Emilie Guyard, Nadia Mékouar-Hertzberg (éds), Frontières dans le monde ibérique et ibéro-américain/Fronteras en el mundo ibérico e iberoamericano

Référence(s) :

Emilie Guyard, Nadia Mékouar-Hertzberg (éds), Frontières dans le monde ibérique et ibéro-américain/Fronteras en el mundo ibérico e iberoamericano, Bruxelles : Peter Lang, 2022, ISBN : 978-2-8076-1741-4

Texte

Située aux pieds des Pyrénées, la cité paloise constitue un carrefour entre la France et l’Espagne. Il n’est, à cet égard, pas surprenant que l’Université de Pau et des Pays de l’Adour ait été choisie pour héberger le 39ème congrès de la Société des Hispanistes Français dédié au thème des « Frontières dans le monde ibérique et ibéro-américain », ayant eu lieu du 6 au 8 juin 2019. L’ouvrage, regroupant une sélection de douze conférences du colloque, dont cinq en espagnol, est précédé d’un avant-propos et constitue la trace ainsi que le témoignage de cette manifestation centrée sur l’Amérique hispanique et l’Espagne.

Le présent volume, divisé en deux parties équilibrées, prend place dans un contexte planétaire de migrations généralisées, de questionnements identitaires, ainsi que de montée des nationalismes et populismes, expliquant que nombre de contributeurs aient inscrit leur réflexion dans le courant de l’histoire globale (Beaujard, Berger & Norel, 2009 ; Norel, Testot, 2012).

La première partie, « Les frontières “dans tous leurs états” », comprend six articles et s’inscrit dans cette dynamique géopolitique et géoculturelle en étudiant deux processus de constitutions des frontières.

Les trois articles ouvrant le volume mettent au jour le premier processus en examinant les mécanismes de mondialisation – entendue comme « [l’]émergence du monde comme [échelle, système] et espace pertinent » (Levy et Lussault, 2013 : 690-694) pour penser la société dans divers contextes – et de globalisation1 – autrement dit, la reconfiguration du local à l’heure du transnational – du xvie siècle à nos jours en se concentrant notamment sur l’Amérique coloniale. A partir d’un texte de l’historien métis Diego Muñoz Camargo, l’historien Serge Gruzinski (« Entre local et global : penser les frontières dans la mondialisation ibérique ») analyse la colonisation ibérique de l’Amérique latine comme une première mondialisation européenne où le local ne peut plus être pensé et défini qu’en termes globaux à l’échelle de la Monarchie catholique et inversement où le global a des implications directes dans le quotidien des populations indigènes selon ce qu’il nomme le « global intérieur ». Louise Bénat-Tachot (« Quelques réflexions sur l’historicité de la frontière dans la construction de l’Amérique coloniale (xvie siècle) »), quant à elle, se centre sur la cartographie pour, d’une part, étudier l’imaginaire impérial de la conquête qui cherche à faire correspondre frontières naturelles et frontières politiques mais également pour démontrer, d’autre part, que la projection coloniale hispanique a complétement nivelé la conception que les indigènes avaient de leur territoire avant l’arrivée des colons. Enfin, Nejma Kermele (« Fronteras historiográficas, fronteras geopolíticas en la Historia Pontifical de Gonzalo de Illescas (1565–1573) »), par une étude de cas en espagnol particulièrement suggestive de La historia pontifical y católica de Gonzalo de Ilesca, étudie la mise en mots de frontières nouvelles pour l’époque, tout d’abord au niveau textuel et narratologique avec la constitution de seuils ou « frontière[s] étanche[s] » (Genette, 1987 : 28) par l’étude du paratexte introduit par l’auteur pour contourner la censure inquisitoriale, et, ensuite, au niveau spatial avec la mise en place de la république chrétienne globale décidée par le chef de l’Église chrétienne.

L’article de Julio Pérez Serrano (« España y el mundo hispánico en la cuarta globalización moderna (de 1973 a la actualidad) ») fait office de transition entre les deux continents et entre les époques coloniale et contemporaine jalonnant cette première partie de l’ouvrage : l’historien espagnol rend compte de l’historicisation de la frontière dans sa définition et conception sur plusieurs siècles – elle n’est plus forcément le « limes » ou la limite comme l’étudiait Louise Bénat-Tachot, mais peut être perméable et permettre des échanges comme le montre l’exemple contemporain du numérique, convoqué par Serrano – avant de se centrer plus spécifiquement sur la quatrième globalisation, dominée par les États-Unis, la Russie, la Chine et l’Union Européenne, en interrogeant la place et les nouveaux rapports de force que cela suppose pour l’espace ibéro-américain, issu, quant à lui, de la première globalisation.

La première partie se clôt sur deux articles qui introduisent la dynamique métaphorique des frontières dites « imaginées » (Anderson, 2006) ou « intérieures2 » (Monegal, 2022 : 147), par l’étude des nationalismes en Espagne. En effet, dans cette « nation de nations3 » (De Pablo et Mees, 2005 : 260), la frontière, vue comme séparation ou réconciliation avec l’Autre, souvent désigné comme « l’Espagnol », est à la base des nationalismes galicien, basque ou catalan. C’est ce dernier qui constituera la seconde étude de cas du volume. Dans son article (« Los límites de la transición: dos Informes de Pere Portabella sobre el problema nacional catalán en 1976 y 2015 »), Antonio Monegal, fortement inspiré par la pensée de Jacques Rancière, examine deux documentaires de Pere Portabella réalisés à deux moments charnières voire frontières de l’Histoire contemporaine espagnole – la Transition démocratique en 1975 et la naissance du mouvement des Indignés en 2015 – pour mettre en relief un bilan désastreux, moyennant une savante réflexion sur les liens entre art et militantisme comme action pratique et pragmatique dans la réalité : les politiques espagnol(e)s n’ont, en effet, pas réussi à fédérer, dans tous les sens du terme, un état plurinational comme ils l’espéraient au sortir de la dictature franquiste. Plus encore, ces séparations ou limites, d’ordre politique, culturel, linguistique, sanitaire, ou éducatif entre différentes cultures, n’ont fait que se creuser au point d’aboutir à un dissensus, à une cristallisation de ces tensions identitaires dans des conflits territoriaux où réapparaissent des lignes de front. Dans un autre texte dont le titre « Repensar España. A propósito de la cuestión catalana » a presque valeur de programme, Juan Manuel Aragües propose, en écho à l’article précédent, sa lecture polémique et personnelle des revendications indépendantistes croissantes depuis 2015 comme reflet de ce qu’il nomme la crise catalane. Juan Manuel Aragües reprend certains éléments préalablement développés en insistant sur le fait que le nationalisme périphérique catalan ne fait que répondre à un nationalisme d’état espagnol qui continue de véhiculer par ses symboles (hymne, drapeau…), selon l’auteur, le passé franquiste d’un pays encore marqué par une profonde division interne que la Transition n’a pas su corriger ou dépasser et ce comme le démontrerait le maintien d’un système centraliste ne permettant pas la pleine expression de l’altérité des différentes identités nationales.

La seconde partie (« Approches métaphoriques : possibles et impossibles de la frontière ») rend mieux compte du sous-titre du volume collectif : « un enfoque plural ». En effet, à la globalité de la frontière géopolitique dans la première partie répond la pluralité des disciplines convoquées (linguistique, civilisation, études de genre, intermédialité entre poésie et peinture) dans la seconde, permettant d’envisager des ponts voire passerelles (interstice, intervalle …) et une cohérence d’ensemble de l’ouvrage au moyen de thèmes transversaux.

En effet, dans son article, Christian Lagarde (« Entre continuums et frontières : explorer les limites en géo- et sociolinguistique »), par une approche sociolinguistique, réinterroge la notion de cartographie, des dialectes cette fois, en soulignant que les frontières linguistiques doivent exister pour permettre aux individus de construire leur identité individuelle et collective, mais que les langues n’occupent aucun territoire en raison du fait que tout espace est intrinsèquement marqué par la fragmentation et l’hétérogénéité configurant « l’effet (de) frontière » : force est néanmoins de constater que, « sous les frontières, courent les continuums [linguistiques] » (Lagarde, 2022 : 201). L’apport non négligeable de cet article à la réflexion repose sur le recours à la métaphore de la synapse pour penser la frontière comme une zone d’échanges, de passages et d’interaction. Ainsi dans cette conception, la frontière se structure aux antipodes d’une conception la cloisonnant à une simple limite qui séparerait deux territoires ou identités. Toutefois, Christian Lagarde rappelle que les frontières linguistiques peuvent faire l’objet d’instrumentalisation, d’une part, et qu’elles ne sont que des limites mouvantes, d’autre part : là où certaines langues perdent de l’importance au point parfois de disparaître, d’autres s’étendent par-delà les frontières territoriales.

Vient ensuite un triptyque (« Triptyque de la frontière : les mots, le mur, le sexe ») construit et pensé par Nadine Ly, Milagros Ezquerro et Michèle Ramond comme une réflexion commune en réseau, bien que séparée pragmatiquement dans le volume, sur les usages métaphoriques de la frontière entre différentes disciplines où les échos, flux et reflux, allers et retours sont nécessaires. Quand la linguiste Nadine Ly (« Les mots de la frontière ») repart à l’étymologie latine pour montrer, à travers l’étude de différents textes littéraires, les différents sens du terme frontière (faire front, espace d’affrontement et de séparation, lieu d’échange et de passage) dont rend bien compte l’antonyme et adjectif dérivé « transfrontalier », Milagros Ezquerro (« La Grande Muraille des Amériques ») étudie le cas de la frontière emblématique entre Etats-Unis et Mexique matérialisée physiquement par un mur, à travers le cas de deux villes frontalières, Tijuana et Ciudad Juárez, qu’elle analyse par la métaphore de la synapse, déjà évoquée précédemment, en concluant que l’avenir de cette « zone de contact » dépend de la conception que chaque pays aura de la notion de frontière, à savoir une limite ou une synapse. Enfin, Michèle Ramond (« La frontière entre les sexes ») clôt ce triptyque en démontrant que l’idée inhérente de confrontation est toujours présente dans la frontière politique, sociale et symbolique entre les sexes. Cela étant, le maintien d’une telle frontière peut constituer un atout paradoxal pour ériger un féminisme permettant de contrer la marginalisation à l’œuvre. L’étude de ce qu’elle nomme le « matrimoine », à savoir la création d’un patrimoine culturel et artistique élaboré par les femmes, lui permet de souligner le franchissement et la transgression de certaines de ces barrières.

Dans le dernier article (« Espacios y estéticas transfronterizos: el cubismo en la poesía española ») de María Angeles Hermosilla, la « zone de contact » et l’espace poreux constitués par la frontière sont patents. L’autrice cherche à étudier l’intermédialité, autrement dit les enchainements, transferts, passages, interactions, continuités tacites ou affirmés dans le réseau complexe de relations entre poésie et peinture que tissent les auteurs des avant-gardes du début du XXe siècle (Gerardo Diego, Jorge Larrea), qualifiés de « cubistes » par la philologue. Cette perspective « transfrontalière » de l’œuvre d’art aspire ainsi à une vision ouverte de la notion d’image, dont la matérialisation la plus évidente peut être le collage, technique qui souligne les frontières pour mieux intégrer ces différences dans une nouvelle composition.

En résumé, par son approche résolument plurielle tant thématiquement que conceptuellement, cet ouvrage remet sur le devant de la scène la réalité aujourd’hui galvaudée car mondialisée de la frontière en déconstruisant et reconstruisant cette notion opérative pour penser le monde moderne et contemporain : les frontières ne sont pas abolies mais transformées ou déplacées. L’approche globale, mais non globalisante, proposée par bon nombre de contributeurs permet de reposer certains cadres méthodologiques et d’effacer les logiques binaires du soi face à l’Autre pour envisager des dynamiques trans- où il ne s’agit plus de souligner la séparation, mais plutôt des passerelles, des espaces d’ouverture marqués par l’échange, le passage ou l’interaction. Malgré quelques confusions dans l’introduction où les différents textes ne sont pas présentés dans l’ordre d’apparition de l’ouvrage, le lecteur trouvera dans ce volume collectif d’une remarquable clarté aussi bien un rappel des approches traditionnelles sur la notion de frontière que des apports renouvelés permis par le courant historiographique de l’histoire globale sur les dernières décennies.

Un prolongement pourra sans doute être trouvé par l’étude de certains aspects évoqués brièvement ou non mentionnés dans l’ouvrage, très certainement pour des raisons éditoriales. Outre l’étude ethnologique ou anthropologique des populations aux espaces frontaliers à l’espace ibéro-américain (l’interaction entre l’Espagne et le Maghreb dans la période contemporaine par exemple) et l’intégration des territoires du monde hispanique souvent oubliés comme la Guinée Équatoriale ou les Philippines, qu’on pense, à titre d’exemple, à l’étude en vogue des « esthétiques migratoires4 » (Hernández, 2023 : 285) à l’heure de la « cosmopolitisation imaginée, vécue et agie » (Debarbieux, 2015 : 215). Cette étude pourrait ainsi facilement s’inscrire dans le cadre de travaux sur les questionnements identitaires – entre affirmation de soi et identification à des modèles – pour des contemporains souvent en quête de leurs racines. En somme, la gageure serait de (re)partir de l’individu lui-même pour (re)penser la frontière.

Bibliographie

Anderson, Benedict, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris : La Découverte, 2006.

Beaujard, Philippe / Berger, Laurent / Norel, Philippe, Histoire globale, mondialisation et capitalisme, Paris : La Découverte, 2009.

Debarbieux, Bernard, L’espace de l’imaginaire. Essais et détours, Paris : CNRS Editions, 2015.

De Pablo, Santiago / Mees, Ludger, El péndulo patriótico : historia del Partido Nacionalisto Vasco, 1895-2005, Barcelone : Crítica, 2005.

Genette, Gérard, Seuils, Paris : Seuils, 1987.

Ghorra-Gobin, Cynthia, « Notion en débat : mondialisation et globalisation », Géoconfluences, décembre 2017. Document consultable à http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/mondialisation-globalisation

Lagarde, Christian, « Entre continuums et frontières : explorer les limites en géo- et sociolinguistique » in Guyard, Emilie / Mékouar-Hertzberg, Nadia (eds.), Frontières dans le monde ibérique et ibéro-américain, Bruxelles : Peter Lang, 2022, 171-204.

Lévy, Jacques / Lussault, Michel (dir.), Dictionnaire de la géographie, Paris : Belin, 2013.

Hernández, Miguel Ángel, « Otros tiempos : estéticas migratorias, videoarte y el laboratorio de una novela » in Brémard, Bénédicte / Palau, Alexandra (eds), Empreintes d’ailleurs dans le monde hispanique contemporain, Binges : Orbis Tertius, 283-303.

Norel, Philippe / Testot, Laurent (dir.), Une histoire du monde global, Paris : Synthèse, 2012.

Notes

1 Pour davantage de précisions sur ces deux termes, nous renvoyons à l’article de Cynthia Ghorra-Gobin (2017). Retour au texte

2 « Interiores ». Nous traduisons. Retour au texte

3 « Nación de naciones ». Nous traduisons. Retour au texte

4 « estéticas migratorias ». Nous traduisons. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

David Crémaux-Bouche, « Emilie Guyard, Nadia Mékouar-Hertzberg (éds), Frontières dans le monde ibérique et ibéro-américain/Fronteras en el mundo ibérico e iberoamericano », Textes et contextes [En ligne], 18-2 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4489

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David Crémaux-Bouche

Laboratoire ILCEA4-CERHIS – Université Grenoble-Alpes, UFR SoCLE, 1491 rue des Résidences, 38400 Saint-Martin-d'Hères

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