Littérature et éphémère

DOI : 10.58335/shc.88

Résumé

Si « ce qui plaît au monde est un songe éphémère », se lamente Pétrarque, la poésie, elle, est un « lieu de mémoire » (Canzoniere, 1 et 29). Tel est l’un des enjeux de la littérature : prendre dans les rets des mots, dans le rythme du souffle, l’évanescent des sentiments, le volatile des pensées, les métamorphoses de l’être. Telle est la gageure de l’écrivain : dire l’indicible, obstinément, lutter contre la mort, désespérément. Pour ce projet d’une revue pluridisciplinaire, nous avons choisi une approche plurielle de l’éphémère en littérature, afin de silhouetter l’étendue des possibles qui s’offre au sculpteur de mots qui se lance le défi de fixer ce qui ne peut l’être, de rendre pérenne la matière vouée au néant. Nous envisagerons ainsi les trois dimensions du texte : le genre, l’énoncé, l’énonciation. Nous évoquerons Baudelaire, Flaubert, Chénier et d’autres. Nous tenterons de rendre la palette des nuances sémantiques dont se pare la notion kaléidoscopique de « ce qui ne dure qu’un jour ».

Plan

Texte

« Ma vie, ma vie, tantôt j’en parle comme d’une chose finie, tantôt comme une plaisanterie qui dure encore, et j’ai tort, car elle est finie et elle dure à la fois, mais par quel temps du verbe exprimer cela ? »
Beckett, Molloy.

Introduction : enjeux et définition de l’éphémère en littérature.

La relation entre littérature et éphémère ne va pas de soi, loin s’en faut. L’ambition de tout écrivain n’est-elle pas de transcender la fuite du temps et sa visée secrète de siéger parmi les « Immortels »1, dont, ironiquement, la renommée ne dure parfois qu’un temps ? D’un point de vue strictement matériel, le livre permet une transmission séculaire du texte littéraire, qui s’affranchit ainsi du travail destructeur du temps. Littérature et éphémère semblent donc être dans un rapport d’opposition. Mais qu’en est-il de la représentation de l’éphémère à l’intérieur du texte littéraire ? Autrement dit, quelles sont les modalités discursives permettant de figurer cette notion ? Tel sera ainsi le fil de notre réflexion. Mais d’abord, qu’est-ce que l’éphémère ?

Du point de vue étymologique, « éphémère » vient du grec epi /hemera, « qui dure un jour ». Plus généralement, l’adjectif signifie « qui dure peu de temps, qui (s’)échappe, qui ne fait que passer » (Trésor de la langue française). Dans le même sens, l’adjectif substantivé se rencontre chez Flaubert : « j’ai un dégoût profond du journal, c’est-à-dire de l’éphémère, du passager ». A l’opposé, Baudelaire célèbre l’éphémère dans l’art et développe les moyens de représenter le « fugitif » et le « transitoire » dans son étude sur Constantin Guys, Le Peintre de la vie moderne. Cet article de L’Art romantique, sorte de vade-mecum de l’artiste moderne, est un précieux fil d’Ariane pour notre réflexion. Que dit exactement Baudelaire ?

Il [Constantin Guys] cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire […]. La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. […] Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tomberez forcément dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinie, comme celle de l’unique femme avant le premier péché. […] En un mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met volontairement en ait été extraite.2

La critique a beaucoup glosé sur le texte baudelairien, riche d’interprétations parfois contraires. Le premier intérêt de ce texte est de définir, de manière visionnaire, reconnaissons-le, la modernité : le temps est perçu non plus dans une linéarité homogène, c’est-à-dire dans son unité, mais dans une discontinuité, autrement dit dans une succession d’instants. Visionnaire, nous l’avons dit, Baudelaire a anticipé l’Impressionnisme ou encore le Fauvisme3, qui expriment aussi la fugacité de l’instant, la fragmentation du temps et de l’espace. On se souvient des études de Monet sur la cathédrale de Rouen, qui révèlent la métamorphose incessante de la réalité et par conséquent le caractère éphémère et relatif de la vie. Rappelons également que l’Europe est alors en pleine révolution industrielle et que les techniques et les sciences, qui ne cessent de progresser et d’inventer un nouveau mode de vie, suscitent une nouvelle manière de concevoir la vie, rapide et fugace. Le contexte historique favorise donc l’émergence de la réflexion baudelairienne. Son principal intérêt pour notre réflexion réside dans l’expolition4: « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent ». Le besoin de renommer par diverses nuances ce que Baudelaire appelle la modernité et qui relève de l’éphémère suggère en effet que la notion n’est pas monolithique mais présente au contraire des connotations différentes, en d’autres termes que la notion d’éphémère recouvre divers motifs, le transitoire, le fugitif et le contingent, auquel peut s’ajouter l’instantané. Quelles sont alors les modalités de représentation des différents aspects de l’éphémère ? Pour tenter de répondre à cette question, nous considèrerons quelques textes selon trois angles, trois niveaux de l’analyse textuelle : le genre, l’énoncé et l’énonciation.

Figurer l’éphémère dans les cadres génériques :

Sans doute est-ce dans le genre diariste que l’on trouve la forme a priori la plus apte à exprimer l’éphémère. La succession de dates souligne en effet l’écoulement du temps et par suite le caractère passager des jours qui se succèdent. Cependant, si la typographie – la mise en exergue des dates – est le signe le plus manifeste de l’écoulement continuel du temps, l’auteur d’un journal intime peut également avoir recours à une autre technique exprimant semblablement la brièveté, telle une notation minimale, voire minimaliste des sentiments, impressions ou pensées de la journée écoulée, qui participe en effet de ce que l’on pourrait appeler une écriture de l’instantanéité. Ainsi de l’extrait du Journal des Goncourt :

24 mars.
J’apprends à l’instant la mort d’un des mes amis, que j’avais connu interne à la Charité, le docteur Simon, - mort et enterré à ma porte, depuis deux jours, sans que je le sache. Il avait trente et un ans, il venait d’être reçu chirurgien des hôpitaux, il était marié depuis six mois, heureusement. La vie s’ouvrait devant lui, après cet affreux travail et l’horrible épreuve des commencements de la médecine. Il n’y a pas huit jours, je l’avais rencontré dans ma rue, avec sa femme toute jeune, toute heureuse, toute rougissante… Mort ! tout cela est brisé ! Je ne sais pourquoi, c’est comme un coup frappé tout à côté de moi et qui me frappe peut-être plus que toute autre mort, par la surprise, la soudaineté et aussi par l’ironie cruelle. Il y a des enlèvements d’hommes au seuil de leur bonheur, qui semblent montrer le Méchant dans le ciel.

25 mars.
Nous allons aujourd’hui, pour goûter un peu d’éloquence chrétienne, à Notre-Dame. C’est très plein. En chaire, il y a une espèce de petite marionnette, se démenant à froid en une langue très basse, très ampoulée et très vulgaire, appelant les gens au Paradis avec le boniment du saltimbanque qui appelle la foule. Cela, c’est le fameux Père Félix !
Il n’y a de bon que les choses exquises !5

Les marques énonciatives, telles que le pronom personnel de la première personne du pluriel « nous », incluant le locuteur, et l’adverbe « aujourd’hui », ancrant le procès dans le hic et nunc de l’acte locutoire ressortissent à cette écriture de l’éphémère qu’est celle du journal. On notera par ailleurs la parataxe - juxtaposition de phrases non coordonnées entre elles - qui traduit une succession spontanée et irréfléchie d’impressions ou de pensées, autrement dit d’instants brefs. Enfin, la juxtaposition de micro-récits sans lien logique les coordonnant participe d’un même effet.

Cet exemple permet ainsi de considérer l’éphémère sous l’angle du transitoire, nous l’avons dit, mais aussi du contingent, du détail sans importance, de l’événement sans conséquence, que l’on oublierait s’ils n’étaient consignés dans le journal. C’est dire que l’éphémère peut être, aussi, l’infime, le dérisoire, le négligeable.

 

Pour en revenir à Baudelaire, les Petits Poèmes en prose offrent également une illustration pertinente à notre question : comment dire littérairement l’éphémère ? Par leur forme fragmentée, tout d’abord, puisqu’il s’agit d’un recueil de textes brefs ; aussi parce que ces récits peuvent se comparer à des eaux-fortes, « subtiles, éveillées comme l'improvisation et l'inspiration »6. Le lecteur suit les pas d’un promeneur dont l’attention s’arrête sur tel ou tel personnage ou spectacle de la vie parisienne. Ainsi le poème en prose intitulé « Le Gâteau », scène de bagarre entre des enfants de la rue, suit « Le Vieux Saltimbanque », spectacle d’un pathétique artiste de rue, qui suit lui-même « Les Veuves », ironique portrait de vieilles femmes dans un jardin public. Les saynètes baudelairiennes apparaissent ainsi comme autant d’instantanés pris sur le vif, portraits ou scènes pittoresques, dont l’hétérogénéité est celle-là même qui fait de la capitale la muse kaléidoscopique du poète :

Le coeur content, je suis monté sur la montagne,
D’où l’on peut contempler la ville en son ampleur,
Hôpital, lupanar, purgatoire, enfer, bagne,
[…]
Que tu dormes encore dans les draps du matin,
Lourde, obscure, enrhumée, ou que tu te pavanes
Dans les voiles du soir passementés d’or fin,
Je t’aime, ô capitale infâme ! Courtisanes
Et bandits, tels souvent vous offrez des plaisirs
Que ne comprennent pas les vulgaires profanes.7

Les poèmes en prose baudelairiens figurent donc une autre forme d’éphémère, qui renvoie non pas au contingent et au futile, mais à la nature changeante de la vie, à ses métamorphoses, autrement dit au fugitif.

Représenter l’éphémère dans le récit littéraire :

Si nous nous sommes jusqu’à présent intéressée à la forme générique comme moyen de figurer l’éphémère, l’écrivain dispose cependant de deux autres modes d’expression. Le premier est l’énoncé, l’histoire, ce qui est raconté. Le XIXe siècle a mis à la mode les récits d’une « tranche de vie », comme on a coutume de les appeler, parmi lesquels La Chartreuse de Parme de Stendhal offre un exemple intéressant en ce qu’il confronte synchronie et diachronie, petite et grande histoire, en particulier dans le célèbre passage de la bataille de Waterloo, dans laquelle s’est trouvé embarqué sans bien comprendre ce qui lui arrivait le jeune Fabrice. L’éphémère est en l’occurrence représenté par l’opposition binaire de temporalités hétérogènes, celle de l’histoire et de l’Histoire. Chez Flaubert, Salâmmbo est construite sur un semblable contraste entre l’épisode de la rencontre amoureuse de la jeune héroïne éponyme et d’un étranger à son royaume et la lente histoire de la décadence d’un empire sous l’assaut des barbares. L’éphémère subit dans ces deux cas une sorte de dilatation : il ne coïncide pas avec l’instantanéité que nous avons auparavant rencontrée, mais plutôt avec l’instant ; le procès est certes éphémère en regard de la durée de l’Histoire, mais présente en revanche une certaine longueur dans l’économie du roman, dans le temps diégétique de l’action romanesque. Le temps, ne l’oublions-le pas, est toujours subjectif ; or un récit est construit sur une ou plusieurs focalisations, c’est-à-dire sur un ou plusieurs points de vue.

Par ailleurs, de la rencontre de ces deux temporalités en naît finalement une troisième, celle, atemporelle, anhistorique de la dimension allégorique du texte littéraire ; au-delà de l’individu et au-delà de l’Histoire, ces récits créent en effet une temporalité hybride, celle du récit symbolique de l’amour déchiré et impossible, magnifié par le contexte historique, ou du destin d’un homme qui rencontre un jour la grande Histoire. On le voit, la question de la temporalité est chose complexe en littérature, en ce qu’elle dépend de l’imbrication subtile de différents niveaux narratifs : récit d’une vie, récit historique, récit allégorique ou symbolique. Quoi qu’il en soit, retenons pour notre réflexion sur l’éphémère que celui-ci peut être signifié par une macrostructure oppositive, autrement dit par un contraste de temporalités s’opérant sur le plan narratif, qui révèle par la même occasion le relativisme du sentiment de durée.

Les modalités discursives de l’éphémère :

Cependant, ce n’est ni dans le canevas générique ni dans l’argument du texte, souvent construit sur des ressorts récurrents et tout aussi contraignants que les cadres du genre, que s’exprime toute la virtualité d’un écrivain. Après la forme générique, après l’énoncé, il convient de nous intéresser à ce que l’on a appelé, à la suite d’Emile Benveniste, le plan énonciatif, autrement dit à la manière dont est racontée l’histoire. L’auteur peut recourir à toutes les ressources de la langue. Prenons pour nous en convaincre l’un des plus célèbres et des plus beaux coups de foudre de la littérature, celui de Frédéric Moreau pour Mme Arnoux dans L’Education sentimentale. L’analyse de la structure du passage en question, que nous avons résumée comme suit, permet d’apprécier la technique de Flaubert :

* La séquence s’ouvre sur une description des passagers du bateau sur lequel ont embarqué les personnages principaux : des phrases longues, séparées par des points virgules, constituées de propositions non pas subordonnées mais juxtaposées, mimant à la fois le mouvement du regard qui découvre par bribes, par coups d’oeil successifs ce qui l’entoure, ainsi que l’hétérogénéité des passagers composent le passage. La description flaubertienne est ici comparable à un tableau impressionniste composé d’une juxtaposition de taches de couleurs qui, regardé de trop près, ne présente aucune structure, aucune unité apparente :

A part quelques bourgeois, aux Premières, c’étaient des ouvriers, des gens de boutique avec leurs femmes et leurs enfants. […] çà et là quelque gilet à châle laissait voir une chemise de calicot, maculée de café ; des épingles de chrysocale piquaient des cravates en lambeaux ; des sous-pieds cousus retenaient des chaussons de lisière ; deux ou trois gredins qui tenaient des bambous à ganse de cuir lançaient des regards obliques […]8.

Grâce à la focalisation externe, qui induit à voir par les yeux du personnage sans pénétrer la subjectivité des êtres alentour, la description est marquée par une discontinuité due au regard distrait que Frédéric porte sur les passagers, qui « voit sans voir » comme l’on dit familièrement ; son œil est tantôt arrêté sur un détail vestimentaire, tantôt sur une forme humaine puis un regard, mais sans s’y arrêter, par manque d’intérêt.

* Premier temps fort du récit : Frédéric voit pour la première fois Mme Arnoux :

Ce fut comme une apparition.
[…] Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant le point de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu.

La brièveté de la première phrase - Sujet/ Verbe/ Complément -, ainsi que la valeur aspectuelle du passé simple, qui dit l’instantanéité du procès, rompt la linéarité et le rythme lent imposés par les imparfaits de la description précédente. Par un effet de contraste dans la prosodie et dans le système temporel, Flaubert traduit le coup de tonnerre qui va bouleverser la vie du jeune Frédéric : sa rencontre avec Mme Arnoux.

* Le récit se poursuit sur le mode descriptif : la domestique, l’enfant. Puis retour à la personne de Mme Arnoux, fantasme sur le châle qu’elle porte, et avec lequel elle dort peut-être.

* Le quatrième temps de la séquence constitue le paroxysme de la rencontre :

Leurs yeux se rencontrèrent.

De même que la phrase « Ce fut comme une apparition » est détachée du corps du texte comme pour mieux faire sentir à la fois la fugacité de l’instant et le bouleversement qui s’en suit, le procès de la rencontre est également mis en exergue par la mise à la ligne et, semblablement à la phrase susdite, celle-ci est brève - Sujet/ Verbe -, et au passé simple, dont la valeur aspectuelle a déjà été soulignée.

Toute la structure du passage est ainsi fondée sur une opposition cette fois microstructruale, c’est-à-dire syntaxique ou discursive, entre le rythme lent de descriptions aux phrases longues et à l’imparfait, et la soudaineté de phrases brèves, isolées du corps du texte et au passé simple, qui, par leur irruption dans la linéarité du texte, expriment avec une force remarquable à la fois l’éphémère, l’instantanéité du coup du foudre et en même temps le bouleversement qu’il entraîne dans la vie d’un homme. Il fallait tout l’art de Flaubert pour mettre en mots avec autant de maestria un moment aussi déterminant que fugace.

Cependant, le récit de ce coup de foudre doit attirer notre attention sur l’ambivalence d’un événement à la fois fugitif et éternel. Cette expérience n’est-elle pas, en effet, sans cesse répétée dans l’histoire de l’Humanité ? Ne ressortit-elle pas à ce qu’il est loisible d’appeler « la nature humaine » ? N’est-ce pas en effet pour cette raison que ce récit, comme tant d’autres, nous émeut encore ? Ceci nous amène à envisager un dernier aspect du texte littéraire : sa réception. Pourquoi, en effet, lit-on encore, et lira-t-on toujours, Balzac ou Molière ? Parce que ce qui est dit et la manière dont cela est dit sont encore modernes, c’est-à-dire, pour reprendre les catégories baudelairiennes citées, que l’histoire racontée est à la fois datée historiquement tout en étant encore possible à notre époque, mais aussi que la langue appartient à un siècle passé en même temps que le discours est encore d’actualité. Qui s’interroge sur les rapports qu’entretiennent temps et littérature, s’interroge en effet sur les rapports qu’entretiennent temps et langage. Comme la littérature, le langage combine l’éternel et l’éphémère : les concepts d’amour ou de mélancolie restent essentiellement identiques9, même s’ils sont soumis à quelques variations ; en revanche, la morphologie ou la syntaxe évoluent. De la même manière, si les textes de Molière et de Balzac sont ancrés dans leur siècle respectif, l’avare fait cependant partie de notre monde quotidien, comme l’ambition et ses désillusions.

Conclusion : multiplicité des modalités de représentation et polysémie de la notion d’éphémère.

Le texte littéraire se construit donc sur plusieurs procédés formels : la dimension contrainte du genre, la dimension narrative de l’énoncé ou récit et celle syntaxique de l’énonciation ou discours, à quoi nous ajouterons la question de la réception de l’œuvre littéraire. Quant à l’éphémère, ces différentes approches du texte nous invitent à examiner les multiples facettes d’une notion que l’on pourrait croire monolithique. Comme nous avons tenté de le montrer, l’éphémère s’irise en effet de nuances aussi variées que l’instant, l’instantanéité, le contingent et le futile, ou encore le transitoire et le fugace. Mais des différents motifs constituant le thème de l’éphémère, il en est un que nous nous n’avons pas encore abordé et qui s’impose comme le dénominateur commun de la pluralité des motifs examinés : la mort. L’éphémère présuppose en effet la nature mortelle des êtres et des choses : comme l’insecte qui naît le matin pour mourir le soir même, l’homme est ainsi voué à une mort toujours proche. C’est dans la poésie élégiaque d’André Chénier que nous puiserons l’illustration de ce dernier motif de l’éphémère ; réactualisant le tempus fugit et le memento mori de la poésie de la Renaissance10, le poète appelle au carpe diem, avant que les Parques, maîtresses des destinées humaines, n’aient brisé à jamais le fil ténu de la vie :

Jouissons ; être heureux, c’est sans doute être sage.
Vois les soleils mourir au vaste sein des eaux ;
Thétis donne la vie à des soleils nouveaux,
Qui mourront dans son sein et renaîtront encore ;
Pour nous, un autre sort est écrit chez les Dieux ;
Nous n’avons qu’un seul jour ; et ce jour précieux
S’éteint dans une nuit qui n’aura point d’aurore.
Vivons, ma Lycoris, elle vient à grand pas,
Et dès demain peut-être elle nous environne ;
Profitons du moment que le destin nous donne,
Ce moment qui s’envole, et qui ne revient pas.
Vivons, tout nous le dit ; vivons, l’heure nous presse ;
Les roses, dont l’Amour pare notre jeunesse,
Seront autant de biens dérobés au trépas.11

Considérer l’éphémère à travers le prisme de la littérature fait donc prendre conscience non seulement de la diversité des procédés dont dispose l’écrivain, mais aussi de l’éventail de nuances que cette notion recouvre : le fugace, le contingent, l’instant et l’évanescent ; successions d’éphémères, tels les soleils de l’élégie, ou éphémère voué au néant, fatalité de la vie humaine.

Morgane LERAY
Doctorante en Littérature française
EA 2977 Interactions Culturelles Européennes/Texte et Edition
Université de Bourgogne

Notes

1 « La dénigrer, mais tâcher d’en faire partie si on peut » comme l’écrivait Flaubert dans son article « l’Académie française » dans le Dictionnaire des idées reçues. Retour au texte

2 Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », L’Art romantique, Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Bibliothèque de la Pléiade, t. 2, 1976, p. 695. Retour au texte

3 1874 pour le premier, 1900 pour le second. Retour au texte

4 « Figure consistant dans la réexposition plus vive, plus nette, d’une pensée. […] chacun des termes énumérés serre de plus en plus près l’objet de la description, tantôt pour compléter le mot précédent, tantôt pour le corriger, ou enfin pour le supplanter. », in Henri Morier, Dictionnaire de Poétique et de rhétorique, PUF, 1998. Retour au texte

5 Edmond de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, Fasquelle-Flammarion, 1956, t. I, 25 mars 1864, p. 32. Retour au texte

6 Baudelaire, « Peintres et aquafortistes », Œuvres complètes, éd. cit., t. 2, p. 740 ; les eaux-fortes de Whistler représentent la contrepartie picturale de l’art de l’instant. Retour au texte

7 Baudelaire, Œuvres complètes, éd. cit., t. 1, p. 191 : « Epilogue ». Retour au texte

8 Flaubert, L’Education sentimentale, Flammarion, 1985, p.50-51. Retour au texte

9 On pourrait dire, pour employer la terminologie des linguistes, que la compréhension – traduisons par « noyau sémantique » - est généralement pérenne, mais que l’étendue – les frontières du champ notionnel - est variable. Retour au texte

10 « L’Ode à Cassandre » de Ronsard en est l’une des plus fameuses illustrations. Retour au texte

11 André Chénier, « Elégies », 4, v. 6-18, Œuvres poétiques, Tome I, Paradigme, 2005. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Morgane Leray, « Littérature et éphémère », Sciences humaines combinées [En ligne], 1 | 2007, publié le 01 octobre 2007 et consulté le 25 avril 2024. DOI : 10.58335/shc.88. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=88

Auteur

Morgane Leray

Doctorante en Lettres modernes, Centre pluridisciplinaire Textes et Cultures EA 4178