Introduction
Ignorée du droit constitutionnel classique, la notion de terroir est, en Afrique, une réalité qui intègre de plus en plus la sémantique juridique. Elle entretient une double revendication personnelle et territoriale qualifiée de « polarisation ethno régionale d’après l’adage, "Charbonnier est maître en sa demeure" »1. Revendiqués au nom de l’antériorité sur un site, les terroirs s’entendent comme « des catégories […] territoriales forgées au fil des ans »2. Ainsi, pour les peuples sédentarisés et plus encore pour les nomades, le terroir représente l’espace de référence, le milieu de vie : le biotope. Deux mots – le tamurt et le temust – empruntés au vocabulaire Touareg illustrent parfaitement le rapport à la vie (biotope) qu’il promeut.
Le premier, le tamurt, « désigne un ensemble de personnes possédant la même culture, la même langue ou la même mythologie fondatrice »3. Il va de soi que la survie de cet ensemble historico-culturel nécessite un espace, un socle géographique. La question est d’autant plus importante que les touareg sont réputés nomades. Or le temust, « un vaste système confédéral »4, concoure à la construction d’une unité territoriale stable par la combinaison des principes de personnalité et de territorialité qu’on découvre en droit constitutionnel5. Il apparaît que la notion de terroir pose, en droit moderne, la dialectique entre « la spécificité territoriale »6 et le territoire national qui correspond à une nation sédentarisée7 en application du principe des nationalités8.
Cette dialectique interpelle les juristes depuis le renouveau démocratique. Le rapport nations-territoire n’est pourtant pas nouveau dans les sociétés modernes. L’idée de canton développée en Suisse9 ou encore en Afrique10 malgré les influences du droit constitutionnel révolutionnaire en est une illustration forte. Mais c’est précisément à la faveur du renouveau du droit constitutionnel11 que la question de terroir a reçu un écho favorable au sein de la doctrine positiviste. Elle fait partie intégrante, au nom du principe de la « spécificité territoriale », du droit constitutionnel démotique.
Développée par des auteurs tels que Stéphane Pierré-Caps et Vlad constantinesco dans leur manuel de droit constitutionnel12, « la problématique du droit constitutionnel démotique […] s’attache à l’établissement normatif de la base humaine de l’État et de sa structure territoriale »13. Le terroir contribuerait ainsi à enrichir la réflexion de cette spécificité scientifique du fait qu’il se rattache au premier des trois sens du mot démos ; à savoir, la « terre habitée par un peuple, la part de territoire appartenant à une communauté » et bien sûr, « la subdivision de la tribu, le dème »14 qui s’ensuit logiquement.
Il ne s’agit pas d’une simple rhétorique : « le Conseil constitutionnel [français] a accepté, pour la Nouvelle-Calédonie, l’adaptation du découpage territorial à la distribution ethnique de la population, de manière à créer des régions où un certain groupe ethnique est majoritaire »15. Au nord du Canada, les « autochtones continuent d’exercer des régimes juridiques relativement autonomes sur les vastes étendues » qui constituent le socle de leur identité16. Il suit l’idée de souverain de la terre ou des terroirs17. La problématique des terroirs s’inscrit, on le voit, dans le vaste champ de la revendication identitaire. Nous la suivrons à partir du contexte africain où elle marque particulièrement les esprits sans véritablement retenir l’attention des juristes. L’opposition d’un nord musulman et d’un sud chrétien et animiste régulièrement et brutalement rappelée au chercheur est, par exemple, très peu traitée par les publicistes. Il en est de même de la notion de canton ou d’aire culturelle qui suscite des appréhensions du fait de la psychose créée par les horreurs du repli identitaire. S’agit-il sommes toutes d’espaces réels ou non ? Si cette préoccupation reste en quête de réponses définitives (I), l’idée de terroir apparaît plus clairement dans la perspective d’un droit constitutionnel local du fait d’une régulière promotion de l’identité nationale adossée, au nom de la démocratie participative et consociative, sur le principe de la « spécificité territoriale » (II).
Le temust ou l’espace en question
Le temust désigne techniquement les « parcours d’élection »18 des communautés nomades, un espace de vie plus ou moins stable. Ces parcours restent méconnus dans les discours scientifiques. Il en va de même du clivage Nord musulman/sud chrétien et animiste ou encore des cantons qui, en Afrique particulièrement, méritent (mais à quel prix ?) d’être intégrés dans l’étude du droit constitutionnel. Cela nécessite des développements entiers. Les lignes qui vont immédiatement suivre n’en offrent, malheureusement, qu’un court kaléidoscope.
Le clivage Nord musulman/ Sud chrétien et animiste
Le clivage entre un Nord dit musulman et un Sud dit chrétien et animiste au sein de certains États africains a été mis en relief en 2011 lors d’une consultation d’autodétermination au Soudan. Il mérite dès lors quelques pages dans l’étude du droit constitutionnel démotique en tant que spécificité du rapport entre le peuple et le cadre spatial où son identité se déploie. En quoi consiste ce clivage ? Quelle est son origine ? Pour répondre à ces préoccupations, nous tenterons d’isoler l’histoire et le contenu de ces aires plus virtuelles que réelles.
Au commencement : la conquête et l’espace
Comme par pur hasard, le schéma de deux aires religieuses juxtaposées est présent dans les esprits au Cameroun, en Côte-d’Ivoire, au Nigéria, au Sénégal ou encore au Tchad pour ne rester qu’à ces quelques exemples19. L’origine du phénomène semble pourtant anodine. L’arc serait tracé au gré des conquêtes et des moyens utilisés.
Alors que les « sociétés soudano-sahéliennes de vieille culture musulmane » seraient « islamisées via le Sahara et les routes maritimes orientales, l’Afrique de la forêt et des hautes terres [constitue], depuis au moins le XIXe siècle, le front pionnier des missionnaires chrétiens pénétrant le continent depuis les côtes méridionales »20.
C’est l’histoire de la conquête à bord des chevaux incapables de pénétrer les profondeurs des forêts équatoriales et plus à l’aise dans la savane opposée à celle des missionnaires occidentaux endurant des kilomètres entiers à bord de bicyclette à la recherche de primitifs à convertir au christianisme. Elle aurait fondé ce que Maud Lasseur a qualifié de « "vieille ligne de fracture" » : une « aire islamisée, étendue sur tout le nord du continent africain, et une aire christianisée se déployant au contraire vers le sud »21.
Au Soudan, la conquête musulmane aurait été lancée depuis l’Égypte du Pacha Mehemet Ali dans les années 1820. L’expédition connut l’opposition du chef religieux Muhammad Ibn Abdallah. Elle dut faire recours aux troupes anglaises basées au Caire et dirigées par le colonel Hicks. Les troupes du chef religieux résistèrent courageusement jusqu’en 1898 sous la direction du Khalifa Abdullah. Il fallut une expédition "punitive" de l’armée anglo-égyptienne commandée par Sir Herbert Kitchener pour réduire la résistance des troupes autochtones. Le Soudan du nord ne fut donc pas conquis par les seules troupes "à cheval", mais grâce au renfort de la puissance britannique. L’influence de la religion musulmane s’est ressentie, par la suite, sur toute l’étendue du territoire. Elle a durée jusque dans les années 1980. Mais la décision du président Nimeiri d'étendre le domaine du droit musulman, cantonné depuis la colonisation au droit personnel, au droit pénal va mettre le feu aux poudres. Elle serait l’élément catalyseur de la guerre civile qui a secoué le pays.
Au Cameroun, l’islamisation du nord est reliée au vaste mouvement du jihad (guerre sainte) lancé depuis le Nigéria. Assana rapporte que : « Dans la partie septentrionale du Cameroun, le mouvement d’islamisation sera conduite par Adama, émir de Yola qui reçut mandat de la part D’othman Dan Fodio qui, lui résidait à Sokoto, au Nigéria septentrional. C’est deux ans après son lancement officiel (guerre sainte) qu[e] commence le jihad au nord-Cameroun, c'est-à-dire en 1806 »22. Les destins du Nord nigérian et du nord du Cameroun se rencontrent ainsi dans cette croisade qui consistait finalement à galoper d’un bout à l’autre du sahel pour conquérir les païens et les convertir (de force) à l’Islam. Le cheval, un des symboles des mahométans, ne pouvant pas pénétrer les forêts denses du sud, celui-ci fut plutôt domestiqué par les conquêtes européennes. Le sud camerounais a par exemple été conquis par les missionnaires venus du golfe de Guinée. Le clivage nord musulman/ sud chrétien est ainsi le résultat de deux potentialités. Mais s’agit-il aujourd’hui de deux univers réels ou simplement d’une image ?
Un clivage "imagé"
Le clivage nord musulman/sud chrétien est aujourd’hui présenté comme la caractéristique d’un antagonisme belligène23. C’est d’ailleurs, il faut le noter, le référentiel consistant de ce qui resterait de deux aires présentées comme plus hétérogènes qu’homogènes. Maud Lasseur a tout à fait raison de parler de « profils religieux composites »24. L’auteur écrit que, « rares sont les pays de cet ensemble d’États [marqués par le clivage nord musulman/sud chrétien] qui paraissent aujourd’hui marqués par une telle bipartition socio-religieuse interne »25.
Au Nigéria, le schéma d’un Nord musulman strictement opposé à un Sud chrétien ou animiste26 est à nuancer. « [L]a répartition confessionnelle est loin d’être aussi simple : si les États situés le plus au nord (Far North) sont presque entièrement musulmans, ceux du Nord moyen ("Ceinture médiane" : Middle Belt) le sont beaucoup moins, il en est pareillement de ceux de l’Ouest (35% de musulmans dans les deux cas). Seuls les États de l’Est sont réfractaires à l’islam jusqu’ici », écrit Guy Nicolas27. En Côte-d’Ivoire, écrit dans le même sens Maud Lasseur, « le recensement de 1998 indique que les musulmans, du fait des migrations, sont aujourd’hui trois fois moins nombreux dans le nord que dans le sud du pays où leur proportion (35%) est désormais supérieure à celle des chrétiens (33%) ; à l’inverse, les fidèles à l’islam ne forment qu’une légère majorité dans les régions septentrionales (56%) »28. Au Tchad, le schéma est moins celui d’un Nord musulman/Sud chrétien que celui d’un Sud-ouest chrétien/animiste et d’un Centre-est musulman29. Pareillement au Kenya, l’islam a occupé en plus du Nord le Sud-ouest30. Il faut à cela ajouter la statistique non négligeable des résistances. On parle de « "bastions animistes" » ayant résisté aux « universalismes conquérants : mont Mandara au Cameroun, plateau de Jos au Nigéria, monts Nuba au Soudan… Ces zones de religions africaines polarisent de plus en plus les prosélytismes chrétiens en "terre d’islam"»31. Les exemples du « môle central copte amhara (Éthiopie) [ayant] résisté à la périphérie musulmane » sont le plus souvent cités. « Les régions méridionales apparaissent depuis longtemps marquées par l’imbrication du "vieux fond animiste" du christianisme et d’un islam commerçant (hausa, peul…) ou enraciné de longue date (Yoruba au sud-ouest du Nigéria, Bamoun dans l’ouest du Cameroun…) », précise-t-on dans la même perspective32.
Le clivage Nord musulman/Sud chrétien pourrait donc n’être qu’« un arrêt sur image historique » ; on conçoit d’ailleurs qu’aucun « monde religieux ne forme donc un univers homogène et clos, orienté vers le même horizon politique »33. La problématique religieuse s’inscrit de ce point de vue dans l’étude générale du droit des minorités, qu’elles soient territoriales ou non. On dira que face « à la prédominance de philosophies religieuses dans les systèmes juridiques étatiques, les groupes, collectivités, communautés qui ne peuvent y adhérer en vertu de leurs propres conceptions de la vie et de la mort, du monde et de la terre, se trouvent inéluctablement dans une situation de minorité : leurs spécificités religieuses et culturelles ne s’affirment qu’à l’encontre de celles de la société dominante »34. Comment cela aurait-il pu en être autrement avec la mixité urbaine que connaissent les métropoles africaines où l’on ne peut s’empêcher d’observer « l’émergence de puissants multiconfessionnels, véritables creusets des recompositions religieuses »35. C’est aussi dans cette mixité urbaine où se côtoient les civilités différentes qu’il faut rechercher la question des cantons qui ont refait surface avec le renouveau démocratique. L’opposition Nord/Sud en Afrique tire ainsi sa substance ailleurs, notamment dans la question de la répartition des ressources économiques. Mais cela est une autre problématique.
Les cantons ou aires culturelles
La constitutionnalisation des éléments de la tradition africaine dans les années 199036 (ce qui n’est pas une nouveauté) témoigne de la rencontre de la société et de l’État. Le renouveau de la question est lui-même une réponse, une contrepartie à la revendication d’un État éclaté en aires culturelles qu’on a connues au début de la même décennie. Il est à noter la proposition d’une réorganisation de l’État camerounais en union confédérale faite par le Mouvement de Renaissance Pahwine (MOREPAH). Celui-ci « insiste sur "l’absolue nécessité de la future constitution camerounaise d’insérer l’existence, l’invulnérabilité et l’éternité de la Pahwine comme État confédéré dans le grand ensemble confédéral camerounais" »37. La nation en question « se situerait entre le Cameroun, le Congo, le Gabon et la Guinée Équatoriale et remet en cause les frontières de l’État camerounais »38. Elle serait ethniquement homogène39. Au Nigéria, la première fédération était le fruit d’une constellation de trois régions représentant le tripode ethnique Yoruba, Ibo, Haoussa-Fulani40, et chacune de ces régions possédait « son assemblée législative et son exécutif »41. Ce cas illustre l’idée de canton qui s’organise autour de la notion de la chefferie traditionnelle constitutionnellement consacrée en RDC par exemple42. Ce n’est pas tant l’organisation de ces entités qui semble intéressante, mais l’idée qui sous-tend cette organisation. Ces espaces "clos" se trouvent être dans bien des cas, de simples images qui coïncident très peu avec la question culturelle ; laquelle demeure une revendication en Afrique.
L’idée de canton
L’idée de canton se résume parfaitement dans le propos de N’dri Kouadio43 :
« Le canton se compose de plusieurs villages coiffés par une chefferie basée dans l’un des villages. C’est la chefferie de canton. Ce village qui abrite la chefferie de canton représente le centre de l’organisation politique et administrative du canton. Le chef de canton qui est aussi le responsable de son village est subordonné au roi mais ne tient pas son pouvoir de lui. Il est lié au territoire et au village qu’il administre. Les chefferies des villages du canton reconnaissent qu’il est leur chef mais elles sont autonomes. Le chef de canton ne gouverne pas seul, même s’il apparaît comme un personnage hors du commun, du fait qu’en plus de ses attributions, il incarne un pouvoir mystique. Il a toujours autour de lui un groupe de notables qui sont ses conseillers qu’il consulte pour prendre les décisions importantes. En réalité ce sont ses conseillers qui dirigent à l’ombre du trône. L’Afrique noire est par excellence la terre où les conseils politiques qualifiés de palabres ont toujours dominé les structures du pouvoir ».
Mais comme nous l’avons dit, ce n’est pas de l’organisation administrative qu’il s’agit dans cette étude. Il est plus question de la réalité sociale, le rapport entre l’identité et le terroir. D’ailleurs, la notion de canton renvoie, ainsi qu’il apparaît de l’étude de l’auteur, à une pluralité d’organes qui sommes toutes sous-tendent le rapport sus évoqué.
Le rapport est celui marqué par le syntagme ceux de…, ceux qui habitent…, bien connu dans le droit positif africain. Pour Olivier de Sardan, l’identité nationale « est qualifiée au même niveau que l’appartenance ethnique ou villageoise par le syntagme "un homme de…" : Nizer boro, un homme du Niger, un Nigérien ; Hawsa boro, un homme du Haoussa, un Haoussa […] »44.
Au Cameroun, les vocables Mboa (Mboa’asu), « N’débot » ou encore « Liten » désignent « une unité patrilinéaire localisée sur la terre du lignage »45. Stanislas Melone explique que, cette « famille lignagère qui regroupe les parents au quatrième degré et paraît former une unité parce que représentée à l’extérieur par le Chef de famille est en fait subdivisée en une série d’unités administratives plus ou moins grandes suivant qu’elles sont monogamiques ou polygamiques »46. Chez les duala (un peuple de la côte camerounaise), précise l’auteur, le Mboa « est fractionné en "Mwebe" ou "maisons" ou unités de commandement »47.
C’est dire que le canton en Afrique est formé des collectivités qui revêtent les configurations d’ethnie, de tribu, de clan, de sous clan ou simplement de famille étendue. Elles sont organisées sur la base de la parenté48. Roger-Gabriel Nlep dit plus clairement que « [l]a plupart des groupes ethniques sont, en effet désignés dans les dialectes tribaux par un préfixe (« BA », « BE »…) qui signifie « Ceux de… » « Ceux qui descendent de… ». Olivier de Sardan parle aussi « d’appartenances "territorialisées" ou "territorialisables", celles qui font intervenir la terre […] »49. L’idée de cantons – sans voiler celle de village qui constitue chez des auteurs comme Roger-Gabriel Nlep « un cadre authentiquement africain »50 – correspond ainsi au « système de réserves » en vigueur au États-Unis, au Canada ou encore en Colombie51.
Cette idée est utile pour comprendre les mécanismes de production des minorités au sein de l’État-nation à partir des logiques politiques retenues lors de la création des circonscriptions territoriales. C’est ce que disait Geneviève Koubi en ces termes : « la saisie de la question minoritaire s’est subrepticement glissée derrière les techniques du territoire »52. Et de préciser : « La préservation de la diversité locale peut alors servir une étude des (re)compositions minoritaires territoriales – ne serait-ce qu’en vertu de données historiques et linguistiques »53. Les techniques d’aménagement de l’espace en Afrique, nous le verrons, varient selon les cas, et l’idée de canton se trouve – dans les cas où la diversité est niée – le ferment de la double revendication personnelle et territoriale au cœur du droit constitutionnel démotique. Cette double revendication elle-même se fait au gré des rapports au sein des unités, selon qu’on se reconnaît dans une culture commune ou que l’on conteste la domination d’une autre.
La question d’aires culturelles
La question d’aires culturelles s’inscrit, elle, dans les problématiques d’ « un droit de la différence "territorialisé" »54. On se souvient qu’en Éthiopie, le régime dirigé par les Oromo avait accordé une autonomie culturelle aux nationalités en contrepartie d’une renonciation des velléités séparatistes et de l’adoption de la graphie geez55. La notion d’aire56 culturelle n’est pour autant pas à la portée de tous.
Le concept, disait Paul Claval, renvoie à un « "ensemble territorial homogène par un, plusieurs, ou la totalité de ses traits de culture" »57. Marc-Louis Ropivia dira qu’il constitue « un vaste espace territorial, une grande région à l’intérieur de laquelle les différents peuples se sont uniformément adaptés, en façonnant des cultures plus ou moins semblables, mais foncièrement distinctives de toute autre aire culturelle »58. Brice Marcel Mefire Ngouyamsa en fait le fondement de l’idée d’intégration sous régionale en Afrique centrale59. L’idée d’aire culturelle constitue chez Kotto Essome « le principe de base de l’organisation socioculturelle des grandes constructions étatiques précoloniales »60. Elle apparaît donc nécessairement opposée à la formule d’État-nation61. La question d’aire culturelle se réduit, on le voit, à la revendication d’une culture commune ou simplement de la culture comme élément de la production du droit. L’idée suppose qu’à l’intérieur d’un espace délimité, c’est telle coutume qui s’impose à l’exclusion de telle autre.
Joseph Itoua démontre l’importance de l’Otwere dans l’identité spatio-culturelle des Mbosi au Congo Brazzaville : « Otwere est l’institution supérieure de la société Mbosi. Sur lui reposent le politique, le juridique, le judiciaire, l’économique, le culturel, bref tout le réel social Mbosi », écrit l’auteur62. Cette institution « sacrée, la plus respectable et la plus respectée » assure la cohésion du groupe63. Il s’agit d’un véritable sanhédrin : « On dit des gens avancés en matière d’Otwere qu’ils ont quatre yeux pour voir le jour et la nuit. C’est ce qui leur permet de conjurer les forces du mal et de braver les sorciers dans l’exercice de la justice », disait Antoine Ndinga Oba64. La question d’aire culturelle chez les Mbosi se rapporte ainsi à l’organisation de la société traditionnelle. Cette idée a un fondement jurisprudentiel au Cameroun.
Par deux importantes décisions65, le juge administratif camerounais s’est investi dans la dynamique organisationnelle des chefferies traditionnelles. Dans ces affaires, le juge reconnaît les valeurs coutumières de la société au point où le pays est régulièrement qualifié d’« État de droit administratif »66. On parle aussi d’un droit administratif coutumier qui atteste de la prise en compte des différentes cultures dans l’agencement politique de l’Etat.
Le tamurt ou le rapport à l’espace
Alors que le temust désigne spécialement l’idée d’un espace, le tamurt illustre le rapport à cet espace. Ce rapport se présente sous la forme des multiples articulations de l’idée nationale dans l’agencement politique de l’État. On a déjà noté à l’introduction de cette étude une importante décision du Conseil constitutionnel français67 dans laquelle il est admis au sein de la République (une et indivisible) un découpage territorial concourant, ainsi que l’a précisé José Woehrling, « à la distribution ethnique de la population, de manière à créer des régions où un certain groupe ethnique est majoritaire »68. Il y a comme une convergence entre le principe de personnalité et la « spécificité territoriale » pour la recherche d’un espace politique homogène ou du moins correspondant à une communauté (ethnique) majoritaire. On parle en Afrique de « l’"acclimatation locale"» de l’État qui, suivant le doyen Léopold Donfack Sokeng, « vise principalement à ancrer l’État dans la société réelle, à apporter des réponses satisfaisantes à des demandes locales précises, à concilier l’universalité des principes et la complexité des problèmes spécifiques à chaque État »69. Deux solutions sont aujourd’hui adoptées : la prise en compte de l’identité nationale dans la formation de l’élite gouvernante au niveau local et la formation d’un espace politique correspondant aux communautés. Il s’agit techniquement de l’émergence d’une démocratie consociative qui s’accompagne sous d’autres cieux, exemple pris de l’Espagne, de la prise en compte des réalités sociologiques dans les découpages administratifs du territoire.
L’émergence d’une démocratie participative et consociative locale
La notion de démocratie participative, disait Jean-Marie Denquin, s’inscrit dans la « problématique traditionnelle du gouvernement du peuple par le peuple »70. Elle est bien connue en droit de l’environnement71 et notamment dans les procédures de réalisation des études d’impact environnemental. L’idée est celle d’une « démocratie de proximité » qui requiert la consultation des populations avant l’exécution de tout projet potentiellement dangereux pour l’espace72. La municipalité73 voire le canton devient dès lors le cadre d’exercice du pouvoir du peuple par les peuples ou communautés.
En Afrique, l’importance de la question est renforcée par la prise en compte d’éléments spécifiques de la société dans la gestion de l’État : les autochtones et les chefs traditionnels pour ne citer que ces cas les plus en vue. Cette réappropriation du droit par la société rapproche les principes de territorialité et de personnalité, puisque nous savons du reste qu’autochtones et chefs traditionnels sont les remparts des bastions culturels. La démocratie consociative74 s’illustre dans cette perspective par une citoyenneté segmentée au gré de la reconfiguration du principe de l’unité du corps politique75. On a ainsi une compétition électorale ouverte aux seuls "fils du terroir", et donc la constitution d’une élite politique endogène.
L’exigence de la prise en compte des composantes sociologiques dans la constitution des listes de candidats aux élections locales
L’idée de la prise en compte des composantes sociologiques ou ethniques – suivant la formule de Luaba Lumu Ntumba76 – dans le renouveau constitutionnel africain concoure à l’émancipation de l’autonomie politique locale expérimentée en Italie77 et traduite par Montesquieu en ces termes : « L’on connaît beaucoup mieux les besoins de sa ville que ceux des autres villes »78. Il s’agirait d’une démystification du droit et de l’État79 à partir de la théorie de « l’espace réel » chère à Cédric Milhat qui parle de la « redécouverte de l’ordre juridique concret en Afrique »80. On se souvient que le publiciste camerounais Roger-Gabriel Nlep appelait de tous ses vœux l’avènement d’un droit public endogène81. Quoi qu’il en soit, l’exigence d’une prise en compte des composantes sociologiques (ci-après « l’exigence ») bénéficie d’une détermination juridique qui en fait le principe de base de la promotion politique des communautés nationales et non des minorités au sens strict du terme ainsi que l’a souvent présentée une frange importante de la doctrine82. On ne relèvera ici que sa détermination juridique.
Au Burundi, l’article 266 de la Constitution dispose que : « La commission électorale nationale indépendante veille à ce que les Conseils Communaux reflètent d’une manière générale la diversité ethnique de leur électorat. Au cas où la composition d’un Conseil Communal ne refléterait pas cette diversité ethnique, la commission électorale nationale indépendante peut ordonner la cooptation au Conseil des personnes provenant d’un groupe ethnique-sous représenté […] ». L’alinéa 2 du texte précise qu’aucune « des principales composantes ethniques [ne doit être] représentée à plus de 67% des administrateurs communaux au niveau national ». Au Cameroun, c’est l’article 57-2 de la Constitution qui pose que : « Le Conseil régional doit refléter les différentes composantes sociologiques de la région »83. Les articles 151-3, 171-3, 218-3 et 246 du Code électoral précisent que la constitution de chaque liste de candidats aux élections des Députés à l’Assemblée nationale, des Conseillers municipaux, des Sénateurs et des Conseillers régionaux doit refléter les différentes composantes sociologiques de la Commune ou de la Région concernée selon le cas. La conclusion est que le principe jouit, « sous la garde de l’autorité judiciaire »84, d’« un réalisme législatif et constitutionnel »85. Le juge camerounais a de fait, à plusieurs reprises, été saisi pour connaître de la non-conformité à l’exigence dans le cadre du contentieux des listes. Deux contextes méritent d’être distingués.
Primo/La période de timidité : Dans l’affaire Enandjoum Bwanga et autres c/ État du Cameroun (MINAT)86, il est établi que la liste du Social Democratic Front (ci-après « SDF ») ne respecte pas l’exigence ; que « toutes les tribus ne sont pas représentées notamment les Banéka alors que l’ensemble de la commune a pour ressort territorial la zone rurale du canton banéka ». Le juge se déclare incompétent pour vice de procédure87. La même solution est retenue pour l’affaire Epale Roger Delore88 où la Chambre administrative de la Cour suprême fut saisie par le requérant (sus-dénommé) pour annuler les résultats des élections municipales remportées par la liste du SDF aux motifs qu’elle ne respecte pas l’exigence. En l’espèce, ladite liste composée de 25 Conseillers municipaux compte 24 "allogènes" et un autochtone relégué d’ailleurs à la 8e position. Le juge réitère sa position dans les espèces Ngueyong Moussa89 ou encore SDF et autres c/ État du Cameroun90. Cette période de "timidité légitime" est aujourd’hui dépassée, et le juge camerounais est désormais hardi sur la question de la conformité des listes électorales à l’exigence.
Deuxio/Le contexte de hardiesse : Aux termes de l’article 189 du Code électoral91, le contentieux des listes ressortit désormais, directement, de la compétence du juge92. C’est fort de cette non moins ancienne tunique93 que dans l’affaire Ngoh Ajong Dobgima94, le juge disqualifie la liste SDF dans laquelle aucun membre de la communauté Bamiléké (Bawocks) n’est compté parmi les 33 Conseillers municipaux en compétition. « La notion de composantes sociologiques s’apparente ainsi à une à une grande coalition […] car elle ne traduit pas dans les faits une gestion interstitielle de la question minoritaire », disait Jean Njoya95. On retient nécessairement de l’exigence qu’elle assure, ainsi que l’a écrit Alain Didier Olinga, « le maintien des grands équilibres sociologiques d’une circonscription »96. Il se crée ainsi une véritable démocratie participative dans les contextes où l’exigence est appliquée.
La constitution d’un corps politique qualitatif autour de la "citoyenneté autochtone"97
La notion de « "nationalité autochtone" »98 qu’on (re)découvre99 en Afrique illustre la seconde grande réalisation du nouveau constitutionnalisme en faveur de ce que Luaba Lumu Ntumba qualifie de gouvernementalité de l’État par l'« institution de l’équilibre ethnique »100. Deux voies s’offrent au chercheur. D’une part, il est prévu des mécanismes de développement d’un corps politique autour de l’autochtonie soit par la disposition d’un droit électoral dérogatoire, soit par la nomination d’un autochtone à la tête de la municipalité urbaine. Le Cameroun est à l’avant-garde de cette vision du constitutionnalisme démotique. D’autre part, on assiste au renouvellement du pouvoir politique de l’autorité traditionnelle qu’on a connu au Nigéria bien avant le contexte des indépendances sous la formule de l’indirect rule ou du self government.
En application de l’article 57-3 de la constitution camerounaise, « [l]e Conseil régional est présidé par une personnalité autochtone de la région élue en son sein pour la durée du mandat du Conseil »101. La disposition donne la possibilité à chaque camerounais de participer à la gestion de la chose publique, tous les camerounais d’origine étant des autochtones d’une Région précise du pays102. Elle n’est pas moins querellée au même titre que l’exigence de la prise en compte des composantes sociologiques que nous avons vue plus haut. La querelle divise la doctrine camerounaise103. Mais en réalité, disait aussi Guy Rossatanga-Rignault, « [d]énoncer la constitutionnalisation du principe d’autochtonie ne saurait […] suffire à faire disparaître le problème qui a engendré la norme. Se réfugier derrière la "démocratie universelle" pour récuser le principe d’autochtonie revient à casser le thermomètre qui indique la fièvre sans pour autant éliminer la pathologie qui la provoque »104. Encore qu’à l’évidence, l’autochtonie au Cameroun par exemple, s’applique dans le cadre d’un droit électoral dérogatoire sans pour autant constituer une discrimination. On parle de droit électoral dérogatoire parce que le principe s’inscrit au rebours de l’universalisme consacré par la DDHC en termes d’égalité électorale. Le principe ne constitue pas une discrimination, puisque la disposition s’applique à tous les citoyens d’origine.
À ce droit électoral dérogatoire, il convient d’ajouter la nomination d’un délégué du gouvernement autochtone à la tête de chaque communauté urbaine au Cameroun. Cette nomination apparaît, suivant Jean Njoya, comme « une discrimination compensation qui pose l'État comme justicier contre une conception rousseauiste de la démocratie qui minerait les possibilités d'expression des autochtones souvent devenus minoritaires dans leur propre terroir »105.
En seconde occurrence, la constitution du corps politique qualitatif est réalisée à la faveur de la prise en compte du pouvoir traditionnel dans l’administration de l’État106. Au Cameroun, l’article 57-2 dispose que les représentants du commandement traditionnel élus par leurs pairs constitue une frange des Conseillers régionaux. Au Ghana, « A District Assembly shall consist of the following members – […] other members not being more than thirty percent of all the members of the District Assembly, appointed by the President in consultation with the traditional authorities and other interest groups in the district »107. Au Nigeria, le maintien des « chefferies naturelles », au-delà la réalité coloniale, s’illustre par « l’institution des "gouvernements locaux" (local governments) à caractère auto-gestionnaire »108. Ces chefferies se fondent sur la base de tribus réelles ou de l’organisation d’anciens royaumes109.
La "citoyenneté autochtone" donne ainsi lieu à des droits politiques spécifiques au niveau local. Il s’agit dans le cas camerounais du moins, d’une restructuration de la nationalité à partir du rattachement territorial des individus. Guillaume Ekambi Dibongue rappelait que « tout camerounais détient bien une souche ancestrale dans un endroit précis du territoire national »110. Le doyen Léopold Donfack Sokeng en conclut que la « reconnaissance constitutionnelle des particularismes locaux et de la diversité des conditions est assurément l’un des traits les plus marquants des récentes évolutions constitutionnelles de ce pays, que traduisent l’évolution du statut territorial de la République »111. Cette nouvelle légitimité démocratique est au centre de préoccupations plus importantes. Jean-Denis Mouton voyait par exemple dans le principe de la légitimité ethnique une disposition positive « qui va permettre l’apparition d’États plus solides »112. Encore faut-il que le principe soit promu dans l’organisation territoriale du pays puisque la question d’autochtone au cœur de la nouvelle dimension de la citoyenneté y est toute attachée. Or force est de constater que la constitution des aires nationales en Afrique suscite des appréhensions.
L’idée nationale dans les découpages territoriaux ?
« Quel(s) rôle(s) juridique(s) les circonscriptions territoriales jouent-elles dans l’organisation de l’appareil administratif ? Quelle(s) fonction(s) le système de subdivisions du territoire terrestre national, ou de l’État y remplit-il, quel(s) service(s) juridique(s) sont-ils destinés à y rendre ? », se demandait Charles Eisenmann113. Il faut distinguer, dans le contexte français retenu par l’auteur, deux moments : 1946 et 1958.
D’une part, observe Michel Verpeaux, l’article 85 de la Constitution de 1946 reconnaît l’existence « des réalités politiques, au même titre que la collectivité nationale, et non plus seulement des entités administratives ou de simples démembrements administratifs ». Il en déduit que ces réalités politiques auraient existé avant la République, disons avant les collectivités territoriales qui les ont de ce fait suivies114. Dans le contexte de 1958, la constitution ne « reconnaît » pas, mais « crée », les collectivités territoriales – indépendamment des réalités politiques qu’elles abritent – qui n’existeraient dès lors que grâce à l’action du législateur. Le statut de la Nouvelle Calédonie permet toutefois de nuancer la vision promue en 1958.
En Afrique, les logiques adoptées dans le cadre de la décentralisation, lato sensu, s’inscrivent sur un double plan, contradictoire, entre reconnaissance et négation de la réalité politique. La collectivité territoriale apparaît alors d’une part et dans certains contextes, comme une réalité sociale ou politique et d’autre part, dans d’autres contextes, comme une simple contingence administrative.
La collectivité territoriale : une réalité socio-politique
« L’intrusion de la thématique de l’autochtonie dans le débat constitutionnel, liée étroitement au débat sur la régionalisation, montre que la région est une entité perçue sous le mode identitaire, sous le mode de la représentation, c'est-à-dire sous le mode de l’expression politique », disait Alain-Didier Olinga115. Cette première approche est en effet plausible à partir d’une étude de l’organisation administrative des Régions camerounaises ou burundaises. On a vu que le Conseil régional doit refléter la composition sociologique de la région, et mieux encore, il doit être présidé par une personnalité autochtone élue en son sein. Mais cela n’est pas une mince affaire en témoigne les dispositions de l’article 25 de la loi gabonaise du 12 mars 1996 relative aux élections qui posent le principe de « liens familiaux régulièrement entretenus », mais dont le contenu n’est pas explicite116.
Il apparaît néanmoins que le fait d’une personnalité autochtone à la tête de la Région présente celle-ci comme un vaste cadre foncier (la notion d’autochtone étant liée au droit à la terre117). C’est pour cette raison qu’il paraît incompréhensible pour les populations camerounaises que la commune, qui en quelque sorte est l’unité territoriale de base de la Région, ne soit pas dirigée par une personnalité autochtone. Essaka Ekwala Essaka, de regrettée mémoire, porte parole des chefs traditionnels duala disait laconiquement en 1996 que : « Nous demandons que les postes de maire reviennent aux autochtones »118. Dans la pratique, les Conseillers municipaux du SDF, parti victorieux à l’élection municipale du 22 juillet 2007 dans la circonscription de Bafoussam 1er, ont préféré Cyrille Ngnang (Bamiléké) autochtone119 de cette localité au poste de Maire au détriment de Joseph Lavoisier Tsapi (Bamiléké) non-autochtone (pourtant en première position dans l’ordre de préséance sur la liste querellée)120 contre son gré. Le candidat malheureux fut par la suite exclu du parti pour indiscipline121. Mais au sein de certaines municipalités, le découpage territorial permettrait aux autochtones de se positionner politiquement. Ainsi en est-il de la commune de Kribi 1er créée en 2007122 et constituée en majorité des Communautés Batanga123 ou Ndowè (Banoho et Bapuku) ; ce qui leur assure, en admettant l’hypothèse d’un « vote de cœur » ou d’un « vote sang » développée par Hélène-Laure Menthong124, une quasi permanente représentation au sein des instances de cette municipalité.
En Côte-d’Ivoire, disait Alain Dubresson, l’idée de collectivité est ancrée dans la politique économique et notamment forestière de l’État. L’auteur démontre l’hypothèse d’ « aires forestières » pour illustrer « les disparités régionales induites par le fonctionnement de l’économie de plantation » ; lesquelles disparités « constituent un des antagonismes majeurs dans l’édification de l’État » et particulièrement de son territoire125. Au Gabon, le fait ethnique, pugnace, a résisté à son éradication programmée par la préférence des hydronymes aux ethnonymes dans la mention des circonscriptions territoriales depuis la nuit coloniale. Il apparaît que les circonscriptions territoriales telles que Woleu-Ntem sont ethniquement homogènes, ou tout au moins formées en majorité des communautés fang. Et comme l’a écrit Roland Pourtier, la « province, qui n’était initialement qu’un encadrement, tend à devenir un espace vécu, un espace de référence ; la "situation" des individus glisse de la parenté au territoire »126. On peut en conclure, à la suite de François Gaulme, que le Gabon est « à la recherche d’un nouvel ethos politique et social »127. Faut-il rappeler le contexte nigérian où les trois grands groupes représentaient au niveau fédéral le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest ? Rien ne l’oblige.
La fédération par affinité ethnolinguistique en Éthiopie mérite quant à elle des lignes spéciales dans ce paragraphe, et certainement une étude bien approfondie. Luaba Lumu Ntumba en parlait en termes d’innovation introduite par la Constitution du 8 décembre 1994128. Les États fédérés de ce contexte sont « établis sur la base d'arrangements, de l'identité, de la langue et du consentement du peuple concerné »129. C’est l’expression de l’article 46 de la Constitution : « The Federal Democratic Republic shall comprise of States. States shall be delimited on the basis of the settlement patterns, language, identity and consent of the peoples concerned ». L’article 47 énumère la liste de ces États, et on se rend compte qu’il s’agit bien « d'un fédéralisme à base ethnique »130 : « The State of Tigray, The State of Afar, The State of Amhara, The State of Oromia, The State of Somalia, The State of Benshangul/Gumuz, The State of the Southern Nations, Nationalities and Peoples, The State of the Gambela Peoples, The State of the Harari People ». L’alinéa 2 du texte précise que les Nations, Nationalités et Peuples qui construisent ces entités territoriales ont le droit de s’établir en unités déterminées131. Cette tendance éthiopienne est cependant loin de cacher l’autre pan de la réalité d’après laquelle la collectivité territoriale, au gré des découpages administratifs, ne constitue qu’une simple contingence administrative.
La collectivité territoriale : une simple « contingence administrative »132
L’idée consiste à voir en une collectivité territoriale « une aire spatiale, une zone définie idéalement […] même lorsque c’est par référence à des données naturelles »133. Le propos décrit pertinemment le contexte camerounais où l’agencement des collectivités territoriales se réfère aux communautés ethno-régionales sans rapport particulier. On sait par exemple que « la région n’est pas une communauté naturelle, elle est une communauté instituée »134. Il convient ainsi d’illustrer les logiques de négations du rapport à l’espace dans le droit de la décentralisation en Afrique et de tirer les conséquences qu’elles imposent.
Dès l’ouverture de la démocratie, il « a été suggéré de reconstruire l'identité nationale sous le mode régionaliste regroupant par affinité les "populations ayant une même souche ethnologique, linguistique et culturelle" » au Cameroun. Ces pôles régionaux de l'identité nationale devaient avoir pour lieux d'ancrage : Le Logone, le Djerem, le Haut Nyong, le Mbam et Nkim, le Wouri, le Moungo et Ndian, le Noun, et la Mentchum135. On se souvient précisément de la proposition d’un découpage fédéral à partir de quatre (4) aires culturelles (Nord, Centre, Sud et Ouest) » faite par le Congrès Panafricain du Cameroun136. Le président de cette formation politique (l’une des plus anciennes) s’était prononcé pour « un État fédéral composé de trois (3) ou quatre (4) États à savoir la République fédérée du Nord-Cameroun (englobant les provinces du Nord, de l’Adamaoua et de l’Extrême-nord), la République fédérée du Sud-Cameroun (regroupant les provinces du Centre, du Sud et de l’Est), la République fédérée des Monts du Cameroun qui couvrirait "l’axe nationaliste et démocratique" et la République fédérée du Littoral-Ouest (incluant les provinces du Littoral, de l’Ouest, du Sud-Ouest et du Nord-Ouest) »137. Cette proposition couvre en elle-même une multitude de collectivités humaines dans chaque État au point où elle ne constituerait qu’un début de solution. L’« Avant-projet de Constitution élaboré par le Comité Technique sur les questions constitutionnelles de la Tripartite de 1993 prévoyait, en son titre XIII, que la création des régions devait dépendre de trois éléments : la spécificité des populations, l’identité socioculturelle et les intérêts »138. Dans cette perspective, « la modification de l’assiette territoriale des régions aurait exigé la consultation des collectivités intéressées »139.
L’évitement de cette logique décrit le caractère hautement politique du découpage territorial au Cameroun. En effet, aux termes de la l’article 61-2 de la Constitution, c’est au président de la République que revient la compétence de « modifier les dénominations et les délimitations géographiques des Régions ». Cette disposition s’inscrit au rebours de la pratique en vigueur dans le contexte de 1960 qu’on a pourtant qualifié d’autoritaire. Aux termes de l’article 46 de la Constitution du 4 mars 1960 : « La création de nouvelles provinces, leur suppression ou [la] modification des limites des provinces sont décidées après avis des Conseils généraux des provinces intéressées ». L’article 23-3 du même texte implique les communautés locales dans la création et la suppression des unités administratives. Le paradoxe entre les deux textes constitutionnels aboutit inévitablement à une analyse politicienne de la situation du fait que les collectivités représentent aussi des circonscriptions électorales. Dans notre cadre, il faut relever l’idée développée par le constitutionnaliste Alain Didier Olinga et qui consiste à faire remarquer que dans le contexte de 1960, la « province était pensée comme une réalité sociologique et non comme une simple contingence administrative »140. L’auteur laisse entrevoir une forte opposition à la logique discrétionnaire du découpage territorial proclamée dans le constitutionnalisme libéral camerounais : « Transformer une province en une entité régionale ayant subitement des intérêts propres est tout aussi étrange et arbitraire qu’élever des colonies découpées dans l’intérêt de l’exploitation impérialiste en États sommés de constituer des nations »141. Roger-Gabriel Nlep s’était déjà, lui aussi, illustré dans cette ordre d’idées. L’auteur « récuse la commune et le département comme circonscription électorales pertinentes en Afrique, compte tenu du caractère artificiel de leur découpage, au profit du village, entendu comme lieu géométrique du principal établissement de tout individu142. Et au premier auteur de se demander : « Comment en effet une collectivité territoriale décentralisée pourrait-elle être constituée d’unités administratives déconcentrées, fonctionnant sur un mode administratif totalement différent ? »143.
Au Gabon, le territoire se perçoit en général sans terroirs. Il est tout offert à l’État au point où on présente les Provinces comme des épouses du chef de l’État144 : l’« État [gabonais] au même titre que la puissance coloniale a progressivement élaboré un texte homogène en rejetant hors de sa sphère les références ethnique »145. C’est dans ce sens que les collectivités territoriales seront distinguées par des hydronymes plutôt que par des ethnonymes. L’histoire est pleine de repère. En 1953, la dernière référence nationale disparut, « avec la substitution d’ "Ogooué-Lolo" à "Adouma" ». Et, jusqu’à 1959, seuls les cantons pouvaient encore porter des ethnonymes typifiant la spécificité nationale dans les circonscriptions. Mais avec la promulgation d’un certain nombre de décrets relatifs à l’organisation territoriale et administrative en avril 1959, la redéfinition des cantons emporta les derniers ethnonymes de la nomenclature territoriale de l’État146. Il suit dans ce contexte le constat que la « symbolique du territoire accompagne l’élaboration de l’État-nation »147. Roland Pourtier précise que : « Le texte spatial, construit sur une hydrographie neutre, déshumanisée, a pour fonction d’étayer la représentation de l’État-nation, de gommer l’identification ethnique »148. Le Stéphane Pierré-Caps en conclurait que : « Le principe de l’autonomie personnelle tend à opérer, dans une région nationalement hétérogène, une dissociation entre le territoire et son administration »149.
Les conséquences de l’investissement du politique dans le découpage territorial sont multiples : la « politique d'organisation administrative de l'État […] confine des ensembles culturels dans la situation [de] minorité », disait par exemple Jean Njoya150. Le découpage politique se trouve être le moteur de la création des minorités territoriales. On a selon les cas, des minorités concentrées ou des minorités dispersées151. Roger-Gabriel Nlep faisait remarquer à titre illustratif le sort des Sawa (communautés rivaines de l’océan atlantique) éparpillés le long de la côte camerounaise152 (de Campo à Mamfé – dans les Régions du Sud, du Littoral et du Sud-ouest). Le fait est que : « En dispatchant des grands ensembles culturels dans plusieurs unités administratives, le découpage crée une disproportion numérique entre la population greffée et la majorité autochtone »153. Cette politique paraît ainsi, mieux qu’il est souvent dit, porteuse des germes de nationalisme154.
Conclusion
L’ouverture démocratique dans les années 1990 en Afrique a dévoilé une autre face de la cause de l’échec de l’État-nation : « Trop c’est trop ! […] Qui a de faux titres fonciers ? Les Bamilékés. Qui nous exproprie ? Les Bamilékés. Qui nous envahit ? Les Bamilékés. Alors, peuple Béti, nous les fiers guerriers de la forêt équatoriale ensemble, levons nous pour anéantir l’avancée impérialiste des Bamilékés car il y va de notre survie culturelle : chacun à sa place et nous sommes chez nous », pouvait-on lire (modifié, groupe de mots supprimé) au Cameroun155. La double revendication personnelle et territoriale qui en ressort s’inscrit au rebours des principes d’universalisme marqués par le rapport « une nation, un territoire ». Elle est techniquement méconnue du droit constitutionnel classique.
Elle n’est cependant pas moins révélatrice des nouvelles problématiques (modifié, mot changé) du droit constitutionnel civique développé par le doyen Maurice Hauriou. Située au-delà de la logique du doyen toulousain, la notion de terroir qui est ainsi revendiquée s’inscrit dans le cadre du droit constitutionnel démotique. Elle (modifié, mot changé) permet notamment d’enrichir la réflexion de cette nouvelle vision de la théorie de l’Etat du fait qu’elle participe à la définition du démos entendu par les experts comme la « terre habitée par un peuple, la part de territoire appartenant à une communauté » et aussi « la subdivision de la tribu, le dème ».
Nous l’avons illustrée à partir du contexte africain où elle peut parfaitement prospérer du fait du rapport à la terre156 revendiquée par les communautés d’éleveurs, de chasseurs, d’agriculteurs, etc. Au moyen de deux notions (temust et tamurt) empruntées au vocabulaire touareg, nous avons (non-exhaustivement) relevé les espaces revendiqués et le rapport aux communautés infranationales qu’ils entretiennent. Le clivage entre un nord musulman et un sud chrétien-animiste, l’idée de canton ou d’aire culturelle apparaissent ainsi comme des bastions politiques traversés par des quêtes hégémoniques pour la construction d’espaces ethniquement homogènes : les temust. Les solutions ne sont pas définitives. Semble (coquille corrigée) mieux établi le rapport à l’espace (le tamurt) construit à partir d’une démocratie (groupe de mots supprimé) consociative locale et entretenu (coquille corrigée) par l’exigence de la prise en compte des communautés, notamment les autochtones dans la gestion des collectivités territoriales de l’Etat. Le terroir coïncide-t-il pour autant avec l’identité nationale ? Les logiques adoptées par les pouvoirs publics lors des découpages territoriaux doivent pourtant dissuader le chercheur. En effet, la collectivité territoriale apparaît pour une part comme un espace vécu (c’est le cas en Ethiopie) et pour autre part comme une simple « contingence administrative » suivant la belle formule d’Alain Didier Olinga. Il suit que la connaissance du terroir reste un défi pour le droit constitutionnel, y compris démotique.