« Ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes
la matiere de mon livre :
ce n’est pas raison que tu employes ton loisir
en un subject si frivole et si vain.
(Au Lecteur)
Nous embrassons tout,
mais nous n’étreignons que du vent.
(Des Cannibales, I, 31, A, 2031) »
« Vanité des vanités […] tout n’est que vanité ». Ces mots de l’Ecclésiaste (Qoh. I, 2) servent comme une devise pour signifier une évaluation négative et défiante non pas vis-à-vis de Dieu, de la nature et de la totalité des êtres – car comment pourrait-on attribuer aux Saintes Ecritures un jugement blasphème, selon lequel les œuvres de Dieu seraient vaines ? –, ni par rapport à l’homme, conçu par la Bible2 comme une créature privilégiée, mais ils semblent se référer plutôt aux actions de la vie humaine : les ambitions, les richesses, les affaires, les divertissements, les croyances passagères, les présomptions de grandeur et de savoir, l’attachement aux biens du monde dont l’homme fait preuve chaque jour ne sont que vanité. Une vanité qui ne se situe donc pas sur le plan cosmologique, mais sur le plan anthropologique : ce sont les œuvres de l’homme qui, comparées aux œuvres divines, apparaissent vaines. C’est, du moins, l’interprétation accréditée par S. Augustin, lequel, comme d’autres pères de l’Eglise, n’hésitait pas à reconnaître la raison de la vanité de l’existence humaine dans le péché d’Adam : la vanité étant un produit, une conséquence, la punition pour le péché, la condition de l’homme dans le monde ne peut qu’être constitutivement marquée par le signe de la vanité.
Toutefois, un tel châtiment n’est pas pérenne et l’homme n’est pas condamné à être enfermé ad aeternum dans la prison d’un monde où tout est vain :
« A cette vanité, un homme très sage [Qohéleth] a consacré tout ce livre pour la décrire, et cela pour rien d’autre que pour nous faire désirer cette vie qui ne connaît pas la vanité sous le soleil de ce monde, mais qui possède la vérité sous celui qui a fait ce soleil. En cette vanité donc n’est-ce pas par un juste et légitime jugement que l’homme se fait vain, devenu semblable à elle ? Aux jours de sa vanité, se qui compte surtout c’est qu’il résiste ou se soumette à la vérité […], non pour acquérir les biens de cette vie ou en éviter les maux qui passent en s’évanouissant, mais en raison du jugement à venir par lequel seront donnés aux bons des biens et aux mauvais des maux, qui resteront sans fin […] L’homme n’est pas en effet re-formé à l’image de la vérité tant qu’il reste dans la ressemblance de la vanité. »3
Tout le raisonnement d’Augustin est régi par l’opposition entre la vanité de la cupiditas mundi d’un côté, et la vérité libératrice, rédemptrice et salvifique du Christ, de l’autre4 : le but que poursuit le philosophe chrétien vise à inciter l’homme à prendre conscience de sa finitude et de son insuffisance non pas pour l’accepter et s’y abandonner, mais afin de se détacher du monde changeant et de s’élever au Dieu immuable.
Pour sonder la permanence et la résonance de l’apostrophe biblique, avec la batterie de ses commentaires dans l’histoire des idées et de la pensée philosophique à partir de la genèse de l’humanisme jusqu’au XXème siècle, il suffit d’évoquer les vers de Pétrarque, “Miser chi speme in cosa mortal pone […] Tutti tornate a la gran madre antica, e il vostro nome appena si ritrova”5 ; la formule « Nihil nisi divinum stabile est. Coetera fumus »6 dont on ignore l’auteur mais qui figure inscrite aux pies du S. Sébastien du Mantegna, fait à Venise en 1490 ; les réflexions pascaliennes7 au sujet de la condition vaine et misérable de « l’homme sans Dieu », ressemblées dans la liasse intitulée « Vanité » des Pensées8; l’interprétation que les peintres du XVII siècle ont donné à cet avertissement à considérer la fugacité de la vie et le caractère éphémère de toute entreprise ou geste exécutés au cours de l’existence sur terre, par l’insistance sur certains éléments récurrents, comme les têtes de mort,9 les clepsydres10, les fruits en décomposition11 ou les bougies consommées par la flamme12 : des éléments souvent intégrés par la maxime Memento mori ou associés aux mots mêmes de l’Ecclésiaste ; et encore, au début du XX siècle, il nous semble pertinent de rappeler la conception négative et dysphorique de Ed. von Hartmann, lequel, séduit par Schopenhauer, résume ainsi son analyse savante des efforts de l’homme pour atteindre le bonheur : « Le résultat de la vie individuelle est tel […] que l’on en juge comme Qohélet : ‘Tout est vain’, c’est-à-dire illusoire, néant »13.
Aux origines de la modernité, l’un des auteurs qui a consacré une attention constante à la question soulevée par cet apophtegme scripturaire est Michel de Montaigne : tout au long de ses Essais, il n’a jamais cessé de questionner les implications de l’idée de caducité, de finitude et de vanité14 et il ne faut pas être surpris s’il n’emploie jamais le mot « éphémère » dans ses œuvres, car dans le lexique de Montaigne c’est presque toujours le terme « vanité » qui désigne et notifie cette idée. Il convient de rappeler tout d’abord que, parmi les nombreuses sentences inscrites sur les poutres de sa Librairie, la maxime biblique « Per omnia vanitas » ne manquait pas ; mais il convient de rappeler, surtout, que Montaigne a consacré un ‘essai’ tout entier à la question de la vanité, qui se trouve dans le Livre troisième : il s’agit du chapitre neuvième qui s’intitule précisément « De la Vanité ».
Or, s’interroger sur la vanité chez Montaigne équivaut à prendre en examen une question de sa pensée qui ne se laisse pas circonscrire aisément, car elle peut concerner plusieurs ordres distinctes :
l’ordre moral, quand les actions vaines se caractérisent par leur caractère ambitieux, orgueilleux, présomptueux, orienté vers la gloire15 ou chargé de surestime : « la vanité de son ambition » (I, 42, A, 267) ; « présomption et vanité » (II, 17, A, 634), écrit Montaigne, qui en rie avec Démocrite ;
l’ordre rhétorique, lorsque dans les essais « De la vanité des paroles » (I, 51) et « Des vaines subtilitez » (I, 54) toute oratoire pompeuse est mise en ridicule;
l’ordre anthropologique, dans l’Apologie de Raimond Sebond (II, 12) qui se configure comme une mise en lumière impitoyable et organique des défauts, des limites et des incongruités non seulement du jugement humain et de son prétendu savoir – « cet amas de science » n’est « rien que vanité » (II, 12, A, 500) – , mais également de l’homme en tant qu’homme, selon les paroles de saint Paul que Montaigne récupère et paraphrase dans l’ouverture de son essai le plus cité: « de toutes les vanitez, la plus vaine c’est l’homme ; que l’homme qui présume de son sçavoir, ne sçait pas encore que c’est que sçavoir ; et que l’homme, qui n’est rien, s’il pense estre quelque chose, se seduit soy mesme et se trompe ». (II, 12, A, 449).
Notre objectif consistera à suivre l’essayiste autour d’une matière complexe, insaisissable et en constante métamorphose comme celle de l’homme. A bonne école avec Montaigne on « essayera » de le suivre dans ses digressions continuelles, dans ses « variations et escapades », dans son « allure poetique à sauts et à gambades » sur le chemin de ses méditations, de ses observations disparates, de la diversité changeante de ses états de conscience, de ses modes de penser qui ne suivent apparemment aucun schéma, aucun plan, aucune méthode, aucune organisation ou ordre discursif, mais tendent à se remettre indéfiniment en question par des expériences particulières toujours nouvelles ; et on essayera de le suivre sans la prétention d’envisager le thème de la vanité dans l’intégralité des Essais, tâche qui exigerait moins la rédaction d’un article que celle d’une thèse, mais en se bornant à l’exploration d’un des plus longs chapitres du troisième livre et du recueil entier – « De la vanité »16 – où l’on trouve la réflexion la plus approfondie de Montaigne sur l’argument. Cette exploration, à son tour, ne prétendra pas analyser toutes les matières abordées par Montaigne dans ses longues digressions (sa manière de composer, son sentiment sur l’état de la France17, son opinion sur l’administration des affaires publiques18), mais se limitera à l’étude des figures du voyage et de la maladie, dont la portée philosophique permet de préciser et d’éclairer le sens de sa conscience de la vanité.
1) Ambivalence du voyage comme métaphore : vie et vanité.
a) Voyage et vie
De même qu’il est impossible de faire un résumé des Essais, bien qu’il ait été plusieurs fois tenté, de même il est très difficile de faire un résumé du chapitre neuf du troisième livre. Si chaque essai, comme on l’a dit souvent, représente une peinture19 que Montaigne dessine de son moi, soit qu’elle vise « à la commodité particuliere de mes parens et amis »20, soit qu’elle vise à saisir les caractères les plus généraux de ce moi, selon l’idée que « chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition »21, nul essai pourrait mieux conforter et renforcer cette thèse que celui consacré à la vanité. En ce lieu, Montaigne travaille à l’autoportrait de son moi par des confidences sur sa personne, ses goûts, ses humeurs, son écriture et ses habitudes au point que l’expérience personnelle de l’auteur prend le pas sur les fréquentes citations livresques. Il s’agit d’une expérience personnelle et psychologique intrinsèquement plurielle, inconstante et sans cesse in fieri, comme se portant par un mouvement sinueux de pensées ramifiées : dans les premières lignes de l’essai il déclare représenter la « continuelle agitation et mutation de pensées » (III, 9, B, 946). Une telle dynamique fluctuante, fluide et itinérante s’accorde aussi bien à la trame22 de l’essai qu’à son noyau thématique principal : les souvenirs du voyage entreprit par Montaigne en 1580 que, en partant de son château gascon23, devait le conduire, après plusieurs déviations,24 jusqu’à Rome, et, tout à la fois, l’idée de voyage, la méditation sur le voyage, la métaphore de la vie comme voyage. En d’autres termes, le souvenir du voyage en Italie fournit l’excuse au récit d’un itinéraire moral et spirituel. Le voyageur et l’auteur tendent à s’identifier : « Mon style et mon esprit vont vagabondant de mesmes » (III, 9, C, 994).
Montaigne joue sur un contraste. D’une part la stabilité domestique et la gestion du ménage, pour lesquelles il avoue son inaptitude ; d’autre part, l’aventure du voyage, dont l’essence est le mouvement et sur lequel il se prononce ainsi :
« ce plaisir de voyager porte tesmoignage d’inquietude et d’irresolution. Aussi sont-ce nos maistresses qualitez, et praedominantes. […] Il y a vanité, dictes vous, en cet amusement. – Mais où non ? Et ces beaux preceptes sont vanité, et vanité toute la sagesse » (III, 9, B, 988)
La pratique du voyage et la méditation sur le voyage procèdent ensemble, parallèlement, comme se superposant dans les lignes de l’essai : le voyage ne fonctionne pas seulement comme un trait d’union entre la vie et la pensée ; il ne signale pas seulement l’étroite unité de la raison et de l’action, mais il se charge aussi d’une valeur métaphorique et symbolique précise, en figurant la vie et la vanité. Lorsque Montaigne apparente la vie et le voyage, son jugement ne se distingue pas de celui des grands hommes de l'antiquité pour qu’il n'y avait de meilleure école de la vie que celle des voyages; école où l’on apprend la diversité de tant d’autres vies, où l'on trouve sans cesse quelque nouvelle leçon dans ce grand livre du monde et où le changement d’air avec l'exercice sont profitables au corps et à l'esprit :
« le voyager me semble un exercice profitable. L’ame y a une continuelle exercitation à remarquer les choses incogneues et nouvelles ; et je ne sçache point meilleure escolle […] à former la vie que de luy proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies et usances, et luy faire gouster une si perpetuelle varieté de formes de nostre nature ». (III, 9, B, 973-974)
Ce qu’il faut surtout retenir dans cette citation c’est le mot « exercice », car ce que cherche à atteindre Montaigne en voyageant n’est pas le loisir, ni le repos de l’âme, mais l’activité de la découverte, de l’apprentissage et de la formation de soi. Le but des voyages, à ses yeux, consiste moins à détendre l'esprit, qu’à l’étendre, à l’élever, à l’enrichir par des connaissances nouvelles, et à le guérir des préjugés nationaux. Autrement dit, il ne s’agit pas de considérer le voyage seulement comme une expérience de vie, mais aussi comme un genre d'étude auquel on ne supplée point par les livres, ou par le rapport à autrui, car le moi se trouve tout seul à juger des hommes, des lieux et des situations. Certainement séduit par les études d’ethnographie, par les récits des voyages des explorateurs du nouveau monde25 permettant d’étendre les témoignages sur la vie humaine, d’accéder à la connaissance des coutumes des civilisations lointaines, d’observer la variété des conduites de l’homme et la pluralité des cultures, des usances et des idées, Montaigne perçoit le principal but que tout bon voyageur devrait se proposer dans l’examen des moeurs, des coutumes, du génie des autres nations, de leur goût dominant, de leurs arts, de leurs sciences, de leurs manufactures et de leur commerce.
Ces considérations attestant l’importance capitale que le périgourdin attribue au voyage, conçu à la fois comme une pratique et comme une métaphore de la vie, ne font qu’évoquer un truisme ; mais ces considérations révèlent aussi que le moi de Montaigne se caractérise moins pour être narratif, réflexif, heuristique26 que pour être libre. Etre libre ne signifie pas avoir la maîtrise de ses pensées et le contrôle rationnel de ses inclinations, selon l’enseignement des stoïciens, mais reconnaître en soi un défaut de consistance, un quid de vanité et d’inanité inséparable de son être : «De m'en deffaire, je ne puis, sans me deffaire moy-mesmes » (III, 9, B, p. 1000). Une telle conscience de la vanité jaillit, de manière éminente, de l’exercice du voyage, révélateur d’une inclination générale et perpétuelle au mouvement : aussi bien le monde que sa vie, aussi bien son livre que son moi, aussi bien les croyances des hommes que son écriture participent tous de la même condition transitoire, n’étant que des êtres à l’intérieur d’une « ontologie mobiliste »27.
b) Voyage et vanité
Moins évidente et plus originale apparaît l’association du voyage et de la vanité. Son goût des voyages équivaut à une forme d’amour pour un monde qui est toujours en marche : en même temps, cette condition ontologiquement transitoire est la véritable marque du statut fade, éphémère et vain de la voie que l’homme parcourt sur terre. Y aurait-il une contradiction entre cette lucidité tragique et cet amour de la vie ? Autour de quels éléments communs peut-il établir une filiation entre voyage et vanité ? Et encore : Montaigne fait-il un éloge du vain ?
La pratique du voyage, on l’a vu, possède un double avantage : d’un coté, elle permet de saisir l’aspect plus essentiel de la vie qui est celui du passage28; d’un autre coté, il offre la possibilité à l’esprit de s’exercer « à remarquer des choses inconnues et nouvelles », c’est-à-dire de s’essayer avec ce qui est divers et varié . L’expérience du voyage s’avère ainsi l’occasion d’une réflexion sur le voyage conçu en tant que miroir mobile de la vie et l'opportunité de faire un véritable éloge de l’« inquietude » et de l’« irresolution » dérivant du « plaisir de voyager ». Mouvement et variété, donc, semblent configurer les dénominateurs communs au voyage et à la vanité.
Ce premier éclairage, toutefois, en requiert en autre : il s’agit de considérer que nul n’a insisté plus que Montaigne sur la perception du temps29 comme mouvement, devenir, passage ininterrompu. Si la philosophie de Descartes se déploiera au fil de l’ordre, la pensée de Montaigne est toute scandée au fil du temps :
« Je ne peins pas l’estre. Je peins le passage : non un passage d’aage en autre, ou, comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute […]. (Du Repentir, III, 2, B, 805)
La représentation du monde comme « branloire perenne »30 est une thèse fondamentale des Essais, exprimée de façon éminente à la fin de l’Apologie de Raimond Sebond où, par l’évocation de l’argument de l’héraclitéisme31 des apparences, l’essayiste dénonce aussi bien les limites et les lacunes de la connaissance, que la dissolution de l’objet dans la mobilité du sujet. Cet argument, déjà saisi et commenté par Platon32, qui faisait de l’idée de flux l’issue naturel du doute, semble devenir la raison culminante et décisive du pyrrhonisme de Montaigne:
« Finalement, il n'y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects. Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse. Ainsi il ne se peut établir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugement et le jugé estans en continuelle mutation et branle. ». (Apologie de Raimond Sebond, II, 12, A, 601)
Dans l’essai De la vanité, cependant, la réflexion sur la mutabilité n’est point de l’ordre de la connaissance, mais de l’ordre de l’agir: Montaigne ne vise plus à rabaisser la présomption anthropocentrique, l’orgueil rationaliste et la vaine conviction de tous ceux qui croient pouvoir accéder à des certitudes inébranlables et à des vérités absolues, mais il s’engage aussi bien à décrire sa vie en voyage, en mouvement, libre d’outrepasser les frontières du connu pour explorer l’inconnu, qu’à observer, juger, sonder son entreprise d’écrire33 autour d’un sujet vain comme la vanité : « Il n’en est à l’avanture aucune plus expresse que d’en escrire si vainement », proclame avec humour la première phrase du chapitre. Perdu, ou plus probablement absorbé, son sujet polémique, c'est-à-dire l’homme célébrant le culte de sa raison, l’objet dominant de l’essai sur la vanité se dédouble dans un moi libre, vivant, « subject merveilleusement vain, divers et ondoyant » qui est en même temps un objet d’étude, d’observation et de narration:
« S’il faict laid à droicte, je prens à gauche ; si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m’arreste […] Ay-je laissé quelque chose à voir derrière moy ? J’y retourne ; c’est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne ceratine ni droicte ny courbe ». (III, 9, B, 985)
Le branle, la mouvance et la contingence intrinsèques à tout voyage sont acceptés, vécus et revendiqués par Montaigne comme autant de propriétés indissociables de la vie, « comme si pour lui la seule victoire sur le temps était d’exprimer le temps »34, écrira Merleau-Ponty.
De même que son moi, dit Montaigne, est consubstantiel à son livre, de même l’image du voyage en tant que passage est consubstantielle à la vie et apparaît comme spéculaire à l’image du fleuve : à l’instar de celle-ci, l’image du fleuve signifie l’unité de l’identique et du divers, comme l’attestent ces vers de son ami fraternel La Boëtie : « Toujours l’eau va dans l’eau, et toujours est-ce / Mesme ruisseau et toujours eau diverse », cités dans l’essai De l’Experience pour désigner le mouvement continuel et irrégulier de l’esprit, dont les idées se succèdent et se produisent l’une de l’autre. L’esprit / fleuve est toujours un, tandis que les idées coulent incessamment comme les eaux35.
Loin de vouloir supprimer certaines des modalités caractéristiques de l’agir humain, comme l’inquiétude, l’irrésolution et l’inconstance par la soumission de toute action au contrôle d’une raison organisatrice et dogmatique, Montaigne fait une remarque très importante :
« La vie est un mouvement matériel et corporel, action imparfaicte de sa propre essence, et desreglée ; je m’emploie à la servir selon elle ». (III, 9, B, 988 ).
Face au devoir être, conçu comme fixité abstraite, il privilégie l’être, conçu en tant que mouvement ; face aux règles de tout ordre contraignant, il privilégie la liberté désordonnée ; et face à tout idéal de perfection, il revendique pour la vie la qualité inéliminable de l’imperfection. Mouvement, imperfection, dérèglement qualifient donc la vie, que Montaigne choisie de « servir selon elle », à savoir d’en épouser la mouvance.
Tout en prenant à contre-pied la leçon stoïcienne du primat moral de la raison et de l’exigence d’une perfection à atteindre, Montaigne est néanmoins très loin de vouloir récuser le précepte de l’adéquation à la nature, du vivre selon la nature. En dépit de toute sagesse professée par les stoïciens, ce n’est pas la vie, selon Montaigne, qui doit se soumettre aux exigences d’une raison régulatrice, mais c’est désormais le moi qui doit s’employer à servir sa vie, « action imparfaicte et desreglée » : l’essayiste opère un renversement du rapport de force entre la vie et la raison, proposant une sorte de « docte ignorance », par laquelle le sage ne se qualifie point en vertu de son culte de la raison, mais à cause d’une nouvelle intelligence de la vanité du monde. L’éloge du voyage comme rapport à la temporalité et à l’altérité traduit un éloge de l’éphémère, du passager, du vain, de façon que le décalage vis-à-vis de la tradition théologique ne saurait être plus net : l’attitude de Montaigne n’est jamais celle du contemptus mundi et son aspiration semble correspondre beaucoup moins au désir augustinien d’attendre le « jugement à venir par lequel seront donnés aux bons des biens et aux mauvais des maux », qu’à constater la vanité du monde pour y adhérer consciemment. De ce point de vue, la maxime de l’Ecclésiaste, évoquée implicitement en ouverture de l’essai – « Ce que la divinité nous en a si divinement exprimé debvroit estre soigneusement & continuellement medité, par les gens d'entendement » (III, 9, B, 945) – ressemble beaucoup moins à une morose condamnation du monde, qu’à la constatation à la fois souriante et tragique de sa nature la plus essentielle : le vanitas vanitatum s’intègre au pyrrhonisme de Montaigne dont ne semble être qu’un argument a fortiori.36
2) La conscience de la mort.
a) La maladie comme leitmotiv de l’essai.
Par sa portée métaphorique et son statut polysémique, la figure du voyage permet à Montaigne d’établir une relation aussi bien à sa manière d’écrire, qu’à la pensée de la mort. Dès la première page et par deux questions, il associe ces deux thèmes :
Qui ne voit, que j'ay pris une route, par laquelle sans cesse & sans travail, j'iray autant, qu'il y aura d'ancre & de papier au monde? […] Et quand seray-je à bout de representer une continuelle agitation & mutation de mes pensees, en quelque matiere qu'elles tombent, puisque Diomedes remplit six mille livres, du seul subject de la grammaire? (III, 9, B, 945-946)
En déclarant qu’autant qu’il vivra il continuera d’écrire et s’interrogeant pour combien de temps il sera encore en situation d’écrire (« quand seray-je à bout »), Montaigne se demande implicitement combien de temps lui reste à vivre. La façon indirecte de se poser la question et la démarche capricieuse et désordonnée de ses pensées couvrent, dissimulent, retardent mais ne suppriment pas son désir de méditer sur le mal, la maladie et la mort : « Je m'esgare : mais plustost par licence, que par mesgarde. Mes fantasies se suyvent: mais par fois c'est de loing: & se regardent, mais d’une veuë oblique. » (III, 9, B, 994). Ainsi, s’il est vrai qu’il faut attendre plusieurs pages avant de rencontrer un discours plus élaboré, cohérent et ouvertement consacré au thème de la maladie, il est vrai aussi qu’on peut en trouver bien avant nombre de brèves allusions, comme la suivante, où il se démarque du stoïcisme :
« Je ne suis pas philosophe. Les maux me foullent selon qu'ils poisent: & poisent selon la forme, comme selon la matiere: & souvent plus. J'y ay plus de perspicacité que le vulgaire, si j'y ay plus de patience » (III, 9, C, 950),
ou comme cette autre, qui intervient à l’intérieur d’une réflexion d’ordre politique :
« Rien ne presse un estat que l'innovation: le changement donne seul forme à l'injustice, & à la tyrannie. Quand quelque piece se démanche, on peut l'estayer: on peut s'opposer à ce, que l'alteration & corruption naturelle à toutes choses, ne nous esloigne trop de nos commencemens & principes. Mais d'entreprendre à refondre une si grande masse, & à changer les fondements d'un si grand bastiment, c'est à faire à ceux qui pour descrasser effacent: qui veulent amender les deffauts particuliers, par une confusion universelle, & guarir les maladies par la mort » (III, 9, B, 958).
La pensée de la mort, de la décadence et de l’éphémère traversent en profondeur et comme un fil conducteur l’essai De la vanité. S’il ne faut pas oublier qu’une des causes, et peut-être même la cause principale, qui ont exhorté l’auteur à se mettre en route (et que son Journal de voyage en Italie37 documente), a été la recherche d’eaux salutaires afin de se soigner d’une maladie aux reins ; il ne faut négliger non plus d’évoquer son sentiment d’évanescence touchant les altérations et les perturbations de l’ordre politique, car il s’agit d’un malaise qui ne reste pas caché :
« Or tournons les yeux par tout, tout croulle autour de nous. En tous les grands estats, soit de Chrestienté, soit d'ailleurs, que nous cognoissons, regardez y, vous y trouverez une evidente menasse de changement & de ruyne » (III, 9, B, 961).
Néanmoins, ce malaise ne débouche ni dans le pur désespoir, ni dans un pessimisme, ni dans une lecture millénariste, catastrophiste ou apocalyptique de l’histoire, mais dans une plus lucide conscience « lucrétienne38 » de la naturelle corruption de toute chose, de la normale altération et ruine de ce qui est sur terre, d’une vanité commune à tout état et à toute forme politique. De façon paradoxale et selon le goût de l’équipollence des contraires, Montaigne tire de la constatation de la crise évidente de son « estat » un motif de consolation et d’espoir : tout en adoptant le registre de la médecine39, il déclare que « cette societé universelle de mal & de menasse » n’est pas nécessairement le signe d’une décadence mortelle, d’un déclin définitif, d’une maladie incurable, vu que « rien ne tombe, là où tout tombe » et vu que « La maladie universelle est la santé particuliere » (III, 9, B, 961).
Ce qui tout de même persiste comme une source d’inquiétude majeure et dont il ne convient pas de minimiser l’incidence chez Montaigne, c’est le cadre historique, politique et social de crise profonde dans lequel versait la France en 1586, ravagée par les contrastes religieux et la guerre civile :
« Je me suis couché mille fois chez moy, imaginant qu'on me trahiroit & assommeroit cette nuict là: composant avec la fortune, que ce fust sans effroy & sans langueur […] Les guerres civiles ont cela de pire que les autres guerres, de nous mettre chacun en echauguette en sa propre maison. ». (III, 9, B, 970-971)
Encore une fois on s’aperçoit que la présentation d’une « grande extremite », loin de préluder à une vision tragique sic et simpliciter, sert à illustrer la mentalité de Montaigne, certes trempée de mélancolie, d’amertume et d’inquiétude, mais en même temps récalcitrante à se plaindre ou à s’angoisser et toujours inclinée aussi bien à rechercher une solution – « Quel remede? » l’auteur se demande – qu’à saisir la complexité et les ressources possibles de la nature humaine :
« à une miserable condition, comme est la nostre, ç'a esté un tres favorable present de nature, que l'accoustumance, qui endort nostre sentiment à la souffrance de plusieurs maux. » (III, 9, B, 970).
En bref, à la ruine extérieure ou politique correspond une ruine intérieure ou physique. De cette « desolation » universelle découle un constat amère et ironique à la fois, d’où filtre bien sa vocation à rechercher ce qui dans le mal n’est pas mal, ce qui dans un cadre défavorable apparaît comme favorable: « Ce m’est faveur que la desolation de cet estat [La France] se rencontre à la desolation de mon aage ». (III, 9, B, 947)
b) La maladie et la mort comme phénomènes naturels.
Ces considérations introduisent un discours plus intime et une description plus introspective. L’évanescence des affaires du monde ne voile pas la condition de contingence dont tout homme participe inéluctablement. Montaigne ne tarde que quelques lignes à se demander : « quand seray-je à bout de representer une continuelle agitation & mutation de mes pensees » ? Il ne s’agit pas seulement de l’évocation du thème de la mort, mais de sa mort en particulier : un sujet sensible, qui est laissé en suspens pendant plusieurs pages, avant d’être soigneusement médité. Le sentiment de la mort émerge, filtre et se profile dès le début du chapitre comme un horizon de moins en moins lointain. Aucune créature ne bénéficie d’une situation d’extraterritorialité par rapport à la nature ; aucun être n’occupe une place privilégiée au point de pouvoir esquiver la naturelle corruption de toute chose. Le moi de Montaigne ne fait pas exception et il semble se définir, au fur et à mesure dans l’essai, comme une conscience de la temporalité, de la finitude et du transitoire : ses réflexions le conduisent, par des associations d’idées ininterrompues et éparpillées, de la reconnaissance de la vanité extérieure à un plus haut degré de conscience de participer de cette même vanité. Sans jamais répondre il élève, petit à petit, la question au niveau de la conscience, pour l’élaborer, la sonder, la vivre par un sentiment plus aigu : « Je sens la mort qui me pince continuellement la gorge, ou les reins ». (III, 9, B, 978). Tout en gardant son regard critique et son attitude d’investigation, il en parle d’un ton cordial, colloquial, frais comme il avait parlé de mille autre chose. Il raconte qu’il imagine souvent de mourir par des « morts courtes et violentes, la consequence que j’en prevoy me donne plus de consolation que l’effet de trouble » (III, 9, B, 971). Par un rapport réflexif à l’idée de la mort, il s’y éduque, s’y accoutume, s’y prépare : « Je ne m’estrange pas tant de l’estre mort comme j’entre en confidence avec le mourir » (idem). C’est moins la philosophie (souvent identifiée par Montaigne à celle de la « secte plus refroignée ») qui enseigne à mourir, qu’une intelligence patiente de la vanité se constituant d’expérience en expérience, de spectacle en spectacle, d’inquisition en inquisition, de réflexion en réflexion. « Comment40 mourir », « où41 mourir », « avec qui42 mourir » ce sont autant de questions qu’il envisage sans tristesse ni joie, par une description neutre, mais aussi souriante et confidentielle :
« Je me contente d'une mort recueillie en soy, quiete, & solitaire, toute mienne, convenable à ma vie retirée & privée. […] Cette partie n'est pas du rolle de la societé: c'est l'acte à un seul personnage » (III, 9, B, 979).
« Pourquoi la mort », « pourquoi la maladie », « pourquoi la souffrance ou le vieillissement » ce sont autant de questions que, en revanche, il ne se pose pas, car le domaine de son investigation n’est ni la métaphysique, ni la science, mais la vie. La posture à laquelle Montaigne reste fidèle n’est jamais celle du savant, mais celle de l’observateur, du « scrutateur sans cognoissance ». Rien d’étonnant, alors, si les idées du voyage et de la mort se croisent, convergent, se complètent réciproquement :
« Mais en tel aage, vous ne reviendrez jamais d'un si long chemin. Que m'en chaut-il? je ne l'entreprens, ny pour en revenir, ny pour le parfaire. J'entreprens seulement de me branler, pendant que le branle me plaist, & me proumeine pour me proumener » (III, 9, B, 977),
et aboutissent dans la représentation articulée de la conscience de la finitude, qui se manifeste en sa quintessence dans la maladie : « Je represente mes maladies, pour le plus, telles qu’elles sont […] ».
Le regard de Montaigne n’a rien de scientifique et la maladie n’est pas conçue comme un objet d’étude, mais comme un moment de la vie, dont en est « un grand lopin, & d'importance ». D’ailleurs, dans le chapitre XXXVII du deuxième livre, intitulé « De la ressemblance des enfants aux pères » Montaigne évoquait, a propos des maladies héréditaires, l’ancestrale scepticisme qu’il partageait avec sa famille vis-à-vis des médecins et des médicaments, en couvrant savoureusement de ridicule les guérisseurs de tout temps. Son intérêt ne s’attache ni à diaboliser les infirmités, ni a se réfugier dans les consolations de la religion, ni à s’engager à la recherche des secrets pour attendre la parfaite santé: la maladie et la mort ne sont conçues ni comme un scandale, ni comme un mystère obscène, ni comme l’emblème de l’absurde, mais comme des événements naturels, appartenant au cycle de la vie et auxquels il convient de s’y adapter, car il serait vain de vouloir y résister et insensé de vouloir s’y opposer.
Il ne faut pas s’étonner du fait que l’auteur des Essais place la mort dans l’ordre naturel du changement et de la transformation, du passage et du devenir, car à ses yeux rien ne se dérobe, ne se soustraie, n’échappe à cette contingence générale, à ce glissement perpétuel. La maladie et la mort ne sont que deux autres modalités d’une vanité qui est indissociable de l’être humain:
« Si les autres se regardoient attentivement, comme je fay, ils se trouveroient comme je fay, pleins d'inanité & de fadaise. De m'en deffaire, je ne puis, sans me deffaire moy-mesmes. Nous en sommes tous confits, tant les uns que les autres. Mais ceux qui le sentent, en ont un peu meilleur compte: encore ne sçay-je » (III, 9, B, 1000).
La spécificité de l’homme semble alors pouvoir résider dans la conscience attentive de l’ « inanité & fadaise » naturellement gravées en lui. Je dis bien « semble », car Montaigne lui-même achève sa pensée par un des syntagmes qui ont rendu célèbre le côté pyrrhonien de ses méditations : « encore ne sçay-je », dit il, exprimant l’impossibilité de sortir de l’opinion pour atteindre la vérité de l’idée. Tout en se conformant au statut de conjecture, d’opinion, de croyance, et tout en exprimant le sens profond du chapitre, cette réflexion sur la nature vaine de l’homme ne constitue ni une vérité objective ni une norme morale, car c’est moins une assertion qu’une observation. Ici réside aussi et malgré tout la cohérence de Montaigne, qui décrit sans prescrire, s’interroge sans répondre, scrute sans juger et « ne prétend pas instruire mais soumettre à examen les productions spontanées de son esprit »43.
En d’autres termes, « conscience de soi » n’équivaut pas à « connaissance de soi » mais renvoie plutôt à l’observation du spectacle changeant, oscillant et protéiforme de soi-même. Ce qui rend possible la contemplation d’un tel spectacle est la distance que l’esprit peut prendre vis-à-vis de sa vie, ou l’auteur vis-à-vis de son livre et le voyageur vis-à-vis de son chemin : l’action de « se regarder attentivement » n’est qu’un exercice de la conscience et, en tant que tel, requiert une distance critique du moi par rapport à autrui ou à lui-même en tant qu’autre. Il s’agit d’une conscience dont le statut ne ressortit pas à l’ordre théorique mais à l’ordre pratique, car être conscient ne signifie jamais, chez Montaigne, parvenir à une possession de soi-même, mais, il convient de le répéter, « se regarder attentivement », se scruter, s’étonner librement et continuellement devant soi-même, s’étudier et s’essayer jusqu’à se reconnaître paradoxal, inconnu, masqué ; jusqu’à se découvrir enveloppé par une opacité irréductible et jusqu’à reconnaître, enfin, non seulement la vanité de notre nature mais aussi la vanité de se reconnaître vain.
Conclusion
L’achèvement du chapitre et le récit de fin du voyage procèdent ensemble et comme parallèlement : l’auteur opère ses derniers ajouts44 et le voyageur franchit sa dernière étape, débarquant à Rome, la Ville Eternelle. Néanmoins, tirer des conclusions au terme d’un chapitre ainsi riche s’avère une tâche risquée et peut-être même inopportune.
C’est un risque car l’articulation ouverte de la pensée du périgourdin n’est pas linéaire et récuse toute clôture systématique : « Je ne trace aucune ligne certaine, ny droicte ny courbe » (III, 9, 985). En même temps, il est peut-être inopportun parler de conclusion, notion qui évoque l’idée de stabilité45 et de fixité, par rapport à un auteur qui voit et sent partout instabilité, errance et mouvance, et par rapport à un essai qui suit « un mouvement d’yvrogne46 titubant, vertigineux, informe, ou des joncs que l’air manie casuellement » (III, 9, 964). De ce point de vue, la question qu’il convient de se poser est moins « a quelle conclusion aboutit Montaigne ? », que « quel sens peut-on attribuer à la notion de vanité chez Montaigne ? ». A cette dernière question la sentence de l’Ecclésiaste, citée dès les premières lignes du texte, et l’évocation du précepte de l’oracle delphique, placée en péroraison, suggèrent une réponse univoque et solidaire. Le péremptoire « Tout n’est que vanité » de la première source semble conforté et fortifié par le « commandement paradoxe » de l’oracle de Delphes, esquissant une sorte de « métaphysique de l’éphémère »47 :
« Regardez dans vous, recognoissez vous, tenez vous à vous. Vostre esprit, & vostre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez là en soy: vous vous escoulez, vous vous respandez: appilez vous, soustenez vous: on vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous. Voy tu pas, que ce monde tient toutes ses veuës contraintes au dedans, & ses yeux ouverts à se contempler soy-mesme? C'est tousjours vanité pour toy, dedans & dehors: mais elle est moins vanité, quand elle est moins estendue. Sauf toy, ô homme, disoit ce Dieu, chasque chose s'estudie la premiere, & a selon son besoin, des limites à ses travaux & desirs. Il n'en est une seule si vuide & necessiteuse que toy, qui embrasses l'univers: Tu es le scrutateur sans cognoissance: le magistrat sans jurisdiction: & apres tout, le badin de la farce ». (III, 9, B, 1001)
Invité à pratiquer la discipline du gnôthi seauton, à rentrer en soi-même pour se connaître, l’essayiste ne trouve que « misère et vanité », ne découvre qu’un mélange « d'inanité & de fadaise », tant « à l’intérieur » qu’« à l’extérieur ». L’étroite corrélation et solidarité entre l’enseignement biblique et le commandement delphique, entre l’ouverture et la clôture du chapitre est deux fois éclairante : d’une part, elle manifeste la cohérence discursive de l’essai, centrée sur l’unité thématique d’une vanité qui englobe tout et n’épargne rien; d’autre part, elle est également le signe de plusieurs paradoxes.
Le premier concerne la coïncidence de sagesse et ignorance, assurée par la convergence de l’enseignement biblique et de l’enseignement delphique ; le deuxième apparaît quand, arrivé à Rome, Montaigne est proclamé citoyen de la Ville Eternelle par une bulle que l’auteur lui-même n’hésite pas à classer, avec ironie, « parmy ses faveurs vaines » ; le troisième, le plus intéressant et significatif, est le paradoxe d’une conscience tragique48 qui ne maudit pas sa condition et ne prononce aucun cupio dissolvi, mais, en se souvenant des mots de l’oracle delphique au bout de son itinéraire morale, en transcrit le jugement net et dérisoire : « Tu es le scrutateur sans cognoissance: le magistrat sans jurisdiction : & apres tout, le badin de la farce ».
Or, l’assertion du caractère vide et nécessiteux de la nature humaine, dépourvue de savoir, de pouvoir et de consistance ontologique, représente-elle un jugement de valeur attribuable à Montaigne? Par l’affirmation de la radicale insuffisance épistémologique, éthique et ontologique de l’homme, serait-il devenu lui aussi dogmatique ?
A vrai dire, de même que le texte de la clôture ne légitime point l’identification de la voix de Montaigne à celle du dieu de Delphes, de même l’allusion à la formule de l’Ecclésiaste du début du chapitre n’exprimait aucun jugement de fait de la part de l’auteur, mais uniquement un avis personnel, un sentiment subjectif : « Ce que la divinité nous en a si divinement exprimé [il se réfère à la sentence de l’Ecclesiaste], debvroit estre soigneusement & continuellement medité, par les gens d'entendement ». En ce passage initial se trouve, il nous semble, l’indication meilleure permettant de comprendre le point de vue de Montaigne par rapport à la notion de vanité : l’auteur des Essais n’en fait ni l’objet d’un anathème lancé contre l’évanescence du monde, ni l’objet d’une apologie du transitoire. La vanité n’est donc ni l’emblème d’un pessimisme radical, ni le signe d’une acceptation apaisée et heureuse de l’inconsistance : elle demeure un message divin que Montaigne reçoit et assume comme tel, pour le méditer « soigneusement & continuellement ». Ainsi assumée et élevée à la conscience, on découvre que la vanité n’exprime autre chose qu’une manière ironique et amère de se sentir vivant, c'est-à-dire librement et lucidement en route vers la mort.
Luigi DELIA
Doctorant en Philosophie
Centre Gaston Bachelard sur l’Imaginaire et la Rationalité
Université de Bourgogne et Université de Bologne