Dans l’Allemagne nazie, on rencontre l’Antiquité partout : dans les nus néo-grecs des sculpteurs Brecker et Thorac, dans l’architecture néo-dorique de Troost, dans les édifices néo-romains de Speer, dans les étendards du Parti et de la SS. Et la Maison dite de l’art allemand, inaugurée en 1937, a été surnommée par les Munichois la « gare d’Athènes », du fait de son imposante colonnade ! Les Jeux olympiques de Berlin (1936) ont été l’occasion de célébrer la parenté entre Grèce antique et Allemagne contemporaine. L’idée d’une course de relais de la flamme est due aux organisateurs des jeux de Berlin qui voulaient en faire une métaphore du lien entre Antiquité et Modernité, hellénité et germanité. Goering reçut les délégations au pied de l’autel de Pergame à Berlin, entouré de jeunes filles en drapé à l’antique et de garçons grimés en archers. Dans Olympia (1938), Leni Riefenstahl filme la statue du discobole de Myron qui soudain s’anime par le mouvement de lancer de poids de l’athlète vivant : « la pierre grecque s’anime et devient chair allemande dans un fondu-enchaîné qui célèbre la continuité nordique » (J.C.). Mais pourquoi cette référence permanente à l’Antique ? La référence germanique serait-elle insuffisante ? Certains dans l’Allemagne nazie, comme Himmler et les SS, avaient tendance à exalter les anciens Germains, encourageant les travaux des préhistoriens et les fouilles en Allemagne même. Déçu par la modestie des découvertes archéologiques, Hitler a voulu prouver que le sang germanique nordique n’a pas eu pour seule production un amas de poteries ou de cabanes de bois, mais qu’il a abouti, sous des cieux plus cléments, à l’édification du Parthénon ou du Colisée. Rosenberg et Hitler parlent des Grecs comme d’un « peuple nordique ». Les Doriens de Sparte, de même que les habitants originels de l’Italie, seraient venus du Nord. L’Allemagne est forcément grande puisqu’elle a donné naissance à des civilisations prestigieuses, et de plus l’expansionnisme des allemands du XXe siècle est justifié ! Les nazis opposent l’adage « ex septentrione lux » à la formule traditionnelle « ex oriente lux ». Le NSDAP développe une vulgate nordiciste : le noyau de la race nordique se situe dans le Jutland, entre mer du Nord et Baltique. De là diverses branches se sont étendues vers le Sud, Grèce, Rome et même Inde, où elles ont donné naissance à de puissantes civilisations. Du Nord vient la force créatrice ; par vagues migratoires régulières elle régénère la culture nordique menacée. L’histoire est donc relue, réinventée, réécrite. Le plus étonnant : l’Université allemande suit, sans trop de réticences. Servitude volontaire ou trahison des clercs ? En tout cas, la puissante érudition allemande (romanistes, philologues, archéologues, historiens d’art) se met au service du régime. Les manuels de l’enseignement secondaire, scrutés par l’auteur, vulgarisent la thèse indogermanique. Les enseignants vont contribuer à la formation d’un homme nouveau, adossé au modèle antique, l’idéal étant le spartiate, citoyen en armes, soldat politique voué corps et âme à la patrie. L’humanisme classique est réinterprété en faveur du « politischer mensch », cet homme qui ne tire son sens que de son inscription dans la polis. Ainsi nous dit l’auteur « les nazis polissent la rudesse de leurs mots d’ordre par la patine des siècles et dotent leurs idées d’une ascendance reculée et prestigieuse » (p.135). Et ce faisant ils comblent d’aise les élites cultivées, entichées d’hellénisme depuis le XVIIIe siècle (cf. Winckelmann, 1717-68, auteur d’une célèbre Histoire de l’Art de l’Antiquité, 1764, met l’Antiquité à la mode en Europe, dès la fin du XVIIIe siècle, pensons au Serment des Horaces de David). Berlin se couvre d’édifices néo-classiques au XIXe siècle (la Porte de Brandebourg, imitant les Propylées d’Athènes, étant la plus connue de ces réalisations). Dans le Reich allemand, l’art de la guerre s’apprend dans les manuels d’histoire romaine. La Wehrmacht met ses pas dans ceux des légions. La violence des unités SS à l’Est n’est pas sans rappeler l’impitoyable « delenda » des légions de Scipion l’Africain dans sa lutte à mort contre Carthage. Et la rectitude des autoroutes du Reich ont une troublante similitude avec les voies romaines, vecteurs toutes deux d’un projet de conquête militaire. L’Europe sous domination nazie est présentée comme la relève de l’Empire romain, luttant comme lui contre les barbares, les sous-races, la sous-humanité. Et au moment de l’effondrement du Reich, la propagande fait appel à Léonidas pour encourager au combat et pousser au suicide généralisé le peuple allemand. Un escadron de pilotes voué à des opérations suicides portera le nom de ce héros spartiate qui, avec ses 300 hommes, arrêta momentanément les Perses aux Thermopyles ! Ce ne sont là que quelques remarques qui ne rendent compte que partiellement de la richesse d’un livre, manifestement repris d’une thèse de doctorat, écrit en une langue limpide, doté d’une forte bibliographie, de quelques documents iconographiques. Peut-être malgré tout l’auteur, grand érudit, surestime-t-il ses lecteurs quand il ne prend pas la peine de traduire toutes ses citations en allemand et en latin ! Péché véniel qui ne doit pas dissuader de lire ce livre.
Johann Chapoutot, Le national-socialisme et l’Antiquité, Paris, PUF, 2008, 532 p.
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Johann CHAPOUTOT, Le national-socialisme et l’Antiquité
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Référence électronique
Jean-Paul Salles, « Johann Chapoutot, Le national-socialisme et l’Antiquité, Paris, PUF, 2008, 532 p. », Dissidences [En ligne], 1 | 2011, . URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=110