« Ephémère, un négatif ? »

DOI : 10.58335/shc.94

Texte

« Je ne l’ai rencontrée que deux fois. C’est peu. Mais l’extraordinaire ne se mesure pas en termes de temps ».
Cioran, Elle n’était pas d’ici...

Comme l’insecte qui porte le nom d’« éphémère » et qui ne vit qu’un ou deux jours lorsqu’il parvient à l’âge adulte, l’éphémère désigne en général une courte durée. Comme un fabricant de lentilles jetables bien connu baptise son produit les « éphémères » qui servent une fois puis sont jetés, l’éphémère désigne en général ce qui ne se conserve pas. Comme les sacs plastiques de nos supermarchés1 qui sont délivrés à chaque achat, l’éphémère désigne la quantité plutôt que la qualité. Comme on dit de la beauté qu’elle est éphémère et passagère telle la rose, l’éphémère désigne ce qui périt. Ces oppositions qui viennent à l’esprit lorsqu’on pense à l’éphémère, de l’instant et de la durée, de l’oubli et de la mémoire, de la quantité et de la qualité, et du corps à l’âme peuvent faire l’objet d’analyses différentes dans bien des domaines. Et souvent l’éphémère joue le rôle de concept repoussoir : il est ce qui n’est pas souhaitable. Il peut être le symbole de l’opposition du plaisir instantané au bonheur qui persiste, de la culture du beau corps qui vieillira inéluctablement malgré tous les produits anti-âge à la culture de la belle âme, ou dans nos sociétés de consommation de l’utilisation de la nature comme un fonds au respect de la nature. L’éphémère se présente a priori comme un concept négatif, mais l’est-il nécessairement ? Nous choisissons d’approcher l’éphémère dans le cadre d’une réflexion sur le temps vécu et sur le temps propre à nos existences. En présentant tout d’abord la confrontation de deux philosophes antagonistes, Bergson et Bachelard, le premier abhorrait l’éphémère, le second le voyait comme la seule réalité, nous espérons faire surgir l’ambiguïté de la notion d’éphémère et révéler son versant positif. Puis, en nous plaçant dans le temps de l’existence, l’éphémère fera face à son opposé radical, l’éternité, où l’éphémère semble mis à nu, et nous demanderons quelle doit être l’attitude de l’homme.

Si on se place comme Bergson et Bachelard dans le domaine des considérations sur le temps, et ici celui du temps vécu, donc d’un point de vue phénoménologique (quel est notre temps) et non épistémologique (où on demanderait si le temps est réalité ou idéalité), et qu’on questionne sa nature, alors on demande si le temps vécu est une succession d’instants éphémères ou une durée insécable. Dans la vie quotidienne, nous mesurons souvent le temps ; lorsque nous demandons à un passant si nous sommes encore loin de la gare de Dijon par exemple, nous ne nous étonnerons pas qu’il réponde que « la gare est à trois cents mètres » ou que « la gare est à cinq minutes d’ici ». La mesure du temps par l’espace est quelque chose de banal. Cette pratique signifie t-elle que le temps vécu est réellement sécable ?

Pour Bergson le temps qu’on divise en instants est un temps homogène, une « multiplicité numérique », un temps spatialisé. La figure emblématique de ce temps là est l’horloge. Les aiguilles indiquent les heures, les minutes et les secondes en parcourant un espace. Le temps est spatialisé et quantitatif. Ce temps de la vie sociale et de la science n’est pas pour Bergson le temps vécu. Le temps vécu est qualitatif et on le saisit intérieurement comme formant un tout insécable, une durée, un flux continu. Le temps apprivoisé des horloges trahit le temps naturel libre, la durée vécue, qualitative et non mesurable, rythmée par nos joies ou alanguie par l’ennui. Deux heures mesurées à l’horloge peuvent correspondre à des impressions psychologiquement très différentes selon par exemple que l’intervenant de la conférence à laquelle on participe est passionnant ou ennuyeux. La durée est le temps propre de la conscience. Et la conscience est toujours mémoire du passé et anticipation de l’avenir : le temps de la conscience n’est pas composé d’instants séparés et juxtaposés les uns aux autres. La durée est une unité organique de moments qui se fondent les uns dans les autres. L’instant est une construction, une abstraction. Le temps homogène, divisible en parties égales, a une fonction sociale (elle permet d’organiser l’action, de contrôler le temps) et scientifique (elle permet aux physiciens de réaliser leurs calculs), mais il n’est pas le temps tel qu’on le vit réellement. Le temps vécu est continu et hétérogène, il est durée. L’éphémère ne fait pas sens pour nos consciences.

Miroir déformant et distordu, Gaston Bachelard défendait la position exactement contraire. Selon lui, si on prend le soin de distinguer l’action de l’acte, l’instant se révèle décisif. L’action se déroule bien dans le temps et a une certaine durée ; en revanche, ce qui décide de l’action est un acte qui s’inscrit dans l’instant. L’instant présent est le seul domaine où la réalité s’éprouve affirme Bachelard. C’est dans l’instant que la conscience éclaire une partie du réel. Et cette partie retourne dans l’ombre dès lors que ma conscience ne porte plus sur elle. La vie de l’esprit en général n’est donc pas continuité mais elle est faite de ruptures. Comme la prise de conscience et l’acte qui décide, la création s’effectue dans l’instant : l’acte créateur ou l’idée nouvelle jaillissent des profondeurs de l’être dans un instant fulgurant. L’instant est la réalité alors que la durée est une construction. La durée est la reconstruction, après coup, d’une suite d’instants, seuls réels. Bachelard défendait donc une thèse discontinuiste pour rendre compte du temps vécu. « L’esprit, dans son œuvre de connaissance, se présente comme une fille d’instants nettement séparés » écrit Bachelard dans L’intuition de l’instant. La conscience vit dans l’éphémère.

Non pour ménager la chèvre et le chou, mais parce que nous voulons trouver une position équilibrée entre ces deux thèses, nous proposons deux expériences validant l’une puis l’autre. Bergson aimait prendre pour exemple l’écoute des mélodies. Il est impossible d’y limiter exactement le passé par rapport au présent. Dans une mélodie, les temps se chevauchent. Ainsi, le présent vécu n’est pas un instant fixe, un point mathématique, mais il a une durée qui varie avec son contenu. Quand on écoute une mélodie on est d’abord tenté de croire qu’à chaque moment on n’entend qu’un son éphémère. Mais chaque note est entendue en fonction des précédentes, elle les continue. Il faut donc que toutes les notes soient encore agissantes à ce moment. Dans la perception que nous avons d’une mélodie, le passé immédiat fait sentir son action. Les notes de la mélodie se fondent les unes dans les autres. Une autre expérience banale et quotidienne peut nous convaincre que nous ne vivons pas dans l’instant. Lorsque je prononce une fin de phrase, mon auditeur se souvient du début. S’il ne vivait que dans l’instant, il serait incapable de me comprendre et incapable de penser. De ces faits Bergson glisse à une théorie de la mémoire qui suppose que tout ce que nous avons pensé, senti ou voulu depuis le premier éveil de notre conscience est toujours là, derrière nous, et persiste. Tous nos souvenirs existent inconsciemment, prêts à être actualisés. Il y aurait conservation intégrale du passé dans notre mémoire spirituelle. L’oubli n’est alors qu’un phénomène négatif, un « manque de mémoire », ou un trou de mémoire comme on dit, qui ne remet pas en cause la continuité de la vie de l’esprit. L’oubli n’est pas la destruction du passé mais une impossibilité d’évoquer le passé dans certaines conditions (notamment des lésions du cerveau). L’oubli est pour Bergson un facteur de discontinuité. Il s’opère par le corps : le système nerveux sélectionne les souvenirs utiles à l’action et il donne lieu à une mémoire biologique, qui retient seulement des habitudes, des automatismes altérables. En revanche, se maintient indépendamment du corps, une mémoire spirituelle pure et inaltérable, capable de conserver indéfiniment les événements de l’histoire individuelle. Pour Freud aussi le passé n’est jamais réellement anéanti, mais l’oubli est compris positivement, par exemple comme refoulement, comme une fonction de défense.

Mais la mémoire doit en fait intégrer l’éphémère sous la forme de l’oubli de manière encore plus positive. Le tri que nous effectuons dans nos souvenirs est nécessaire. La discontinuité s’impose autant que la continuité. Contrairement à ce que supposait Bergson, l’oubli n’est pas seulement utile à l’action, il est aussi un élément indispensable à la pensée. La nouvelle de Jorge Luis Borges, Funès ou la mémoire, l’illustre brillamment en mettant en scène Irénée Funès qui, suite à un accident, est incapable d’oublier quoi que ce soit et se souvient en revanche de tous les détails de tout ce qu’il a pu voir. A quoi ressemble la vie de Funès qui se souvient de tout ? « Il lui était très difficile de dormir. Dormir c’est se distraire du monde ; Funes, allongé dans son lit, dans l’ombre, se représentait chaque fissure et chaque moulure des maisons précises qui l’entouraient. (Je répète que le moins important de ses souvenirs était plus minutieux et plus vif que notre perception d’une jouissance ou d’un supplice physique.) Vers l’est, dans une partie qui ne constituait pas encore un pâté de maisons, il y avait des bâtisses neuves, inconnues. Funes les imaginait noires, compactes, faites de ténèbres homogènes ; il tournait la tête dans leur direction pour dormir. Il avait aussi l’habitude de s’imaginer dans le fond du fleuve, bercé et annulé par le courant. Il avait appris sans effort l’anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de penser. Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funès il n’y avait que des détails, presque immédiats. »2 La mémoire de Funès est comme « un tas d’ordures » ; accumulation de détails, elle ne lui permet plus de penser. L’éphémère, sous la forme de l’oubli, est nécessaire à la pensée. La mémoire est à la fois continuité et discontinuité, conservation et oubli. Entre l’éphémère et la durée il n’y a pas lieu de tracer une ligne franche. L’un l’autre s’appellent et sont complémentaires. L’éphémère, s’il est bien du côté de l’instant, du périssable, du discontinu, de l’oubli, il n’est pas un négatif absolu : il n’est pas le rien, le rebus, l’inutile et le non désirable. Soulagement de la mémoire, il est condition de possibilité pour la pensée.

Nous avons essayé de rendre compte de l’éphémère d’une manière qui contredit nos opinions communes. Par rapport à la notion de temps vécu, l’éphémère s’est révélé être un facteur positif : temps de la naissance, du surgissement de la conscience ; temps de l’oubli nécessaire à la pensée. L’éphémère peut aussi être compris positivement dans le domaine de la morale. Suggérons simplement que la fuite du temps, le présent insaisissable et éphémère, est un appel d’urgence à agir. Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius, son ami, lui conseillait d’agir puisque dès que nous sommes nés nous sommes assez vieux pour mourir. L’homme est éphémère et chaque instant doit être celui d’une décision pour agir : l’éphémère est exigence d’action. Mais face au constat que l’homme lui-même est éphémère, les réponses ne sont pas homogènes.

Reconnaître le caractère éphémère de la vie c’est prendre conscience de notre condition de mortel, et c’est généralement douloureux. Alors la douleur et l’angoisse suscitée entraînent le rejet de l’éphémère et l’aspiration à son contraire : le temps de l’existence est le temps où l’éphémère tend à prendre une valeur négative absolue, à être le rien, le zéro : on l’y oppose au tout, à l’infini : l’éternité. Tout est éphémère alors si ce n’est l’éternité. Et si poussière nous redevenons poussière, comme on nous le rappelle le jour des Cendres, alors le salut c’est l’éternel. En Dieu. En la nature. Ou en la vie qui revient : des stoïciens à Nietzsche, l’éternel retour nous promet la vie éternelle. « Cette existence, telle que tu la mènes, et l’as mené jusqu’ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse ; sans rien de nouveau ; tout au contraire ! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu’il y a en elle d’indiciblement grand et d’indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession… cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi ! L’éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières ! »3 L’éternel seul répond et annihile l’éphémère. La vie éphémère est-elle terreur sans la pensée de l’éternité ? L’éphémère, la vie, peut aussi être accepté comme tel sans espérer atteindre l’éternité. Epicure pensait que si la mort a à voir avec l’éternel, c’est sous le rapport d’un sommeil éternel. « Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité. »4 L’aphorisme de Cioran suggère que l’éphémère peut être éternel lorsqu’il est extraordinaire. Dans l’extraordinaire, intemporel, c’est là que le temps peut suspendre son vol définitivement sans qu’on puisse encore demander avec Alain « combien de temps le temps a-t-il suspendu son vol ». Vivons l’extraordinaire. Et dans l’ordinaire, Epicure recommandait de cueillir chaque jour : Carpe diem. Vivre maintenant c’est refuser la torture du remords (passé) et la torture de l’attente (avenir)5. C’est peut être dans l’éphémère que nous touchons l’éternité.

Laissons les derniers mots au philosophe et aux poètes, illustrations de l’éphémère.

« Si les roses qui ne durent qu’un jour faisaient des histoires […] elles diraient : « nous avons toujours vu le même jardinier ; de mémoire de rose on n’a vu que lui […] assurément il ne meurt point comme nous. […] Serait-ce à dire que ce qui aurait duré cent mille fois plus que nous dût toujours durer ? On n’est pas si aisément éternel. »
Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des Mondes.

Trois mille six cents fois par heure, la seconde
Chuchote : souviens-toi ! Rapide, avec sa voix
D’insecte Maintenant dit : « je suis Autrefois ».
Baudelaire.

« On l’a retrouvée.
Quoi ?
L’éternité. C’est la mer alliée au soleil ».
Rimbaud.

Stéphanie Pujeaut
Docteur en Philosophie à l’Université de Bourgogne
Centre Gaston Bachelard

Notes

1 Le sac plastique, symbole de tous les produits du marketing immédiat : le préfabriqué, le jetable, le surgelé. Retour au texte

2 Jorge Luis Borges, Fictions, Gallimard, 1965, p 118 Retour au texte

3 Nietzsche, Le Gai Savoir, Gallimard, 1968 Retour au texte

4 Epicure, Lettre à Ménécée, Paris, Nathan, 1998, p 77, § 124 Retour au texte

5 Anatole France rapporte un conte oriental : un enfant obtient d’un génie le privilège d’abréger les moments ennuyeux de son existence. Ecolier, il ne conserve que les récréations et précipite le temps des cours ; puis il demande de raccourcir le temps de son service militaire et le temps de ses études pour rencontrer et épouser la femme qu’il aime. Puis il souhaite précipiter encore le temps pour voir grandir vite ses enfants, puis pour se trouver à la retraite, et enfin pour mettre un terme à une vieillesse importune. Au total, il n’avait vécu que quelques jours ! Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Stéphanie Pujeaut, « « Ephémère, un négatif ? » », Sciences humaines combinées [En ligne], 1 | 2007, publié le 01 octobre 2007 et consulté le 29 mars 2024. DOI : 10.58335/shc.94. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=94

Auteur

Stéphanie Pujeaut

Doctorante en Philosophie, Centre Georges Chevrier UMR 5605