Introduction à une étude originelle de l’éphémère

DOI : 10.58335/shc.92

Plan

Texte

Au premier abord, dire l'éphémère, parler de lui, le nommer ou lui laisser la parole, semble poser un problème. Comment, en effet, laisser venir vers nous comme écrivains et penseurs celui-là même qui ne dure qu'en passant ? Comment pourrions-nous laisser parler l'éphémère ?

Nous ne voulons pas chercher à décrire un simple champ sémantique qu'il occuperait ou occupe depuis toujours comme mot dans une langue donnée, et ce afin de ne pas réduire notre considération à une pseudo-étude linguistique, quel que soit le lien qu'elle puisse entretenir ou révéler au fait social d'une nation ou d'un groupe donné, universitaire ou autre.

Parler de l'éphémère, c'est oser écrire sur ce qui ne se donne pas comme objet à saisir par un observateur, que ce soit directement dans différentes manifestations intra-mondaines et situationnelles ou indirectement dans une idée ou un concept donné à découvrir ou recouvrer. L'éphémère vient à la parole, celle qui veut le considérer, en tant qu'éphémère – il reste et demeure pendant quelques instants passagers. S'il faut penser l'éphémère, s'il faut voir ce qu'il en est, ce sont ces moments particuliers que nous devrions considérer : ils gardent de l'éphémère ce qu'il laisse, sans que ce soit un objet particulier et permanent qui retiendrait quelque constante physique ou numérique réelle de ce qui ne fait que s'en aller, comme pour lui donner un concept bien précis et (pré-)déterminé.

Aborder ces moments, serait-ce les identifier et donc retrouver leur lieu précis ? Oui et non.

Non si nous nous laissons tenter par une entreprise qui cherche des lieux et des textes ou mots concrets possibles, venant d'une réalité particulière que le chercheur considérerait comme endroit privilégié, où ce qui est éphémère se présente en tant que tel en passant et laissant derrière lui une trace bien visible : un objet obsolète, un texte insolite, un mot perdu dans les arcanes de la philologie, tombé hors d'usage mais gardant la trace d'une certaine réalité qui perdit un jour sa permanence espérée et qui garde de son éphémère une constante bien évidente, preuve d'un affairement ou d'une création éphémère. Il y a là-dedans, en effet, de l'éphémère, mais la réflexion qui s'arrête là n'approche ce dernier que de loin et en se perdant dans les détails de la recherche scientifique de quelque type qu'elle soit.

Oui, parce que l'éphémère est à chercher dans son lieu propre, qui n'est point dans les divagations de l'âme rêveuse face au monde qui passe. S'il y a l'éphémère d'une certaine manière, il a un lieu où son sens se donne et se pense, il est abordable.

Ce n'est pas un principe subjectif d'identification qu'il faut chercher – nous ne « devenons » pas « éphémères » pour considérer l'éphémère, et celui-ci ne rend pas éphémère ce qu'il touche, tel un élément dé-temporalisant – bien au contraire, il dit le temps plus que tout autre concept ou phénomène, il porte notre attention sur le temps. Comment est-ce possible ?

Ce qui vient en passant se laisse apercevoir comme trace de l'éphémère. Ce faisant, il trouble le mode quotidien du temps ; l'homme se mouvant dans le temps dans ses occupations journalières est alors interpellé et différemment : le temps est retrouvé comme ce qui (se) temporalise. Que veut dire cette temporalisation ? Au sein de quelle version du temps se manifeste-t-elle et comment ? Peut-on même parler d'un « se manifester » en approchant le temps depuis l'éphémère ? Pour répondre à ces questions, il nous faut regarder le temps tel qu'il nous apparaît dans ses définitions actuelles ; nous pourrons alors partir de ces constatations pour poser la question plus originellement et à partir de notre point de vue particulier et nécessaire : celui de l'homme dans son monde et ce qui constitue ce monde dans le temps.

On divise évidemment le temps en trois parties : le passé, le présent et le futur. Nous accordons ensuite à chacune une dimension et une détermination particulières qui fondent notre approche du temps et de son passage. Le passé est lié à l'histoire, il est le temps de l'histoire ; le présent est lié à l'action, au moment présent et donc à la présence des objets et des événements qui s'y rapportent – les actualités ; le futur est lui lié au projet et à l'avenir, il est le temps de la planification mais aussi le temps de l'incertain qu'implique la projection de nos divers plans. Regardons de plus près chacune de ses dimensions en la liant par la suite au phénomène temporel qui nous intéresse ici : l'éphémère.

Le passé

Aujourd’hui, le passé est défini comme lieu d'existence des objets passés et des événements qui leur sont liés, c'est-à-dire des relations humaines sous toutes leurs formes : les hommes entre eux ou les hommes et les objets qui les entourent, le tout formant un complexe où se produiraient ces différents événements mondiaux ou locaux. Le passé est donc considéré comme un monde de faits passés : il est le domaine de la mémoire et de ce qui lui est lié. Toute étude de ce passé est un examen des documents qui gardent cette mémoire, c'est un tri qui sélectionne le plus important ou détecte des lignes directrices pour essayer de trouver une structure donnée où seraient répertoriés les différents faits aboutissant à la définition d'une histoire toujours liée à celle qui la précède, même lorsqu'elle la devance ou s'y oppose radicalement. La science de l'histoire est née lorsqu'une telle organisation est effectuée et un domaine particulier est né. L'étude de l'histoire devient alors une discipline marquant sa présence réelle dans les institutions qui lui sont consacrées et permettant la recherche qu'elle effectue intérieurement, dans les instituts et leurs bibliothèques, et extérieurement, dans les autres fonds désignés par elle comme « documents historiques ».

C'est aussi depuis la délimitation de son domaine, qu'elle appelle le « passé », « les faits passés » ou « les événements passés » et qui structure ses méthodes et ses écrits, qu'elle approche les autres sciences et s'y associe plus ou moins. Elle décide de ce qui lui « sert » et de ce qui lui est « inutile » par exclusion toujours plus spécifique et étudiée. Elle se lie à l'archéologie, à la philologie, à la sociologie..., s'éloigne de la mathématique, de la physique, de la biologie... tout en indiquant l'importance spécifique de ces dernières là où elles auraient « changer l'histoire » d'une façon ou d'une autre. Tout comme elle trie les documents puis les re-trie, elle inspecte les sciences et les re-inspecte selon les lignes directrices de ses recherches et de leurs conclusions. Ce faisant, elle suit le cours et l'effort de toutes les autres sciences, qui se meuvent dans une vision particulière du monde, celle qui veut toujours « rendre compte » de ce qui s'y trouve et se prête à l'inspection – donc de tout et du tout.

La science de l'histoire cherche dans son propre domaine la « vérité ». Elle travaille en gardant celle-ci comme fondement principal de toutes ses recherches et conclusions – elle cherche le « vrai » du passé pour le présenter d'une façon aussi « vraie » que possible au présent et à l'œil du chercheur averti. Ce qu'elle découvre, elle le met à l'épreuve de ses propres règles, celles qui gèrent et déterminent son domaine, souvent en utilisant les outils spécifiques à son travail. Ses objets, ses découvertes sont alors classifiées selon un système bien déterminé et selon leur validité et leur importance. Elle précise ainsi ce qui se garde et ce qui s'oublie, ce qu'il faut inspecter et poser comme base d'une nouvelle étude et de ses déductions et ce qui devrait rester dans les archives pour ne plus être considéré ou pour attendre une autre approche des documents, répondant à une nouvelle découverte et façon de voir les choses et de les organiser sous les différentes catégories des études du passé. Dans tous ces changements possibles dans son approche, qui suit les nouvelles découvertes historiques ou autres, cette science humaine garde la même vérité, elle la cherche dans les documents les plus dignes de confiance, c'est-à-dire les plus « authentiques » d'après les méthodes de vérification efficaces. Mais qu'est-ce qui repose au fond de cette vérité ? Ou encore, qu'est-ce que et qu'elle est cette vérité ?

L'histoire, comme toutes les sciences, questionne en vue de ce qu'elle appelle la vérité, mais cette dernière n'est jamais mise en question, surtout depuis sa détermination à l'époque des Lumières. Or celle-ci introduisit une version bien précise de la vérité qui trouve son plus grand accomplissement à l'époque moderne. La vérité se trouva liée à la mathématique, c'est-à-dire aux concepts a priori de celle-ci qui gouvernaient désormais la relation de l'homme au monde environnant puis à tout ce qu'il rencontrait – tout devait être expliqué par les sciences mathématiques qui donnaient à chaque chose sa valeur et son rôle dans le complexe des choses. La physique changea alors d'essence.

Chez les Grecs, la φύσις ne subissait aucune détermination a priori, aucune intervention de l'esprit pour définir ce qu'elle contenait, le démarquer, le catégoriser et l'offrir aux considérations de la raison. Elle était plutôt, comme le précise bien Heidegger dans son essai sur la φύσις d'Aristote, ce qui venait dans l'ouvert ou ce qui donnait les choses qui venaient dans l'ouvert.1 La science physique n'existait pas encore ni la notion précise de nature qu'on rattache quelques fois à la φύσις grecque. Avec l'avènement de celle-ci et son attachement à la raison et donc au principe de celle-ci qui demande qu'on rende compte de tout (le principium reddendae rationis de Leibniz), le monde extérieur devient un monde pour l'homme qui pense et doute : l'homme est devant un monde-étendue qui est foncièrement différent de lui et qu'il doit donc subjuguer, le soumettre à l'esprit. L'homme se trouve soudain en danger devant une nature ne suivant pas par essence les déterminations requises par la raison. Il doit donc se protéger de celle-ci en la maîtrisant et lui imposant un système organisationnel. Cette organisation est accompagnée d'une échelle de valeur, qui donne à chaque objet sa position et son rôle précis.

La base de cette échelle est le calcul raisonné permettant une hiérarchisation des contenus mondiaux et définissant la vérité et ses degrés. Cette dernière subit donc aussi un changement dans son essence. Chez les Grecs, le vrai était lié directement à ce qui vient dans l'ouvert, ce qui n'est plus caché. L' 'αλήθεια, que l'on traduit d'habitude par « vérité », veut dire plus précisément la non-occultation, la sortie de l'occultation tout en gardant le caractère d'occultation – c'est l'ad-venue, dans l'ouvert, de ce qui est caché, et ce sans qu'il soit forcé à s'ouvrir. Il n'est ni intérieur ni extérieur à la conscience de l'homme, il est juste là-devant comme faisant partie du monde où l'homme se trouve et qu'il essaie de penser en y pensant sa place comme homme, son humanité. Cette vérité était liée à l'homme comme celui qui rend compte de ce qui est là et ce depuis son être dans le monde donné tel quel. La raison, depuis les Lumières et comme résultat direct de la pensée qu'avaient préparée Descartes et Leibniz, effectue par la science mathématique, déterminant l'approche scientifique en général, une transformation de la vérité qui la lie à ses principes et à la quantification numérique du calcul : une chose est d'autant plus vraie qu'elle est bien déterminée et se prête au calcul le plus précis. Le « dévoiler » change de caractère et s'attache au gigantisme du plus petit dont le calcul différentiel et les monades de Leibniz constituent le héraut. Être vrai est désormais répondre à des exigences précisées par une méthode raisonnée et scientifiquement valable. Nous sommes alors, pour l'histoire, à l'époque des données historiques. Celles-ci constituent les sources de base pour toute enquête sur le passé, qui par conséquent tombe lui-même dans l'apanage du calcul exact. Étudier le passé, c'est maintenant faire le tri des documents et des preuves les plus pertinents, ayant subis une évaluation scientifique rigoureuse leur assignant chacun et chacune sa valeur et la manière particulière de l'approcher ; c'est ensuite lier les données entre elles, trouver ce qu'elles ont en commun, les nuances qu'elles présentent sur un sujet donné, puis faire les conclusions, elles-mêmes répondant à une idée, une idéologie ou un concept prédéfini, dépendant de ces données pour s'imposer comme vrai et bien-fondé. Néanmoins, ce bien-fondé lui-même n'est pas pensé depuis son appartenance spécifique à l'histoire et au passé, parce que cette version du passé et le passé même ne sont jamais étudiés.

Quant à l'éphémère, il devient, pour la science de l'histoire, ce qui ne mérite pas d'être noté. Il est ou bien ce qui présente un intérêt relativement faible – il tombe derechef dans l'oubli – ou bien ce qui a une valeur moindre et ne prend son sens que d'une valeur ajoutée permettant l'expression d'une volonté nationale, impériale ou sociale particulière, qui, elle, aurait une valeur importante dans une catégorie de données historiques. Cet éphémère n'est pas retenu par les livres et les théories historiques, parce qu'il n'est pas directement associé aux événements de grande « valeur ». Même lorsque des études sont faites sur des sujets dits marginaux, tel que l'histoire de la vie privée, l'histoire des femmes au Moyen Âge, l'histoire des classes défavorisées..., il s'agit de répondre à une valorisation de certains domaines de recherche directement liée aux enjeux présents et à leurs évaluations spécifiques.

Cette version de l'histoire et de ce qu'elle, en tant que science, définit comme éphémère reste donc dans l'espace réalisé et délimité par un concept particulier de la vérité – concept directement attaché à la valeur, à l'adéquation et à l'exactitude – qui reste aujourd'hui impensé. Or nous devons nous défaire d'une telle version de l'histoire et de l'éphémère si nous voulons atteindre l'essence de ce dernier, sans le manipuler ou le placer dans une hiérarchie de concepts. Ce faisant, nous maintenons l'attachement évident et premier de l'éphémère au temps comme base de la pensée qui veuille l'atteindre. Ceci nous demande de ne pas l'attacher exclusivement au passé, ce que nous sommes tentés de faire de par le sens courant du mot, « ce qui ne fait que passer », mais de le penser depuis le temps lui-même, ses trois dimensions, que nous appellerons, avec Heidegger, « extases », et la façon dont il se temporalise. Interroger le passé pour comprendre l'éphémère appelle alors immédiatement une interrogation sur le présent et sur le futur, non pas pour en dégager une définition de l'éphémère mais pour laisser l'éphémère se dire depuis son fondement. Ne pas « définir » l'éphémère n'est donc pas l'abandonner au vague de l' « indéfini » et à l' « indéterminé », mais bien l'inverse : nous ne partons pas d'un concept prédéterminé mais du fondement même de l'éphémère, donc de ce qui est le plus solide et le plus déterminant.

Nous nous tournons maintenant vers le présent, non seulement pour le considérer comme tel et y considérer l'éphémère, mais aussi, vu le lien nécessaire des trois extases, pour continuer notre considération du passé et de l'éphémère dans le passé.

Le présent

L'esprit moderne, qui détermine le passé de la façon que nous venons d'exposer, est le même que celui qui considère le présent tel que nous le présentons ici. C'est qu'il s'agit d'une même version du temps que nous compléterons au bout de notre discussion sur le futur. Le temps est vu comme linéaire, subdivisé en un nombre infini de parties, certaines appartenant au présent vécu et d'autres au passé et au futur. Le présent dans ce temps constitue le lieu du déroulement des événements actuels – les actualités de la vie humaine. Mais comment peut-il offrir le lieu des événements ? Pour répondre à cette question, il faut en poser une autre non moins importante : Quel est ce présent ? Ou de quelle version du présent, de quel présent, s'agit-il ? La réponse offrira aussi une explication de l'éphémère pris dans ce présent et en général.

Le présent dans une telle pensée est celui de l'instant calculable, celui du temps comme suite de moments. Nous pouvons le contraster, comme le fait Heidegger à plusieurs reprises, avec le présent grecque et plus précisément avec le même mot évoqué plus haut : l' 'αλήθεια. Comment est-ce que ce dernier peut indiquer la vérité et le présent grecques ? C'est que son sens donne leur dimension aux deux et les lient dans ce qui deviendra la caractéristique de la pensée grecque. Le présent est ce qui se dévoile, il est donc ce qui sort de l'occultation, ce qui est dans l'ouvert et se trouve là-devant. Le présent est, pour les Grecs, dans le présenter, dans le (s')offrir s'effectuant auprès de la personne qui perçoit et observe. C'est à partir de ce dévoiler que la présence sera ensuite ousia – ce qui est, l'être et l'étant, puis la substance chez Aristote.

Avec la pensée mathématique, cette présence devient l'objet de l'esprit et de son calcul. L'homme est alors placé devant un monde composé d'objets divers à étudier ou à saisir. Ce qu'on peut toucher, ce qu'on peut voir en utilisant son œil, lui-même objet biologique et optique, ce qu'on peut sentir par l' « organe » olfactif ou entendre par l' « organe » auditif... devient un agrégat de données spécifiques sur la vie dont le nombre et la disposition déterminent leur qualité propre et leur être-en-soi : le calcul cerne le monde. Définir ainsi le présent mais surtout le vivre et le connaître fixe directement le passé : ce qui passe est ce qui fut présent. Le passé n'est qu'une série de présents révolus et de données spécifiques à traiter par la science qui leur convient et dont ils constituent la matière et la source.

Dans le présent ainsi considéré, l'éphémère est ce qui n'est pas digne d'être gardé comme valeur constitutive de la connaissance, de la science et des valeurs esthétiques qui s'y fondent. Il n'a pas d'utilité particulière et doit donc disparaître sans laisser de trace. Il est aussi le consommable par opposition au durable : il part vite, il est avalé, digéré ou recraché pendant un temps, satisfaisant ainsi aux besoins premiers, et ne persiste pas comme élément capable de garder sa valeur et de rester, d'une certaine manière, un passé présent, c'est-à-dire une série de présents achevés et placés sur la ligne du temps qui continue de rester adjacente à celui-ci. On est alors conduit à des divisions spécifiques, tel que dans l'art : la musique populaire, par exemple, est préfabriquée pour être écoutée puis tomber de suite dans la désuétude alors que la grande musique classique aurait cet aura de présence qui maintiendrait une valeur pendant au moins plusieurs époques. La même idée s'applique au cinéma et aux autres arts, mais aussi aux bouleversements politiques et sociaux, placés sur une échelle d'importance fondée sur la valeur des changements qu'ils occasionnent ou des nouveautés qui semblent perdurer comme dans un présent éternel.

Un autre présent et une autre présence, se rattachant à une pensée plus fondamentale, parce que plus proche de l'exister de l'homme sur terre, intéressent Heidegger. Ainsi note-il, commentant la parole d'Anaximandre :

« Le jointement doit donc appartenir à la présence comme telle, ainsi que la possibilité d'être hors de ce jointement. Le présent est ce qui, à chaque fois, séjourne pour un instant. Le séjour se déploie comme l'arrivée passagère dans le départ. Le séjour se déploie entre l'apparaître et la disparition. Entre cette ab-sence se déploie la présence de tout séjourner ».2.

Pourquoi disons-nous que l'homme constitue ici un élément essentiel du présent et de la présence ? L'homme dans ce passage est celui qui séjourne. Par ce séjour il est ce qu'il est et entre dans la détermination première du temps et dans la présence. C'est l'homme lui-même qui, avant toute autre chose, réside pour un instant sur la terre et se trouve auprès des présences qui l'entourent et établissent son monde. Il séjourne de cette façon parce qu'il est mortel et plus précisément le mortel. L'homme ne vit sa vie et ne peut la penser comme telle que parce que son être est pour-la-mort. S'éloigner de cette mortalité c'est s'éloigner du sens de la présence et du temps où l'homme fait son séjour et c'est entrer dans l'oubli de l'être de l'homme tel qu'il se déploie dans le temps.3 Ce déploiement se fait dans et depuis le résider et le temps du résider et vers le futur de l'homme, son avenir comme projet. Considérons celui-ci avant de revenir sur cette citation et d'en dégager ce qui éclairera notre réflexion sur l'éphémère.

Le futur

Le futur pensé sans le retour au séjour de l'homme sur terre et au déploiement du temps, reste tributaire de la version du présent comme l'existence d'objets dans un monde dominé par l'homme et le calcul. Le futur n'est qu'un présent en attente, il est réarrangement des objets du présent et domination plus précise et plus adéquate des éléments constitutifs du monde objectif. Sa valeur est définie par la notion de progrès.

Le progrès détermine la modernité depuis la pensée des lumières mais surtout depuis l'industrialisation et son aboutissement dans la technique moderne. Il est toujours le plus désirable et le plus défendu, menant ainsi une course inlassable pour mettre le tout-objet sous l'emprise aussi complète que possible des principes régissant les valeurs d'efficacité, de « gestion du temps », de pouvoir, de « dernières technologies »... Il est une extension du calcul toujours plus important et plus précis – l'homme entre alors dans l'ère du gigantesque et de la division à l'infini qui fait du plus petit l'objet des plus grandes recherches et spéculations, fruit direct du calcul différentiel chez Leibniz.

La technique moderne offre la dernière version du progrès continu – elle demande d'avoir une emprise mondiale pour avancer toujours plus vite et plus efficacement et pour utiliser la terre en dévoilant de plus en plus son contenu. Cette opération est l'inverse de celle de la pensée du vrai : au lieu de laisser advenir les choses dans l'ouvert de leur monde et dans leur voilement et dévoilement, la technologie « force » la nature à donner ce qu'elle garde comme potentiel d'énergie – elle arrache à celle-ci ce qu'elle contient d'utilisable comme stock d'énergie, elle lui ôte sa liberté. La technique accumule alors ce stock, le conserve, le pèse et l'évalue pour qu’il serve à ses propres fins dans l'avenir.

L'éphémère, dans une telle version de l'avenir est défini depuis les projections de la technologie et de la modernité. Ce qui ne persiste pas, ce qui ne réussit pas le test de l'avenir, est ce qui ne contribue pas d'une façon nouvelle et puissante à l'avancée de la modernité et au progrès. Ne pas tomber dans l'éphémère c'est inventer du nouveau qui précise encore plus le contenu du monde et de ses objets pour permettre à la raison humaine de mieux faire ses calculs et d'asseoir sa domination sur la nature comme réserve de produits possibles et d'énergie.4 L'éphémère est le manque de créativité dans le sens d'une capacité à faire du nouveau sur le plan scientifique, outil du progrès de l'homme rationnel.

Dans cette version de l'avenir, elle aussi tributaire du présent moderne, l'homme et sa relation à l'à-venir restent impensés. Essayons de les regarder de plus près et plus originellement.

L'homme émerge comme ce qui est toujours en projet, c'est-à-dire qu'il projette son avenir depuis le temps lui-même, donc depuis l'origine du passé, du présent et du futur. Les trois sont inséparables et sont là à chaque fois que se fait et se réalise une décision sur l'avenir, projection des possibilités de l'homme et de son être-là. L'homme est essentiellement pro-jet et projection vers l'avenir parce qu'il est toujours dans une transcendance qui se temporalise – il se dépasse lui-même et c'est là précisément son exister et surtout son pouvoir-être qui est la détermination même de sa relation au monde : l'homme est un pouvoir-être. L'avenir est donc l'accomplissement de ce dernier, du pro-jet qui s'y attache, et ce par la transcendance temporelle offrant les trois extases du temps dont le futur est la plus importante parce qu'il permet l'accomplissement de l'essence même de l'existence de l'homme et de sa pensée.

Dans une telle version du futur et des deux autres extases, que devient l'éphémère ? A quoi doit-on l'attacher dans le temps ? Comment le penser ? Ayant écarté la version de l'éphémère que promulgue la version moderne du temps au profit d'un retour à l'origine de la temporalisation nous devons maintenant mieux préciser ce que nous pouvons entendre par l'éphémère.

L’éphémère et le temps

Revenons, comme prévu, à la citation que nous exposions plus haut :

Le jointement doit donc appartenir à la présence comme telle, ainsi que la possibilité d'être hors de ce jointement. Le présent est ce qui, à chaque fois, séjourne pour un instant. Le séjour se déploie comme l'arrivée passagère dans le départ. Le séjour se déploie entre l'apparaître et la disparition. Entre cette ab-sence se déploie la présence de tout séjourner.

Il est ici question du séjourner que Heidegger associe directement à l'instant (das Weilige). Celui-ci dit le déploiement du séjour en « arrivée passagère dans le départ. » (« die übergängliche Ankunft in den Weggang. ”) Le séjour est toujours séjour de l'homme sur terre ; or il est aussi « ce qui passe », ce qui « dure un instant ». Il est donc lié et du même coup lie l'homme à l'éphémère : l'exister même de l'homme est dans l'éphémère, et nous pourrions même dire que l'homme est dans son essence même l'éphémère. Or ceci contredit tout ce que la pensée moderne définit comme tel. C'est qu'il n'y a pas question ici de ce qui contribue d'une façon durable et remarquable à la modernité et à sa vision de l'histoire. Ce qui importe maintenant c'est l'homme lui-même et son séjourner : il n'est homme et ne peut comprendre son être-là auprès des choses qu'en étant et sinon en redevenant le mortel, celui dont l'être est en pro-jet et toujours en vue de la mort, c'est-à-dire qu'il est pro-jet dans la finitude, sa finitude propre.

L'homme est l'éphémère parce qu'il bâtit sur la terre et s'y installe. Mais ce caractère éphémère, en caractérisant le séjour, dit aussi beaucoup de choses. Si l'homme est celui qui « passe » sur terre, il n'est pas celui qui « ne fait que passer » sur terre, tel que l'éphémère est défini par la science de l'histoire ou par le sens vulgaire. Depuis et par son résider comme mortel l'homme, éphémère, est dans le rassemblement de toutes les choses et dans ce jointement qui non seulement porte chaque chose vers l'autre mais qui fonde aussi par là le monde. Lorsque l'homme médite son passage ici-bas, sous le ciel, le temps où s'ouvre son histoire lui devient proche et l'accorde à son propre destin. Par son caractère éphémère, l'homme est dans le monde et accomplit ses plus grandes possibilités. Il est résidence dans le temps et avenir ouvert sur le passé.

En voulant suivre le sens de l'éphémère, nous nous sommes trouvé auprès de l'homme et de son être sur terre parmi les choses et depuis le temps et ses extases. C'est que le temps, en offrant le lieu de déploiement de l'existence et de la pensée des mortels, donne aussi l'histoire et le monde. Celui-ci n'est pas l'agrégat des objets qui le constituent, ni le stock qu'offre la « nature » à la raison et au progrès. Le monde est dans la relation temporelle des mortels aux étants qui les entourent et qui font partie intégrale de leur manière d'exister et de penser leur être-pour et leur être-auprès. Dans l'institution de ce monde, l'histoire de l'homme commence et se poursuit. Au sein de cette histoire la temporalité et ses dimensions se prêtent à la réflexion, et l'éphémère, qui est désormais à méditer dans la mortalité de l'homme, entre dans son sens le plus propre et permet un questionnement essentiel détaché des déterminations modernes et scientifiques.

Nous n'avons fait que dégager le lieu où l'éphémère doit être pensé, le libérant de certaines définitions et le rattachant à une méditation plus originelle qui prend toute son ampleur et trouve son fondement dans la temporalité de l'homme. Une étude approfondie de l'éphémère, effectuée depuis les mortels et leur monde, reste à entreprendre. Elle approchera l'essence de l'éphémère mais aussi tous les phénomènes qui s'y rattachent, leur manifestation dans l'existence de l'homme et leur dimension historique et existentielle.

Notes

1 Martin Heidegger, « Vom Wesen und Begriff der φύσις. Aristoteles, Physik, B, 1 (1939) », in Wegmarken (Frankfurt am Main : Vittorio Klostermann, 1967). Retour au texte

2 Heidegger, « Der Anspruch von Anaximander », in Holzwege (Frankfurt am Main : Vittorio Klostermann, 1977) 354-5 : « zum Anwesen als solchem muß die Fuge gehören samt der Möglichkeit, aus der Fuge zu sein. Das Anwesende ist das je Weilige. Die Weile west als die übergängliche Ankunft in den Weggang. Die Weile west zwischen Hervorkommen und Hinweggehen. Zwischen diesem zwiefältigen Ab-wesen west das Anwesen alles Weiligen. » Retour au texte

3 C'est à partir du cours « Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs », que Heidegger indique la primauté du soi comme sum moribundus sur l'ego sum de Descartes. Heidegger « Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs », Gesamtausgabe (Franfurt am Main : V. Klostermann, 1925) 179. Voir aussi l'article de J. -F. Courtine, « La question de l'être », in Heidegger : l'énigme de l'être (Paris: PUF, 2004) 82-3. Retour au texte

4 Notons aussi que dans un monde (pré)défini par la modernité, l'homme lui-même, qui cherche à contrôler la nature, tombe sous l'emprise de la technologie et devient, comme cette natura, stock utilisable au nom du progrès et du domptage de l'étant en totalité dont l'essence et l'être ne sont plus pensés. Ce qui s'ouvre avec le règne de la technologie et sa gestion du temps est plus une blessure béante que l'άλήθεια. Cette blessure touche l'essence de l'homme et pourrait même la changer. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Frank Darwiche, « Introduction à une étude originelle de l’éphémère », Sciences humaines combinées [En ligne], 1 | 2007, publié le 01 octobre 2007 et consulté le 24 novembre 2024. DOI : 10.58335/shc.92. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=92

Auteur

Frank Darwiche

Doctorant en Philosophie, Centre Georges Chevrier UMR 5605