Logique juridique et logique probabiliste : liens historiques
L’objet de ma thèse est d’étudier les relations entre la logique de l’argumentation telle qu’elle est à l’œuvre dans le droit, et le logique que manifeste le raisonnement probabiliste à l’époque moderne (xviie et xviiie siècles).
Lorsque j'ai commencé à étudier les rapports entre logique juridique et logique probabiliste à l'époque moderne et lorsque j'ai commencé à étudier les auteurs qui ont contribué de manière décisive à éclairer ce rapport, je me suis tout de suite aperçue qu'il y avait un élément fondamental dans ce lien complexe qu'il était urgent de saisir : montrer qu'il existe un rapport très étroit entre la logique et la morale, dans l’acception latine du terme, dans laquelle le droit rentre à plein titre.
Mes nombreuses lectures m'ont amené à considérer qu'il existe une autre logique, différente de la logique formelle déductive, et que je propose d'appeler "appliquée". Le but de cette logique est la production d'une vérité qu'on pourrait définir comme "pratique", c'est à dire une vérité suffisante pour l'action.
Ce n'est pas seulement qu’à l’âge moderne le calcul des probabilités se développe parallèlement à la connaissance démonstrative, mais il tend à s'y substituer dans le champ de la pratique.
La « géométrie du hasard » inventée par Pascal, qui est l’ancêtre du calcul des probabilités, ne se développe pas seulement sous la forme d’une science, mais aussi comme un art de la décision et de la conduite dans l’incertain. Ainsi, l'argument du pari constitue une logique appliquée, une philosophie de l’action, car il ne s’agit pas pour Pascal de savoir si Dieu existe ou non, mais d’agir comme s’il existait.
La révision à laquelle est soumise l’épistémologie cartésienne par les logiciens de Port-Royal en particulier, met en valeur une nouvelle catégorie philosophique : celle de certitude morale fondée sur la connaissance probable, et identifiée comme étant la méthode propre aux disciplines morales (que nous appellerions nous « disciplines sociales »). Leibniz considère que si la certitude est un entier, la probabilité est sa fraction : si elle est suffisamment élevée, elle est alors certitude morale. Celle-ci, à l'œuvre dans la pratique juridique, peut valoir au-delà de tout doute raisonnable même si elle n’est pas fondée sur une évidence démonstrative. La notion de certitude morale est indiciaire, celle-ci étant assimilée à un degré calculable de probabilité.
On peut affirmer qu'à l'âge moderne la philosophie fait une place à l'action. Bien plus : la philosophie se met au service de l'action ; elle devient un "métier". Les philosophes des probabilités faisaient le "métier de savant". Dans cette expression est contenue la signification la plus profonde de la nouvelle conception de la philosophie : à savoir, un métier fait par des savants dont l'intention était de rendre "politique", au sens grec du terme, la philosophie et "sociologique" la mathématique.
Les philosophes modernes ont montré que le seul moyen pour atteindre cette "vérité de l'action" est la logique juridique, laquelle passe par l’étude de la probabilité.
Les raisonnements des pionniers de la philosophie des probabilités sont des raisonnements de nature juridique. En effet, c’est la jurisprudence qui a appliqué, la première, la logique aux décisions et aux actions humaines, parce qu’il est dans sa nature même d’être une logique de la décision et de la conduite dans l'incertain.
Il s’agit là d’un point crucial dans ma thèse. J'ai cherché à montrer que c'est la logique juridique qui a ouvert la voie à la logique probabiliste et non le contraire, comme on pourrait le croire.
J'ai montré qu'il ne faut pas traiter la question de la probabilité au XVIIe siècle en partant de l’absence du concept de probabilité, mais il faut plutôt se demander comment un tel concept, qui devient soudain possible alors qu’il n'existait pas auparavant, s'est introduit à cette époque.
Ma thèse est que si la probabilité a pu devenir un concept, c'est grâce à l'utilisation d'arguments juridiques accordés à la théorie de la décision du juge, et que la théorie moderne des probabilités s'offre naturellement comme instrument privilégié pour rendre compte de l'action en situation d'incertitude.
En effet, le raisonnement des juristes est par sa nature même un raisonnement probabiliste. Comme le disait Leibniz, la logique est une jurisprudence naturelle. Confronté à n'importe quel cas, le juge ne peut pas ne pas décider en obéissant au principe de l'impossibilité du non liquet (principe interdisant le refus de prononcer le jugement). Mais souvent le juge doit procéder en remontant des indices plus ou moins probables pour arriver souvent non pas à une décision certaine mais à une décision valable au delà de tout doute raisonnable, donc seulement probable.
La logique juridique est naturellement une philosophie de l'action, de la praxis car son but ce n'est pas d'accroître des connaissances, mais plutôt d'orienter le juge dans la décision. Or, pour s'orienter dans l'action il faut se contenter de la probabilité ou, pour mieux dire, de la "certitude probabiliste".
Logique probabiliste et philosophie du langage : un lien indissoluble
L'autre point fondamental dans ma thèse consiste à avoir mis en évidence qu'il y a une différence fondamentale entre le "probable" au sens de la rhétorique et de la dialectique anciennes, et le "probable" au sens du calcul des probabilités. Pour la rhétorique ancienne il s’agissait d’analyser le rapport entre une hypothèse donnée et les preuves qui devaient la justifier. Cela signifie que le concept de « probabilité » était analysé en relation à un événement unique et non à une série d’événements, comme ce sera le cas dans le calcul des probabilités.
Pour montrer cette différence absolument cruciale, j'ai suivi un chemin historique et logique à la fois. J'ai montré que la naissance du concept de probable a à faire aux mathématiques mais aussi à la philosophie du langage.
En effet, les philosophes et les mathématiciens des probabilités ont voulu créer, à l'aide du calcul, un nouveau langage en se servant des signes des mathématiques. Cela est particulièrement net chez Leibniz, mais déjà aussi chez Bernoulli. C'est la raison pour laquelle j'ai appelé la pensée moderne une "pensée par signes".
On atteint ici le cœur de ma thèse : dans la philosophie des probabilités, le langage joue un rôle décisif qui n'a pas été supprimé ou obscurci par le calcul mathématique des probabilités. Au contraire, ce calcul est la tentative même pour créer un nouveau langage qui soit plus aisé à utiliser et universalisable. (C’est ce que vise le projet leibnizien d’Ars combinatoria).
L'étude de la logique juridique oblige donc à étudier les rapports entre logique, rhétorique et théorie de l'argumentation, comme en témoignent les projets de Leibniz ou de Jacques et Nicolas Bernoulli. Certains, comme Perelman et son école, situent le droit dans le domaine de la rhétorique et de la dialectique, sans prêter suffisamment attention au moment démonstratif d'un procès. Selon Perelman le but d'un juge est de convaincre l'auditoire de la justesse de sa décision. Sans vouloir affirmer l'inutilité du processus de persuasion, je crois, au contraire, que la tâche du juge est plutôt d'ordre démonstratif et non pas persuasif. Il est donc urgent de repenser à des formes « différentes » de rationalité qui ont à faire à la rationalité argumentative.
Cela m’a conduit à comprendre que logique juridique et logique probabiliste constituent de nouveaux paradigmes gnoséologiques. Donc, étudier leurs rapports équivaut à interroger la signification de la gnoséologie et des théories gnoséologiques.
Il faut comprendre bien ce point crucial puisque c’est en ceci, selon moi, que consiste l'intérêt et l'utilité de mon travail.
La logique probabiliste conceptualisée au XVIIe et XVIIIe siècles constitue une tentative pour dépasser le dualisme entre la logique et la pratique, au profit d'une connaissance conçue non plus comme pure contemplation, mais comme résolution de problèmes de nature empirique. Ceci équivaut à vouloir donner aux mathématiques et au langage des mathématiques un statut pragmatique et pas seulement abstrait ou spéculatif.
Dit autrement, cela signifie qu’à l’âge moderne, c’est la certitude elle-même qui va changer de statut. Elle devient fractionnable, et est désormais mesurable sur une échelle probabiliste. La rationalité intègre alors le raisonnable comme une espèce du rationnel, comme le montre la Logique de Port-Royal.
Le XVIIe siècle est le siècle de réponse au traumatisme dérivé de la naissance de la science moderne, qui oblige la philosophie à réfléchir sérieusement sur elle-même et sur sa place dans le domaine des sciences. C'est à cause de cette réflexion que la philosophie commence à "imiter" la mathématique conçue comme une discipline certaine et a-priori. Il suffit de penser à Wolff et à sa conception du syllogisme comme schéma mathématique.
Logique juridique et logique probabiliste comme exemple d’une « axiomatique de la contingence »
On peut donc dire que les penseurs modernes ont essayé de théoriser une "axiomatique de la contingence" en réformant la logique classique pour en faire un art au sens grec du terme, c'est à dire une téchne : quelque chose qui sert dans la pratique et, notamment, dans la pratique juridique.
Les juristes-philosophes modernes de la probabilité ont réalisé une synthèse entre théorie et action, entre argumentation orale et logique écrite, et plus largement entre mathématique et métaphysique pour répondre à un critère utilitariste qui marquait profondément leur philosophie.
L'utilitarisme se révèle, à mon avis, la clé de lecture privilégiée pour comprendre au fond cette philosophie de l'action. Même à un niveau plus théorique, le fait d'avoir voulu révolutionner le concept de dialectique ancienne désormais conçue comme une vrai logique, répond à la même exigence utilitariste.
Le terme « logique juridique » est apparu au début du XVIIe siècle. Le premier à l’employer semble avoir été Martinus Schickhardus auteur d’une Logica juridica datée de 1615, qui rompt avec les expressions antérieures de « dialectique légale » ou de « topique légale ».
Cyprianus Regnerus, auteur en 1638 d’une Demonstratio logicae Verae Iuridica est un exemple parfait de cette nouvelle exigence. En effet, personne avant Regnerus n’avait pensé à tirer profit, dans le champ de la jurisprudence, de la dialectique ramienne qu’il utilise comme synonyme de logique et il diffère des penseurs du XVIIe siècle, tel Leibniz, pour l’absence de toute référence à la logique des normes. Regnerus et les penseurs de sa génération conçoivent la logique à la manière de Pierre de La Ramée, c'est-à-dire comme un ensemble de règles (canones) fondées sur la dialectique.
Il faut en outre rappeler que tous les auteurs qui se sont interrogés sur les rapports entre logique juridique et logique probabiliste étaient des juristes de formation ou de profession. Ceci déjà parce qu’à l'âge moderne, pour s’engager dans une carrière quelle qu’elle soit, il fallait avoir obtenu un diplôme en droit.
Ceci m'a amené à réfléchir sur un aspect qui me paraît très intéressant et d'actualité, puisqu’un de mes objectifs, entre autres, est de démontrer l'actualité d'une telle recherche qui peut servir à réfléchir sur un aspect très discuté aujourd'hui : à savoir le rôle que doivent assumer les philosophes face à la politique.
Le critère utilitariste avec lequel les philosophes ont révolutionné la logique classique relève plus de la politique que de la philosophie. Certes, il faut s'entendre sur le terme "politique". Et on doit l'entendre au sens d'Aristote, de Platon ou de Machiavel, c'est à dire comme la science architectonique et nomothétique au suprême degré.
Les philosophes modernes nous donne l'exemple de "Philosophes hors des Universités". Je veux dire par là que les philosophes que je considère : Leibniz, Wolff, Pagano, etc. étaient des penseurs engagés dans l'action politique. Ils sortaient leur philosophie des Universités pour la faire entrer dans le monde bien réel des tribunaux et de la justice. L'exemple le plus remarquable est sans doute celui de Pagano qui a été tué pour sa défense des droits des hommes dans les tribunaux. La logique de Pagano n'est pas seulement une théorie révolutionnaire, mais elle est la théorie de la révolution napolitaine de 1799.
Il a ouvert sa Logique des probables en affirmant : "Finalement la lumière de la Philosophie vient éclairer les ténèbres du for ".
Eh bien, la philosophie des probabilités devait servir exactement à cela : freiner par le calcul qui est désormais conçu comme un vrai langage, le dangereux subjectivisme des juges corrompus de l'époque. L'enjeu était de substituer à la subjectivité de la parole prononcée, l'objectivité du calcul écrit. Autrement dit : substituer le calcul aux passions.
Ceci a engendré toute une série de conséquences théoriques dans la logique qui est devenue une "logique de la vision" inspirée par un langage symbolique modelé sur le langage algébrique, et non pas cette logique de l’audition qu’était la rhétorique conçue comme le royaume de la confusion. Ceci a engendré une autre conséquence : donner en philosophie le primat du sens de la vision sur celui de l'ouïe qui peut noyer celui qui écoute sous un flot de paroles. Leibniz présente cette logique comme une cogitatio caeca et Ploucquet va jusqu'à exalter les bénéfices de la surdité qui a l'avantage de ne pas emprisonner celui qui n'entend pas, dans les chaînes compliquées des sophismes linguistiques.
Les philosophes-juristes classiques ont utilisé le calcul mathématique des probabilités pour en faire une philosophie. A l'aide de cette philosophie ils ont cherché à réformer la justice. L’idéal qui les poussait était un idéal philosophico-civil et pas seulement philosophico-théorique.
Ma thèse est aussi un exemple permettant de montrer combien est inadmissible la division encore très actuelle entre sciences théoriques et sciences pratiques, donc aussi entre sciences naturelles et morale. Si la révolution probabiliste moderne peut enseigner quelque chose, c'est que toute science, même la logique, devient une science pratique au moment où cette science est dirigée vers l'amélioration des conditions de vie des individus.
Si on veut sauver la philosophie aujourd’hui (que selon moi a encore un rôle central à jouer dans le progrès des sciences), il faut lui restituer sa fonction euristique, comme nous l'enseignent les penseurs classiques qui ont en plus bouleversé la conception de l'éthique en faisant de la philosophie non un moyen pour atteindre le bonheur (le biòs theoretikòs dont parlait Aristote), mais la pré-condition d'une vie heureuse.