Vincent Berthelier, Le Style réactionnaire. De Maurras à Houellebeck

Référence(s) :

Vincent Berthelier, Le Style réactionnaire. De Maurras à Houellebeck, Paris : Éditions Amsterdam, 2022, 384 p., ISBN 978-2-35480-257-8

Texte

Cet ouvrage est le témoin et l’aboutissement d’une thèse de Littérature française soutenue en Sorbonne en 2021. Il dresse l’histoire littéraire française d’un bon siècle d’écritures réactionnaires, en un parcours linéaire qui commence avec Charles Maurras et qui s’achève à l’époque contemporaine avec Michel Houellebecq. C’est également un essai de stylistique historique, qui s’appuie sur une question ouverte à partir des années 1950, celle de l’existence – ou non – d’un style littéraire de droite, question à laquelle on aura souvent répondu – des auteurs de droite, en tout cas – que s’il existe une écriture « de gauche » dont la spécificité se jouerait au niveau des idées, c’est qu’il existe une écriture « de droite » dont la spécificité se jouerait à l’extérieur du champ des idées, et donc au niveau du style. L’intérêt de l’ouvrage, tout historique fût-il, est de dépasser cette question simpliste d’une écriture « de droite » pour poser celle, plus problématique, d’un style réactionnaire, qui se définit a posteriori par la pratique de ses grands maîtres – en tout premier lieu Charles Maurras, le théoricien de l’Action française fondée en 1898, à partir de quoi se structure la pensée d’extrême-droite de la France du xxe siècle.

Cette étude chronologique est présentée en trois grandes parties nommées « Situation[s] » : « L’entre-deux-guerres », « Occupation, Libération », « Vers le monde contemporain », chacune présentant un état des lieux de la pensée réactionnaire dans les étapes concernées. C’est évidemment Maurras qui inaugure cette période, dans laquelle prennent place à sa suite Bernanos et Jouhandeau. Dans cette première « Situation », Vincent Berthelier explique bien que ce qui est à l’œuvre chez ces écrivains, au-delà des positionnements politiques (retour vers le monarchisme, retour à Dieu, antisémitisme…), au-delà des prises de parti littéraires, est le rapport à la langue. Si Maurras dénonce les gratuités rhétoriques héritées du romantisme et critique la littérature du siècle précédent, si Bernanos accuse Proust, Gide et Anatole France d’être des « auteurs spirituellement morts » (p. 82), et si Jouhandeau se réclame dans sa prose de l’héritage de Mallarmé, la langue devient un sujet de premier plan, en particulier à partir de Maurras qui construit le discours de la déploration d’une dégénérescence due à la démocratisation, avec son cortège de fautes d’orthographe et d’influences étrangères. C’est dans cette « Situation » que prend place un « âge d’or du purisme » qui y mérite à lui seul tout un chapitre. Le coup d’envoi de cet « âge d’or » est, au début du siècle, le cycle de réformes institutionnelles consacrant les premiers reculs de l’enseignement du grec et du latin ainsi que les premières propositions de réforme de l’orthographe. Conjugué aux positions maurassiennes, ce purisme instaure, en se protégeant tant de la langue populaire que des jargons, « une méfiance de principe à l’égard des innovations littéraires et stylistiques » (p. 139).

La « Situation 2 » s’ouvre sur une période de net recul de la démocratie, dont le point de bascule est celui du vote des pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940. La période pétainiste qui s’ensuit cherche ainsi, y compris dans le champ de la littérature, les responsables de l’affaiblissement de la France, avant que la Libération pratique son épuration jusque dans le champ littéraire par l’intermédiaire notamment du Comité national des écrivains (CNÉ). Cette situation se joue ainsi en trois temps : après avoir été à l’œuvre dans l’instauration d’un « fascisme littéraire » puis mise à mal à la Libération, la réaction littéraire se réorganise en prônant un « nouvel imaginaire stylistique » (p. 246), fondé dans l’éloge du style et de l’individualisme. La transformation s’effectue sous la houlette des « Hussards » que sont principalement Jacques Laurent, Antoine Blondin et Roger Nimier, et dont l’ouvrage développe les « stratégies » consistant à lutter contre la gauche mais également à crédibiliser de nouveau la pensée réactionnaire après l’opprobre dans lequel l’avait jeté la victoire des Libérateurs et les purges. Du côté du « fascisme littéraire », la première plume à unir incontestablement la recherche d’un style adapté à des temps nouveaux et le propos politique est celle de Céline. Dans ce sillage de la revendication d’un style nouveau associée à des propos politiques clairement anti-déclinistes prennent place Pierre Drieu la Rochelle et Henry de Montherlant, ainsi que ces « copains d’Hitler » (p. 173) que sont les animateurs de Je suis partout Robert Brasillach et Lucien Rebatet. C’est à l’intérieur de cette « Situation », au nombre des écrivains ayant traversé sans trop d’encombre l’Occupation et la Libération, que Vincent Berthelier choisit de consacrer un chapitre à l’équivoque Marcel Aymé, chapitre placé sous le signe de ses « ironies ». Un chapitre est également consacré à Jacques Chardonne et Paul Morand, les pères spirituels des « Hussards » et auteurs collaborationnistes qui auront survécu sans trop de mal à l’épuration.

La « Situation 3 », parce qu’elle traite d’une période s’étendant jusque dans nos récentes années 2010, propose de fait un état des lieux de la littérature réactionnaire contemporaine qui ne saurait être que provisoire. Elle est abordée à partir du constat d’une « rupture générationnelle » (p. 268) : il n’existerait quasiment plus, passé le début des années 1960, de continuité dans la postérité de la littérature réactionnaire, et ce pour la première fois depuis Maurice Barrès. Cette affirmation placée à l’entrée de la troisième partie de l’ouvrage rend problématique a posteriori la présence dans cette partie d’un chapitre entier consacré à l’écrivain franco-roumain Emil Cioran, dont l’œuvre en français traverse un demi-siècle d’histoire littéraire de la France, des années 1940 aux années 1990. Il est vrai que dans la nébuleuse réactionnaire, Cioran n’a pas plus de père qu’il n’a d’héritier. Hormis cette figure, si quelques plumes réactionnaires émergent dans cette dernière période, et paradoxalement souvent en provenance de la gauche, c’est au mieux à partir de 1990, et c’est cette fois relayées par la puissance médiatique. Ce dernier avatar de la droite littéraire, porté par un contexte jusqu’ici inédit – les relais de figures médiatiques telles Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner, Éric Zemmour, Elisabeth Lévy, Frédéric Beigbeder… –, alourdit sa charge idéologique, quitte à perdre ce « style » qui faisait auparavant sa fierté voire sa raison d’être, telle est la thèse de Vincent Berthelier concernant cette période. Les trois derniers chapitres de cet ouvrage sont consacrés respectivement à Renaud Camus – l’auteur du Grand remplacement venu de la gauche avant-gardiste des années 1970 –, Richard Millet – défini par le titre de chapitre « Tradition et francité », et Michel Houellebecq – autour de l’inévitable question du style d’un auteur dont on a régulièrement décrété justement l’absence de style : c’est au moins parce qu’il a une « ambition positiviste » (p. 365) que celui de Houellebecq est qualifié dans cet ouvrage de « style positif ».

Cette histoire littéraire est une histoire sans femmes : le constat en était déjà dressé à la fin de l’introduction de ce livre, qui rappelait « la misogynie du milieu réactionnaire, dans un monde littéraire où celle-ci est déjà considérable » (p. 20). C’est au bout de cette longue et nécessaire chronologie – masculine, donc –, véritable histoire d’un vingtième siècle littéraire peu étudié – sinon pas du tout – dans sa cohérence idéologique et discursive que la conclusion de l’ouvrage, passé l’inévitable bilan de ce parcours et de sa division en trois « moments », aborde la théorisation d’une écriture qui ne peut véritablement être décrite comme un sous-genre littéraire qu’à ce prix. Le sème qui semble s’imposer à toutes les pratiques d’écrivain abordées ici est celui de la distinction : « convictions antidémocratiques », « hostilité aux masses », sur quoi vient s’enter la « distinction stylistique » (p. 371). C’est à partir de cette notion de distinction que se prolonge la réflexion sur le style réactionnaire, son articulation à l’idéologie et à un passé regretté ou fantasmé, jusqu’à produire la thèse finale de l’ouvrage : « le style réactionnaire ne veut pas tant revenir en arrière, que monter au-dessus » (p. 384). C’est cette indispensable conclusion, alimentée par une analyse stylistique discontinue des auteurs étudiés dans ce livre, qui lui donne, outre sa contribution non négligeable à une histoire de la langue littéraire française, la dimension d’un essai.

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Référence électronique

Hervé Bismuth, « Vincent Berthelier, Le Style réactionnaire. De Maurras à Houellebeck », Textes et contextes [En ligne], 18-1 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4293

Auteur

Hervé Bismuth

Maître de conférences, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne Franche-Comté, UFR de Langues et Communication, 4 Boulevard Gabriel, 21000 Dijon

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