaires voire violentes, ce qui ne fut pas du goût de tous et principalement des vieux militants non-violents. C’est pour cette raison sans doute que les jeunes anti-fascistes espagnols membres de la S.I.A. décidèrent de quitter celle-ci et de se retrouver au sein de la Fédération Ibérique des Jeunesses Libertaires (F.I.J.L.) alors en exil sur le territoire belge, puisque interdite en France depuis le 9 août 1963.

Le pacifisme et la non-violence, l'antimilitarisme et l'objection de conscience

L'antimilitarisme et le pacifisme sont certainement les sujets de prédilection des anarchistes durant cette période. Les différentes générations apporteront d'ailleurs à de nombreuses reprises leur soutien aux objecteurs de conscience. Ainsi par exemple, la première génération accueilli Jean Van Lierde7, un jeune pacifiste résistant non-violent durant la guerre qui refusa le service militaire à son appel en 1949. Il était connu du mouvement libertaire pour avoir assisté à de nombreuses reprises aux réunions et causeries du groupe Pensée et Action. Catholique, aux tendances libertaires, il se déclarait volontiers adepte de la philosophie de Tolstoï. Entre 1949 et 1952, il connut de nombreuses fois la prison. Devant faire face aux nombreuses protestations qui s'élevèrent en Belgique et à l'étranger, l’armée le condamna à trois ans de travaux forcés à la mine. Une première en Belgique qui préfigurerait la reconnaissance d'un service civil. Forte tête, ayant dénoncé les conditions des travailleurs de l'industrie minière, il est finalement exclu de tous les charbonnages de Belgique.

C'est le seul mineur au chômage durant cette époque de plein emploi dans ce secteur. Le premier statut d'objecteur de conscience ne sera finalement légalement reconnu qu'en 1964.

On retrouve Jean Van Lierde et de nombreux anarchistes au sein de l’I.R.G., l'Internationale des Résistants à la Guerre. Le WRI, War Resisters International, la structure internationale de l'organisation, depuis sa création dans l'entre-deux-guerres est la seule institution pacifiste à ne pas baser son refus de la guerre sur des fondements de nature religieuse. On retrouve donc dans cette organisation avant et après guerre de nombreux anarchistes parmi lesquels de nombreux belges.

Hem Day et Jean Van Lierde occupèrent d'ailleurs tout deux des rôles importants au niveau international. Cette organisation prônait un pacifisme intégral non-violent, ce qui était assez original à l’époque8. La génération suivante de libertaires ne sera pas aussi catégorique dans sa condamnation de la violence. Ainsi par exemple, les responsables d'XYZ, le « Bulletin des Objecteurs de Conscience en service civil »en 1967 qui devint sous l'influence de ses membres libertaires le Bulletin libre des objecteurs de conscience, contestaient même le principe de non-violence. Leur opposition à l’armée était une opposition à l’État, car l’armée n’avait d’autre but que la défense de la société. Mais pour eux, tous les moyens étaient bons pour arriver à leurs fins. La non-violence pouvait s’avérer un des moyens pour atteindre leur but mais pas nécessairement le plus approprié. Face à la violence de l’État, il ne fallait pas, selon eux, se gêner pour employer la violence. Ce type de position créera une rupture entre l'ancienne et la nouvelle génération d'anarchistes en cette période. Cela amena aussi une distanciation des relations avec les associations pacifistes et plus précisément avec Jean Van Lierde qui venait d'acquérir des locaux à la maison de la paix, sorte de maison de l’association créée à la fin des années soixante.

Les années soixante. Rupture et continuité du mouvement et de sa philosophie

Les années soixante sont certainement très riches d'évènements et entament une évolution importante dans le mouvement anarchiste belge. Celui-ci, toujours principalement animé par la génération de militants de l'entre-deux-guerres, tourne en rond. Il se retrouve dans ses groupes respectifs créés au fil des ruptures et des tentatives d'ententes ratées comme Pensée et Action, le cercle La Boétie, la S.I.A. et dans les organisations pacifistes comme l'IRG.

Pourtant dès le début des années soixante une jeunesse se révèle. La Belgique est touchée par un nouveau phénomène venu de Hollande, le mouvement Provo. Si la Flandres fut la première et la plus touchée, le mouvement atteignit malgré tout rapidement la partie francophone du pays et plus spécialement Bruxelles. On ne peut cependant pas dire qu’il ait réellement existé de groupes Provo organisés, en Belgique ni dans aucun pays par ailleurs. En effet, les provos fonctionnaient sans organisation, sans structure. Pour organiser leurs actions et discuter de politique, ils avaient pour point de rendez-vous des cafés, ou le domicile d’un des leurs. L’information passait presque exclusivement par la bouche-à-oreille

Ils organisaient de nombreuses activités, qui étaient appelées happenings, ou « manifestation spontanée de créativité collective qui revêt un caractère provoquant dans une société hostile à la créativité, et dans laquelle la police participe souvent comme partenaire au jeu9 ». A la fin de l’année 1966, ce genre de manifestations avait lieu chaque semaine, presque toujours à la place de Brouckère en plein centre ville, rebaptisée par eux « Happenings plein ». Les Provos organisaient ces actions principalement le samedi, jour où le public était le plus nombreux. Ce genre d’activité ne plaisait évidemment pas aux forces de police qui devaient sans cesse intervenir pour tenter de maintenir l’ordre alors que les Provos avaient au contraire pour objectif de répandre le désordre.

Leurs happenings, de façon symbolique, véhiculaient toujours un message d’ordre politique. Ainsi, par leurs actions, ils entendaient protester sur des sujets aussi variés que l’implantation du Shape, le quartier général de l’OTAN en européen Belgique, la dictature franquiste et la condamnation à mort d’anarchistes espagnols, la guerre en général et principalement celle du Vietnam,… Les Provos voulaient avant tout lutter pour la liberté d’expression, dont ils estimaient qu’elle n’était qu’un leurre dans leur société. Il leur arrivait d'infiltrer des cortèges de grévistes, de minorités linguistiques ou idéologiques, ou encore des défilés patriotiques royaux et princiers ! Ce faisant les Provos cherchaient à perturber le bon déroulement des manifestations en scandant leurs propres slogans et en distribuant leurs propres tracts. De même, il était fréquent que les Provos rendent visite aux services d’information de l’armée belge et au bureau de recrutement de volontaires militaires pour y déposer une bombe (vraie ou fausse) ou lancer une brique dans la vitre. Outre ces activités spectaculaires, les Provos éditèrent aussi des revues. La Belgique connut différentes revues provos éditées principalement dans les villes de Flandres10, ainsi que des revues éditées en collaboration avec les Pays-Bas. A Bruxelles, Révo fut un périodique qui parut dans un premier temps en néerlandais, en mai 1966, puis en français en novembre 1966. Dans les deux exemplaires, les rédacteurs se réclamaient clairement de l’anarchie, comme le montre l’usage de slogans tels que « L’ennemi, c’est l’État » ou « La police contre le provotariat = la hiérarchie contre l’anarchie ». Le mouvement provo bruxellois édita aussi de nombreux numéros spéciaux principalement composés de dessins satiriques.

Que ce soit pour les numéros spéciaux ou pour les publications plus « officielles » des Provos, jamais le nom des auteurs n’était cité. Des prête-noms comme celui du Général Janssens, commandant en chef de la force publique au Congo belge, était utilisés comme mention de l'éditeur responsable. Cela permettait évidement de garder l’anonymat pour se protéger au maximum de toutes les poursuites judiciaires que pouvaient entraîner les dessins et articles injurieux envers les autorités et le Roi.

Il existait sans aucun doute des liens entre ce nouveau mouvement de contestation et les anarchistes de la vieille école. Ainsi par exemple, la revue Provo éditée aussi à Bruxelles, contenait parfois des textes décrivant les activités de groupes anarchistes de l’époque. On retrouvera ainsi des communiqués de la Fédération Ibérique des Jeunesses Libertaires, de la Fédération des groupes Socialistes Libertaires et du groupe l’Alliance. Dès le début, la vieille génération se montre particulièrement intéressée par ce mouvement. Un numéro spécial fut édité par l’Ordre libre le journal du cercle La Boétie et des débats communs furent organisés à Bruxelles et à Liège.

Au cours de ceux-ci, des points communs et des divergences apparurent entre ce nouveau mouvement et la pensée anarchiste. Ainsi, tandis que les Provos réclamaient la suppression de l’État et de la propriété privée, la décentralisation, la collectivisation, la démilitarisation et le désarmement de la société, ils étaient soutenus par les anarchistes. Au contraire, ces derniers désapprouvaient l’attitude ambiguë des Provos à propos de la participation à l’État. En effet, certaines figures de proue du mouvement en Hollande ou à Anvers vont être tentées par la participation aux élections.

Une autre distinction importante qui va tout de suite irriter une partie des anarchistes vient du fait que les Provos n’acceptaient pas l’idée de la division de la société en classes. On constatait même parfois dans leurs propos un certain dénigrement du prolétariat, attitude dont s’indignaient les anarchistes. Si les provos admettaient que dans le passé la société était divisée en deux classes sociales, les capitalistes et les travailleurs, il fallait à leur avis distinguer à présent « trois classes éthiques, les autorités, le klootjesvolk (le peuple de couillons) et le provotariat». Selon eux, « La révolution sociale des travailleurs touche à sa fin. La révolution éthique des Provos est commencée » Le mouvement provo caractérise bien le nouveau souffle de pensée qui apparaît dans les années soixante. Il préfigure les nouvelles composantes du mouvement anarchiste et prépare la société aux évènements de 1968.

En Belgique comme en France, ceux-ci démarrèrent dans les universités. Le drapeau noir de l’anarchie y sera hissé. Toutefois, si les mouvements étudiants de 1968 se voulaient contestataires, leurs revendications n’entraient pas toutes dans le cadre des idées anarchistes révolutionnaires. Il n'y avait pas à notre connaissance de groupe anarchiste constitué durant cette période à proprement parler sur les campus belges. Toutefois, à Bruxelles participèrent les anciens étudiants organisés à cette époque au sein mouvement libertaire. Principalement ceux du cercle Socialisme et liberté créé en 1966 sur le campus de l'Université Libre de Bruxelles par Claude Le maire et François Destryker. Cette génération fort impressionnée par les grandes grèves du début des années soixante, avec le soutien de l'ancienne génération venait de fonder la Fédération des Groupes Socialistes Libertaires, une nouvelle tentative de fédération aux ambitions nationales. Sur le campus de l'université à Liège, Noël Godin alors étudiant et aujourd'hui connu pour ses attentats pâtissiers faisait ses premières actions. Il collabora aussi au journal Le libertaire publié par le groupe de Liège de la nouvelle fédération. Mais c’est principalement dans les années qui suivirent que le mouvement bénéficiât d'un regain de popularité.

Nourri de la presse radicale et humoristique française, de courants artistiques influents dans le cinéma, le théâtre et la littérature ou de ses propres expériences communautaires un nouveau courant allait se dessiner. Ainsi par exemple à l'Université libre de Bruxelles se crée le Cercle bête et méchant fondé par Jean-Marie Neyts et des lecteurs du journal satirique français Hara Kiri. Bien que, comme nous l'avons dit, la tentative de fédération nationale venait de nouveau d'échouer, l'ancienne génération, la jeunesse pré-soixante-huit organisée et la nouvelle génération travaillent localement main dans la main. Dans la capitale, ils se retrouvèrent notamment dans un projet comme l'Alliance, une bibliothèque de plus de 800 ouvrages qui travaillait en collaboration avec le CIRA. Mais l'ancienne génération était très vieillissante et se retira bien vite de la gestion et de la vie quotidienne du groupe.

Dès lors, les nouvelles générations laissées à elle-même vont eux aussi comme toujours rentrer dans des schémas conflictuels. D'un côté, une partie des membres emmenés par François Destryker s'orientait vers une pensée politique plus axée sur la lute des classes, influencé par les groupes de France comme Le Noir et Rouge ainsi que Informations et Correspondances Ouvrières (I.C.O.)11 et les mouvements de grève que connaît la Belgique en ce début des années septante. Une partie du groupe édita ainsi Liaison puis Liaison Internationale, des journaux de libre publication qui permet aux travailleurs de s'informer mutuellement sur la situation de leurs luttes. La visite d’un membre de l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste (O.R.A.) et la rencontre de conseillistes anversois se réclamant de Pannekoeke seront aussi déterminantes dans leur évolution. La scission avec la tendance plus rabelaisienne emmenée par Jean-Marie Neyts était inévitable. Ces jeunes anarchistes étaient peu appréciés dans le groupe et considérés comme des « je m’enfoutiste petit bourgeois »12. En quelques années, bien que les idées libertaires se soient bien propagées dans la société comme partout dans le monde, toute organisation ou groupe structuré dans le pays avait totalement disparu. Tout était de nouveau à reconstruire.

La fin du XXe siècle

A partir du milieu des années 70, se mettent en place des nouvelles structures qui vont s'inscrire dans la longévité. C'est l'actualité internationale qui va remettre de l'espoir et de l'enthousiasme parmi les militants. La révolution des œillets au Portugal en 1974 et la mort de Franco en 1975 redonnèrent espoir.

Le groupe de Jean-Marie Neyts va donc s'atteler à éditer un nouveau journal. Alternative Libertaire voit ainsi le jour. Au début simple feuillet A4 à petit tirage, le journal sera très vite rejoints par Roger Noël dit Babar qui jusqu'alors travaillait dans l'édition à l'hebdomadaire Pour, le plus important journal critique de gauche incendié en juillet 1981.

A cette époque, Philippe Cartoi, militant d'Alternative libertaire hérite d'une maison située au numéro 2 de la rue de l'Inquisition et en fait don au groupe. Babar investit dans du matériel d'imprimerie et occupe les lieux. L’association sans but lucratif (asbl) du 22 mars dote le mouvement de sa propre maison d'édition. C'est grâce à celle-ci que le journal et le mouvement vont se développer. Le mensuel sera tiré pendant des années à 4000 exemplaires. La richesse et la notoriété de celui-ci tient aussi du fait des nombreuses associations que nouera le journal au fil du temps. Alternative Libertaire est un journal fait par ses lecteurs. C'est un journal qui se veut ouvert. Son but n'était pas de s'adresser aux militants convaincus mais de toucher la périphérie du mouvement, c’est-à-dire les personnes qui n'ont pas encore de conceptions politiques stabilisées ou qui dans leurs pratiques sont intéressées par les idées libertaires. Le journal profitera bien ainsi du renouveau du militantisme de la fin des années nonante qui s'exprime en Belgique au travers de nombreux collectifs, (collectifs contre les expulsions, les collectifs de chômeurs comme chômeur pas chien, le collectif sans ticket qui militent pour le droit à la mobilité dans les transports en commun bruxellois,…). Le journal n'hésita pas non plus à travailler en collaboration avec des groupes plus institutionnels comme la Ligue des droits de l'homme, le Cercle du libre examen,... La visibilité du journal était telle qu'aujourd'hui encore, il n'est pas rare de croiser des exemplaires de ses très populaires affiches dans des bars, des associations, des bibliothèques voire même des écoles. L'ouverture d'esprit du journal amena le mouvement anarchiste à quitter ses tendances groupusculaires et joua un grand rôle dans la propagation des idées libertaires.

Dès son arrivée, Babar va occuper de plus en plus de place, combinant à la fois les postes d'imprimeur, assurant la mise en page et jouant le rôle de relecteur. Les fondateurs du journal vont donc créer à côté un nouveau groupe dont le but ici est de réunir les forces libertaires de l'époque.

Le centre libertaire trouva un local au loyer modéré situé au 65 de la rue du midi. Cette double maison toujours en chantier est en fait louée par Jean Marc Charlet un militant du groupe. Le groupe monte une bibliothèque et organise des conférences. Il profitera à ses débuts du soutien de vieux anarchistes comme Léo CAMPION13 toujours prêt pour donner un coup de main. Le groupe comptera jusqu'à une cinquantaine de membres dans ses belles années.

Au début du XXIe sicle, devant la vétusté de son principal local, le groupe tentera de s'installer dans une maison des associations. Mais du fait de ses effectifs réduits, il ne put supporter le coût exorbitant de location à Bruxelles devenue capitale européenne et disparut.

Quant à Alternative libertaire, après le départ de Babar pour l'île d'Oléron en 2001, l'édition du journal fut transférée sur Liège. Quelques années plus tard, le réseau de distribution, les abonnements, les lecteurs et, pour finir, le journal disparurent.

Aujourd'hui il subsiste des groupes aux activités diverses : A voix autre, un journal libertaire publié à Bruxelles depuis 2005, le jeune journal Black flag qui travaille en collaboration avec l'association de consommation à Namur, des émissions aussi de radio comme Tranche d'anar sur Radio air libre et des librairies parmi lesquelles l'Acrata, situées en plein centre ville de la capitale ou celle de la coopérative Barricade à Liège, mais le mouvement se cherche encore.

Septembre 2009

Bibliographie

S. ALARCIA [et al], Dictionnaire biographique des militants du mouvement ouvrier belge, Bruxelles,Vie ouvrière, 1995 Nouvelle biographie nationale, vol. 5, 1999,

Roland BIARD, Dictionnaire de l’extrême-gauche de 1945 à nos jours, Paris, Belfond, 1978, 412 p.

Léo CAMPION, Le drapeau noir, l’équerre et le compas, Wissous, Goutal-Darly, 1978, 175 p.

Léo CAMPION, J’ai réussi ma vie, Paris, Editions Borrégo, 1985.

Hem DAY, ERNESTAN (1898-1954), sa vie, son œuvre, Paris-Bruxelles, Pensée et Action, 1955, 32 p.

Hem DAY, « Provo – révo – anarchie » in Défense de l’Homme, n°215 septembre 1966, pp.19-10

Hem DAY, « Quarante ans d’An-archie, rapport sur l’activité anarchiste en Belgique » in

Bibliographie de Hem DAY, Paris-Bruxelles, Pensée et Action, 1964, pp.41-58

Jean DEMEUR, L’anarchisme en Belgique ou la contestation permanente, Paris-Bruxelles, Pierre De Méyère, 1970, 182 p.

Jean-François FÜEG, Aperçu des collections du Mundaneum, Mons, Mundaneum, (collection des inventaires 4), 1999

Nicolas INGHELS, « Histoire du mouvement anarchiste en Belgique francophone de 1945 à 1970. Vingt-cinq ans d'anarchie », Mémoire de licence, Université libre de Bruxelles, 2002

Jean VAN LIERDE, Un insoumis, Bruxelles, Labor, 1998, 208 p.

Jean VAN LIERDE, Carnets de prisons d’un objecteur de conscience (1949-1952), Vie ouvrière, Bruxelles, 1994, 262 p.

Jean MAITRON, Histoire du mouvement anarchiste en France, Paris, Maspéro, 2e édition, 1975, 2 tomes

Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français [ressource

électronique], Paris, Editions de l’Atelier, Editions ouvrières, 1997

Anne MORELLI, « L’immigration italienne en Belgique aux XIXe et XXe siècles » in Anne MORELLI (dir.), Histoire des étrangers et de l'immigration en Belgique : de la préhistoire à nos jours, Bruxelles, Vie ouvrière, 1992, p. 199 et suiv.

Franck THIRIOT, « Belgique 1999, une force se cherche », Alternative Libertaire, 1999 (pal/secam - 90 minutes)

Christian VASSART, Aimée RACINE, Provos et provotariat, un an de recherche participante en milieu provo, Bruxelles, Centre d’étude de la délinquance juvénile, publication n°21, 1968, 160 p.

Interview de Destryker, Jean Van Lierde réalisées en 2002 et Jean-Marie Neyts en 2002 et 2009.

Notes

1 Militants libertaires qui joueront un rôle clé dans les premiers mois de la révolution espagnole, après le coup d’Etat franquiste. Retour au texte

2 ERNESTAN, (15/07/1898 – 17/02/1954) pseudonyme de Ernest TANREZ. Il prit contact avec le mouvement libertaire en 1921, année où il commença à écrire dans un journal anarchiste avant de lancer son propre journal, Rébellion, pour soutenir la révolution espagnole. Dès le début des hostilités de la deuxième guerre mondiale, il fuit en France où les autorités le déportèrent au camp du Vernet. A son retour en Belgique, il fut de nouveau arrêté, mais cette fois par les nazis, et interné au camp de Breendonck. Après la guerre, il continua son action de propagande dans diverses revues Retour au texte

3 Marcel DIEU (30/05/1902 – 14/08/1969) dit Hem DAY, libraire, franc-maçon, militant anarchiste depuis la première guerre mondiale, il collabora à de nombreuses revues durant toute l’entre-deux-guerres et finit par créer la sienne pour y diffuser sa propagande anti-communiste, anti-fasciste et pacifiste. En 1933, lui et Léo CAMPION renvoyèrent leur carnet militaire au Ministre de la Défense nationale pour se délier de toutes obligations militaires et signaler ainsi leur refus de participer aux guerres à venir. Ils furent finalement, après quelques mois de prison, exclus de l’armée. Durant la guerre d’Espagne, il partit à Barcelone œuvrer à la propagande révolutionnaire anarchiste, de manière pacifique et non-violente. De retour en Belgique, il se consacra entièrement à la propagande, continua ses publications et fit jusqu’à sa mort de nombreuses conférences. Il réalisa aussi énormément de recherches sur des sujets divers et devint pour certains, Belges ou étrangers, une référence intellectuelle Retour au texte

4 Jean DE BOË (20/03/1889 – 02/01/1974) militant anarcho-syndicaliste belge, typographe, il voyagea en Europe. Il adhéra très vite aux idées anarchistes. Lors de l’affaire Bonnot, un tribunal français le condamna à dix ans de bagne pour avoir hébergé un des gangsters recherchés par la police. Il en sortit en 1922 après avoir purgé sa peine, puis revint travailler en Belgique. Il collabora alors à certaines revues anarchistes, parfois sous le couvert d’un pseudonyme (QUERCUS, DEMO Georges). Il se lança en même temps dans l’action syndicale. En 1937, il partit pour l’Espagne, et y adopta deux petites orphelines espagnoles. En 1941, alors que la Gestapo était sur le point de l’arrêter, il fuit en France et revint se cacher en Belgique en 1943. En 1945, il unifia le mouvement du livre alors divisé en six organisations et devient le secrétaire du Syndicat unifié du Livre et du Papier de Bruxelles et président de la Centrale de l’Industrie du Livre affiliée elle-même à la Fédération Générale du Travail de Belgique (FGTB), le syndicat socialiste belge. Retour au texte

5 Alfred LEPAPE (1925 – 1996), militant anarchiste pacifiste du Borinage. Il entra dans le mouvement libertaire au sortir de la seconde guerre mondiale. Retour au texte

6 ADAMAS (06/08/1869 – 02/08/1953), pseudonyme de Jean-Baptiste SCHAUT, militant anarchiste gantois d’origine française (né à Roubaix), il collabora jusque dans l’entre-deux-guerres à différentes revues et groupes anarchistes. Retour au texte

7 7Jean VAN LIERDE (né en 15 février 1926-15 décembre 2006) Issu d’une famille très catholique, il collabora dans un premier temps aux Jeunesses ouvrières chrétienne et au Parti social chrétiens et travailla à l’usine avant de reprendre des études à Bruxelles. C’est là que dans l’immédiat après-guerre, il côtoya les milieux libertaires. Avant de s'investir pleinement dans les organisations pacifistes nationales et internationales. Dans un même temps, il lutta contre le colonialisme et se battit pour l’indépendance du Congo. Il devint ainsi ami avec Patrice LUMUMBA. Retour au texte

8 La seule autre organisation pacifiste non violente était le Mouvement Internationale de Réconciliation. Les deux associations seront complètement unifiées en 1976 sous l'impulsion principale de Jean Van-Lierde Retour au texte

9 Denis Durand (à partir de textes de Hem DAY et Marcel VIAUD), « Happening », Anarchisme et Non-Violence, n°11, janvier 1968 Retour au texte

10 Citons par exemple Eidelijk à Gand, Bom à Alost ou Anar à Anvers, Retour au texte

11 Cette prise de contact amena notamment ce groupe à accueillir la conférence internationale de l’I.C.O à Bruxelles en juillet 1969 ou plus de cent cinquante personnes, issues de nombreuses tendances, assistèrent à cette réunion, mais très peu de Belges. Les débats devaient justement porter sur la signification des événements de 1968. Les positions défendues par les groupes tels que Noir et Rouge ou les Enragés de Nanterre, proches des situationnistes et du groupe du 22 mars de COHN-BENDIT, vont aboutir cette année-là à leur exclusion du groupe. A partir de cette époque, l’I.C.O. s’orienta de plus en plus vers le conseillisme Retour au texte

12 Interview de François DESTRYKER Retour au texte

13 Léo CAMPION (24/03/1905 – 6/03/1992). Militant anarchiste, chansonnier. De nationalité belge, il vécut dans un premier temps à Paris, avant de venir habiter Bruxelles dans les années vingt. Il entra en contact avec les milieux libertaires et s’impliqua dans les mouvements de libre pensée. Il collabora à certaines revues en tant que caricaturiste avant d’entamer sa carrière de chansonnier. Il s’investit avec Hem DAY, qu’il vient de rencontrer, dans la lutte pacifiste. Au début de la deuxième guerre mondiale, il fut déporté au camp du Vernet et, une fois libéré, il participa à la Résistance. Après la guerre, il créa l’hebdomadaire satirique Pan. Tiraillé entre Paris et Bruxelles, il choisit finalement la ville lumière pour relancer sa carrière artistique (théâtre, chanson, cinéma). Retour au texte

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Référence électronique

Nicolas Inghels, « Histoire du mouvement anarchiste en Belgique francophone de 1945 à aujourd'hui. », Dissidences [En ligne], 3 | 2012, publié le 03 novembre 2011 et consulté le 21 décembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=213

Auteur

Nicolas Inghels