Toute une image du monde est associée à l’importance que l’homme confère dans son imaginaire à la FORTUNE, l’entité par excellence qui représente, d’un côté, l’arbitraire, le désordre, le changement, et pour cela le caractère ÉPHEMÈRE de tout chose, de l’autre, la nécessité, le destin, voire la prédestination, assimilée souvent depuis le Moyen Age à la Divine Providence. À travers l’examen d’un concept aussi riche que celui de FORTUNE il est possible de comprendre, en effet, jusqu’à quel point, aux différentes époques, l’homme se sentait écrasé sous le poids accablant d’une fatalité supérieure et comment, au fil des siècles, il a commencé à se délivrer de la croyance dans le pouvoir des étoiles, pour être de plus en plus indépendant de l’influence du hasard qui jusqu’alors semblait commander le cours de son existence.
Prenant comme échantillon trois pièces de théâtre des XVI et XVII siècles qui adaptent la même légende romaine : l’Orazia (1546) de l’Arétin, El honrado hermano (1598) de Lope de Vega et l’Horace (1640) de Corneille, nous allons tenter de repérer comment se voient reflétées dans un même scénario trois différentes visions du monde. De l’acceptation soumise de l’impuissance humaine face à l’inexplicable, héritée du Moyen-Âge, à la révolte et à l’affirmation de la volonté se dressant contre le déterminisme, on observe une évolution, non seulement des rapports de l’homme au monde, mais aussi de la conscience que l’homme a de soi et de ses propres limites. En étudiant la relation d’Horace avec la fortune, avec la manière dont il perçoit son destin, nous tâcherons d’isoler quelques-unes des principales circonstances qui conditionnent la naissance du héros de la modernité, selon trois différents modèles anthropologiques.
L’expérience tragique de l’éphémère, du caractère évanescent et muable de l’ordre ontologique, est le point de départ de l’homme de la modernité qui, à la recherche de repères, commence à croire de plus en plus en sa capacité d’atteindre une stabilité nouvelle. À l’expérience de vivre dans un monde en continuelle métamorphose, en constante mobilité, correspond une tentative consciente et radicale de conquête de soi, de maîtrise des circonstances. Cet idéal héroïque, construit sur les bases médiévales du modèle social aristocratique et sous l’influence du néo-stoïcisme, réserve, à ceux qui sauront dépasser leurs propres limites, une destinée privilégiée d’excellence et de transcendance.
Pour commencer, nous proposons un bref parcours de l’évolution du concept de fortune à travers l’histoire : en partant de la Rome antique on arrivera à la Renaissance italienne. Bien que ce soit en Grèce que la notion de fortune débuta sa carrière ( et eut un rôle éminent à jouer dans la tragédie antique), nous avons pourtant choisi de commencer notre présentation par l’empire romain, car c’est à cette époque que nos auteurs doivent la source épique dont ils s’inspirent et c’est de cette conception romaine de la fortune que vraisemblablement héritent les pièces théâtrales.
1. Évolution de la notion de Fortune.
La préoccupation autour de la fortune et les problèmes en rapport avec elle, se manifestent tout au long de l’histoire de la pensée et des croyances humaines dans la civilisation occidentale. Une analyse de ce qu’a été le concept de fortune et de destinée à travers le temps révèle quelques-unes des convictions, des doutes et des idées que l’homme avait de lui-même et de la place qu’il occupait dans l’univers.
Dans la Rome ancienne, par exemple, on trouve que la déesse Fortune occupait une place éminente dans le panthéon. À l’origine1, Fortune était une déesse qui avait la faculté de distribuer les biens terrestres. Selon les biens qu’elle accordait, selon les individus, les familles et les domaines qu’elle affectait, elle recevait des attributs et des noms différents. Avec le passage du temps, elle vit s’accroître son influence et accapara des fonctions d’autres divinités. Elle dominait la vie collective et la vie individuelle, celle des classes privilégiés comme celle des plus modestes. C’est pendant l’empire romain qu’elle commence à se confondre avec le destin et à s’y identifier.
Les Romains l’imaginaient avec des physionomies différentes : dans ses représentations elle apparaît avec la corne d’abondance ou les épis, qui symbolisaient sa faculté originale, à savoir, celle d’accorder des biens ; avec les rames ou le gouvernail, parce que c’était elle qui dirigeait le cours des vies humaines ; avec la sphère, la roue, les ailes pour indiquer son caractère muable et inconstant et, en conséquence, le caractère éphémère des choses. Au fur et à mesure que le pouvoir de l’empire s’étendait, son culte gagnait en importance. Car, d’une certaine manière, le Romain ne maîtrisait pas son destin. Maintes fois, ne sachant pas quelle était la cause de ses succès ou de ses défaites, il attribuait au hasard un rôle cardinal dans sa vie.
Contre le pouvoir que Fortune exerçait sur son existence, l’homme antique s’armait de constance, de force, de prudence et de dévotion spirituelle. Avec constance il supportait ses revers en espérant qu’aux jours obscurs se succéderaient d’autres meilleurs, puisque Fortune même avait l’habitude de les changer. Il résistait avec force, croyant que souvent la Fortune accompagne l’homme fort, comme disaient Sénèque, fortuna fortes metuit, ignavos premit2, ou Virgile, Audentes fortuna juvat.3 L’homme la défiait en opposant à l’arbitraire l’ordre de l’intellect et de la raison et en limitant son pouvoir aux choses externes. Quand le Romain aspirait à la vertu, la Fortune n’avait pas de pouvoir sur lui. C’est ainsi, avec cet idéal stoïque, que les Anciens s’efforçaient d’anéantir le pouvoir de la Fortune : un effort si noble et si digne que les générations des siècles postérieurs suivront leur exemple, toutes les fois que s’intensifiait l’intérêt dans le drame de la lutte de l’homme contre les forces arbitraires qui semblaient régenter le monde. Parce que déjà le Romain se demandait quel était le rôle de la Fortune et du destin dans sa vie et dans le monde, et il tenta de s’armer avec toutes sortes de remèdes contre ses influences imprévisibles et soudaines qui semblaient le condamner à l’éphémère.
La Fortune a survécu comme une représentation intellectuelle profondément enracinée dans la culture du Moyen Age4. Même si elle ne recevait plus le culte antique, elle ne cessa pas d’être une figure allégorique très utile et convenable pour les poètes, les écrivains et les artistes. En outre, elle occupait une place d’exception dans la superstition populaire, au point d’inciter l’Église à lutter contre ces croyances. Pour lutter contre cet excès de foi dans la Fortune, les Pères de l’Église ont essayé de la combattre de deux façons : d’abord, par les méthodes rationnelles avec lesquelles les stoïciens de l’antiquité avaient tenté d’annuler son pouvoir, et, d’autre part, en insistant sur le plan de la Providence. Lactance traitera la Fortune de pouvoir démoniaque. Saint Augustin, mettra en rapport la Fortune avec la destinée et la question du libre-arbitre. Et saint Thomas, après avoir analysé l’œuvre d’Aristote, essayera de la nier via rationis, reconnaissant, en même temps, les bornes de la connaissance humaine, qui n’arrive pas à comprendre beaucoup des causes de l’univers. Tous ces efforts dans le but de déterminer les limites des forces qui régnaient dans l’univers, que l’homme médiéval concevait comme une œuvre de Dieu soumise à sa volonté.
Quant à l’humanisme, il suppose un grand effort pour concilier l’idée païenne – qui avait de plus en plus de diffusion à cause de la redécouverte des classiques de l’antiquité – avec le concept chrétien. Coluccio Salutati, par exemple, dans son De fato e fortuna, revenait à la position traditionnelle et, en bon chrétien, récusait le pouvoir de la fortune.
En général, les humanistes estimaient que l’homme s’ennoblit par la vertu, car elle constitue sa seule défense contre les revers de la fortune. Certaines vieilles croyances sur le pouvoir des astres restèrent encore pour longtemps dans la mentalité de beaucoup de penseurs. Néanmoins, c’est à cette époque que s’ouvrent des nouveaux débats sur le libre-arbitre, la volonté et le privilège de l’homme de pouvoir forger son propre destin. Machiavel, par exemple, signalera que de la fortune dépend la moitié du succès humain, mais que l’on doit savoir cueillir les opportunités qu’elle nous offre. La vertu, qui, aux yeux de Machiavel, est synonyme de connaissance, d’astuce, de puissance, représente la capacité de l’homme d’introduire ses propres forces parmi les forces de l’univers et de prendre en main le cours de sa destinée.
Hormis l’effort machiavélien pour distinguer la sphère politique de la sphère morale, en proposant une vertu d’ordre civil, de manière générale, on peut dire que les idées chrétiennes par rapport à la fortune prédominaient chez la plupart des penseurs et des écrivains de la Renaissance, même si la vision harmonieuse et synthétique qu’avait donnée Dante était désormais en crise. Sous l’influence de Boèce, ils essayèrent de diminuer la portée du pouvoir de la fortune de la même façon que l’avaient fait les Pères de l’Église : par la confiance dans les facultés rationnelles de l’homme. Tout cela pour conclure, en définitive, que, pour qui est vertueux, il n’y a pas de fortune adverse.
2. L’Orazia : Fortune et divine providence.
La mentalité qui accompagne la fin du Moyen-Age implique la coexistence et la simultanéité de concepts anciens et de problèmes nouveaux. La Renaissance, reprenant le vieux thème de la fortune, signale le réveil d’une attitude moderne qui affecte principalement la conception que l’on avait de la nature humaine. Conscient que l’assurance d’un univers ordonné pouvait se perdre pour toujours, l’homme s’est consacré à la recherche d’une conciliation entre la foi et la Providence. Cette problématique abonde dans les écrits et les traités, dans l’épistolaire et les dialogues des humanistes. Avec l’avènement de la Réforme la polémique contre la fortune se fera violente. À une époque où la notion de Providence s’intègre délibérément à celle de prédestination, l’Église romaine se voit obligée d’adopter une prise de position ferme pour s’opposer à la menace de l’intégrisme calviniste. Car le problème de la prédestination n’était pas une question isolée : elle était intimement liée à d’autres, sujet de débats intenses à l’époque, comme l’astrologie et surtout le libre-arbitre. La fortune païenne ne peut plus trouver de place dans le cœur des fidèles, car il n’y a pas d’éventualité qui puisse se substituer à la volonté de la Providence divine. Mais il fallait trouver le moyen de concilier celle-ci avec la croissante préoccupation pour la précarité de l’être humain ou le sentiment de l’éphémère et la naissante confiance dans l’action individuelle.
Dans son dessein d’imprimer un fort esprit romain à son œuvre, suivant de près l’exemple de Tite-Live et reflétant sans doute les débats instaurés au sein de son siècle, l’Arétin accorde une place privilégiée dans le discours de ses personnages aux digressions à propos de la fortune. Les allusions à la Fortune, au Sort, aux étoiles, aux astres, aux influx célestes, se répètent tout au long de sa pièce comme un motif musical. Constamment ses Romains s’interrogent à propos de leur condition de créatures soumises à des forces contraires qui échappent à leur contrôle. Dans leur vison du monde, où règnent le désordre et l’horreur, l’homme se trouve comme perdu, étourdi, au milieu de cet univers fluctuant dont il ignore les mécanismes, où chaque revers du destin dévient l’expression d’une cruauté originaire, où l’un des principaux ressorts tragiques relève d’une transcendance obscure et mystérieuse.
Déjà Pétrarque, s’inspirant des classiques, concevait la fortune comme une force qui avait une énorme influence sur la vie des hommes. Pour lui, la fortune était un dynamisme inconstant, un désordre. Il la faisait responsable du changement et du caractère éphémère des biens terrestres, ce qui est l’une des principales causes des malheurs humains. C’est la même conception que l’on retrouve dans l’Orazia où le terme Fortune est employé, soit pour faire référence à une force supérieure qui peut être propice – « amicabile fortuna5 » – ou contraire à l’homme – « empia fortuna6 » – soit pour dire une volonté capricieuse qui exerce sa domination sur les biens terrestres :
[…]La sorte che ben tratta quelli
Che miseri non fa : così si dice.7
La fortune peut s’identifier avec le fatum ou avec la trame même des événements qui se succèdent de façon imprévisible. Toutes les péripéties de la tragédie, de la première à la dernière, semblent être commandées par une volonté supérieure qui les dispose de façon arbitraire, sans que ses protagonistes comprennent les raisons ni les causes de ces enchaînements de faits. Ainsi, c’est au sort, à la Fortune, que l’on doit le déclenchement des hostilités entre Rome et Albe, car l’ordre naturel des choses l’a voulu ainsi.
Poi che l’arbitrio e l’ordine dei fati, […]
Move Alba e Roma al grave orror de l’armi,8
En général, on se focalise surtout sur les actions négatives de la fortune à tel point que « fortunato9 » devient synonyme de « malchanceux ». Orazio reçoit cet appellatif lors de son procès car, d’après son père, il doit son malheur à sa mauvaise étoile, au Sort qui a voulu que sa sœur se présente devant lui à son retour de la bataille. De manière analogue, la mort de Celia n’est pas considérée comme une conséquence logique de l’emportement de son frère, mais comme l’actualisation d’une volonté primaire qui l’avait prescrit ainsi. Sa nourrice ne trouvant pas d’explication au drame affirme : « Così era in sua sorte10 ».
Face à sa cruauté, les personnages de l’Arétin partagent, avec la plupart de ceux qui se sont intéressés à la fortune à l’époque, une attitude querelleuse : ils se plaignent d’elle. Dans les concepts traditionnels exprimés par l’Arétin on reconnaît à nouveau l’influence de Pétrarque. Si ses personnages font allusion parfois à deux fortunes, l’adverse et la prospère, chez Publio les considérations classiques et l’esprit pétrarquiste, exprimé souvent par des citations, se confondent dans la plainte sincère d’un père tourmenté par l’action capricieuse de la Fortune :
Che v’ho io fatto, stelle? o cieli, a voi
Che mal feci io? ditemi, o pianetti,
Perché così perseguitare un uomo?11
Suivant l’exemple des humanistes, l’Arétin relie le thème de la fortune à la souffrance amoureuse. Boccace, l’associe maintes fois aux vicissitudes de cœur, ainsi que Piccolomini ou Poliziano : les personnages qu’ils présentent sont en général heureux jusqu’à ce que la fortune décide de leur inspirer un amour qui sera la cause de leur détresse. L’auteur de l’Orazia ne manquera pas d’illustrer, avec des couleurs pathétiques, les amours malheureuses de Celia, en accordant la responsabilité à la malveillance des astres.
La più infelice isventurata donna
Che persegua tra noi stella maligna
Pianeta iniquo e dispietato influsso.12
Les astres, les étoiles, les planètes incarnent les desseins de la fortune. Mais son imaginaire ne se réduit point à l’appareil céleste. Les cas de la fortune sont fluctuants comme les ondes de la mer, instables et mouvants comme la roue : l’arbitraire c’est son essence même. Les vents qui meuvent les bateaux, les ondes qui frappent les rochers, représentent la réalité même dans un mouvement constant, dans un équilibre éphémère :
Simile a quel nocchier che, non potendo
Resistere al furor de i venti in rabbia,
Mira lo scoglio, ove di dar paventa
Se fortuna, che il fa, l’ira non frena13
Au milieu de cette agitation permanente dans un monde qui n’offre pas de repères stables, l’homme a besoin de quelque défense, de quelque chose à quoi s’accrocher, de quelque « remède » capable de contrecarrer le pouvoir de la fortune. L’auteur de De remediis utriusque fortunae recommandait l’acceptation stoïque, la prudence et la vertu. Dans la guerre continuelle que nous menons contre elle, nous n’avons que la vertu qui puisse nous proclamer vainqueurs du pouvoir aveugle, inexplicable et désordonné de la fortune. Pétrarque attribue la cause du mal dont souffre l’homme, à l’homme même et, pour s’en délivrer, le seul remède efficace est la vertu. Pour lui, la morale stoïcienne constitue un abri sûr. L’Arétin, qui considère aussi les rapports belliqueux entre l’homme et la fortune, bien qu’il ait connu l’influence des idées stoïciennes, recommande en général la résignation chrétienne.
La constance et la fermeté stoïciennes sont assimilées à la pénitence et à la patience chrétiennes. Abstine et sustine devient le leitmotiv des personnages arétiniens. Puisque l’homme est la créature de Dieu, et qu’il n’a pas dans sa main le pouvoir d’obtenir toujours ce qu’il désire, il faut bien qu’il accepte les limites de sa condition. Le sage doit se résigner.
Da che non siamo Iddii, onde si possa
Adempier come lor gli intenti nostri,
Bisogna, uomini essendo, sofferire
Qualunque ne succeda empia fortuna.14
C’est précisément dans l’adversité que l’on peut s’exercer le mieux dans la propre vertu ou apprendre à être vertueux. Déjà Boèce, lorsqu’il essayait de concilier le concept païen avec le point de vue chrétien, était arrivé à la conclusion que la mauvaise et la bonne fortune ne sont après tout qu’un moyen par lequel Dieu met à l’épreuve et éduque l’être humain. De la même manière, la nourrice mise en scène par l’Arétin explique à sa maîtresse que l’affrontement avec l’adversité contribue à rendre les personnes plus sages et plus prudentes. Ainsi, dans le plus grand malheur, c’est le moment pour la jeune fille de se fortifier dans l’exercice de la vertu.
Poi ché in l’aversitadi si diventa
Prudente e saggia, imparate ora voi
Dotta d’ignenio, a essere in voi stessa
Saggia e prudente : […]15
Faisant la synthèse de l’idéal stoïcien et de la résignation chrétienne, la vertu par excellence qui constitue « le bouclier contre les coups de la fortune16 » n’est autre que la patience.
La pazienza che virtute alcuna
In l’uom non è che in degnità l’aguagli17
Identifier la fortune à l’ordre naturel des choses, faire du sort la puissance qui détermine la destinée des hommes, serait accorder une existence réelle à une entité intellectuelle qui sert surtout à l’Arétin à trouver des motifs pour sa rhétorique de la transcendance. En effet, quand il s’agit de définir la fortune, le sort, ils sont systématiquement assimilés à la Providence divine de façon à respecter scrupuleusement l’orthodoxie chrétienne.
La sorte, ch’una mente errante e fissa
È de i superbi influssi ottimi e rei :
La qual ciò che vuol pò e vòl sempre ella
Ciò che la lor contrarietà possente
Le fa voler. […] 18
Dieu est le moteur immobile, la cause de toutes les causes qui décide des châtiments pour les malfaisants et des prix pour les justes : il a la même fonction que la fortune, il distribue les prix et les châtiments, non pas selon le hasard capricieux, mais selon les mérites de la vertu des hommes :
[…] Motore
Immutabile, immenso, omnipotente,
Prospera i buoni perversando i rei.19
La morale néo-stoïcienne, essai de conciliation entre stoïcisme ancien et sensibilité chrétienne, n’a pas de mal à se glisser dans les discours de l’Orazia : à côté de la patience on trouve la constance ou « l’animo costante20 », l’imperturbabilité, l’ataraxie. Ces vertus font aussi partie de l’attitude du sage et vertueux Orazio. Écho de la métaphore employée par Publio, on ne le voit plus gouvernant un vaisseau mais transformé en rocher au milieu des eaux turbulentes. Conforme au vieil imaginaire de la fortune, le héros est présenté métaphoriquement au milieu d’une mer agitée, où il demeure immuable, résistant comme la pierre, face au malheur et aux secousses du sort :
Ma egli stassi a le gran turbe in mezzo,
Di scoglio in guisa che nel mar risiede
In sé stesso eminente ; 21
S’il y a parfois hésitation dans le vocabulaire de l’Orazia entre Fortune / Sort et Providence – parfois l’auteur les présente avec les attributs des divinités païennes accaparant la responsabilité des événements négatifs –, la conception de la fortune que l’auteur prétend donner est nette. Pour l’éclairer définitivement et bannir toute possible ambiguïté, l’Arétin place à la fin de la pièce un « chœur des vertus dans la conclusion », pour synthétiser dans le commentaire final, entre autres choses, la portée de la volonté divine dans l’existence humaine :
CORO DI VIRTÙ IN LA CONCLUSIONE
In somma i buoni e i rei
Han timor degli Dei,
E la lor volontade
Sopra ciascuno arbitrio a volontade.
[...]
Però l’uom che ci vive
Oltre il temere Dio,
Impari a tollerar quanto di rio
Porgan le sorti schive
[…]
Che al fine i pazienti
Son felici e contenti.22
Dans l’Orazia il est toujours question de la volonté de Dieu. Mais, qu’en est-il de la volonté de l’homme ? Et de sa liberté de choisir et d’agir et de participer dans la construction de son propre destin ? Orazio qui tue sa sœur, d’une certaine manière parce que le sort l’a voulu ainsi, c’est-à-dire, actualisant une prescription divine contre laquelle il ne pouvait rien, partage avec les héros de la tragédie grecque le fait de n’avoir aucune maîtrise sur ce que son destin lui réserve. Mais à différence des anciens, le Dieu chrétien ne s’amuse pas à exercer sa cruauté sur les êtres humains (au moins pas de façon arbitraire), car il y a toujours des raisons qu’échappent à notre discernement. Le sage chrétien, comme le néo-stoïcien, suit l’ordre naturel des choses qui coïncide avec celui de la Providence, et accepte ou se résigne, car il fait partie de la création de Dieu : il est un objet parmi les autres, fait de sa main et soumis à son pouvoir. La modernité transformera cet idéal de sagesse pour refléter les inquiétudes d’un homme qui ne veut plus suivre seulement la nature mais « sa propre nature », qui n’accepte pas le destin mais « son propre destin », qui est animé à participer du projet providentiel intégrant à la volonté divine « sa propre volonté. »
3. El honrado hermano : Fortune et volonté aristocratique.
Le motif de la fortune est, dans l’œuvre de Lope de Vega, beaucoup plus rare que dans les autres. Si les personnages de l’Arétin passent leur temps à se plaindre de leur sort, les personnages espagnols l’ignorent la plupart du temps. C’est peut être que dans la formule dramatique espagnole, l’absence de longs monologues, la profusion de l’action, inhibent en quelque sorte le déploiement des plaintes qui font le principal ressort du pathétique ? Ou bien les personnages du théâtre espagnol reflètent-ils une attitude différente, plus résolue, moins sujette au déterminisme des astres, moins pessimiste par rapport à la condition humaine, plus confiante dans les pouvoirs de la raison et dans la volonté de l’homme ? Toutefois, ils ont quelque chose en commun. Il n’y a qu’une émotion capable d’abstraire les personnages de Lope dans la contemplation mortifiée de leur destin : c’est l’amour.
En effet, dans El honrado hermano les allusions à la fortune, au destin, aux étoiles, au Ciel et à leurs pouvoirs sur la vie des hommes, sont, d’un côté, très peu fréquentes et, de l’autre, presque toujours associées aux vicissitudes amoureuses. Le concept et les règles de l’amour courtois d’inspiration néoplatonicienne et dans lequel baigne la comedia – un amour noble, mélange d’idéalisme et de sensualité, qui naît ingénument des yeux par la contemplation de la beauté, et échappe aux desseins de toute volonté – rendent comme unique responsable précisément la Fortune. L’amour naît, en effet, d’un regard, du hasard d’une rencontre, d’un accident :
[...] El amor
que no se elige ni siente
sino que un presto accidente
imprime en el corazón.23
L’amour possède les mêmes attributs que la fortune, il est muable, versatile, incertain, capricieux, et, quand il est contraire cruel, source inépuisable de crainte et de souffrances. De la même façon que la fortune était auparavant considérée responsable de la chute des puissants dans la détresse et de ruiner les empires, ainsi l’amour est coupable de faire tomber dans le malheur ceux qui se voient privés de la présence de leur amant. Ainsi l’explique Julia dans un sonnet, lorsqu’elle formule ses adieux à Curiace :
Esto es amar, esto es temer, que en esto
Consiste el fin de mi amorosa vida […]
Amé, temí, lloré, que son efectos
Desta primera causa : ¡Tanto puede
Temer de un alto estado la mudanza !24
Bien que l’intervention de la fortune ne soit pas un élément nécessaire de l’amour courtois que ressentent les personnages de théâtre, il est en effet fréquent de lui attribuer les chagrins d’amour, car elle est le symbole de tous les événements temporels qui, dans la vie quotidienne de l’homme, ne trouvent pas d’explication rationnelle. Ainsi, les malheurs d’amour sont dus aux « étoiles adverses25 ». Le « sort », qui commande sur les événements qui s’opposent à la conclusion heureuse de l’amour, est synonyme de « mauvais sort. »
¿Posible que a tal extremo
haya llegado mi suerte?26
Par l’expression de la crainte et du désespoir des amoureux, la fortune semble commander dans les aventures du cœur. Mais ces commandements, relèvent-ils plutôt d’une formule rhétorique ou d’une conception proprement philosophique ? En effet, accuser la Fortune des malheurs d’amour est un lieu commun que la poésie lyrique espagnole a hérité de la Renaissance italienne. Jorge Manrique, par exemple, superposant la Fortune avec d’autres allusions à l’antiquité classique, présente une Fortune qui le tourmente, non pas avec l’inconsistance des tours de sa roue, mais avec les flèches de Cupidon.27 Pétrarque est l’un des premiers à mettre en rapport l’amour avec la fortune. Cette attribution trouve son fondement dans le fait que, comme déjà chez Dante et chez Cavalcanti, il considère l’amour comme une force autonome qui se trouve hors du champ de la volonté. Boccace ira encore plus loin en considérant l’amour non seulement hors du contrôle de l’homme, mais comme une force violente qui s’impose au-delà de toute morale, de toute religion, conçues pour étouffer les sentiments plus spontanés et sincères de l’être humain. L’amour ainsi autonome, sans être assujetti à aucune contrainte morale, à aucune loi qui ne soit sa propre loi, est donc indépendant de Dieu, fondement de toute morale.28 Les auteurs castillans, rendant la fortune responsable des avatars sentimentaux se trouvent sous l’influence du courant pétrarquiste, mais, étant donné leur formation profondément religieuse, il n’est pas probable qu’ils lui attribuent d’existence réelle. Lope ne fait vraisemblablement que s’emparer d’un symbole littéraire très en vogue à l’époque pour expliquer et rendre plus poétique la souffrance des amants. D’ailleurs, quand les personnages de Lope se voient réellement confrontés aux difficultés d’un choix, la plainte lyrique à propos de leur sort est très vite dépassée par une attitude volontariste que défie radicalement le pouvoir de la fortune sur leur destinée :
Como se juntan esta vez los pechos,
y con las mismas veras,
se han de juntar, que vivas o que mueras ;
que no hay fuerza en la muerte
ni fortuna, que me aparte
de amarte, de quererte
en vida y muerte, en una y otra parte.29
D’autre part, quand il est question d’affronter le problème des contingences touchant les affaires politiques et la destinée de l’Etat, le fortuit se voit systématiquement assimilé aux insondables jugements de Dieu. Là, il n’est plus question des éventualités du « sort », ni de la « Fortune », mais des desseins du Ciel, d’une Providence divine.
[…]Si no es que el cielo
tiene determinado en su concilio
que sea del romano y nuestro suelo
Rey absolutamente Tulio Hostilio,
Hoy deste campo levantando el vuelo,
Con el favor de Marte y de su auxilio,[…]
dirá al mundo que es Roma esclava de Alba.30
Cela n’est pas uniquement un procédé littéraire, c’était aussi une pratique usuelle chez les historiens, surtout depuis l’unité nationale accomplie sous les Rois Catholiques, de présenter le devenir historique comme une émanation de la volonté de Dieu31. Leur profond providentialisme à l’égard de l’histoire est attesté par l’abondance d’allusions à la volonté divine justifiant les événements historiques. À elle s’attribuent la splendeur de certaines nations, comme celle de la Rome ancienne ainsi que l’écroulement de certaines autres ; les défaites, mais surtout les victoires de la Reconquête, sont aussi l’expression de cette volonté divine. Étant donné la période de prépondérance qu’avait vécue l’empire espagnol jusqu’alors, les historiens n’ont pas de mal à présenter l’Espagne catholique comme une nation favorisée par la Providence.
Sans doute, de façon très ponctuelle et peu-être pour des raisons purement esthétiques ou rhétoriques, les personnages de Lope de Vega s’interrogent sur les causes des éventualités de l’amour et se livrent aux plaintes et aux accusations contre leur cruelle fortune à l’origine de leurs chagrins, tout comme la Celia de l’Arétin se plaint de son sort et de l’impossibilité de vivre un amour heureux à côté de son Curiace. En revanche, des origines de la précarité de l’homme éphémère ou du rôle du hasard dans son existence, il n’en est pas question dans la pièce espagnole. On ne retrouve plus l’image du vaisseau au milieu de la tempête, car les personnages du théâtre de Lope semblent avoir pris en main le gouvernail de leur destinée : le sort n’intervient pas dans le combat entre les Horaces et les Curiaces, on n’accusera pas le sort du malheur du héros souillé par le crime. La résolution et l’empressement avec lesquels, face au malheur, ils entreprennent d’agir, témoigne d’une liberté toute neuve qui ne peut s’exprimer que par des actes volontaires.
Mais, comment le pouvoir de la fortune est-il surmonté par les personnages de Lope ? En général, on voit, chez eux, plus une attitude de défi qu’une acceptation stoïcienne de l’ordre naturel des choses. Pourtant, il est possible d’établir un lien entre les personnages de Lope et le néo-stoïcisme présent dans le théâtre européen de l’époque, si l’on tient compte de l’idéal stoïcien selon lequel le sage doit suivre la nature, sa propre nature. De la « grandeur d’âme » ou « générosité », vertu principale du sage qu’il exerce selon la maxime stoïcienne sequere naturam, les personnages de Lope de Vega ne s’emparent que partiellement. Cette générosité relève du sens étymologique du terme, de genus qui implique l’appartenance à une famille, à un nom, à une dynastie. Suivre la propre nature signifie se conformer à sa propre noblesse d’âme, à la grandeur, à l’idéal de vertu de sa caste. Horacio doit agir conformément à sa nature, conformément à ce qu’il doit à sa naissance, car c’est par destinée qu’il est venu au monde parmi la gens Horatia pour accomplir des exploits qui soient à la hauteur de ce que sa nature a prévu pour lui. L’idéal stoïcien, comme l’idéal aristocratique, se basent sur une conception élitiste de la société, où les hommes naissent naturellement inégaux, où chacun est destiné à jouer un rôle déterminé dans la mesure où il a été doté par la nature. Le noble, qui naît avec les qualités propres à sa race – courage, orgueil, honneur, grandeur d’âme, libéralité – , est voué à faire preuve de ses vertus.
Bien que le conflit entre fortune et vertu ne se voit pas thématisé dans la pièce, Lope n’ignore pas les idées néo-stoïciennes en vogue à son époque. Il l’exprime merveilleusement dans certains passages de sa production lyrique. À titre d’exemple nous reproduisons un extrait d’un de ses sonnets :
No ha menester fortuna el virtuoso,
la virtud no se da ni se recibe
ni en naugragio se pierde, ni es impropia.
Mal haya quien adula al poderoso
Aunque fortuna humilde le derribe
Pues la virtud es premio de sí propia.32
Les personnages de Lope font un pas en avant dans la conquête du monde par le sujet, par la « conscience » individuelle. L’homme armé des vertus dont sa nature est équipée peut ainsi défier toute fortune contraire, tout revers du destin. Il ne s’agit plus de se conformer à la nature extérieure mais de se conformer à sa propre nature. L’aporie se trouve dans le fait que les personnages de Lope ne possèdent pas une conscience indépendante. Le héros n’est tel que par la reconnaissance de ceux qui sont autour de lui, car il ne se reconnaît exister qu’à l’intérieur d’une conscience collective.
4. Horace : Le triomphe de la volonté.
Dans la pièce de Corneille, le thème de la fortune, bien qu’il ne soit pas central, regagne la place qu’il semblait avoir perdu dans la comedia. Comme c’était le cas dans le récit de Tite-Live, c’est la destinée, le sort, la Providence divine qui ont déclenché les hostilités et ont fait devenir champions de Rome et d’Albe les descendants de deux familles unies par les liens de l’amour et du sang, les Horace et les Curiace :
Ces mêmes dieux à Tulle ont inspiré ce choix33
Cependant, le rôle de la fortune dans le reste de l’action se verra réduit : le sort ne sera pas un argument dans la défense d’Horace – comme c’était le cas chez l’Arétin –, car sa sœur s’est délibérément présentée devant lui pour l’attaquer, et son meurtre n’est que le résultat d’un acte volontaire. Pourtant, dans le discours des personnages, la fortune reste présente. En tant que procédé rhétorique utile à montrer le visage irrationnel du malheur, elle fait partie souvent des formules prononcées dans les moments de pathétique, où la fortune entre souvent en composition avec son opposant, la vertu. Comme chez l’Arétin, mais de façon encore plus nette, la fortune et la Providence se confondent. Néanmoins, on la retrouve sous la dénomination de Sort ou de Destin, afin d’exprimer son tempérament volubile et aléatoire, son caractère mystérieux et transcendant. Par contre, elle ne signifie pas la même chose pour tous les personnages. On observe chez Corneille une morale qui n’est pas la même pour tous, un décalage entre le héros (ou les héros) et le reste des participants dans le drame.
Mais, s’il y a une unité sémantique autour de la figure de la fortune et de ses synonymes, elle est différemment perçue par les personnages féminins (représentants des idéaux amoureux) et par les personnages masculins (détenteurs des idéaux patriotiques). Pour elles, les destins sont « contraires » ou « inhumains34 », le sort est « triste » et « contraire35». Comme les héroïnes de la Renaissance, condamnées à l’inaction, elles ne s’expriment que par la plainte contre cette fortune adverse et rigoureuse. Sabine, comme Celia, croit que le Ciel s’obstine à la persécuter, elle est aussi victime des astres malveillants :
Si donc le Ciel s’obstine à nous persécuter36
Si les héroïnes se partagent entre la crainte et la précarité d’un espoir incertain, les héros sont dotés d’une « mâle assurance » qui leur permet de percevoir la fortune comme un allié de la force et du courage héroïque, selon la maxime stoïcienne fortuna fortes juvat. Ains, ayant reçu la nouvelle du choix d’Albe, qui l’oblige à se battre contre son meilleur ami, Horace sera capable de conserver sa maîtrise et sa lucidité : il prend la mesure du malheur qui s’oppose au mythe de la gloire et par une vertu propre à l’héroïsme37défie tout sort contraire :
Et du sort envieux quels que soient ses projets
Je ne me compte pas pour un de vos Sujets38
On retrouve la conception machiavélienne de l’homme39, une conception pour ainsi dire « aristocratique » qui distingue, parmi les hommes communs, les meilleurs, ceux qui dotés d’une vertu supérieure sont destinés à servir comme exemple pour le reste des citoyens et à jouer un rôle décisif au sein de la communauté. Nous ne sommes pas très loin de l’« honrado » espagnol. La fortune telle qu’elle est comprise par Machiavel n’est pas seulement un sort, un fatum ou une prédestination, mais aussi une puissance que, si le ciel n’est pas tout à fait contraire, les hommes peuvent maîtriser. La puissance de la fortune peut donc être vaincue par la vertu, qui n’est autre chose que la capacité des grands hommes de saisir l’occasion qu’elle leur offre. Elle fournit aux héros l’opportunité de se mesurer à ses caprices et à eux-mêmes. Ce qui pour les esprits communs serait cause de trépas, est pour eux une occasion pour mesurer leur courage, un appel de l’honneur, une invitation à la gloire.
Le Sort qui de l’honneur nous ouvre la barrière
Offre à notre constance une illustre matière.
Il épuise sa force à former un malheur,
Pour mieux se mesurer avec notre valeur.
Et comme il voit en nous des âmes peu communes
Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes.40
Pour Horace se plaindre du sort est donc synonyme de s’abaisser, d’admettre son manque de vertu et sa faiblesse. Même quand le sort est contraire, l’homme vertueux ne se plaint pas. Le héros rejoint ainsi le sage stoïcien dans son combat contre les éventualités de l’existence. Et pour combattre la fortune, il faut s’armer de patience (comme le faisaient les personnages de l’Arétin), mais surtout de constance41. Une constance qui est récurrente et qui s’identifie à la fermeté du caractère, à la grandeur d’âme ou générosité. Contre les pleurs des femmes qui se lamentent de leur sort et tentent de réduire la vertu constante du héros, il faut rester ferme dans sa résolution, impassible, comme Curiace s’arme de constance devant les pleurs de Camille, comme Horace devant les sollicitations de Sabine. Le Vieil Horace, exemple de bon citoyen, recommande à Sabine d’en faire autant, d’exercer sa constance. Cependant, même si elle tâche « d’imiter la constance » des hommes, le résultat n’est qu’une « fausse constance » :
Nous pourrions aisément faire en votre présence
De notre désespoir une fausse constance42
Pourtant Camille, quoiqu’elle ne puisse pas adhérer à l’idéal de vertu des héros, dépassera la plainte pour défendre « constamment » son idéal à elle, opposant la force de sa passion amoureuse à la vertu « farouche », à la fermeté « barbare » de l’idéal héroïque. À la différence de Sabine, plongée dans une irrésolution sans issue, Camille se révolte contre son sort, elle défie son destin, elle « brave la main des Parques43 ». Sa constance, sa fermeté se déploient dans la défense de ce qu’elle doit à son amant, se préparant à montrer « une générosité de signe contraire à celle d’Horace, mais égale en grandeur d’âme »44.
[…] préparons-nous à montrer constamment
ce que doit une Amante à la mort d’un Amant.45
En revanche, la révolte n’est qu’une étape dans l’évolution du héros qui progressera jusqu’à l’acceptation sereine de son destin, quel qu’il soit. Après l’ardeur combative de la jeunesse vouée à l’action et qui s’écrie allègrement : « Pour un cœur généreux ce trépas a des charmes46 », suit l’acceptation posée et réfléchie du Vieil Horace, selon la fameuse maxime cartésienne qui vise à atteindre le repos de l’âme : « Tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune ; et à changer mes désirs que l’ordre du monde47 »
La prudence des dieux autrement en dispose
sur leur ordre éternel mon esprit se repose48
La conception néo-stoïcienne du caractère providentiel de l’histoire49 se fait sensible dans la confiance que le héros a dans le destin réservé à sa patrie par la divinité. Au début de la pièce, quand il est encore temps d’avoir quelque espérance, c’est Sabine qui résume la doctrine de Du Vair en termes plus accessibles au public : l’ordre du monde ne supprime pas la liberté humaine, mais la sollicite, car l’effort et la volonté de la créature doivent venir à la rencontre de l’élection divine. Ainsi la doctrine néo-stoïcienne assure une place importante pour l’homme à l’intérieur de la création. Elle fait de la volonté humaine la collaboratrice de l’œuvre divine.
Quand la faveur du ciel ouvre à demi les bras,
Qui ne s’en promet rien ne la mérite pas ;
Il empêche souvent qu’elle ne se déploie
Et lorsqu’elle descend son refus la renvoie50
Dans la pièce de Corneille la destinée d’une cité51, l’avenir de tout un peuple, dépendent du combat fratricide. Puisque c’est surtout « en l’établissement de nouveaux estats52 » que l’action de la Providence dans la destinée des peuples se fait évidente, cette vision du monde justifie l’allégresse avec laquelle Horace affronte le combat qui, d’autre part, le relie à « l’honneur des armes » et à l’apologie guerrière que l’on retrouve dans certains passages de la pièce de Lope de Vega. Une conception similaire de l’Histoire, qui se déroule sous la tutelle de la Providence, justifie en quelque sorte la conduite des héros, sans pour autant annuler le caractère volontaire de leurs gestes et la responsabilité sur les actes qu’ils accomplissent.
Ainsi réintégré, non plus comme objet mais comme sujet, à l’intérieur de la création, l’homme retrouve une liberté nouvelle. Une liberté qui se reconnaît dans l’exercice de sa volonté, de son libre-arbitre, qui juge ce qui est bien et ce qui est mal et qui transforme la destinée du monde tout en maîtrisant son propre destin.
Fortune, Providence, Prédestination sont des notions sur lesquelles s’interrogent les écrivains de toutes les époques, témoignant des inquiétudes de leur temps qui viennent s’ajouter au sentiment d’angoisse pérenne devant l’éphémère. C’est pendant la Renaissance que, suite aux interrogations religieuses à propos de la prédestination et du libre arbitre, ces problèmes gagnent en importance. D’ailleurs, ce sont des questions atemporelles concernant la pensée religieuse et philosophique.
Depuis le début du XVI siècle, la connaissance des œuvres philosophiques et morales de Dante, de Pétrarque, de Boccace, ainsi que la traduction et diffusion des œuvres de l’antiquité, donneront lieu , de la part des hommes de lettres européens, à un changement sémantique du concept païen de la fortune. Ce concept sera objet d’une réélaboration, du point de vue chrétien, de la doctrine de Sénèque, dont le vocabulaire stoïcien trouve bien des similitudes avec celui du christianisme, en particulier celui de Boèce ou de Saint Grégoire. À ces noms la scolastique ajoutera celui d’Aristote, qui renferme l’étude de la Fortune dans la considération générale des causes de l’être. En général, depuis la Renaissance, les auteurs espagnols ont tendance à identifier la Fortune à la divine Providence. Poètes et théoriciens s’efforceront ainsi de combattre la diffusion d’un fatalisme populaire basé sur la superstition et la croyance dans l’influx des astres.
Refusant le concept païen de Fortune et le substituant à la foi chrétienne dans la Providence qui régule tous les événements du monde, le problème de la prédestination dans son rapport avec la liberté humaine n’est pas résolu. D’innombrables disputes à propos de la prédestination éclateront dans la plupart des régions de l’Europe chrétienne. En général l’Europe catholique admettra que la prescience de Dieu ne détruit pas la liberté de l’homme : l’homme est doté du libre-arbitre qui lui permet d’agir en toute conscience et le rend responsable de ses actes. L’avis contraire aurait risqué de faire précipiter la masse dans un fatalisme amoral.
L’action et la volonté d’exercer sa liberté donnent son sens au héros moderne. Mais cette action, comme cette existence, ne trouvent leur dignité et leur garantie que dans la collaboration avec l’œuvre créatrice d’un Dieu éternel. Celui-ci n’est plus le Dieu des superstitieux, cette force arbitraire qui confond l’homme et l’écrase sous un destin fortuit que la Renaissance avait fait revivre dans la conception antique d’un monde matériel, soumis à une sorte de fatalisme. Aux rhétoriciens à maximes de sagesse et aux nobles souffrances se substituent des personnages capables de se dresser spontanément contre tout déterminisme et d’aspirer à un idéal nouveau. La force de leurs passions, les liens d’amitié et de sang,, toutes les attaches que la nature impose à l’homme, risquent de les détourner dans leur quête de perfection. C’est dans le libre exercice de leur vertu qu’ils atteindront le statut de héros.
Le dépassement de l’état de résignation de l’homme moyenâgeux et la réhabilitation de la figure de l’être humain dans sa grandeur, ne pouvaient pas se compléter au théâtre sans une réforme de la formule scénique. Si la tragédie renaissante correspondait à une vision du monde où prédominent la crainte, le tabou et la soumission presque totale à l’ironie divine, la comedia avec sa légèreté, avec ses dialogues agiles et ses intrigues artificieuses, mettant au premier plan l’action, suppose une évolution vers la représentation d’un monde que l’homme peut non seulement mettre en question par ses mots, mais transformer par ses actes. Triomphant des contingences, des angoisses de l’éphémère et des avatars de la vie par sa haute vertu, le héros aristocratique n’a pas encore rejoint l’autonomie parfaite de l’homme moderne. Car son héroïsme, son honneur, ne sont pas à conquérir, mais à conserver. En revanche, le héros de la tragédie cornélienne, qui exprime sa liberté par l’accomplissement en toute conscience d’un choix décisif, court, assoiffé d’immortalité, vers un idéal héroïque qui n’est atteint que par l’exécution d’une épreuve, cet effort autonome de la volonté humaine qui trouve sa correspondance et sa garantie dans les desseins divins et qui lui réservera une gloire presque éternelle.