Nicolas Poirier, Exil et création de soi. Canetti, Gombrowicz, Joyce, Lessing, Mann, Nabokov et Saïd

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Nicolas Poirier, Exil et création de soi. Canetti, Gombrowicz, Joyce, Lessing, Mann, Nabokov et Saïd, Paris : Classiques Garnier « Littérature, Histoire, Politique n° 51 », 2022, 442 p., ISBN : 978-2-406-13162-5

Texte

Auteur d’une thèse sur Cornelius Castoriadis, Nicolas Poirier, docteur en science politique et HDR en philosophie contemporaine, propose avec cet ouvrage une longue réflexion sur les rapports entre l’exil et le processus de création artistique. Le panthéon des créateurs en exil est certes particulièrement peuplé, même si l’on s’en tient au seul panthéon littéraire, et le lien entre l’exil des auteurs et leur création peut aussi bien être putatif voire résultant de spéculations plus ou moins heureuses, comme on l’aura eu abondamment fait il y a déjà un demi-siècle avec les auteurs dramatiques du théâtre « de l’absurde » en France. Nicolas Poirier évite ce genre de chausse-trape hasardeuse en s’appuyant sur un corpus d’œuvres autobiographiques ou tout au moins autofictionnelles, de celles où ce sont les auteurs eux-mêmes qui parlent de leur condition d’exilé, de leur activité créatrice : la réflexion s’appuie ainsi, et sainement, sur les discours mêmes de ces auteurs chez qui la condition d’exilé est aussi variée que possible, en même temps qu’elle affirme d’emblée le postulat d’un « lien intrinsèque » (p. 7) entre cette condition et la modernité. Cette réflexion prend une de ses sources dans des lectures antérieures de Castoriadis, en particulier l’opposition instaurée par le philosophe grec entre « l’imaginaire instituant (la nouveauté née de la création) » et « l’imaginaire institué (la tradition née de la cristallisation de la nouveauté dans des institutions) » (p. 56).

L’ouvrage commence dès son introduction à définir ce qu’il en est de l’exil par le préalable d’un rejet de la fausse question du « déracinement », qui est d’ailleurs une thématique absente des auteurs du corpus, véritables cosmopolites dont l’altérité est une condition créatrice. La réflexion est balisée en quatre étapes, quatre « parties » : « Exil et création », « Déplacements et métamorphoses », « Éthique de la création et écriture de soi » – partie elle-même divisée en deux sous-parties : « Cosmopoétique » et « Se créer soi-même : devenir écrivain ». La première partie prolonge le travail définitoire entamé dans l’introduction, en rappelant les sèmes que charrie la notion polysémique d’exil : contrainte et séparation. Elle fait ainsi la part de ce qu’a représenté l’exil chez Elias Canetti, Klaus Mann et Vladimir Nabokov pour qui l’exil a résulté d’une contrainte politique, chez Edward Saïd pour qui l’exil pour des études aux États-Unis subi en raison d’un choix parental résulte d’une contrainte non politique, chez Witold Gombrowicz décidant de rester à l’étranger pour des raisons tenant aux circonstances mais aussi à la cohérence de son parcours personnel, et chez James Joyce et Doris Lessing dont l’exil aura été entièrement délibéré.

L’exil n’est ainsi pas forcément un traumatisme, et le « travail de deuil » du passé laissé derrière soi ne se fait pas chez tous dans la douleur. Mais tous portent en eux la certitude d’un exil définitif, ce qui les distingue d’un exilé célèbre comme Victor Hugo dont les presque vingt ans passés hors de France n’ont été constamment envisagés que comme une parenthèse, celle du temps que durerait le Second Empire : chez les sept auteurs étudiés ici, l’exil est un passage obligé et sans retour, qui nourrit la création littéraire au moins dans la mesure où elle l’interroge. L’appariement de l’exil à la modernité, nourri des « Réflexions sur l’exil » d’Edward Saïd, repose sur les nouvelles relations entre l’homme et la société que la modernité a développées, dans un contexte où l’individu à émergé de la collectivité et se retrouve d’une certaine manière face au monde. Si la simplicité créatrice trouve son épanouissement dans la modernité, force est de reconnaître que la création littéraire portée par l’imaginaire d’un artiste en exil est liée à la modernité en tant qu’elle est le produit d’une singularité particulière : celle d’un être étranger au monde dans lequel il vit, et en quelque sorte étranger à lui-même, celle pourrait-on dire d’un self-made author ; c’est en ce sens que Nicolas Poirier affirme que Vladimir Nabokov « a dû se réinventer comme auteur américain » (p. 65).

La deuxième partie de l’ouvrage est l’occasion de décrire la singularité de chacun des exils des écrivains à l’étude. « Déplacements et métamorphoses » : c’est la relation même entre la migrance et la réinvention de soi que cette rupture oblige qui est ici analysée. Et si la réflexion prend justement son point de départ dans l’histoire littéraire et la thématique du voyage romantique, c’est pour mieux rendre compte de la spécificité de ce qui est en jeu chez ces sept auteurs du xxe siècle. S’il est vrai que de façon générale la création littéraire ne s’accomplit que dans la distance prise avec le monde, sa société et ses représentations – et nul besoin pour ce constat, comme le rappelle Nicolas Poirier, de convoquer le cliché de l’« artiste maudit » –, la littérature romantique aura offert des cas connus et exacerbés de cette prise de distance : exil de Goethe en Italie, exil des Shelley sur le continent. Reste qu’aussi bien pour l’un que pour les autres, ces exils ne consistaient qu’en des asiles provisoires – à la façon de celui d’Hugo mentionné dans la première partie du livre : si Percy Shelley n’est jamais revenu dans son pays, c’est simplement pour avoir trouvé la mort en Italie. Pour ces sept auteurs, l’exil, loin d’être un purgatoire, est un passage définitif vers une autre vie, constitutif de l’identité de l’écrivain et de l’identité de sa création, condition pour une réinvention. L’étude de chacun des parcours individuels de ces sept auteurs dans leur migrance fait la part en deux chapitres distincts de la question de la contrainte, posée depuis l’introduction de l’ouvrage. S’il est vrai que tout exil est en soi une contrainte, celui de Lessing, Joyce et Gombrowicz n’en a pas moins résulté d’un choix reposant sur une volonté délibérée de rompre pour se réinventer, à la différence de celui de Canetti, Nabokov, Mann et Saïd, imposé par des circonstances politiques pour les trois premiers et par sa famille pour Saïd ; il est vrai que l’histoire familiale même de Saïd le prédestinait, dans « le puzzle embrouillé de ses origines » (p. 188), à une marginalité culturelle, linguistique et territoriale.

La troisième partie, centrée sur la question de l’écriture, est placée sous le signe de l’éthique et a pour objet d’étude les écrits autobiographiques des auteurs à l’étude, autobiographies au sens propre (Canetti, Lessing, Gombrowicz), autobiographèmes ponctuant l’œuvre (Nabokov, Mann, Saïd) et legs épistolaire (Joyce). La lecture de ces textes est confrontée à la convocation de philosophes, dont Castoriadis – sur la façon dont le sujet acquiert sa propre autonomie – et Foucault – sur le parcours allant du « souci de soi » à la « création de soi ». Ces textes, paroles sur l’exil et d’exil, sont interrogés du point de vue du lien qu’ils cherchent à tisser avec leur destinataire – question déjà problématique en soi pour toutes les productions d’écrivains – et de leur appartenance culturelle voire simplement nationale. La question de l’« appropriation » de l’œuvre, développée ici à propos de Kafka et de l’heureuse trahison de son ami Max Brod, n’a aucune incidence chez les auteurs du corpus et semble avoir été posée là comme l’étape d’une réflexion inféconde mais qui méritait d’être mentionnée ; elle n’est après tout qu’une parenthèse dans la réflexion sur la question de l’appartenance collective de cette « littérature cosmopolite », prise entre les jeux de filiation et le désir d’ « appartenir au monde ». Éthique : de ce regard posé sur le monde, monde d’origine, monde d’arrivée ou vaste monde, l’étude interroge évidemment ce que ce regard peut avoir de politique, y compris de cette « politique en minuscule » (p. 259) qu’est la politique du microcosme individuel. De ce politique qui sous-tend le discours autobiographique, l’étude analyse le refus du totalitarisme (« Refuser la négation de l’individualité au nom de la société future », p. 264) chez Lessing aussi bien que le refus de l’écriture de l’Histoire au service des conquérants (Canetti). Éthique : elle concerne également le positionnement de ces auteurs renvoyant dos à dos aussi bien l’« universalisme abstrait » (occasion pour Nicolas Poirier de critiquer celui d’Alain Badiou) et le « singularisme identitaire ». La « dialectique du singulier et de l’universel », à l’occasion de laquelle sont convoqués aussi bien Sartre que Goethe, sont éclairés par la notion d’« individualisme qualitatif » empruntée à Simmel. La dernière section de l’ouvrage pose la question de cette autobiographie particulière qui est celle des auteurs littéraires et de ce que cette pratique peut avoir de réflexif comme retour sur soi d’un sujet écrivant pour qui écrire sur soi est à la fois une prolongation de son activité d’écriture et une continuation de sa vie d’écrivain – double façon de « devenir soi à travers l’écriture ». C’est fort de cette réflexion que le chapitre final « Chaos et réflexion » s’attache à définir le parcours de chacun des sept auteurs à l’étude.

La conclusion de cet ouvrage riche tant en références littéraires et philosophiques qu’en îlots de réflexion divers organisés par une écriture à la fois précise et élégante rappelle que les sept auteurs à l’étude, outre la communauté des thèmes qui les unit, sont portés par une même éthique créatrice, celle qui les fait échapper à l’enfermement identitaire – occasion pour le philosophe Nicolas Poirier de définir au bout de ce parcours la création dans ce qui la distingue de la fondation : ces sept auteurs offrent à leur destinataire la chance de lui proposer d’eux une image de créateurs – et non de fondateurs.

Outre la bibliographie attendue dans ce type d’essai, l’ouvrage propose un index des noms propres.

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Référence électronique

Hervé Bismuth, « Nicolas Poirier, Exil et création de soi. Canetti, Gombrowicz, Joyce, Lessing, Mann, Nabokov et Saïd », Textes et contextes [En ligne], 18-1 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4291

Auteur

Hervé Bismuth

Maître de conférences, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne Franche-Comté, UFR de Langues et Communication, 4 Boulevard Gabriel, 21000 Dijon

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