Hervé Bismuth, Pierre-Paul Grégorio, Véronique Liard, Fritz Taubert (éds), La Guerre d’Espagne. Regards d’ailleurs sur un conflit national (1939-2019)

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Hervé Bismuth, Pierre-Paul Grégorio, Véronique Liard, Fritz Taubert (éds), La Guerre d’Espagne. Regards d’ailleurs sur un conflit national (1939-2019), Binges : Édition Orbis Tertius, 2022, 232 p., ISBN 978-2-36783-206-7

Texte

Le recueil d’articles que constitue La Guerre d’Espagne. Regards d’ailleurs sur un conflit national (1939-2019) apporte des éclairages enrichissants sur la postérité de la guerre civile espagnole, la « mémoire de l’évènement, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières » (p. 13), depuis les spécialisations diverses des auteurs, hispanistes et non hispanistes, telles que l’histoire, la littérature anglaise, l’histoire des arts ou les sciences politiques.

L’introduction (p. 9-31), rédigée par Hervé Bismuth, Pierre-Paul Grégorio, Véronique Liard, Fritz Taubert, dresse un panorama très instructif sur la postérité du conflit, d’un point de vue scientifique tout d’abord, grâce aux apports de l’abondante historiographie espagnole, véritablement critique à partir des années 1960, et ceux de l’hispanisme, principalement français et anglais. L’intérêt pour cette période s’est en effet accru à la fin du franquisme, à la faveur d’ouvertures d’archives, des témoignages et des transmissions de mémoires, en particulier de la part des centaines de milliers des Espagnols exilés principalement en France, (p. 18) et, en somme, d’un « renouveau de la recherche historique » (p. 23). Les débats historiques et politiques ont favorisé la prise en compte des problématiques mémorielles, débouchant par exemple sur la reconnaissance des combattants républicains en France avec la présence de monuments commémoratifs dans l’espace public. La dimension internationale de la guerre civile, considérée par anticipation comme un « affrontement entre totalitarisme et démocratie » (p. 13) a, du reste, rapidement alimenté sa mythification : elle incarnait alors un « point de repère communément accepté de l’imaginaire collectif » (p. 15). Les regards extérieurs sur cette guerre invitent donc à s’interroger sur son souvenir, ses représentations, les stéréotypes associés et les émotions qu’ils suscitent, ainsi que sur « les travestissements et les possibles contresens » (p. 14) inhérents à des discours et des contextes de plus en plus éloignés de l’Espagne de la fin des années 1930. En témoignent les campagnes publicitaires de la Bundeswehr en 1990 ou de l’Atlético de Madrid de 2003 qui en faisaient un « simple outil marketing, peu ou prou politisé » (p. 13), ou bien les références médiatiques, plus dramatiques, à deux « moments emblématiques : Guernica et la bataille de Madrid » (p. 18) pour évoquer l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Le premier article, de Désirée Torralba Mesas (p. 33-48), présente en espagnol le cas de la « Prison des Dames d’Espagne d’Alaquàs », qui naquit de la nécessité logistique, pour la Seconde République, de disposer de nouveaux espaces pénitentiaires dans la ville de Valence – capitale à partir de novembre 1936, du fait de la « massification » dans les prisons existantes (p. 36). L’ancien couvent de jésuites d’Alaquàs, utilisé entre 1937 et 1938 comme prison pour femmes à haut profil socioéconomique, comme la nièce de Franco, fit l’objet d’une gestion volontairement différenciée. En effet, la République mettait en avant le traitement bienveillant réservé à ces opposantes (p. 36). La presse nationale (La Vanguardia) et étrangère (comme L’Œuvre) firent d’ailleurs mention de cette prison en des termes élogieux, et une maquette de l’édifice fut construite en 1937 pour l’Exposition internationale de Paris. Le valencien Josep Renau, directeur de l’organisation du Pavillon espagnol, ne fut sans doute pas étranger à ce choix, mais l’ampleur de l’évènement témoigne de la visibilité accordée à cette prison. Elle relevait d’une stratégie de propagande destinée à obtenir des sympathies internationales en affichant une répression à visage humain, à rebours du camp franquiste.

Jean Viviès s’intéresse, quant à lui, aux réflexions sur la guerre civile livrées par un acteur engagé au cœur du conflit, George Orwell (p. 49-61), dans Retour sur la Guerre d’Espagne. Rédigé entre 1942 et 1943, ce texte sans réelle structure est constitué de « sept parties qui se détachent comme les éclats d’un miroir brisé » (p. 55). Jean Viviès met cet écrit en perspective avec le parcours d’Orwell, dont il rappelle la présence à Barcelone et sur le front d’Aragon (p. 52) ; il s’agit en effet d’une véritable « prise de hauteur vis-à-vis de cette expérience qui constitue pour une grande part le laboratoire de sa pensée politique » (p. 51). Bien que l’engagement d’Orwell en faveur du « socialisme démocratique » reste intact –il voit dans la révolution de la guerre civile « un modèle pour l’Europe » (p. 57),– il commente aussi les horreurs du conflit et les discours de propagande des deux camps. Viviès relie d’ailleurs ses réflexions critiques sur le langage au service du pouvoir au monde dépeint quelques années plus tard dans 1984.

Oscar Freán Hernández (p. 63-84) adopte une perspective plus éloignée géographiquement pour analyser la « contribution des anarchistes français à la construction du mythe de la révolution espagnole de 1936 » (p. 66). Alimenté par la nostalgie des libertaires espagnols en exil, ce mythe fut utilisé pour « montrer l’existence d’une alternative anarchiste dans le contexte politique et social incertain de l’après-guerre mondiale » (p. 66), dominé par les gaullistes et les communistes. L’objectif était bien de « renforcer l’identité politique des libertaires français autour d’une référence révolutionnaire proche » (p. 79). L’auteur illustre ce processus d’appropriation et de diffusion à travers une synthèse chronologique et thématique des articles parus dans l’hebdomadaire anarchiste Le Libertaire entre 1944 et 1956. L’information sur la révolution de 1936 fut régulière jusqu’en 1946, avec, entre autres, l’éloge de figures emblématiques comme Buenaventura Durruti, la dénonciation de la répression franquiste, et la critique contre les communistes (p. 70-71). Le 19 juillet 1937, date anniversaire de la révolution, fut, quant à lui, commémorée au détriment du 14 avril jusqu’en 1953 : c’était une pierre angulaire de ce discours de propagande destiné à assimiler, de manière simpliste, le peuple aux libertaires espagnols (p. 77), présentés comme les principaux acteurs du combat.

Alberto Pellegrini retranscrit ses entretiens avec l’auteur italien Vittorio Giardino (p. 83-102), au sujet du cycle de bandes dessinées No pasarán, dans lequel le personnage de Max Friedman participe aux combats espagnols entre février et décembre 1938. À partir de son travail d’écriture et de la consultation de documents d’archives, Giardino explique comment l’art peut puiser son inspiration dans l’Histoire, tout en étayant son point de vue critique aussi bien sur le passé que sur le présent (p. 96), par exemple au sujet des rivalités au sein du camp républicain ou de l’utilisation de la propagande comme « arma di guerra » (p. 93).

Daniel Meharg retrace le parcours de Joe Monks dans les années 1980 à Londres, en tant qu’« exemple typique du vétéran resté fidèle à la cause » (p. 106). Il met en lumière, à partir d’archives personnelles, l’activité méconnue de ce militant et ancien Brigadiste irlandais (p. 103-126) inséré dans le contexte des années 1970-1980, marquées par une « certaine reviviscence de la mémoire des Brigades Internationales en Angleterre et en Irlande » (p. 106). En effet, au départ en retraite des anciens Brigadistes, s’ajoutaient des facteurs étrangers –le déroulement de la Transition politique en Espagne– ainsi que la conjoncture politique locale : l’opposition du gouvernement de Londres de Ken Livingston contre Thatcher constitua un « terreau fertile pour de nombreuses formes de contestation politique, pour lesquelles les Brigades Internationales sont les précurseurs d’une forme d’activisme internationaliste » (p. 107). Cela coïncida également avec une campagne de développement de lieux de mémoire spécifiques, tels la statue à Manchester 1982 célébrant les Voluntarios internacionales de la Libertad (p. 115), et le dynamisme de l’association de Brigadistes vétérans (IBA), par exemple lors du 50e anniversaire guerre civile célébré à Dublin. Monks participa à cette « reviviscence » en prenant part à des réunions et rencontres organisées par l’IBA et les partis communistes anglais, espagnols et italiens, tout en publiant des articles et le texte With the Reds in Andalusia (1985).

Sabrina Grillo (p. 127-144) explique l’approche adoptée dans De la retirada a la reconquista (2012) pour aborder la mémoire du conflit et son impact dans l’imaginaire collectif. Elle détaille le contenu et les choix de transmission de la « mise en mot des souvenirs » (p130) à travers les 11 témoignages de ce documentaire réalisé par Émile Navarro –fils de parents espagnols– et Aymone de Chantérac. Le montage se contente de préciser les propos, par l’insertion d’images d’archives, et juxtapose les témoignages pour mettre en avant leurs points communs. La mémoire officielle est ainsi mise en perspective avec cette « expérience intime et sensible de la guerre et de l’exil » à plusieurs voix (p. 133), qui réaffirme l’identité républicaine et, au-delà, l’importance de la subjectivité, de la mémoire individuelle de la micro-histoire. Le film permet de mieux comprendre le temps présent (p. 132), et constitue en lui-même, pour S. Grillo, un « marqueur de mémoires ».

L’article de Franziska Anna Zaugg (p. 145-169) traite de l’engagement des 800 volontaires suisses dans les Brigades Internationales, et retrace le « long chemin frustré » (p. 145) vers leur réhabilitation au sein de la Confédération Helvétique, après avoir été « sévèrement punis » (p. 145). En effet, s’ils purent compter sur des collectes solidaires en 1936, leur engagement allait à l’encontre des décisions du Conseil Fédéral. En plus des poursuites engagées spécifiquement contre des militants communistes, 600 des 800 Brigadistes furent jugés de 1937 à 1943, et 450 finirent emprisonnés, dans un contexte où la Suisse se montrait plus favorable au camp franquiste et ménageait l’Axe. La répression s’assouplit après la Seconde Guerre Mondiale, mais les exigences de réhabilitation, principalement issues de la Suisse Occidentale, restèrent lettre morte. Elles devinrent plus fortes avec la mort de Franco et la diffusion de plusieurs publications et documentaires, qui remirent la question des Brigadistes dans le débat public (p. 159). Toutefois, si on reconnut en 1989 les « motifs respectables » de l’engagement dans les Brigades Internationales, il fallut attendre 2009 pour que la réhabilitation soit prononcée par le Parlement, alors qu’il ne restait que 5 possibles bénéficiaires.

István Szlágyi expose brièvement les débats historiographiques hongrois sur la guerre civile, et les replace dans une synthèse comparée des évolutions politiques de la Hongrie et de l’Espagne (p. 171-190) : les deux pays connurent de longues périodes de dictature au XXe siècle, ainsi que des périodes de transition « par transaction » (p. 175). La participation des Hongrois au sein des Brigades Internationales fut ainsi réévaluée après la chute du mur de Berlin, car certaines analyses historiographiques réinterprétèrent la guerre civile au regard de la fin de la dictature socialiste, considérant parfois le coup d’état de 1936 comme « una medida preventiva justa » (p. 186). Les Brigadistes incarnaient jusqu’alors « la continuidad de la lucha en la escena internacional en favor del socialismo y de la revolución mundial » (p. 180), approche liée au retour des Brigadistes hongrois après la Seconde Guerre Mondiale, quand certains devinrent des dirigeants du PC Hongrois et occupèrent des postes importants, à l’instar de Ferenc Münnich. L’article se conclut par un aperçu des productions universitaires hongroises sur le sujet au fil des dernières décennies.

Le dernier article, rédigé par Serge Buj (p. 191-218), analyse l’emploi des références à la Guerre d’Espagne dans les discours médiatiques et politiques qui abordent, « au prix de contorsions discursives » (p. 194), les conflits plus récents de la guerre en Libye, en Syrie ou celle en Ukraine. Il met en évidence le « spectre du retour vers les années trente » (p. 199) que comporte ces comparaisons, avec les recours aux mêmes sous-thèmes, en particulier l’exemple des Brigades Internationales, de la non-intervention, et des jugements manichéens sur les différents camps. Le conflit de 1936 devient ainsi une grille de lecture partagée s’adressant aux émotions, valorisant un camp et justifiant, selon les auteurs, la nécessité d’une intervention extérieure. Paradigme de l’horreur, la ville d’Alep incarnait, pour Le Point en 2012, la « version moderne de Guernica » (p. 206). Buj met aussi en évidence une utilisation politique et médiatique à géométrie variable de ces correspondances : elles étaient absentes du traitement de la guerre civile au Yémen, où « la non-intervention devient vertueuse » (p. 210).

Ce recueil d’articles contribue donc à éclairer depuis différentes perspectives la mythification de la guerre civile jusqu’au XXIe siècle, en proposant un décentrage par rapport à l’Espagne grâce à des regards étrangers. La dimension internationale des représentations et des mémoires de ce conflit sur un temps long sont autant de pistes pour des recherches fructueuses.

Citer cet article

Référence électronique

David Grégorio, « Hervé Bismuth, Pierre-Paul Grégorio, Véronique Liard, Fritz Taubert (éds), La Guerre d’Espagne. Regards d’ailleurs sur un conflit national (1939-2019) », Textes et contextes [En ligne], 18-2 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4484

Auteur

David Grégorio

Agrégé d’espagnol, docteur en civilisation espagnole contemporaine, laboratoire ReSO (Université Paul Valéry, Montpellier)

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