Écrire dans le Sable

DOI : 10.58335/shc.86

Abstract

Writing in the Sand est une installation de l’artiste Sud Africain Willem Boshoff. En tant qu’installation in situ ce travail est l’illustration même de la vanité, éphémère car la matière dont il est fait, le sable, est un substrat instable. Mais avant tout Writing in the Sand est un questionnement de l’utilisation du langage. Par la multiplication des langues et la traduction ce travail s’inscrit dans la politique Sud Africaine actuelle. Les habitants de ce pays négocient une cohabitation entre une multitude de cultures et de langues au niveau quotidien. Sont posés les questions de pouvoir et de savoir autour du choix d’une langue, le problème de la disparition d’une langue, l’urgence de mémoire. Le problème de la traduction ou de la traductibilité des choses renvoi à une entité insaisissable, un manquant, un espace ente les grains de sable dont l’état fluctuant semble mettre en scène l’éphémère.

Text

L’Artiste et ses deux assistants travaillent dans le hall d’entrée du Château. Les premiers jours de la semaine ont été passés à trouver le matériel. Le sable blanc vient de la carrière à l’entrée de la petite ville, le sable noir était un peu plus difficile à trouver. L’artiste consulte régulièrement son volumineux classeur ; des colonnes de mots et de définitions remplissent les pages. Artiste et assistants choisissent ensemble les entrées qu’ils souhaitent utiliser, parfois une vive discussion s’entame avant qu’un certain terme soit choisi ou rejeté. Ensuite ils sélectionnent parmi les pochoirs en polystyrène les lettres nécessaires, les posent sur le lit de sable préparé. On ajoute une couche de sable de couleur contrastée à l’aide d’une passoire. Quand les pochoirs sont enlevés avec beaucoup de précaution, les paroles apparaissent. En écriture blanche sur fond noir sont inscrits des noms de langues : Sesotho sa Laboa, Sesotho, Setswana, siSwati, Tshivenda, Xitsonga, isiNdebele, isiXhosa, isiZulu … En écriture noire sur fond blanc est inscrit un mot anglais avec sa définition traduite vers la langue indiquée. Pendant trois jours le sable coule à travers les trous de la passoire, recueilli par les pochoirs. Les deux parterres de sable sont posés à même le sol du château. Chaque parterre mesure 145cm x 1000cm, un large couloir les sépare. Boshoff veut cette organisation à deux volets telle une ‘mise en page du livre ouvert’. Chaque page est porteuse de cinq lignes de texte de caractères d’une hauteur de 10 cm, Boshoff parle des cinq lignes d’une partition musicale. Un groupe de touristes vient visiter le vieux château. Ce public n’a pas l’habitude d’être confronté à l’art contemporain. L’œuvre par terre suscite de nombreuses questions, auxquelles seuls les deux assistants peuvent tenter répondre car ils parlent la langue du pays. Une personne dans la foule fait un faux pas, trébuche sur le sable, le travail d’altération a commencé et continuera pendant l’exposition à la fin de laquelle ce qui reste du sable sera balayé et ramené à la carrière.

Image

Le nom de l’artiste est Willem Boshoff. Du 5 octobre 2003 au 4 janvier 2004 ce travail qu’il appelle Writing in the Sand est installé au Château de Champlitte. Writing in the Sand découle de la réflexion de Boshoff autour du langage. Il s’intéresse à la disparition d’une langue mais aussi aux multiples stratégies de pouvoir d’inclusion opérées par le choix d’une langue, une question qui est au cœur du débat politique de son pays d’origine, l’Afrique du Sud. Les langues utilisées dans ce travail sont les onze langues officielles de ce pays depuis les premières élections démocratiques en 1994. Dans son texte explicatif, écrit pour la Biennale de La Havane, où ce travail a été exposé en l’an 2000 Boshoff explique :

‘My Artwork, Writing in the Sand pays respect to South Africa’s newly recognized official languages of Sesotho sa Laboa, Sesotho, Setswana, siSwati, Tshivenda, Xitsonga, isiNdebele, isiXhosa, isiZulu. These indigenous tongues have been spoken for hundreds of years but were marginalized and disenfranchised under European rule. Today, in post-Apartheid South Africa, we mistakenly believe that these languages are no longer under siege – that their place in the new constitution is a guarantee for their survival.

The homage rendered by Writing in the Sand to South Africa’s survivor languages is a precarious one. The advent of European influence in our land has already witnessed, if not indeed brought about, the extinction or near demise of smaller languages like San, Khoisan, Khoekhoen, Nama and Griqua. I write in the sand because it is an unstable medium and is easily disturbed…’1

Avant d’aborder la question du langage qui sera le souci principal de cet article, tentons de comprendre comment Boshoff voit le sable, médium ‘instable et facilement dérangé’. Il se rappelle dans ses notes2 pour Writing in the Sand d’un poème qu’il a écrit dans les années 19703. Ce poème visuel porte le titre ‘Die Begrafnis’ (l’enterrement). Boshoff explique que le poème traite des couches de sable et de terre qu’on voit successivement lorsque le cercueil est déposé dans la tombe. Le poème consiste en 48 lignes en lettres majuscules, tapées sur une machine à écrire. Un seul mot répété mis bout à bout sans les espaces remplit toute une ligne. Première ligne :

SANDSANDSANDSANDSAND…. (sablesablesablesable….) ensuite

GRUISGRUISGRUISGRUISGRUIS… (cailloux),

VLYSELVLYSELVLYSELVLYSEL…. (poussières),

GRONDGRONDGRONDGROND… (terre),

SEMENTSEMENTSEMENTSEMENT… (ciment),

GRAWEELGRAWEELGRAWEELGRAWEEL …

…. aucune ligne n’est répétée, les lignes sont toutes exactement de la même longueur.

Ce poème a une œuvre sœur, qui consiste réellement en ces matériaux. Un cadre en bois tient une vitre derrière laquelle sont entassées des couches de sable, de cendres et de poussières. Ce travail porte le titre Sandkoevert (enveloppe de sable). Une fois de plus la référence est le cercueil, l’œuvre est faite selon les mensurations de Boshoff. Celui-ci explique le choix des matériaux dans son texte pour son mémoire de fin d’études4 en 1984 : Il s’agit de matériaux perdus, destinés à être jetés, crachés. Ce texte est intéressant, Boshoff énumère dans un court paragraphe presque toutes les associations qui peuvent lier le sable à l’éphémère : Il revient sur la symbolique du sable pour le passage du temps (le sablier), et du temps de vie contenu dans la bible. Boshoff renvoie son lecteur à Ecclésiaste 12 :7 : « ...avant que la poussière retourne à la terre, comme elle y était, et que l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné. Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, tout est vanité ». Boshoff conclut sur la remarque qu’une chose construite en sable est facilement dérangée, détruite, que pour effacer une écriture sur le sable il suffit du vent, de l’eau, du passage du temps. En 1984, quand il écrit ce texte, Boshoff, n’a pas encore fait d’œuvre où il utilise la ‘technique’ éphémère de l’écriture dans le sable.

Image

A l’exemple de Sandkoevert, cela deviendra une pratique habituelle pour Boshoff de collectionner des matériaux premiers (pierres, sable, graines…) dans des localités spécifiques. Cette provenance est porteuse de signification pour son travail. Le plus simple à résumer est le travail Psephos fait à l’occasion des premières élections démocratiques en 1994. Boshoff a collectionné des pierres dans les neuf provinces de l’Afrique du Sud et inscrit à l’aide de ces pierres la croix de vote. Ainsi le sable, la terre, les pierres prennent pour Boshoff la signification de possession de terre (question qui en Afrique du Sud a causé des bouleversements complexes, mais Boshoff s’intéresse actuellement également à ce problème au moyen orient5). Boshoff commence en 2004 une série d’œuvres basées autour des cimetières d’Afrique du Sud. Une de ces œuvres s’intéressa au cimetière de Sharpeville et son lien avec une Ville en Hollande. Une deuxième, How to win a War6 ramène Boshoff en pèlerinage aux cimetières où sont enterrés les proches de ses grands-parents, victimes des camps de concentration lors de la guerre Anglo-Boer de 1901- 1902. Boshoff collectionne le sable rouge de ces cimetières, ensuite le sable doré, déchets des mines d’or, raison de cette guerre, et dessine à son aide les plans des cimetières, indiquant les très grands nombres de femmes et enfants morts en comparaison avec le peu de soldats britanniques. Dans ces œuvres le sable utilisé représente la terre d’où il a été récolté. A chaque fois la lutte pour la possession de cette terre est une question de vie et de mort.

Pour l’installation Writing in the Sand Boshoff utilise le sable (ou des substituts de sable) provenant du site d’exposition. Il choisit aussi les termes utilisés en fonction du lieu, jeu assez espiègle, car il compte sur le fait que personne ne comprendra ses jeux de mots. Cette œuvre a connu un tel succès que Boshoff s’est vu commander l’installation dans le monde entier. Le travail a été montré à Johannesburg, à Cuba, au Danemark, à Champlitte, à Washington. Même si le lien au lieu d’installation est mis en péril par sa présentation cosmopolite, Writing in the Sand remplit la définition d’installation in situ : ‘L’une des premières qualités qui fut reconnu au travail in situ, c’était de définir sa propre temporalité, en faisant correspondre la durée d’existence de l’œuvre avec sa durée d’inscription dans le site’7. Luc Lang décrit cette relation au temps d’exposition avec beaucoup de détail, le temps que l’artiste passe sur le site d’installation, la mise en place de la disparition de l’œuvre qui rappelle au spectateur un maintenant très urgent. Mettre en place un dispositif précaire veut dire prévoir la fin de sa présence et ainsi prévoir sa propre historicisation, une ‘évocation et un souvenir présent d’une œuvre passée.’

Ce qui ressort des utilisations du sable chez Boshoff est lié à la vanité8, l’enterrement, le corps qui redevient terre, le temps qui passe inlassablement, la possession de la terre durement acquise et facilement perdue, le caractère provisoire de tout écriture dans le sable. Mais la pensée de Boshoff autour du rôle du sable présente un deuxième aspect. Dans un entretien donné en 20049 Boshoff fait allusion au sable comme médium recueillant les graines pour semer, afin de donner vie. Il fait un lien rapide10 entre la provenance sémantique de ‘semer’ et ‘séminaire’11 où le premier fait allusion à la ‘semence’12 biologique et le deuxième au fait de ‘semer des pensées dans l’esprit de quelqu’un’. De plus il compare la feuille de papier, porteuse de mots, à la terre, porteuse de graines. Cette pensée va de pair avec le fait que Boshoff parle des deux parterres de sable dans Writing in the Sand une ‘mise en page du livre ouvert’. Après Writing in the Sand Boshoff a poursuivi ce parallèle sable/papier dans plusieurs travaux où il utilise le sable comme base. Il s’agit de panneaux où le sable et d’autres matériaux granuleux ont été stabilisés à l’aide de colle, les inscriptions sont devenues permanentes13. Boshoff en vient dans cet entretien à parler des dangers de la parole qui se fige, qui devient dogme.

En conclusion du texte qui accompagne Writing in the Sand14, Boshoff énumère une qualité de plus du sable, la puce en silicone de l’ordinateur est la base pour pouvoir enregistrer et travailler de l’information. La silicone est le constituant principal du sable. Boshoff trouve que l’information gérée par l’ordinateur est fluctuante et transigente, manipulée et effacée aussi facilement qu’une écriture dans le sable. A la fin de la manifestation, le sol sera nettoyé, le bouton pour effacer aura été activé. Boshoff n’est pas le seul à avoir fait ce lien entre l’éphémère et l’espace cyber. Le phénomène du savoir insaisissable et fluctuant du ‘web’ a suscité des réflexions autour de la globalisation chez plusieurs penseurs15.

Plus tard dans sa carrière Boshoff travaillera souvent en granit. Une installation comme Writing in the Sand est un travail exceptionnellement fragile en comparaison. A coté de travaux éphémères d’un Lothar Baumgarten16 ou d’un Gabriel Orozco17, cette œuvre parait néanmoins monumentale. Le transitoire d’une œuvre comme Writing in the Sand se montre autrement que par la seule impermanence d’une écriture dans le sable. L’élément précaire est le langage. L’utilisation du langage est à la base de tout travail de Boshoff. Selon lui18 Writing in the Sand est le résultat de la ‘condition Sud-africaine’ à la fin de l’Apartheid. Afin de comprendre la complexité de cette ‘condition’ il sera nécessaire de faire un grand détour par l’histoire de l’Afrique du Sud et le vécu de Willem Boshoff.

Les paroles pour Writing in the Sand ont leur origine dans un dictionnaire que Willem Boshoff a commencé à écrire aux débuts de sa carrière : The Dictionary of Perplexing English19. D’expression maternelle Afrikaans Boshoff travaillait parmi des collègues Anglais. Il sentait le chauvinisme de ceux qui s’exprimaient dans leur langue maternelle, faisant sentir que l’autre langue était inférieure et que lui, parlait mal, avec accent, leur langue supérieure. Ce sentiment d’infériorité le poussait à réviser tous les mots ‘difficiles’ anglais, afin de savoir répondre au moment donné. Cette première ambition a amorcé une deuxième réflexion quand Boshoff s’est rendu compte que certains de ces mots n’étaient même pas connus de ses érudits collègues anglais. Il en fit un jeu et utilisa des mots rares pour leur tendre un piège. Mais en même temps il se rendait compte que certains de ces mots ‘difficiles’ étaient en danger d’être oubliés, vu que personne ne s’en servait. Boshoff s’est alors mis à les apprendre par cœur avec un nouveau souci, celui de leur ‘sauver la vie’, pour que quelqu’un s’en souvienne. Beaucoup de nuits passées à travailler et retravailler ces listes de mots en voie d’extinction ont donné lieu à un dictionnaire de 18 000 entrées auquel Boshoff a donné le titre Dictionary of Perplexing English. Il reste aujourd’hui dans sa forme brute, une liste saisie par ordinateur mais non publiée. Ce dictionnaire est souvent la première œuvre dont Boshoff parle quand un nouvel intéressé l’interroge sur son activité artistique. D’autres dictionnaires ont été générés par ce premier dictionnaire : Le dictionnaire des –ologies et -ismes, Le Dictionnaire des lieux que notre mère n’approuve pas, Beyond the Eppiglottis, Le Dictionnaire de itchy cum scratchy… dont certains sont publiés sous forme de livres d’artiste. Autre moyen de publier les dictionnaires est d’en faire des œuvres indépendantes. Le dictionnaire des –ologies et –ismes a servi de base pour plusieurs œuvres dont Writing in the Sand.

Le dilemme de Boshoff reflète à petite échelle les discussions très complexes menées en Afrique du Sud sur la question du langage. Il est ici seulement possible de donner un rapide aperçu (assez subjectif) des principaux développements de la question des langues. Cette version risque d’en faire la caricature, ou (pour le dire en termes éphémères), faire défiler le temps trop rapidement. Avant l’arrivée des Européens la région du Cap était habitée par les peuples que les colons néerlandais ont désigné par le terme ‘bosjeman’, il s’agit de plusieurs cultures qui ont certaines caractéristiques en commun mais dont les langues ne sont pas toujours mutuellement intelligibles, entre autres les Khoekhoen et les /Xam. Les confrontations de ces cultures nomades avec les colons ont continué jusqu’à la fin du 19e siècle quand les dernières personnes parlant ces langues disparaissent. Pendant les années de la ‘Dutch East India Company’ (1652-1795) on parle d’abord un créole portugais, ensuite le néerlandais, qui est alimenté par la présence des autres groupes linguistiques du Cap : Le français, le khoekhoen, l’allemand et des langues asiatiques (en raison des esclaves amenés par les Néerlandais à partir de 1658). A travers une centaine d’années et selon des principes sur lesquels les théoriciens ne sont pas entièrement d’accord, le néerlandais parlé ‘en cuisine’ évolue au point où on peut le désigner comme une langue entièrement à part, l’afrikaans. Les derniers descendants des /Xam, ont aujourd’hui l’afrikaans comme langue maternelle. Quand le Cap tombe sous le joug britannique en 1806 les Anglais imposent leur langue comme officielle. Après la découverte de l’or et la guerre Anglo-Boer (1899-1902) qui s’en suit et dont les Britanniques sortent vainqueurs, les différents états formés dans l’Afrique australe sont réunis sous l’Union Sud-africaine en 1910. C’est à partir de ce moment que le vote est réservé aux blancs, de plus est passée la première des ‘grandes’ lois discriminatoires : Le Land Act de 1913 qui réserve la possession de la terre aux blancs et ainsi rend impossible une indépendance économique pour les noirs. La langue officielle est l’anglais, l’afrikaans est pourtant reconnu comme deuxième langue officielle en 1925. Pendant toute l’histoire de colonisation de l’Afrique du Sud, ceux d’expression afrikaans se battaient pour le droit de pouvoir enseigner à leurs enfants dans leur langue maternelle. Quand en 1948 le Parti National gagne pour la première fois les élections, ceci est une victoire des Afrikaans contre les Anglais. Les années qui suivent voient l’installation des lois qu’on a depuis surnommées les ‘piliers de l’Apartheid’ (dont le premier était le Land Act de 1913). En 1950 suivent le Group Areas Act et la loi qui rend obligatoire de porter son passeport (les lois du ‘laissez-passer’). En 1953, le Bantu Education Act prévoit une éducation séparée pour chaque groupe culturel et garantit que chaque enfant aura un enseignement dans sa langue maternelle jusqu'à l’age de 8 ans. Après cet âge les cours seront donnés en anglais et en afrikaans plus une troisième langue au choix. Pour les Afrikaans ceci signifie l’acquis d’un droit revendiqué depuis longtemps, mais imposer ce ‘droit’ aux autres populations n’est aucunement innocent. C’est le moyen le plus simple de diviser la distribution des écoles selon des critères raciaux, de réserver certains savoirs (et par conséquent travail, droit, position) à certains groupes culturels. De plus c’est un moyen de diviser la population noire en plusieurs ‘tribus’. Il existe progressivement plus de résistance contre le Bantu Education Act, à propos de la façon dont il est implanté, de son caractère discriminatoire. Symboliquement on s’oppose surtout à l’obligation d’apprendre l’Afrikaans. Le Black Consciousness Mouvement dont les membres sont des étudiants, des personnes qui ont donc eu une certaine éducation et qui peuvent comprendre comment on empêche artificiellement les ‘autres’ d’y accéder sont en grande partie à la source de ce mouvement d’opposition. A partir de l’année 1976 on assiste à de plus en plus de négociations et de grèves de la part des lycéens refusant l’Afrikaans comme langue d’enseignement. Le 16 juin est organisée une manifestation nationale. A SOWETO la police tire dans la foule des lycéens manifestants, cinq adolescents sont tués. Cet incident provoque une rage qui se propage dans les autres villes où les étudiants et lycéens manifestent. La violence des manifestants est contrée par la violence de la police, les confrontations durent pendant plusieurs jours. Les chiffres officieux annoncent 1000 morts. La version officielle compte 176 décès, 174 noirs et 2 blancs, 1222 blessés noirs et six blessés blancs, 1298 arrestations. Les dégâts dans les établissements publics sont considérables. Même si le gouvernement cède sur la question de l’obligation d’apprendre l’Afrikaans, les confrontations continuent, le 16 juin avait coïncidé avec l’instauration d’une nouvelle Loi sur la sécurité qui autorise la garde à vue illimitée sans inculpation ni jugement, de nombreux activistes disparaissent. C’est en 1977 que Steven Biko, leader charismatique du Black Conscience Mouvement est tué en détention. Ce sont ces événements qui attirent l’attention de la communauté internationale.

Avec la nouvelle Constitution, établie après 1994, naturellement la question de la langue dans l’éducation et le statut d’une langue officielle, reçoivent beaucoup d’attention. La nouvelle constitution est fière d’être une des plus démocratiques du monde. Afin d’éviter toute discrimination on décide d’adopter presque toutes les langues parlées en Afrique du Sud comme langues officielles. L’état prévoit une organisation qui est chargée de veiller à ce qu’aucune discrimination sur le niveau de la langue ne soit permise. On prévoit des législations qui spécifient que chaque enfant a le droit de recevoir son enseignement scolaire dans sa langue maternelle jusqu’à huit ans. Au niveau du Matric (baccalauréat), il faut réussir des épreuves en deux langues. C’est ceci qu’on peut lire sur toute publication officielle d’Afrique du Sud. En réalité les négociations autour de la question du langage ont été beaucoup plus complexes. L’ANC est aujourd’hui constitué de ceux qui en 1976 ont dû partir en exil parce qu’ils étaient liés au Black Consciousness Mouvement ou qu’ils tenaient des places importantes dans d’autres mouvements étudiants ou politiques. Pour eux l’enjeu avait été d’avoir le droit d’accès à la langue anglaise et le savoir qui va de pair. Pour l’ANC il est clair que la langue officielle, accessible à tous, soit l’anglais. Dans les négociations pour une transition paisible en Afrique du Sud, l’Afrikaner, en train de céder le pouvoir, n’a qu’une seule condition, que sa langue soit respectée. Le choix serait de ‘ne rien changer’, que l’Afrique du Sud reste un pays bilingue, anglais/afrikaans ou alternativement, de donner à toutes les langues du pays un statut égal. Des tentatives de ‘simplification’, c'est-à-dire de généralisation entre langues venant d’une même source linguistique (par exemple le Xhosa, le Zulu viennent d’une même ‘famille’ de langues, le Nguni), échouent. Les deux ethnies ont suivi un chemin qui rend cela impossible pour elles d’être ‘rangées’ dans la même catégorie. Donc la seule alternative est de donner à toutes les langues le même statut : Onze langues officielles, avec une organisation, le PANSLAB pour veiller au bon fonctionnement de cette entreprise. En 2004 l’Afrique du Sud a fêté les dix ans de sa démocratie, il devrait maintenant être possible de voir les premiers ‘fruits’ des décisions prises en 1994. Il s’est avéré que le PANSLAB mène une vie assez précaire. Dans la période de stabilisation de la nouvelle démocratie, les luttes de pouvoir empêchent souvent son bon fonctionnement. Les ministres sont changés, les budgets ne sont pas toujours rendus disponibles. Mais l’Africain du Sud, éternel optimiste veut croire que les années à venir vont apporter conseil, que tout le monde comprendra qu’une multiplicité de langues est une ressource et non une difficulté.

Donc si Boshoff dans son texte explicatif pour Writing in the Sand dit vouloir présenter un hommage aux langues rescapées de l’Afrique du Sud, il parle des langues qui ont été opprimées pendant toute la période de la colonisation mais ont survécu. Pour d’autres langues la démocratie de 1994 vient trop tard. Le San, le Khoisan, le Khoekhoen, le Nama et le Griqua ne sont déjà plus parlés depuis cent ans. Et même parmi les onze langues officielles le Venda et le Tsonga sont proches du seuil à partir duquel on peut les considérer comme disparus. La jeunesse est comme la jeunesse du monde entier sujet à la communication internationale, globalisante. Leur actualité quotidienne vient des chaînes télévisées internationales, leur ambition est de ressembler à ceux qui s’y présentent et de s’exprimer comme eux. Ce phénomène est le sujet de beaucoup d’études20 de la culture internationale actuelle et l’Afrique du Sud n’y échappe pas. L’anglais s’impose et d’y résister voudrait dire s’excommunier. Boshoff même choisit spontanément l’Anglais comme langue d’entretien, il considère ceci comme une question de politesse, une convention entre gens du milieu. A ses propres enfants Boshoff parle en anglais, car ils vont à une école d’expression anglaise et continuent à parler à la maison comme ils parlent à leurs amis.

Image

Avec son premier dictionnaire Boshoff continue une guerre que sa famille a perdue en 190221. Le vainqueur est la langue impériale anglaise. Boshoff voit l’anglais comme une mauvaise herbe qui étouffe toutes les autres plantes partout où elle va. Il élabore ce concept dans son discours pour le colloque de la Fédération Internationale des Professeurs de Langues Vivantes (FIPLV) qui a lieu à Johannesburg en 2003. Boshoff distingue entre deux attitudes adoptées par la ‘super langue’ envers la langue menacée : En premier lieu la gêne de devoir aider le plus faible, l’impatience face à celui qui bégaie car il a encore insuffisamment appris, ou l’inconvénient de trouver des solutions pratiques car les gens parlent des langues différentes. A l’autre extrême se trouve la posture écologiste, celle du laboratoire universel, qui pense qu’adopter des mesures de protection, de garder les parleurs de l’autre langue ‘authentique’ (ce qui se résume souvent à les habiller en peaux et leur permettre de vivre en réserve naturelle) suffira pour garantir la survie de la langue. Dans les deux cas la ‘super langue’ pense mener le jeu.

Les luttes de pouvoir autour de la question du choix d’une langue ont été à la base du travail de Boshoff dès les débuts de sa carrière. Il s’intéresse aux multiples façons dont une langue peut exclure, refuser l’accès. Une de ses premières œuvres est Bangboek (1977-1981), un journal rédigé en une écriture devisée par Boshoff. Ce journal a été écrit comme des notes de critique du système militaire en Afrique du Sud. Les appels successifs à faire le service militaire voient des versions successivement plus obscures de ce journal. Finalement on peut le considérer comme un véritable texte de résistance. Boshoff arrive au bout de l’ironie de ce journal écrit en écriture ‘d’espion’ quand il le présente comme œuvre finale d’études devant un jury d’Afrikaner convaincus. Ici Boshoff parle d’une langue qui se rend publique, visible à tous mais protégée, gardée intime, par son hermétisme. Ce travail pose aussi la question de pouvoir, de savoir, de négociation, car celui qui détient la clef pour déchiffrer le texte peut choisir à qui il veut la confier. ‘De savoir pourquoi nous ne savons pas’ était une question que Boshoff posait dès les débuts22. Il a suivi deux chemins dans son enquête. D’abord il établit des ‘collections du savoir’ exemplifiées par son travail sans relâche pour ses dictionnaires. Boshoff travaille de nombreuses autres collections : Une collection de Bibles, une collection de Livres d’art, une collection de dictionnaires et de livres botaniques. Ensuite, une collection de couteaux, de graines, de pierres, de plantes séchées, de noms propres, de noms de plantes, de coupures de presse, d’événements politiques, de mots oubliés, de techniques de divination. On peut découvrir parmi les approches de Boshoff quasiment toujours une énumération. La façon de traiter les informations en rapport avec son travail s’approche de la liste d’associations mais aussi de l’archivage. Tout ceci peut être interprété comme une poursuite frénétique du savoir ou, à l’inverse, vu que Boshoff admet qu’il sait que cette poursuite est absurde, une fiction personnelle23. La deuxième façon dont Boshoff poursuit la question de ‘savoir pourquoi nous ne savons pas’ est de créer des situations où l’information clef est retenue, et où cette absence de clef est mise en scène. Bangboek en est peut être un des premiers exemples.

Entre 1991 et 1995 Boshoff travaille sur un très volumineux ensemble qui porte le titre Blind Alphabet Project. La question de la communication du savoir est ici illustrée de façon très cohérente. Boshoff fait transposer une sous partie de son dictionnaire Beyond the Epiglottis en écriture braille. Dans le ‘dictionnaire de termes morphologiques’ sont rassemblés tous les termes qui peuvent décrire la texture, le volume, la direction d’une chose, des termes qui auraient davantage un lien avec le sens du toucher qu’avec le sens de la vue, par conséquent des termes qui seraient très utiles pour une personne mal voyante. Les êtres voyants par contre se servent rarement de ces mots, et beaucoup de ces derniers se trouvent pour cette raison sur la liste rouge des mots en danger de disparition. Boshoff se donne le défi de faire une sculpture par jour, chaque jour il donne forme à un objet qui met en volume un des mots ‘morphologiques’. Ces sculptures sont de petite taille, facile à manipuler. Boshoff les expose cachées de la vue dans une boîte de fin grillage noir. Sur le couvercle de la boîte de grillage est attaché un panneau métallique dans lequel est inscrit la définition du mot en question en écriture braille. Sur les murs de l’espace d’exposition sont exposés en grand les panneaux habituels qui affichent l’interdiction de toucher. Cette dernière est valable seulement pour les voyants, car ils peuvent la voir. L’aveugle a le droit d’ouvrir la boite, de sortir l’objet et de le lire avec les mains. Boshoff prévoit des guides mal voyants pour aider la personne voyante dans ce labyrinthe de boites. Le Blind Alphabet24 est vaste, pour chaque lettre existent environ trois cents sculptures. La personne voyante entrant dans une salle remplie de boîtes noires se sent intimidée et minuscule en face de cette prédominance. Ici tout est expliqué de façon très claire, tout est affiché visiblement. Chaque objet possède sa description et la définition de sa signification, seulement le visiteur moyen n’est pas capable de lire le texte car Boshoff écrit en un système de signes inhabituels. Le sentiment d’impuissance ne touche que celui qui voit au premier coup d’oeil toute l’immensité de l’installation. Celui qui avance sculpture par sculpture voit l’essentiel de l’ensemble. Les relations de pouvoir habituelles sont renversées, l’aveugle est le guide, le voyant est perdu. Il n’est pas question ici de traduire cette ‘lutte de pouvoir’ simplement en une métaphore des années de fin d’Apartheid. Boshoff, comme tout Africain du Sud entre 1991 et 1994, se prépare à la liberté. Chacun a son bout de fil à retordre, pour chacun la liberté sera différente. Les questions posées par le Blind Alphabet sont plus vastes. Néanmoins ce travail devient l’œuvre phare de la ‘Nouvelle Afrique du Sud’ dès son ouverture au monde après l’embargo culturel qui la coupait de la scène internationale depuis les années 60. Le Blind Alphabet représente l’Afrique du Sud à la biennale de Johannesburg de 1995 et une fois de plus à Sao Paulo en 1996, le travail est inclus dans d’innombrables autres expositions et continue à voyager dans le monde entier. Boshoff rédige beaucoup de textes autour de ce travail entre autre un manuscrit d’une centaine de pages où il explique toutes ses convictions artistiques, les sciences arcanes, la perception, les techniques pour générer la signification et finalement une description des œuvres cryptiques créées par lui-même.

A partir de ce travail gigantesque, Boshoff commence à revenir sur un terrain plus clairement linguistique. Le fonctionnement des œuvres pourtant est le même. Boshoff25 conçoit en 1998 deux œuvres sœurs. Writing in the Sand et Kring van Kennis (Le cercle du savoir). Dans toutes les deux Boshoff utilise des entrées de son Dictionnaire des ‘-ologies’ et ‘-ismes’. Il travaille avec des spécialistes des langues indigènes d’Afrique du Sud pour traduire les explications des mots. Boshoff veut que l’érudit vainqueur, celui qui parle la langue impériale anglaise arrive sur les lieux et se rende compte qu’il s’agit de mots de sa langue mais dont il ignore la signification. L’explication est donnée à côté, mais dans une langue qu’il ne comprend pas. S’il peut trouver quelqu’un qui est capable de lire cette langue, il sera obligé de lui demander la signification d’un mot dans sa propre langue, Boshoff imagine une scène où le professeur d’anglais irait chercher la dame qui vend des fruits au coin de la rue. Boshoff veut que ce travail fonctionne comme un ‘brise-glace pour commencer un échange entre personnes qui n’auraient pas facilement trouvé un sujet de conversation’. En termes de permanence Kring van Kennis est l’exact opposé de Writing in the Sand. Ce premier consiste en des pierres de granit d’un mètre de diamètre et plus ou moins de la hauteur d’un siège (approximativement trois tonnes). Boshoff veut que les blocs soient trop grands pour être manipulés. Les paroles sont cette fois inscrites à l’aide du sablage à haute pression sur une partie vitrifiée du bloc de granit. Les écritures suivent une double spirale vers l’intérieur, forme empruntée aux gravures paléolithiques africaines et européennes. Il existe une pierre pour chaque langue officielle d’Afrique du Sud, onze donc, ce qui veut dire qu’une des pierres porte des définitions des mots en Anglais, lisibles pour presque chaque Sud-Africain. Les pierres sont disposées en groupes de trois ou quatre, suivant la ligne d’un très grand cercle sur le campus de l’Université RAU. Ce cercle doit rappeler les lieux saints du paléolithique. Boshoff se réfère à ces pierres comme des ‘sièges’ et aussi comme des monuments, en Afrikaans on dirait ‘denkstene’, ‘pierres pour penser’. Le cercle se veut un cercle de savoir et de conférence. La question du savoir est omniprésente dans ce travail. Boshoff choisit des entrées de son Dictionnaire des –ologies et –ismes, le livre qui tient tous les termes pour décrire des sciences peu connues, tel le concettism : ‘Die kuns om intelligent voor te kom sonder om werklik veel te sê’, (L’art de paraître intelligent sans vraiment dire grand-chose). Se référer à ces sciences avec des termes si prétentieux semble pédant. Boshoff propose ce travail à une université, c’est bien ici l’endroit ou on devrait s’occuper des ‘–ologies et –ismes, des choses qu’il vaut la peine d’apprendre’, des choses qui ont accumulé un surpoids d’importance.

Image

Physiquement Kring van Kennis et Writing in the Sand sont les deux opposés d’un continuum entre fragile et indestructible. Ils sont pourtant basés sur les mêmes principes et peuvent illustrer par leur tension la portée des questions que Boshoff veut adresser avec ce duo. La première question est celle d’une langue dans l’espace public, les multiples dimensions historiques, les relations de pouvoir. La seconde question peut être découverte à travers les textes accompagnant les deux œuvres. Dans ses textes accompagnant Kring van Kennis et Writing in the Sand Boshoff adresse une question qui ne se voit pas au premier coup d’oeil. Il a créé ces deux ensembles en 1998, une période difficile pour tout Africain du Sud blanc : il faut faire face au passé. Le travail du ‘Truth and Reconciliation Commission’ est bien en cours, on ne peut plus dire qu’on ne savait pas, mais pour beaucoup c’est la première fois qu’ils sont confrontés à la réalité. Le Group Areas Act et la censure des média ont été très efficaces en plusieurs aspects, entre autres pour garder les ‘irrégularités’ dans certaines zones, de les cacher devant ceux qui auraient pu changer quelque chose, ceux qui avaient le droit de vote. Avec ces deux œuvres Boshoff ajoute à la question de savoir pourquoi nous ne savons pas une deuxième, de savoir pourquoi nous ne savions pas, comment était-il possible que nous ne savions pas ? Le TRC a comme vocation de faire parler et écouter. Tous ceux qui ont souffert sont écoutés et les coupables obligés de se confronter à leurs victimes. Beaucoup ont peur que le TRC finira par une chasse à la sorcière. Pourtant, les coupables, après avoir avoué leurs torts peuvent demander l’amnistie. Il leur reste à se confronter à leur propre culpabilité. Kring van Kennis a été conçu pour l’université de RAU, (Randse Afrikaanse Universiteid). Pendant l’Apartheid cette Université a été le bastion du ‘Broederbond’, organisation (plus ou moins secrète) qui doit veiller à ce que les positions de pouvoir restent entre les mains de ceux qui y sont affiliés, inutile de stipuler que les adhérents sont tous blancs et Afrikaans, et que tous les ‘Architectes de l’Apartheid’ en étaient des adhérents. Pour fêter le nouveau millénaire et comme une démonstration de leur soutien au nouveau gouvernement, l’université commissionne une œuvre d’art pour l’an deux mille. Ils choisissent Kring van Kennis. Sur le campus de RAU il existe une autre sculpture, un monument pour l’Afrikaans, la période du règne du Parti National a vu l’installation de nombreuses œuvres propagandistes comme celle-ci. Boshoff installe son cercle face à l’autre œuvre, elle aussi consiste en plusieurs grandes pierres. Kring van Kennis porte ainsi une mission diplomatique assez délicate, celle de ‘forum linguistique’, ‘à un moment où nous ne sommes plus séparés par la loi mais nous commençons tout juste à faire connaissance.26’ Dans ses textes de présentation du travail pour le jury qui doit choisir la sculpture du millenium, Boshoff écrit des textes explicatifs, il est très conscient du rôle que devra jouer cette sculpture.

Déjà dans son texte de 1984 pour Sandkoevert Boshoff avait parlé de l’histoire biblique de la femme vouée à être lapidée pour adultère. Après avoir dit que le premier qui se considère sans péché pourra lancer la première pierre, le Christ se retourne, il écrit sur le sable, ne regarde plus la foule. La bible ne retient pas le contenu de ce que le Christ écrivait sur le sable mais retient le message de la rédemption de l’adultère27. Pour Boshoff en découle la conclusion suivante : les paroles sont moins importantes que les gens, porteurs du péché ou demandeurs que justice soit rendue. L’université a pour Boshoff le rôle des pharisiens, les conservateurs du savoir, Boshoff leur prépare des pierres beaucoup trop lourdes pour pouvoir être utiles en cas de lapidation. En conclusion de son texte pour Writing in the Sand qui sera installé pour marquer le vernissage de Kring van Kennis, Boshoff annonce que ce travail sera tout simplement balayé à la fin de l’exposition. ‘It does not keep a record of wrongs and when it is gone, so is the dilemma of blame, guilt and wrongdoing28

Dans son livre monographique sur l’œuvre de Willem Boshoff Ivan Vladislavić s’intéresse à ce couple d’oeuvres/dictionnaires qu’il appelle ‘conversation pieces’ (‘œuvres dialogiques’). Vladislavić est avant tout écrivain de fiction, et ce n’est que plus tard qu’il se fait un nom comme critique d’art en écrivant sur l’art. Il situe ses récits presque exclusivement dans une Afrique du Sud contemporaine (il publiait déjà avant 1994). Boshoff, dans le texte monographique paraît comme un personnage fictif. Vladislavić positionne Kring van Kennis et Writing in the Sand dans le continuum d’œuvres de Boshoff selon la terminologie de la communication officielle. Bangboek et l’Alphabet des Aveugles s’inscrivent en faux contre la question de l’échange d’information, ils sont parfaitement hermétiques. Boshoff défend l’intimité de son journal par des moyens élaborés. Justement par cette illisibilité ces oeuvres trahissent un souci presque exagéré pour le lecteur, pour le ‘contexte de réception’. Dans le cas de Bangboek cette attention s’explique par le fait que l’auteur a des raisons de craindre le lecteur. Avec Writing in the Sand et Kring van Kennis, Boshoff renverse le système, il a créé un ‘forum d’intérêts communs’. Il faut faire confiance au spectateur de vouloir faire partie à un exercice d’ ‘interprétation coopérative’, de telles idées sont à l’ordre du jour dans chaque entreprise Sud-africaine, devant faire face à une nouvelle façon de gérer le pouvoir de prise de décision. Vladislavić fait allusion à une critique du ‘miracle de la transition paisible’ qui implique que les négociations à la fin de l’apartheid auraient continué jusqu’à ce que cette dernière ait tout simplement cessé d’exister par épuisement. Continuant de parler pendant le TRC on aurait parlé jusqu’à ce qu’une nouvelle réalité (ce qu’on appelle la ‘Nouvelle Afrique du Sud’) ait vu le jour. Les critiques parlent de la ‘révolution dialogique’. Dans cette lumière, Vladislavić voit les œuvres de Boshoff comme un ‘colloque d’interprètes simultanés’. On parle, tout est traduit instantanément de façon hautement démocratique, aucune faute politique ne pourrait se glisser dans cette assemblée. Boshoff se joindrait-il à la foule de ceux qui à la fin de l’Apartheid veulent faire une démonstration de leur soutien au nouveau gouvernement ? C’est un moyen comme un autre de se retrouver parmi les vainqueurs : La nation de l’arc en ciel veut vivre l’utopie de pays multiculturel et multilingue.

Image

Le miracle de paix en Afrique du Sud a soudainement confronté ce pays à un nouvel abîme. Il faut comprendre à quel point la société intellectuelle sud-africaine était isolée du reste du monde avant 1994. Peu de problèmes de drogues, de criminalité, pas de participation aux événements sportifs internationaux, pas d’échanges culturels. L’embargo culturel est maintenu jusqu’en mai 1994, quand Nelson Mandela est président de la République Sud-africaine depuis un mois. D’un jour à l’autre les artistes et sportifs sont sollicités dans le monde entier. Boshoff devient un des ambassadeurs culturels de l’Afrique du Sud, son travail est inclus dans la plupart des Biennales, aux grandes expositions à thème, Okwui Enwezor s’intéresse au travail de Boshoff. On a une prédilection pour un travail vaguement politisé mais quand même un peu intelligent. Dans ce milieu il est impossible de parler de chez soi sans que cette remarque devienne une devise politique. Comme Africain du Sud blanc il faut être très prudent de ne pas dire de choses compromettantes. Dans les œuvres après 1994, il y a donc toujours un message mis en avant, un message de paix et de recherche de communication, un message qui montre qu’on soutient la nation de l’arc en ciel. La critique de Vladislavić est justifiée, et elle montre le dilemme de l’artiste sud-africain postapartheid.

Boshoff voyage, s’intéresse aux sites culturels mondiaux qu’il n’a jamais pu voir, aux jardins botaniques…il cherche. Partout il agrandit sa collection de bibles qui en 2004 contient 96 bibles entières et 36 nouveaux testaments en 120 langues différentes. Après une période d’un zèle religieux excessif pendant ses années d’études, Boshoff a aujourd’hui pris du recul par rapport à la croyance. Ce qui lui reste est une très bonne connaissance du texte biblique qu’il utilise aujourd’hui comme texte pur, un texte dangereux au nom duquel on a justifié beaucoup de guerres29. Mais ce texte sert aussi à trouver des métaphores pour presque toutes les situations. C’est le texte qui a été traduit dans le plus de langues au monde. Vu que les missionnaires étaient les seuls à s’intéresser à la langue des peuples qu’on colonisait même si cet intérêt était uniquement motivé par l’ambition de les évangéliser, leurs traductions de la Bible ou des parties de la Bible, sont aujourd’hui la seule preuve que certains d’entre eux ont existé30. Pendant un séjour aux Etats-Unis, Boshoff fait la visite de la ‘Bible society’ de New York où la conservatrice lui montre quelques fragments de traductions des langues Amer-indiennes uniques vestiges de celles-ci. Boshoff est consterné. Il était parti dans un esprit de découverte, pour rencontrer ‘l’autre’, pour finalement se rendre compte qu’il est trop tard31. Boshoff se voit face à une épidémie mondiale, qui est celle de la mort des langues.

Boshoff possède le livre de David Chrystal, Language death dans sa bibliothèque. Chrystal explique d’abord pourquoi il est difficile de simplifier des statistiques de la progression de la disparition des langues. Les chercheurs s’intéressant aux langues ont du mal à se mettre d’accord sur les critères selon lesquels on compterait des langues et, de plus, on sait que même en ce deuxième millénaire hautement civilisé il y a des langues qui n’ont pas encore été ‘découvertes’ par les linguistes occidentaux et par conséquent ne sont pas du tout étudiées. La relation du chercheur linguiste à la langue en danger d’extinction est ambivalente. Boshoff a abordé ce problème dans son discours pour le colloque du FIPLV nommé plus haut. Les teneurs de la langue puissante veulent conserver la langue minoritaire pour des raisons écologiques, on s’y intéresse comme à une curiosité exotique. De plus il faut admettre qu’il ne sert à rien de vouloir préserver une langue artificiellement, ceci revient à transformer une langue en un fossile avant même qu’elle soit morte, le changement est un signe de vie qu’il ne faut pas vouloir empêcher. La perte d’une langue est difficile à saisir, le moment de sa disparition est insaisissable, sans drame, mais définitif.

Un des récits les plus vivants et cohérents de la mort d’une langue est celui de la langue /Xam à la fin du 19ème siècle en Afrique du Sud. Depuis 165232 les gens du Kalahari étaient en confrontation avec les colons qui cherchaient toujours de nouvelles terres pour leur bétail et leurs cultures. Cette confrontation était une lutte à mort, car si les /Xam perdaient la terre, ils perdaient tout, leur mode de vie n’était pas possible sans cette terre. Quand les tentatives de la part des colons de les ‘apprivoiser’ ne menaient à rien on décidait des opérations militaires. Celles-ci finissaient le plus souvent en génocide. Les confrontations dureront plus de cent ans. Pendant ce temps de multiples prisonniers sont envoyés au Cap. A Cape town travaille un linguiste Allemand, Willem Bleek et sa belle sœur Lucy Lloyd. Bleek ayant obtenu la permission d’accueillir des prisonniers du Breakwater Convict Station dans leur foyer, ces prisonniers devaient leur servir afin de pouvoir étudier la langue /Xam. Les archives de Bleek et Lloyd sont vastes et extrêmement riches. Lloyd, dans un entretien, prenait des notes en une transcription phonologique de la langue /Xam. Une deuxième colonne du cahier était dévouée à une traduction anglaise (un anglais particulier au cap de la fin du 19ème siècle). Une troisième colonne servait à apporter des notes explicatives pour des termes culturels impossibles à comprendre pour le lecteur occidental. Trente ans plus tard quand Dorothea, la fille de Bleek visite la région duVerneukpan, d’où les prisonniers /Xam étaient originaires, elle fait la rencontre des derniers individus parlant cette langue. La langue s’éteindra avec eux. Aujourd’hui les derniers descendants des /Xam s’expriment en Afrikaans. Les poèmes des /Xam sont extrêmement beaux et rendent beaucoup de métaphores pour la mort d’une culture et d’une langue. Ces poèmes sont aujourd’hui connus grâce à de nouvelles traductions et publications, les traducteurs utilisent comme point de départ les premières traductions faites par Lucy Lloyd à la fin du 19ème siècle. Lire le /Xam, n’est pas aisé, il faudrait de toute façon des notes explicatives de Lloyd, l’original est devenu inaccessible et ceci n’est pas par manque d’études, Bleek et Lloyd ayant publié des dictionnaires de la langue /Xam. Boshoff en possède un exemplaire dans sa collection de dictionnaires. Feuilleter ce grand volume est comme entrer dans un monde fictif, complètement cohérent et développé dans le moindre détail.

L’héritage des /Xam a inspiré de nombreuses œuvres artistiques en Afrique du Sud. On se souvient d’une mise en scène orchestrée par l’artiste Pippa Skotness33. Des matériaux d’archivage concernant la disparition des cultures /Xam et San. Cette exposition voit la publication d’un volumineux catalogue, très bien documenté. L’exposition est violemment rejetée par les descendants /Xam qui voient cette mise en scène très différemment de l’artiste conservateur occidental. Les recherches des archéologues continuent, l’histoire de l’art sud-africain s’intéresse vivement aux peintures rupestres et à tout ce qu’on peut récupérer de cette culture nomade pour tenter de comprendre le contexte de création. Tout ceci rend le manque de la langue encore plus sensible. L’absence de la parole vive a laissé un creux qui devient presque palpable.

Boshoff a développé une méthode très sophistiquée pour traiter le phénomène de la disparition. Le dilemme est que la seule preuve de l’existence de la chose disparue est son absence. Boshoff applique le principe aux plantes34 mais aussi aux mots. Il fait ceci à l’intérieur d’une langue qui n’est aucunement en danger de disparaître, l’anglais. Boshoff cherche tous les mots ‘difficiles’, très spécialisés, peu utilisés. La disparition n’est ici presque pas perceptible mais elle avance dans un flux permanent qui touche à tout. Boshoff, par l’action d’apprendre ces mots par cœur pense pouvoir leur sauver la vie, tant que quelqu’un se souvient d’eux, ils existeront. S’occuper de ce dictionnaire envahit chaque aspect de la vie de Boshoff. En promenade avec des amis, il s’arrête devant un jardin, expliquant et en même temps révisant un terme botanique ‘difficile’. Le soir au lit, juste au moment de s’endormir, Boshoff tombe sur un mot, dont il a oublié la signification, il se lève pour chercher dans le dictionnaire afin de ne pas perdre cette âme. A la grande vexation des critiques d’art, Boshoff s’arrêtera au milieu d’un entretien, jusqu’au moment où il aura trouvé le terme perdu. Mémoriser les mots a une telle importance vitale, car les mots ne continuent à exister que lorsque Boshoff s’en souvient. Boshoff compte précisément les entrées sur sa liste, il s’agit de 18 000 mots exactement. Le phénomène d’une telle ‘utilité’ pour la mémoire fait sujet de plusieurs fictions. On peut se souvenir de Funès de Borges, qui ne dort plus, car il se souvient de tout, absolument tout ce qu’il ait jamais rencontré. Plus proche de Boshoff, Ivan Vladislavić a créé un personnage portant le nom d’Aubrey Tearle. Ce dernier est un correcteur à la retraite et passe son temps à ‘passer sous la loupe’ les environs changeants de son Afrique du Sud au début des années 90, identifiant les ‘fautes’, mais aussi cherchant dans son Oxford English Dictionary le terme exact décrivant chaque situation. Il justifie cet exercice avec le souci de vouloir sauver les standards. Finalement Tearle lui-même semble être un fossile dans un monde qui aura changé sans lui. Les deux fictions sont très conscientes de la futilité de la mémoire comme base de données. Cette vue ‘mécanique’ de la mémoire est opposée à une proposition de la comprendre comme une compréhension du passé. Le terme mémoire a été utilisé pour décrire une notion d’histoire dans une culture qui n’écrit pas35. La mémoire est nécessairement toujours dans le présent pendant que l’histoire est une légende, une invention pour le présent. Ces interprétations insistent sur le fait que la mémoire est active, non seulement avec le but de réviser, afin de se souvenir plus ‘correctement’, mais aussi pour inventer à chaque moment pour le présent. La tradition orale est au centre d’un travail comme Writing in the Sand. Dans une société qui n’a jamais voulu permettre que son passé soit figé dans une écriture, il est absolument vital que quelqu’un se souvienne. Dans une telle société un individu est choisi et apprend à être le conservateur du savoir. Dans la tradition Zulu cet individu aurait porté le nom “sanusi”36. Si cet individu mourrait avant d’avoir pu transmettre son savoir, la mémoire et pour cette raison l’histoire meurt avec lui. L’urgence de cette responsabilité peut faire peur à l’observateur occidental qui a l’habitude de se voir confronté par de vastes archives concernant le moindre détail du passé de son pays.

En 2000 Leanne Engelberg propose à plusieurs artistes de faire une installation in situ37 pour une exposition pour laquelle elle prévoit le titre ‘Mnemosyne’. Cette exposition doit avoir lieu sur le campus de WITS, l’Université anglaise de Johannesburg qui a connu de violentes manifestations et confrontations entre police et étudiants sur le campus dans les mois suivant les manifestations de SOWETO. Dans ses invitations et textes accompagnant l’exposition Engelberg donne des indications de comment elle comprend les concepts d’ ‘histoire’ et de ‘mémoire’. Elle maintient que mémorialiser le passé devient important pour se confronter au passé. Elle pense que les artistes ont un rôle à jouer pour établir une plate-forme publique où il est possible de critiquer, intérioriser et de confronter le public au passé. Elle invite les artistes à revenir sur des questions qui les auraient touchés personnellement afin d’aborder les concepts de mémoire et d’histoire. Elle rend accessible les archives de l’université comme un fond d’informations ‘historiques’ tout en spécifiant que ce qui l’intéresse sont les lacunes entre les documents préservés, les creux qui ne peuvent être remplis qu’à l’aide de la mémoire personnelle de ceux qui ont vécu les événements. Entre les deux façons d’aborder le passé, l’histoire ou la mémoire il existe des relations complexes, car ‘Mnémosyne, la déesse de la mémoire est également la mère de l’histoire.’ Boshoff répond en proposant un travail qu’il appelle ‘Bread and Pebbles’. Pour le petit dossier qui doit présenter son travail, il établit une liste de tous les termes de son dictionnaire ayant un lien avec la mémoire. La liste contient 160 entrées. ‘Bread and Pebbles’ reprend l’image du chemin de Hänsel et Gretel dans la forêt. Boshoff utilise des photocopies des coupures de presse concernant les manifestations sur le campus de WITS et en découpe des disques, tels de grands trous de perforeuse. Ces disques sont transférés sur papier autocollant. Un chemin est tracé à leur aide à travers le campus, liant les sites où les événements ont eu lieu. Boshoff parle ici de l’absence du contexte, la partie perdue pourrait être décrite par le terme ‘ullage’ (manquant) que Boshoff sort de son dictionnaire. ‘Ullage’ est ce qui manque pour qu’une bouteille soit pleine, Boshoff trace l’origine étymologique à une communauté juive où les espaces entre des champs voisins, laissés en friche, sont disponibles aux mendiants. Parlant mémoire ce terme peut désigner tout ce qui est perdu car il n’est pas archivé, on pourrait dire tout ce qui a vraiment été car vécu, comme opposé à une vision officielle, élu pour être archivé. Le ‘manquant’ dans Bread and Pepples est ce vécu, le contexte des fragments que Boshoff fait voir. Dans Writing in the Sand le manquant est moins facile à saisir. C’est la conscience d’un savoir qui est en train de se volatiliser, de devenir de moins en moins palpable, au point d’avoir disparu complètement.

Le savoir dont il s’agit dans Writing in the Sand est un savoir qui n’a pas encore disparu, et n’est pas réellement en danger de disparaître, ceci est une fiction à laquelle Boshoff veut croire et à laquelle il nous demande de participer. Le savoir dont il s’agit dans Writing in the Sand est celui de la signification de quelques mots que Boshoff a choisis. Les quelques suites de sons ont un sens tant qu’ils sont inscrits dans la langue à laquelle ils appartiennent, l’anglais. Boshoff par contre espère que le spectateur anglais, maître de la langue mondiale, ne comprenne rien et soit obligé de demander des explications à quelqu’un qui détient le savoir clef, la connaissance d’une langue minoritaire mais bien vivante. Boshoff parle de l’expérience vécue ensemble, de permettre aux deux participants à la scène d’échanger les rôles de privilégié et de nécessiteux pour quelques secondes. Boshoff souhaite que ces spectateurs retourneront à leur vie quotidienne avec le souvenir du monde où le fort est dépendant du faible et le voyant est guidé par l’aveugle. Vladislavić a raison, tout ceci s’inscrit trop aisément dans le discours post-Apartheid de la nation de l’arc en ciel.

Image

Le vrai exercice qu’on attend du spectateur capable de lire l’isiZulu, le siSwati, le Sesotho est de traduire. Ceci est une activité qu’il fait tous les jours. Le journal du matin est présenté en Zulu, le chauffeur de taxi s’exprime en Sesotho, la dame à coté de lui en siSwati, au travail on parle Anglais, les enfants vont à l’école où l’on parle Xhosa, cette situation ne se présente pas seulement dans un pays multilingue. Le grand classique sur ‘aspects du langage et de la traduction,’ Après Babel de George Steiner insiste sur le fait que même dans notre propre langue nous sommes toujours en train de traduire, c'est-à-dire de négocier la signification des paroles que nous choisissons. En parlant de l’art Africain les chercheurs s’inquiètent de comment ‘traduire’ la signification d’une œuvre d’art entre la culture d’origine et la culture occidentale, sans tomber dans le piège anthropologique ni dans le piège formaliste. On s’imagine cette situation comme sur une crête de montagne où les abîmes sont de tous cotés. Mais le public Allemand devrait se rendre compte qu’il se trouve en face d’une traduction du travail de Wolfgang Laib, il faudrait prendre autant de soin de bien ‘traduire’ une œuvre de Thierry de Cordier pour un spectateur Belge. La nécessité de traduire est omniprésente, traduire est admettre une situation d’entre-deux à laquelle s’intéressent ceux qui veulent comprendre le miracle de la communication. Saisir l’exact moment où la traduction a lieu semble impossible. L’éphémère vécu par une société autour de l’an 2000 ne se limite pas à la simple disparition d’une présence physique. Cette notion s’échappe à travers un flux continuel. Dans Writing in the Sand l’éphémère ne se limite pas à l’intervalle entre le moment ou les travaux de sable sont terminés et le moment où le dernier grain de sable a été balayé. L’éphémère se glisse dans les espaces entre les grains de sable, entre le definiendum et le definiens, entre le traducteur et sa traduction. Nous pouvons imaginer l’éphémère comme un chuchotement de quelques sons prononcés dans une langue qui n’existera plus, et qui n’existait déjà plus quand Lucy Lloyd tentait de la noter, traduire et expliquer.

Bibliography

Monica Blackmun Visona, Robyn Poynor, Herbert M. Cole, Michael D. Harris, 2001. A History of Art in Africa. Thames & Hudson, London.

Willem Boshoff, 1984. Die Ontwikkeling en Toepassing van Visuele Letterkundige Verskynsels in die Samestelling van Kunswerke – Verhandeling vir Nasionale Diploma in Tegnologie 1984.

Willem Boshoff, 1995. “Aesthetics of the Skin.” Third National Sculpture Symposium Technikon Pretoria.

Willem Boshoff, Katja Gentric, 2004. Nonplussed. Editions Galerie Goodman, Johannesburg.

Christine Buci-Glucksmann, 2003. Esthétique de l’éphémère. Éditions Galilée, Paris.

Joëlle Busca, 2000. L’Art Contemporain Africain, Du colonialisme au post-colonialisme. L’Harmattan, Paris.

David Chrystal, 2000. Language Death. Cambridge University Press, Cambridge.

Tony Godfrey, 2003 (première édition Anglaise 1998). L’Art Conceptuel, Phaidon, Paris.

Luc Lang, 2002.Les Invisibles, 12 Recits sur l’Art Contemporain. Editions du Regard, Paris.

Rajend Mesthrie (ed.), 2002. Language in South Africa, Cambridge University Press, Cambridge.

George Steiner, 1998 (première édition 1975). After Babel, Aspects of Language and Translation, Oxford University Press, Oxford.

Anthony Traill, 1996. ‘!Kwa-Ka Hhouiten Hhouiten, The Rush of the Storm: The Linguistic Death of /Xam’, publié dans Pippa Skotnes, 1996. Miscast, Negotiating the Presence of the Bushmen, UCT Press, Cape Town, pp.161-183.

Ivan Vlasdislavić, 2005. Willem Boshoff, Redemptive Blindness. Taxi Book 11. David Krut Puvblishing, Johannesburg.

Textes de Willem Boshoff non publiés:

1994, Blind Alphabet Project, Manuscrit, archives de Willem Boshoff.

2003, ‘Who are We to Say ?’, discours pour le colloque de la Fédération Internationale des Professeurs de Langues Vivantes (FIPLV) qui eu lieu à Johannesburg en 2003.

‘Scrapbook’, Cahier/album de collection de textes et d’images par Boshoff, archives de Willem Boshoff.

Entretien avec Willem Boshoff dont un résumé est publié dans http://www.vryeafrikaan.co.za/index.htm

Publications sur Writing in the Sand:

http://www.nmafa.si.edu/exhibits/textures/artist-boshoff.html (consulté le 24 mars 2005)

http://usinfo.state.gov/fr/Archive/2005/Feb/15-30422.html (en Français, consulté le 24 mars 2005)

http://addisababa.usembassy.gov/wwwh0605.html (consulté le 24 mars 2005)

Lucia Burger, 2002. ‘Panifice and Writing in the Sand’ De Arte 65 (Unisa Magazine)

Decembristerne, 2001. Den Frie Udstillings Bygning (Copenhagen catalogue)

Stuart Hall, Sarat Mahara, 2001. Modernity and Difference. Institute of International Visual Arts, London.

Ysla, Nelson Herrera, 2000. ‘Séptima Bienal De La Habana’ Centro de Arte Contemporáneo Wilfredo Lam 2000

Notes

1 ‘Mon œuvre Writing in the Sand rend hommage aux langues que l’Afrique du Sud a récemment reconnues comme officielles, notamment le Sesotho sa Laboa, Sesotho, Setswana, siSwati, Tshivenda, Xitsonga, isiNdebele, isiXhosa, isiZulu. Ces langues indigènes ont été parlées depuis des centaines d’années mais ont été marginalisées et ‘dis franchisées’ sous le règne Européen. Aujourd’hui, dans une Afrique du Sud d’après l’Apartheid, nous sommes tentés de penser que ces langues ne sont plus menacées– que la place qu’elles ont trouvé dans la nouvelle constitution est une garantie pour leur survie. Return to text

2 Boshoff écrit facilement sur son travail. Il rédige pour chaque œuvre un texte qui est inclus dans son ‘Scrapbook’, Cahier où il inclut également les photographies et certains des articles apparus par rapport à un travail. Ces textes pour son ‘Scrapbook’ sont repris dans d’autres textes, si par exemple l’organisateur d’une exposition demande un texte pour ‘expliquer’ un travail ou être publié dans un catalogue. (L’‘artist’s statement’, explication qui accompagne l’oeuvre ci-dessus est également inclus dans le scrapbook). Pour cette raison il n’est pas facile de savoir quelle est réellement l’origine d’un texte écrit par Boshoff. En 2004 Boshoff a établi cinq ‘Scrapbooks’. Ces cahiers ne sont pas organisés chronologiquement mais par rapport aux matériaux utilisés. Pour Boshoff il existe un lien logique entre certaines œuvres par exemple ‘Ecritures en noir et blanc’ ou ‘Ecritures en cailloux’ ou encore ‘Collections’. L’observateur de son travail ne voit pas toujours les mêmes catégories, car une autre ressemblance aurait justifié son rangement dans une autre catégorie. Parfois les textes sont rangés dans une autre catégorie que les diapositives devant servir pour des conférences. ‘Writing in the Sand’ se trouve dans le dossier des ‘Dictionnaires’ et aussi dans ‘Ecritures en noir et blanc’. Classer le travail de Boshoff chronologiquement n’aurait aucune utilité. Boshoff travaille pour la plupart de ses œuvres sur une période d’une dizaine d’années. Pendant une telle période d’autres œuvres plus rapidement terminées se chevauchent. Return to text

3 En 1981 Boshoff publie un recueil de poésie qui porte le titre Kykafrikaans (Un Afrikaans pour voir ou à être regardé), voir Ivan Vladislavić (2005). Return to text

4 Willem Boshoff, 1984. Die Ontwikkeling en Toepassing van Visuele Letterkundige Verskynsels in die Samestelling van Kunswerke – Verhandeling vir Nationale Diploma in Tegnologie 1984. Return to text

5 Voir le catalogue pour l’exposition Nonplussed chez Goodman, où la question principale est celle des interventions Américaines en Israël et en Irak. Return to text

6 En Octobre 2004 Boshoff conçoit une exposition qui porte le titre ‘God save the Queen’ et montre toutes les œuvres qu’il a fait autour des guerres entre Britanniques et Boers. Boshoff montre des photographies prises dans les cimetières, des œuvres où il se sert de cartes de l’Afrique du Sud, des œuvres où les noms des enfants décédés dans les camps de concentration prennent la place de l’être disparu, et un très grand panneau qui porte le titre How to win a War. Return to text

7 Luc Lang, 2002. ‘Le Corps introuvable’ publié dans Les Invisibles, 12 Recits sur l’Art Contemporain. Editions du Regard, Paris. Return to text

8 Christine Buci-Glucksmann dans son recueil d’essais intitulé Esthétique de l’éphémère distingue à priori entre deux ‘formes de l’éphémère’ : Un éphémère mélancolique et d’autre part un ‘éphémère positif, plus explicitement cosmique…’. Il faudrait dans les termes de Buci-Glucksmann classer Boshoff dans une démarche ‘mélancolique’ par rapport à l’éphémère. L’éphémère ‘positif’ intéresse Buci-Glucksman d’avantage. Buci-Glucksmann veut voir les qualités essentielles de l’éphémère contemporain dans la façon que les artistes ont de travailler l’image, Buci-Glucksman propose le concept des ‘images-flux’. Boshoff a comme devise prioritaire de ne pas faire image, devise apparentée à une tradition conceptuelle bien sûr. Les idées de Buci-Glucksman sont donc à première vue difficilement utilisables pour une analyse du travail de Boshoff. Il semble intéressant pourtant que l’éphémère ‘positif’ soit lié à une façon de vivre le temps, une ‘nouvelle modalité du temps à l’époque de la mondialisation’ que Boshoff est capable d’exprimer en signes plutôt qu’en images. Return to text

9 Entretien avec Willem Boshoff, Octobre 2004. Une version abrégée de cet entretien est publiée dans le journal électronique Die Vrye Afrikaan, (voir Bibliographie). L’entretien avait été donné en anglais et ensuite traduit en afrikaans pour le journal. Aujourd’hui, même s’il est d’expression maternelle afrikaans, Boshoff choisit spontanément de parler en anglais, il considère ceci comme une forme de politesse. L’entretien était commandé par le journal et devait traiter de l’exposition Nonplussed. Boshoff se réfère donc aux travaux de cette dernière exposition. Ces œuvres sont une évolution des pensées sur le langage et permettent de voir les différentes conclusions possibles. Return to text

10 Je me suis intéressée à d’autres moments à la façon qu’ont les théories de Boshoff d’être plutôt de l’ordre de la fiction personnelle que d’une véritable recherche scientifique. Il est pourtant vrai que Boshoff dans l’élaboration de ses dictionnaires s’est approprié une vaste connaissance étymologique. Return to text

11 En anglais le mot ‘seminar’ est utilisé plus largement pour signifier toute situation de partage de parole, en français plus facilement traduit par ‘colloque’. Return to text

12 ‘Seed’ en Anglais peut être autant sperme, que graine Return to text

13 Voir Catalogue de l’exposition Nonplussed. Return to text

14 Version ‘artist’s statement’ signé en 2000. Return to text

15 Ce thème est abordé par Christine Buci-Glucksman dans sa publication L’esthétique de l’éphémère. Return to text

16 Comparé avec les installations de la série Un voyage ou ‘avec Mme Remscheid sur l’Amazone’ : récits du voyage sous les étoiles du réfrigérateur. (1968-1971) Return to text

17 Je pense à une oeuvre comme Breath on Piano de 1993. Return to text

18 Texte dans le ‘scrapbook’ probablement écrit pour l’exposition à RAU, 2001. Return to text

19 On pourrait traduire ‘Un dictionnaire d’un Anglais qui nous laisse perplexe’, DICTIONARY OF PERPLEXING ENGLISH commence pendant les années 80 et est complétée en 1999. Voici un court texte de Boshoff présentant ce dictionnaire: ‘The dictionary contains 18,000 entries of words that are defunct or too ‘difficult’ for even the most erudite English speakers. The aim was to give these ‘perplexing’ English words from the Oxford English Dictionary (O.E.D.) a simple explanation – a face, so to speak. It was indeed necessary to read the entire O.E.D. to be as inclusive as possible. A number of artworks with selected themes were made from this larger DICTIONARY OF PERPLEXING ENGLISH, the idea being that translations in the eleven official languages of South Africa or even in Braille would then be placed in such contexts and places as to break the ice between the English intelligentsia and those of different (disenfranchised) linguistic persuasion.’ (Boshoff, notes for SDROW FO NWODKAERB ) Return to text

20 Joëlle Busca, dans son étude sur l’Art Contemporain Africain consacre un chapitre aux écrits des penseurs occidentaux autour du phénomène de globalisation. Elle sent la futilité de s’obliger à ‘pointer la difficulté de définir l’identité de l’art contemporain africain’ face à la réalité quotidienne des artistes qui, de toute façon, sont soumis à la culture internationale. On pourrait décrire une telle tentative de ‘tourisme émotionnel’ de la part des blancs chez les noirs. ‘Art africain’ devient un terme publicitaire, une propagande destinée à attirer le public. Return to text

21 Boshoff écrit un texte expliquant son lien paradoxal à l’anglais pour une exposition collective portant le titre Sted//Place montré d’abord à Copenhague (2003) et ensuite à Bloemfontein et Johannesburg (2004). Boshoff a fait une sélection de ses travaux récents mettant en scène cette relation ambivalente avec l’anglais. Il rappelle toutes les injustices que les Afrikaans reprochent toujours aux Anglais mais il fait allusion à sa décision de pacifisme pour expliquer qu’il ne veut pas de mal à cette langue. Boshoff montre un travail qui consiste en d’innombrables mots croisés (anglais) qu’il a remplis et des œuvres ayant comme thème les camps de concentration, rappel criant des torts des Britanniques. Return to text

22 Cet aspect du travail de Boshoff a été identifié dans un des premiers textes sérieux sur le travail de Boshoff par Sue Williamson et Ashaf Jamal (1996, Art in South Africa, the future present. David Phillip, Cape Town, pp.146-150). Cette remarque recueillie des propos de l’artiste, est restée centrale pour ceux qui veulent ‘comprendre’ ce travail. Return to text

23 Voir Katja Gentric, 2004. ‘Gardens of Words, Willem Boshoff remembering not to forget’, Proceedings of the SAAAH Conference, Durban Return to text

24 On peut traduire ‘Alphabet pour les aveugles’ ou ‘Alphabet aveugle’ Return to text

25 Tous les propos de Boshoff cités ici sont pris des textes inclus dans son scrapbook. Les mêmes textes font partie de sa proposition soumise à la commission de RAU et du petit catalogue publié à l’occasion du vernissage de Kring van Kennis en 2000. Return to text

26 Notes pour Writing in the Sand, scapbook. Return to text

27 Boshoff en vient à l’être humain en tant qu’écriture sur terre, qui vaut plus que la de poussière à laquelle il retournera, notamment l’idée, le thème, la compréhension, l’esprit. Il faut comprendre ces idées dans la situation actuelle de Boshoff. En 1984 il est le seul artiste à vouloir défendre un art conceptuel en Afrique du Sud. Toute justification de l’Apartheid est basée sur la Christelike onderwys (l’enseignement Chrétien). La seule façon qu’a Boshoff pour ‘faire passer’ un tel travail en 1984 est de trouver sa justification religieuse. En l’an 2000, paradoxalement, il en revient toujours à cette histoire, pour une autre raison cette fois, pour motiver un éphémère physique. Return to text

28 Il ne garde pas la liste des injustices et, quand il aura disparu, le dilemme du blâme, de la culpabilité et du péché auront disparu avec lui. Return to text

29 Voir l’entretien Return to text

30 Voir le texte de Boshoff dans le catalogue Nonplussed, notes pour LEBAB. Return to text

31 Boshoff écrit par rapport à cette découverte: Obsessed with the idea of difference and the other I visited New York a few years ago. I wanted to see how cultural and linguistic dissimilarity was able to contribute to an awareness of one’s common humanity within the ‘place’ afforded to the well-being of so-called ‘aliens’. To do this I looked for texts in Native American languages. The American Bible Society has only five native American languages in print: Western Apache, Muskokee, Navajo, Hawaiian and Iñupiaq. I was led to believe that there once were about 400 dialects and languages in northern America. Curiously the Bible Society also offered a Bible in Gullah, a predominantly English ‘pidgin’ still teeming with a western African turn of phrase. The lady who runs the Bible Society library told me that she stored many old snippets of Bible translations in lost Native American languages, written by missionaries over the centuries. As with African languages, writing in the Roman alphabet was once a foreign device. The frightening thing about these snippets of writing was that they were the only evidence of the languages contained in them – their futile Rosetta stone. If it hadn’t been for the missionaries trying to introduce the written Bible in local tongues, there would have been no proof of the existence of these languages at all. I fear we have a similar situation with some of the smaller languages of Africa now, and that we shall have it with the dwindling larger ones in the near future. With the death of these we might be left with only snippets of indecipherable text to muse over – attempting to clone the Dodo from splinters of egg.” (Notes for LEBAB) Return to text

32 1652 est la date de l’installation d’un poste permanent par les Néerlandais au Cap sous le gouverneur Jan van Riebeck. Return to text

33 L’exposition porte le titre ‘Miscast’ voir Bibliographie. Return to text

34 Boshoff travaille depuis les années 60 sur un très grand travail qui l’accompagnera toute sa vie. Ce travail porte le titre Gardens of Words. Ici Boshoff apprend par cœur les noms latins des plantes dans un souci écologique. Les projets de Gardens of Words contiennent toujours des textes expliquant les mythes personnels de Boshoff sur l’origine des langues. Return to text

35 Mary Nooter Roberts and Allan F. Roberts, 1996. Memory, Luba Art and the Making of History. The Museum for African Art, New York, Prestel, Munich. Return to text

36 Il n’y a pas ici la place d’approfondir ces observations. Elles sont basées sur des publications de Credo Mutwa dans les années 60 et 70. Par exemple Vusamazulu Credo Mutwa, 1964. Indaba my Children. Blue Crane Books, South Africa. 1998, Payback Press, Edinburgh. Pour une interprétation du travail artistique de Mutwa voir Elza Miles, 1997. Land and Lives, a story of early Black Artists. Cape Town, Pretoria, Johannesburg, Johannesburg Art Gallery, Human & Rousseau. Return to text

37 Luc Lang consacre une longue partie de son texte sur l’installation in situ à la relation entre l’œuvre et la mémoire. ‘Ainsi l’œuvre in situ se dispose comme une instance du présent (et qui met) simultanément en place sa disparition et son historicisation, à l’histoire à venir de choisir l’oubli ou la mémoire, l’œuvre offre déjà ces deux possibilités de l’après en interdisant toute idéologie de l’apériodisation, de l’intemporalité ou de l’illusoire contemporanéité aux œuvres du passé.’ En proposant donc une exposition de travaux in situ sur le thème de la mémoire, Leanne Engelberg met le spectateur devant un double abîme : On voit un travail qui n’existera bientôt plus et qui parle de quelque chose qui n’existe déjà plus. Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Katja Gentric, « Écrire dans le Sable », Sciences humaines combinées [Online], 1 | 2007, 01 October 2007 and connection on 07 December 2024. DOI : 10.58335/shc.86. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=86

Author

Katja Gentric

Doctorante en Histoire de l'Art, Centre pluridisciplinaire Textes et Cultures EA 4178