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On ne peut être surprise, quand on travaille sur les écrits des femmes en général, de l’effacement de ceux qu’elles ont produits sur l’art. Les hommes des milieux artistiques ont ceci de commun avec les autres, qu’ils ont une préférence marquée pour les femmes silencieuses, même si dans leur cas elles reçoivent le joli nom de muse. L’un des buts de ce recueil était donc de (re) donner une place à ces écrits oubliés ou à demi oubliés des femmes sur l’art, le leur et celui des autres. Nous avons choisi de ne pas imposer de restriction temporelle ou géographique. Bien que le fait que le recueil ne remonte pas plus loin que le XIXe siècle ne signifie pas qu’il n’y a pas eu de femmes critiquant et conceptualisant l’art et ses pratiques avant cette époque, mais simplement que le champ de recherche ne fait que s’ouvrir. Tout comme le fait que toutes les femmes dont les écrits sont abordés ici soient de culture occidentale est sans doute une limite ; mais cela peut aussi être vu comme un point de départ.

Nous sommes évidemment parties de quelques questions auxquelles nous pensions trouver au moins un début de réponse : comment les femmes parlent-elles d’art ? En quoi leurs discours suivent-ils les modes/dogmes artistiques de leur époque ? En quoi sont-ils spécifiques aux femmes tant dans la perception que dans l’expression ? Nous ne nous étions pas, il est vrai, posé la question de pourquoi les femmes écrivent sur l’art ; cela nous semblait aller autant de soi que pour les hommes. Il s’est cependant avéré que dans le cas des critiques du XIXe siècle et dans celui d’Elisaveta Konsulova-Vazova, les motivations n’étaient pas simplement d’ordre artistique, et nous y reviendrons.

Mais ce qui nous a le plus frappées au terme du travail est l’évolution – et peut-être encore plus les aléas de l’évolution – dans le caractère et le ton de ces écrits. Cette évolution est évidente entre les premières critiques d’art féminines et A. S. Byatt aujourd’hui. En effet Nelly Sanchez et Laurence Brogniez, l’une à partir d’un cas particulier, celui de Mathilde Stevens, et l’autre de manière plus générale, révèlent la complexité des motivations des femmes écrivant pour le salon. L’ambition est d’abord tout à fait personnelle, et plus littéraire qu’artistique ; c’est le désir de se faire un nom dans le monde des lettres parisiennes. Mais Brogniez et Sanchez mentionnent aussi toutes deux l’implication de ces femmes dans la réflexion artistique de leur époque, et le chemin qu’elles ouvrent ainsi vers une plus grande indépendance d’esprit et professionnalisation pour toutes les femmes. D’un autre côté, les auteures insistent également sur l’assomption de féminité qui caractérise les critiques de Mathilde Stevens, Andrée Cantaloupe, Georgette de Fauvel et autres. Brogniez parle de leur manière de jouer de leur délicatesse féminine et d’anticiper les critiques. Sanchez explique comment Mathilde Stevens reprend tous les poncifs de la « nature féminine ». En contrepartie elle mentionne l’établissement d’une complicité avec le lecteur, une des caractéristiques de ce qu’il est convenu d’appeler l’écriture féminine. Brogniez, quant à elle, voit dans le choix du medium, la presse féminine, une volonté de promouvoir de nouveaux rôles pour les femmes. En même temps émotion et impression plutôt qu’analyse et réflexion sont, dans les deux articles, ce qui semble caractériser cette critique d’art au féminin. Mais là encore il faut nuancer. Brogniez souligne le fait que cette « méthode » mène à une reconsidération de la notion de nu (différent du déshabillé) et Sanchez suggère la possibilité d’une autre manière de regarder et de parler des œuvres d’art, ce que nous retrouverons plus tard. Encore que cette dernière démontre également et de manière très pertinente l’influence écrasante de la critique masculine (en particulier Baudelaire) sur l’écriture de Mathilde Stevens. Influence qui la mène à ce que l’on appellerait aujourd’hui plagiat, et explique qu’elle soit tombée dans l’oubli.

Irina Genova dans son étude du parcours d’Elisaveta Konsulova-Vazova au début du XXe siècle nous donne un exemple des difficultés vécues par une femme engagée non seulement dans l’avant-garde artistique de son époque mais aussi dans une mission plus générale d’éducation, en particulier des femmes, de son pays, la Bulgarie. Pionnière dans son pays, ayant participé activement à une nouvelle vision de l’art dans le cadre de la renaissance bulgare, elle se révèle incapable ensuite d’aller plus loin et d’intégrer dans ses écrits les nouvelles avant-gardes telles le Bauhaus. Cette position dépasse pourtant les limites personnelles qui pourraient être celles de Konsulova-Vazova. En effet, les nouveaux mouvements artistiques étaient perçus comme une menace pour la modernité à peine achevée pour laquelle elle s’était battue. Mais cette demi-victoire – ou cette demi-défaite – de la critique d’art ne peut être perçue que comme fondamentalement honorable chez une femme qui mit l’art au cœur du progrès général qu’elle voulait pour son pays, et au cœur de son entreprise d’éducation des femmes à laquelle elle tenait tout autant.

L’article de Sophie Cras sur la critique d’art au féminin aux États-Unis dans les années soixante confirme l’impression d’une progression dans l’indépendance d’esprit, peut-être parce que les femmes qu’elle étudie, Barbara Rose, Lucy Lippard, Annette Michelson et Rosalind Kraus, s’en tiennent strictement à leur métier de critique d’art. On remarque cependant qu’elles sont toutes au départ élèves ou disciples de Clement Greenberg et qu’elles continuent à appuyer leur travail sur des références masculines. Mais il est clair qu’elles construisent, chacune à sa façon, une forme d’écriture sur l’art qui ouvre la voie à la critique féministe qui va se développer dans les décennies qui suivent. La réintroduction du spectateur et de sa vision particulière ainsi que la prise en compte du corps confronté à l’œuvre d’art participent en effet de la libération de la parole des femmes, sur l’art et de manière générale. L’expérience physique de l’œuvre d’art prend le pas sur les concepts formalistes intellectuels et permet à ces femmes d’effectuer non seulement une distanciation par rapport aux dogmes masculins qui les avaient formées mais aussi d’affirmer – ou de commencer à affirmer – la validité d’une perception et d’une vision de l’art qui, si elle n’est pas « essentiellement » féminine, intègre le vécu des femmes.

Cette perception au féminin de l’œuvre d’art, A. S. Byatt l’assume sans aucun complexe, même quand cette œuvre est celle d’un homme, ici Noël Forster et Alan Stoker. Brigitte Malinas-Vaugien démontre de manière convaincante ce qui constitue cette nouvelle forme de critique d’art. Elle souligne l’omniprésence du corps, de la sexualité et de la maternité dans l’appréhension par Byatt de tableaux abstraits. L’ouverture au corps du spectateur effectuée par ses consœurs américaines s’est non seulement consolidée mais s’est aussi clairement genrée. Son inscription du « je » féminin dans la critique la relie également aux pionnières du XIXe siècle, mais avec une différence. Le corps à corps qu’elle poursuit avec la matière des tableaux en partant de son corps de femme transforme la création ex nihilo telle que la concevaient Forster et Stoker en création par gestation. Plus important encore, elle passe de la gestation créatrice de vie individuelle à la création dans le sens plus large, celle de la terre en constante évolution. Elle atteint ainsi l’universel si longtemps nié à la pensée des femmes.

La distance entre l’ambition personnelle de réussite à la création de concepts universels est indéniable. Il n’en demeure pas moins que les travaux entrepris sur l’écriture des femmes critiques d’art a également révélé la forte présence de ce qu’on pourrait nommer, pour reprendre un terme que les artistes hommes ont beaucoup aimé, des indépendantes. Ce sont en général des artistes qui écrivent sur leur art, ceci expliquant sans doute cela.

Car si dans les années 1960 et 1970, les critiques d’art américaines s’affranchissent brillamment de la domination masculine et osent s’en prendre au dogme moderniste, les femmes artistes tentent elles aussi, parallèlement, d’affirmer leur indépendance. L’écriture fut pour elles non seulement un moyen d’émancipation mais aussi un ressort pour faire exister leur art dans un milieu où les femmes restaient largement minoritaires. Les mouvements radicaux nés aux États-Unis dans les années 1960, art minimal, conceptuel, Land Art étaient davantage le fait des hommes que celui des femmes. Dans ces groupes où elles occupent une place réduite, l’écriture s’est apparentée à une stratégie pour faire reconnaître leur place et leur art. C’est le sujet qu’aborde Marlène Gossman dans son article consacré à Nancy Holt. À partir de l’analyse de l’essai de Holt publié en 1977 sur les étapes du projet de Sun Tunnel, Gossman démontre l’attitude exemplaire d’une artiste consciente de l’importance de son œuvre et soucieuse de l’inscrire dans le mouvement déjà intronisé du Land Art. Le texte, moyen d’expression très souvent utilisé par l’avant-garde pour y développer des théories artistiques neuves, en rupture avec les codes établis, est ici adopté par une femme pour revendiquer à son tour une manière autre de faire de l’art et de le percevoir. Pour la cinéaste Maya Deren aussi, l’autonomie artistique est un principe absolu qu’elle n’eut de cesse de défendre dans ses nombreux écrits théoriques. Eléonore Antzenberger revient sur le parcours de cette artiste radicale pour rendre compte de la véritable stratégie – ou rituel selon la rhétorique de Deren – qu’elle a élaborée afin de soutenir l’idée d’un cinéma indépendant contre les grandes productions hollywoodiennes. Maya Deren est une artiste engagée dont les textes expriment ses convictions pour un cinéma d’avant-garde. Toutefois, si le contexte dans lequel elle milita était largement dominé par des hommes, elle ne chercha pas à féminiser son art mais plutôt à l’individualiser. L’on notera que sur ce point la démarche de Nancy Holt est similaire à celle de Deren.

Chez Maya Deren et chez Nancy Holt, l’écrit est indissociable de la publication. Revendiquant l’une et l’autre leur appartenance à l’avant-garde, elles lui empruntent la technique déclarative pour affirmer leurs positions et valeurs esthétiques, les défendre et les confronter avec le public. Le journal intime suppose une attitude différente de la part de son auteure vis-à-vis de sa propre pratique artistique aussi bien que vis-à-vis des cercles qu’elle fréquente. Paula Modersohn-Becker, Marie Laurencin, Shirley Goldfarb eurent recours à ce mode d’écriture où la diariste accompagne l’artiste plasticienne dans la quête de son art et d’elle-même, à la fois en relation avec le monde environnant et contrainte à un retranchement qui paradoxalement la libère. Chez elles, le journal incarne une forme de résistance à un ordre dominant, puisqu’elles y expriment une pensée personnelle sans entraves, ce qui leur est impossible dans la sphère publique. C’est le cas de Paula Modersohn-Becker dont les carnets reflètent son opposition aux conventions artistiques et sociales. Marianne Walle suggère fort bien l’isolement de cette artiste moderne non reconnue par ses pairs y compris son mari, peintre lui aussi, et insiste sur le rôle majeur joué par son journal où l’identité artistique de cette femme proche de Cézanne et des expressionnistes dont elle est un précurseur a pu s’affirmer, envers et contre tout. Marie Laurencin et Shirley Goldfarb ont en commun une forme de retrait consenti vis-à-vis du monde de l’art. Si les rapports de Marie Laurencin avec l’avant-garde restent cependant ambigus et assez flottants comme en témoignent ses Carnets de la Nuit, les liens de Shirley Goldfarb avec le système de l’art sont délibérément rompus par l’artiste elle-même qui jouit alors de son renoncement comme d’une liberté souveraine, mais non sans mélancolie. Pour ces femmes et beaucoup d’autres, la terre d’indépendance peut ressembler à un îlot de résistance. Dans leurs articles respectifs, Elisa Borghino et Frédérique Villemur laissent voir combien la conquête de leur indépendance mêle chez ces artistes sentiment de libération et sentiment de résignation. Le journal de Shirley Goldfarb enregistre le temps qui passe, les longues heures passées aux terrasses des cafés où elle observe et se raconte à travers les menus événements qui la traversent, curieuse d’elle-même et finalement résistant – en choisissant le rien, le vide, l’attente – face à la société capitaliste et machiste, et au marché de l’art. Même l’air de rien, il est remarquable de constater dans les écrits de Laurencin et Goldfarb, bien que différentes l’une de l’autre, une critique des prescriptions avant-gardistes dominant l’art du XXe siècle – sur le mode de la distance, la discrétion, l’humour, la lucidité. Décider de sa place au sein ou en marge d’un cercle artistique constitue un motif de méditation dans les écrits féminins (Marie Laurencin s’interroge explicitement sur cette alternative) et de négociations. Pour la photographe et écrivaine Claude Cahun, l’affirmation de son indépendance vis-à-vis du Surréalisme est une nécessité malgré l’admiration qu’elle ressent pour le mouvement et sa personnalité phare André Breton. À partir de la correspondance de l’artiste, Charlotte Maria montre clairement le caractère complexe des relations entre Cahun et le groupe dont elle est intellectuellement proche tout en refusant une quelconque affiliation. Tout se passe comme si l’instabilité de sa position – obligée et volontaire à la fois – garantissait seule la liberté de l’artiste.

Les conclusions de ce premier travail sur les femmes et leur écriture sur l’art sont donc, dans l’ensemble, ambiguës. Sous un engagement certain percent souvent les hésitations, les doutes, et parfois même un certain découragement. Comme si les femmes écrivant sur l’art devaient mener le même combat d’affirmation de soi que les romancières et poétesses avant elles. Notons toutefois que le travail de Maya Deren ou de S. A. Byatt tous deux assurés et sans concession – le premier dans son individualité d’artiste, le second dans son regard féminin assumé – sont porteurs d’espoir. Le passage du doute de soi à la confiance en soi a été rapide si on le compare à leurs sœurs dans l’écriture. Il ne reste qu’à espérer que l’habitude de l’oubli se perdra tout aussi vite.

References

Electronic reference

Marianne Camus and Valérie Dupont, « Préface », Texte et image [Online], vol. 1 | 2011, . URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textetimage/index.php?id=74

Authors

Marianne Camus

Professeur, Centre Interlangues « Texte Image Langage » (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR langues et communication, 2 Bvd Gabriel 21000 Dijon – marianne.camus [at] u-bourgogne.fr

Valérie Dupont

Professeur, Centre Georges Chevrier, Université de Bourgogne, UFR Sciences humaines, 2 Bvd Gabriel 21000 Dijon – val.dupont [at] wanadoo.fr