Normes et marges dans l'univers médiéval: l’envers du décor (XIe-XIVe siècle)

DOI : 10.58335/shc.314

Abstract

Omniprésents dans l'histoire des mentalités et dans l'histoire de l'art, les concepts de norme et de marge nous permettent d'étudier des représentations mentales, sociales et artistiques qui s'opposent mais surtout coexistent au coeur du Moyen Age(XIe – XIVe siècle)

Outline

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Introduction

Comprendre ce qui relève de la norme, de la normalité et saisir ce qui est au contraire de l’ordre de l’anormalité, de la marginalité revient à envisager deux mondes qui s’opposent indubitablement, mais aussi deux univers avec des représentations mentales qui coexistent, qui ne peuvent être l’un sans l’autre…

Le point de départ de notre réflexion repose sur une volonté de pratiquer une méthode ouverte sur les hommes, leur environnement et leur culture pour appréhender une histoire de l’art pluridisciplinaire à la lumière de l’histoire, de l’anthropologie, des productions littéraires et par une multitude de sources afin de fixer les jalons d’un univers médiéval complexe. Sur les pas d’Hervé Martin1 il est question de mettre le projecteur sur les hommes et leurs mentalités avec leurs choix positifs comme leurs pendants négatifs...

Au sujet des bornes chronologiques, nous avons choisi de nous inscrire dans l’intervalle de nos recherches en cours et de suivre parallèlement la démarche de H. Martin pour qui partir de l’an mil permet de considérer la période où :

« Devenue la clef de voûte du système féodal, l’Eglise s’est lancée résolument à la conquête des masses. Les premiers efforts de domestication de la «pensée sauvage», entendons de la religion agraire traditionnelle, apparaissent dans le fameux Décret de l’évêque Burchard de Worms (vers 1010), avant que ne s’impose la discipline grégorienne, environ un siècle plus tard »2

Le choix de notre siècle extrême se portera sur le XIVe siècle. Ce choix se justifie par les études de cas présentées ici ancrées dans un Moyen Age central marqué par l'affirmation des pouvoirs de l'Eglise : renforcement du pouvoir du pape face aux souverains d'Europe, réforme Grégorienne, développement des ordres religieux, encadrement plus fort des populations et de leur vie privée- de la naissance à la mort...- autour des paroisses, pour l'essentiel.

Par l'étude d'un ''univers médiéval'' nous considérons l'ensemble de la société à cette époque donnée, reflet des codes qui la régissent. C'est alors une certaine conception du monde que l'homme médiéval vit avec sa propre grille de lecture: celle où Dieu établit les règles et les distinctions entre les hommes3. Cet univers évolue et se reflète dans un décor. Cela peut être le cadre dans lequel les hommes vivent, leur environnement en somme; cela peut être aussi l'art d'une époque. Notre corpus composé d'un dessin à la plume, d'une enluminure de manuscrit et d'exemples d'ornements sculptés en pierre d'églises locales, viendra appuyer cette réflexion. Se focaliser sur «l'envers du décor», c'est à dire, sur un art « des marges » et « dans les marges » par ses thèmes et/ou par ses emplacements demeurera notre objectif.

Devant l’ambiguïté terminologique du thème de cette contribution, quelques précisions d’ordre lexical sont à établir. Partant des définitions du dictionnaire de Français Littré, constatons que la norme «Se dit quelquefois pour règle, loi, d'après laquelle on doit se diriger»4; la normalité quant à elle se révèle être la «Qualité de ce qui est normal»5 et l’anormalité -son contraire -ce qui est « Contraire aux règles »6. Ainsi, la norme incarne la règle et l’ordre. Sortir de la norme c’est alors être « en marge ». La normalité indique ce qui est conforme, ordinaire et habituel, presque « naturel ». Son antonyme, l’anormalité désigne ce qui est monstrueux, marginal, déséquilibré, déviant, singulier.

Dès lors, comment le dualisme antinomique normalité/anormalité coexiste-t-il au Moyen Age dans la société et dans l’art ? Comment les marges même résultent des normes rencontrées dans l’univers médiéval du XIe au XIIIe siècle ? Ce dit univers est-il en définitive obligatoirement normé ?

I. Normes, marges et mentalités médiévales

L'œuvre de Michel Foucault permet de saisir les concepts de normalité et d'anormalité à la lumière de la philosophie et de la sociologie. En effet, il problématise son approche autour de ces concepts à partir d'un constat simple: ils sont construits en adéquation. Ainsi l'anormalité ne se comprend qu'à travers l'histoire de la normalité par des normes fabriquées par la société. En conséquence, l'anormal serait ce qui est opposé à l'ordre des choses et contraire à ce qui est attendu par la société, c'est à dire, le modèle à suivre. Donc l'anormalité est inscrite dans la normalité. Il en résulte des formes d'anormalité rejetées aux marges de la communauté par la société normale, donc normée. La norme quant à elle est une mesure, ''une commune mesure''. Cette dite norme enfin est le reflet de l'époque dans laquelle évoluent les sujets étudiés. Les frontières de la normalité se définissent donc par rapport à l'écart pris vis-à-vis des normes établies7.

Sur les pas de l'historien Hervé Martin, précisons ici que par mentalités nous considérons la définition de Jacques Paul8 :

« (…) l’ensemble des présupposés qui guident les sensibilités, la réflexion et les comportements et qui, à ce titre, s’inscrivent dans les discours et dans les actes, qu’ils soient communs ou exceptionnels. Ces dispositions, ces habitudes (...), enracinées comme des notions premières ou comme références de base »

Ces habitudes se transforment lentement et les conceptions des dominants comme les représentations populaires ont leur place. Nous considérons aussi les idéologies, c’est à dire, les systèmes de croyance, d’idées et les représentations médiévales.

Dans l’idéologie et dans les mentalités médiévales, la norme permet et rappelle l’ordre social. Aussi définir l’ordre social est une préoccupation constante au Moyen Age. C’est par le rappel perpétuel de l’importance d’une société structurée que les élites enracinent dans les esprits les normes comme pour mieux en fustiger les écarts.

En premier lieu, rappelons le poids des Trois Ordres avec ceux qui combattent, ceux qui prient et ceux qui travaillent. Du clivage uniquement religieux du Haut Moyen Age: les moines, les clercs, les laïcs, Haymon d’Auxerre, vers 860, avance le fameux Oratores, Bellatores, Laboratores: ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent, c’est à dire, les clercs, les nobles et les paysans, qui deviendra la « norme » aux siècles suivants.

Au XIe siècle, Bonizo de Sutri dans son Livre de la doctrine Chrétienne partage la chrétienté en deux classes, les laïcs et les clercs, et répartit les gens du peuple en quatre groupes: les artisans, les négociants, les agriculteurs et les femmes9.

Au XIIIe siècle, en Allemagne, dans les sermons de Berthold de Ratisbonne (1210?- 1272), on aime rappeler, voire préciser cette norme sociale en des « chœurs » qui représentent autant d’ordres10. Ce franciscain distingue alors six groupes selon les métiers au sein des gens du peuple dont ceux qui font les habits, ceux qui utilisent le métal, les marchands, ceux qui vendent nourriture et boisson, tous les hommes dont le métier est de cultiver le sol, ceux qui pratiquent la médecine :

« (...) tels sont les neuf chœurs dans lesquels Dieu a réparti les chrétiens: les trois chœurs supérieurs et les six chœurs inférieurs11 »

C’est alors que Berthold signale que les jongleurs, violonistes et autres vagants ne peuvent former le dixième chœur. Ce sont alors des marginaux «sac-de-vices» que nous présente Berthold à qui il dit :

« (...) ta malignité et ta concupiscence te rejettent loin de nous »12

Ainsi Berthold nous présente un ordre social idéal, une norme qui déjà ne peut être évoquée sans ses ''rejets'', ses marginaux: jongleurs, vagants et autres oisifs incarnant une certaine anormalité sociale. Nous nous demandions: la norme de qui ?… le sermon dit Les dix choeurs de Berthold nous répond :

« Le Tout puissant a divisé et ordonné la chrétienté en six états, dont chacun est indispensable »13

Au XIIe siècle, le schéma social de Jean Salisbury confirme cette organisation sociale en ordines : supérieurs et inférieurs. Par une métaphore subtile entre la société et le corps humain, chaque "catégorie sociale" représente une partie du corps toutes indispensables les unes pour les autres là encore (les clercs sont l’âme, le prince la tête, le sénat le cœur, les officiers et les soldats les mains, les travailleurs, les pieds, entre autres)14.

Au début du XIVe siècle, en Italie, le dominicain Jacques de Cessoles prédique sur les mœurs des hommes et les devoirs des nobles grâce au jeu d'échecs (illustration n°1). Devant le succès de ses sermons, le prédicateur rédige en latin le Liber de moribus hominum et officiis nobilium sive super ludum scacchorum connu en français sous le titre Le Jeu des échecs moralisés (entre 1250 et 1275). En réalité, le livre ne considère le jeu d'échecs que comme un prétexte pour moraliser l'ordre social15.

Il est question ici d’une autre métaphore particulièrement déterminante dans notre quête d’un ordre du monde. La société est comparée à un jeu d’échecs avec des règles comme celles qui organisent l'ordre social. Ainsi :

« Tout en précisant les règles du jeu, le texte de Jacques de Cessoles sert de base à l'instruction civique des nobles féodaux, mais aussi des clercs cultivés, des grands bourgeois et des étudiants qui prennent ainsi connaissance et conscience des différentes catégories sociales de la société médiévale. En établissant un parallèle entre figures du jeu et états du monde, mouvement des pièces et rapports sociaux, l'ouvrage offre à ses lecteurs passionnés une représentation du monde où s'exprime l'utopie médiévale d'un pouvoir idéalisé »16.

Ce traité, véritable "best seller", fut largement diffusé et traduit pendant plus de deux siècles. Surtout des versions en langue vernaculaire vont permettre une diffusion de l’ouvrage auprès d’un lectorat très large à l’époque où l’imprimerie prendra son envol.

Les diverses pièces du jeu incarnent chacune une catégorie sociale avec au premier rang, les nobles et au second, les "populaires" (marchands, paysans, etc.). Ces derniers pions entretiennent avec les pions nobles du rang au dessus d’eux un rapport particulier. Chacun y a une place et un rôle. Le mouvement de chacun est aussi déterminé : les règles du jeu sont le reflet de la norme sociale et de ses règles.

Toutes les pièces ont une fonction, sauf le ribaud (membre de milices irrégulières ou vu comme un suiveur malveillant de l’armée) et le joueur qui représente: le peuple! Jacques de Cessoles voit en eux des marginaux17.

L’Eglise n’est pas présente et cela peut bien nous surprendre. Mais nous partageons l’idée selon laquelle cela se justifie par l'hégémonie du discours religieux, la ''pièce maitresse'' étant l’Eglise, omnipotente donc n’ayant pas besoin d’être représentée sur l’échiquier18.

L’omniprésence de la religion dans la société médiévale n’est plus à démontrer. Rappelons seulement que toutes choses, toutes bénédictions, toutes catastrophes sont toujours liées au Tout puissant. Aborder le concept de normes à l’époque médiévale c’est concevoir que la Norme sous-jacente (avec un grand N) c’est l’Église (avec un grand E, l’institution) : la fameuse pièce maîtresse du jeu ! En effet, l’Église scande et guide la vie des hommes de leur naissance à la mort. Elle façonne donc les mentalités. Ainsi, les sermons, les hagiographies, les traités enseignent la norme chrétienne morale et sociale à suivre.

En simplifiant à l’extrême, la norme est de respecter les normes, c’est à dire, vivre en « bon chrétien », suivre la norme morale et être conscient de sa place dans la société en respectant les règles du jeu dans l’échiquier social - la norme sociale donc -. Lorsque l’on n’a pas de fonction, lorsque l’on dévie on est alors rejeté. La normalité se rapporte à celui qui suit les règles, les lois même, c’est être conforme à ce que la société attend, c’est appartenir au schéma social. Mais la norme sociale ne doit pas nous faire oublier qu’en transparence sommeille une norme morale pesante : celle de l’Eglise accompagnée de ses nombreux interdits. La question des vices et des vertus, accompagnée du renoncement aux plaisirs afin de mener une existence exemplaire pour gagner le ciel est alors essentielle pour comprendre les mentalités médiévales. Sur le modèle de vie de ''mépris du monde'' des hommes d’Eglise, les discours des clercs préconisent aux fidèles de renoncer aux plaisirs -de la chair, de la table, entre autres- et de se tourner vers la pénitence19.

Le concept de chrétienté s’impose à la fin du XIe siècle où elle s’oppose au paganisme et rappelle sans relâche qu’elle n’accepte pas les dissidents. Il est question ici des hérésies qui pour le canoniste Huguccio ébranlent le « bien public de l’Eglise » et « le bon ordre de la société chrétienne »20. Ainsi, le canon 27 du Concile de Latran III (1179) réprime les cathares, patarins, les albigeois qui:

« (...) enseignent publiquement leurs erreurs, et ceux qui leur donnent protection ou retraite »21

Les sorciers et sorcières sont aussi rejetés à la marge comme l’attestent ces quelques lignes de Berthold:

« (...) hommes ou femmes qui vous adonnez à la magie et aux charmes, vous serez damnés pour l’éternité, corps et âme!» (et ajoutant « assurément, je fais toujours des exceptions en cas de repentir et de pénitence » !)22

L’ordre de chrétienté astreint les hommes à travailler, à remplir leur devoir d’état et à accomplir les tâches voulues par Dieu. Elle fait l’éloge du travail de la terre, du labeur utile à la communauté mais condamne l’intérêt et l’usure (comme Berthold dans son sermon sur Les dix chœurs).

L’ordre de chrétienté rejette les homosexuels surtout à partir du XIIIe siècle où avec le Concile de Latran III en 1179 le laïc homosexuel se voit excommunié et le clerc réduit à l’état de laïc. Là encore les prédicateurs sont là pour punir ces brebis égarées de ce crime « contraire à la propagation du genre humain »23.

Ainsi, être en marge de la société c’est se placer « en dehors » de l'ordre social établi sur lequel se calque la société pour y définir ses comportements de vie. Aborder le problème de l’anormalité au Moyen Age c’est approcher les facteurs de marginalisation de la société de l’époque susdite. Est hors-norme, donc anormal, le marginal (en tant que tel ou celui que la société considère ainsi…) qui se retrouve écarté de la société car ne respectant pas ses règles du jeu.

Un marginal très présent dans la société des XIIe et XIIIe siècles, dans les enluminures, la littérature comme dans les décors sculptés est le fou. Cet être anormal peut être le possédé du diable. Il peut être le sorcier ou l’incroyant mais aussi le simple d’esprit, le crétin ou le sauvage. Le fou peut encore incarner le malade hors de la réalité et ne respectant pas les règles du jeu social. De tout cela un amalgame produit une image du fou composite issue de l’imaginaire médiéval collectif…par peur de l’insaisissable probablement. C’est le fou stéréotypé du Roman de Lancelot en prose du XIIIe siècle repoussant, bestial, sauvage et muni d’une massue en rupture avec le monde. Le seul fou à l’identité stable finalement est le fol du roi, bouffon contrefait pour divertir. Néanmoins, et tout en marginalisant les aliénés dangereux pour l’équilibre social, la société féodale pouvait faire preuve de tolérance en se préoccupant de leur réinsertion par les miracles notamment24.

L'homme médiéval va rejeter enfin l'infirmité, le handicap et plus largement la maladie. Surtout, il craint la lèpre et la peste, peur omniprésente. Là encore, seule la foi permet d'affronter ces peurs ancestrales comme le moine cistercien Guillaume de Digulleville le préconise dans Le pèlerinage de la vie humaine25. Ces peurs trouveront dès lors leurs échos dans l'art, vers la représentation d'un « théâtre des exclus »26.

II. Normes et marges dans l’art médiéval

Nous ne pouvons prétendre ici à une quelconque exhaustivité et proposons uniquement des pistes explorées dans notre travail de recherche actuel ainsi que des clefs de lecture pour mieux saisir les notions de normes et de marges dans l’art.

Le reflet des idéaux chrétiens, par l’omniprésence des sujets bibliques notamment dans les décors sculptés, enluminures, peintures, entre autres, incarne une norme thématique évidente de l’art officiel du Moyen Age. Si l’idée d’une ''bible de pierre'' est maintenant largement dépassée, il ne faut pas pour autant oublier que de nombreux portails et tympans, par exemple, offrent une vision synthétique de la doctrine chrétienne et de l’ordre du monde dont les sources directes sont l’Ancien et le Nouveau Testament. Ainsi pour l’époque romane :

« L’illustration du bien et du mal, la représentation sculptée de l’ordre social, des modèles qu’il faut suivre pour être un bon chrétien, de la récompense qui est réservée aux justes et du châtiment qui attend tous ceux qui s’écartent du droit chemin sont les principaux thèmes déployés avec détermination sur les tympans romans au milieu de tant de scènes encore incomprises faute d’explications contemporaines »27

Ces derniers propos sont parfaitement illustrés par le tympan du Jugement dernier de Sainte Foix de Conques (XIe-XIIe siècles) où s’oppose le paradis des élus au monde de Satan réservé aux pécheurs. Le même thème se retrouve à Autun avec la représentation des élus et des damnés, du bien et du mal à la cathédrale Saint Lazare (XIIe siècle). Ainsi ces images s’adressent à ceux qui ne se plient pas aux règles de l’Eglise et du pouvoir féodal, tel un avertissement permanent.

Au milieu des scènes incomprises parfois par fautes de sources et d’explications contemporaines, interrogeons-nous toutefois - à la manière de Saint Bernard- sur le sens des acrobates et autres scènes obscènes se déployant dans ce que l’on nomme couramment «les marges» des édifices et des manuscrits, sur ces sujets «hors-normes» se développant particulièrement dans l’art gothique. Pour éclairer notre propos, penchons nous sur l’exemple de têtes et de personnages ornant modillons, culots, chapiteaux, retombées d’arcs principalement, sur ces éléments du décor sculpté accueillant une sculpture gothique dite marginale. Il convient dès lors de nous interroger sur l’invention des marges dans l’histoire de l’art ainsi que sur les termes de marge et de sculpture marginale.

Selon Michael Camille, l’invention des marges dans l’art est issue des manuscrits, c'est-à-dire, des marges de la page. Plus encore, il semblerait que l’origine de cet art soit directement lié à la glose des XIe et XIIe siècles, glose « interlinéaire » selon Hugues de Saint Victor qui entre les lignes du texte ne faisait que dire la même chose dans une langue différente. La glose marginale, fonctionnant différemment, va quant à elle réinterpréter un texte bien établi et entrer en interaction avec lui28.

Dans le cadre de nos recherches sur les sculptures des modillons et sur les éléments du décor architectural des églises du nord du duché de Bourgogne de la fin du XIIe siècle à 1330-1340 (doctorat en cours), nous avons étudié un exemple régional pouvant éclairer notre propos. Il s'agit du manuscrit conservé à la bibliothèque de Semur-en-Auxois concernant la Vie de Saint Jean de Réome (début XIe siècle). Lors d’un séminaire intitulé Hommes sauvages et bestiaires monstrueux à Semur-en-Auxois. Entre culture folklorique et culture religieuse savante au Moyen Age, nous avons découvert de nombreuses manifestations de cette marginalité installée notamment autour de l’univers de l’écrit et se manifestant par ces divers animaux grouillant dans les marges, tout un bestiaire en somme qui représente alors « un instrument de pensée qui va maintenir des corrélations, des formes analogiques et non symboliques »29. Au sein du feuillet 62 verso (illustration n°2), une lettre majuscule, un R, où deux loups (ou renards ?) mordent deux formes serpentines et où sont observables deux têtes de dragons. Portant ladite lettre, un personnage, un diacre, soutient la construction de la lettre, tel un fardeau; regardant l’environnement proche de nos recherches, nous pouvons remarquer alors qu’à Notre Dame de Semur-en-Auxois (construite vers 1230), à la Porte des bleds, une atlante porte de la même façon un élément architectural (illustration n°3). Considérant que l’atlante supporte le portail tout comme le petit diacre porte la lettre, nous pouvons nous demander si une possible influence du manuscrit vers la sculpture est envisageable dans ce cas précis.

Des marges physiques aux marges thématiques les frontières sont minces. La collégiale de Semur-en-Auxois présente ainsi une série de corbeaux (illustration n°4) autour du chœur et du transept des plus éloquents où des têtes de nobles et d’ecclésiastiques côtoient des ''beurdins'' grimaçants et contorsionnés ! Rejetées en marge de l’édifice, à une hauteur où il est difficile de les distinguer correctement, ces images plus populaires sont une manifestation de l’expression des marges sociales dans les marges des édifices.

Au cœur du projet de Semur, notamment avec le programme du portail nord du transept dit des Bleds, un mécène de taille est à signaler : Hugues IV, Duc de Bourgogne de 1218 à 1272, cousin de Louis IX. Afin d’éclairer notre propos, revenons sur une réflexion au sujet des corbeilles de Semur-en-Auxois et d'Hugues IV, par Nurith Kenaan Kedar30. L’auteur aborde entre autres les rapports entre les sculptures développées au portail dit des Bleds et la vie du Duc. On découvre que comme Saint Thomas représenté au dit portail, Hugues avait effectué divers voyages dont sa première croisade en Terre Sainte en 1236 puis, en 1247, la croisade avec le roi Louis IX en Egypte et Terre Sainte.

Retenons du développement de Kenaan Kedar une volonté de montrer les exploits du Duc au portail des Bleds. Plus encore, le programme sculpté de la prétendue chapelle ducale représenterait les vertus du bon souverain chrétien. De façon résumée, signalons que les séries de sculptures marginales du triforium présentent entre autres les têtes d’un jeune chevalier, de princes et de princesses, etc. (illustration n°5) aux traits fins et élégants, aux légers sourires parfois. Les séries de la claire-voie sont aussi riches de multiples figurines dont des nobles et des ecclésiastiques, des personnages contorsionnés ou des bustes de jeunes princes et princesses nobles. Enfin, le programme de la claire-voie est prolongé dans les clefs de voûte où se trouvent un couronnement de la Vierge, l’image du Christ ou encore des représentations des évangélistes. En fait, selon l'auteur ces diverses sculptures forment un programme sculpté significatif relatif au Prince Chrétien. Dès lors, les sculptures du triforium avec ces jeunes et héroïques têtes représenteraient la glorification des princes et des princesses; leurs relations avec les pauvres et imbéciles de la série supérieure seraient soulignées ici. Alors leurs bons devoirs les recommandent à la Vierge Mediatrix, au Christ et aux évangélistes représentés sur les clefs de voûtes. Ainsi, nous retrouvons illustrées ici les normes et les marges de l’ordre social… et notre échiquier évoqué plus haut !

Plus éloquent encore, un ''homme sauvage'' (illustration n°6) est représenté sous la lunette du tympan du portail des Bleds, au côté droit. Celui-ci porte une sorte de seconde peau comme une tunique de feuilles, voire d’écailles. Il est caractérisé par des traits grossiers et un faciès négroïde. Vers quel cadre interprétatif devons-nous nous orienter ici ? Est-ce vraiment un ''homme sauvage'' comme ceux rencontrés dans les écrits de Chrétien de Troyes ? Ainsi, dans Yvain ou le chevalier au lion :

« Un paysan qui ressemblait à un Maure, démesurément laid et hideux – décrire une telle laideur est impossible ! – s'était assis sur une souche et tenait une grande massue à la main. Je m'approchai du paysan et vis qu'il avait la tête plus grosse qu'un roncin ou qu'une autre bête, les cheveux ébouriffés et le front pelé, large de presque deux empans, les oreilles velues et grandes comme celles d'un éléphant, les sourcils énormes, la face plate, des yeux de chouette, un nez de chat, une bouche fendue comme celle du loup, des dents de sanglier, acérées et rousses, une barbe rousse, des moustaches entortillées, le menton accolé à la poitrine, l'échine voûtée et bossue. Appuyé sur sa massue, il portait un habit bien étrange sans lin ni laine mais, à son cou, étaient attachées deux peaux fraîchement écorchées de deux taureaux ou de deux bœufs »31

Est-ce un mendiant, un imbécile, ou un personnage de carnaval ? Est-ce l'incarnation symbolique du mal et du chaos ? Est-ce enfin une référence directe à la littérature profane de Chrétien de Troyes ? C’est surtout un marginal. En effet, ce type de représentation sur les marges vient souligner les frontières sociales et définir la communauté. En définitive, ''l'homme sauvage'' va rappeler comment la communauté s'organise, tel un marqueur social. C'est ''l'ordre des choses'' qui illustre une culture profane en pleine éclosion.

Dans un cadre historique et géographique proche, signalons qu'à l'église Saint Pierre et Saint Paul d'Aignay le Duc (édifiée vers 1260-1275) nous pouvons contempler tantôt des têtes sculptées de vilains grimaçants ou d'un diable cornu, tantôt des têtes couronnées et des anges, comme à Semur (illustration n°7). Il existe des affinités certaines entre ces deux édifices d'un point de vue architectural comme décoratif à tel point qu'il est possible que le programme sculpté soit le fruit d'un même atelier. Il semblerait en effet que la Duchesse Béatrice, seconde épouse du duc Hugues IV, se serait intéressée à l'église d'Aignay comme à celle de Semur32.

Le chœur à chevet plat de l'église Saint Symphorien de Créancey, édifié au XIIIe siècle, offre aussi des modillons anthropomorphes étonnants. Des personnages aux figures déformées et grimaçantes (des malades mentaux ?) ornent la corniche au chevet sud (illustration n°8).

Les sculptures des églises du Nord du Duché de Bourgogne étudiées dans notre doctorat33 nous permettent d’effectuer des remarques sur le concept de marginalité dans les décors sculptés médiévaux. Les œuvres considérées sont marginales dans le sens ou celles-ci sont des modillons, des détails sculptés et autres corbeilles, localisées essentiellement en marge des édifices, c'est-à-dire, non pas sur les lunettes des tympans mais sur les corniches et autres clefs de voûtes, voire au mieux sur des chapiteaux ; elles sont souvent en marge de la visibilité, fait provoqué par des emplacements excentrés, cachés, ou parfois alambiqués. Il est ainsi souvent impossible de voir ces sculptures sans le zoom de notre appareil photographique moderne! Néanmoins, ces sculptures ne sont pas en marge de l’intérieur des édifices, surtout à partir du Gothique ; en effet, celles-ci ne sont pas rejetées systématiquement à l’extérieur, laissant la place aux sculptures officielles à l’intérieur.

C’est finalement avec le contenu des images exposées que la notion de marginalité prend tout son sens. En effet, ces sculptures représentent des sujets marginaux dans le sens où nous observons la présence de monstres, d'hommes contorsionnés, de vilains et d'hommes sauvages, voire d'obscènes, entre autres. Ces portraits vont donc illustrer une marginalité de ''contenu'' par l’identité et le statut social même des personnages mis en scène ; en somme, c’est un peu la facette asociale d’une partie du peuple ordinaire qui est représentée dans la pierre des marges architecturales, autant de masques révélateurs d'une distinction sociale.

Avec l'art gothique, on aime donc de plus en plus représenter dans les marges les « petites gens ». Toutefois, il serait réducteur de résumer les protagonistes de cette « culture » et « sculpture » à ce type social uniquement ; en fait, ces sujets sont marginaux par rapport aux sujets bibliques et officiels, certes, mais sont représentées dans les marges toutes sortes de classes, nous l’avons vu, des paysans aux nobles, il n’y a parfois que quelques centimètres. De plus, art officiel, art profane, art marginal se côtoient étroitement comme le prouvent les programmes sculptés de la collégiale de Semur-en-Auxois ou de l'église d'Aignay-le-Duc. Enfin, le sommet et la base de la pyramide sociale cohabitent par l'intermédiaire des commanditaires, des fidèles qui fréquentent ces œuvres et par l'artiste dont le statut s'élève à l'époque gothique.

Conclusion

Au delà du plaisir de jouer avec les mots et les images, nous avons montré comment les notions de norme et de marge sont essentielles pour une lecture globale de l'histoire, des mentalités et de l’art à l'époque médiévale. Il en résulte une marginalité aux multiples facettes -marge physique et marge thématique- se développant à côté de sujets plus convenus. Aussi, à la lumière de l’histoire des mentalités, les marges dévoilent quelques règles de lecture.

Toutefois, nous devons nous garder de tout systématiser et généraliser. Il ne semble pas possible, par exemple, d’opposer ''systématiquement'' un art officiel et un art marginal comme le fait Nurith Kenaan Kedar, ni de ''systématiquement'' pouvoir proposer une lecture et une interprétation des marges34. Il n’existe pas pour retranscrire notre univers médiéval une norme de lecture pour décrypter « l’anormal » et le dualisme normalité/anormalité « coexiste » plus qu’il ne s’oppose dans l’histoire des mentalités comme dans l’histoire de l’art.

Appendix

Annexe

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Notes

1 Martin (Hervé), Mentalités Médiévales XIe-XVe siècles, Paris, PUF, 1996. Return to text

2 Ibidem, p.7. Return to text

3 Icher (François), La société médiévale, Codes, rituels et symboles, Editions de la Martinière, 2000, p. 9 à 11. Return to text

4 Dictionnaire de la langue française Littré, http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/definition. Return to text

5 Ibidem Return to text

6 Ibidem Return to text

7 Voir: Foucault (Michel), Surveiller et punir, Gallimard, 1975; La norme selon Michel Foucault, Analyse de son cours sur les anormaux au Collège de France en 1974-1975, www.etnoka.fr. Return to text

8 Paul (Jacques), L'Eglise et la culture en Occident, Tome 2, Nouvelle Clio, 1986. Return to text

9 Lecouteux (Claude) et Marcq (Philippe), Péchés et vertus, Scènes de la vie du XIIIe siècle, Textes de Berthold de Ratisbonne, Paris, Editions Desjonqueres, 1991, p.39. Return to text

10 Berthold de Ratisbonne, Sermont des Dix Coeurs, in Lecouteux (Claude) et Marcq (Philippe), Péchés et vertus, Scènes de la vie du XIIIe siècle, Textes de Berthold de Ratisbonne, Paris, Editions Desjonqueres, 1991, p.21 à 37. Return to text

11 Ibidem, p.36. Return to text

12 Ibidem, p.37. Return to text

13 Ibidem, p.26. Return to text

14 Lachaud (Frédérique), « L’idée de noblesse dans le Policraticus de Jean de Salisbury (1159) », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 13 |2006, mis en ligne le 27 novembre 2009. URL: http://crm.revues.org/743 Return to text

15 Voir http://classes.bnf.fr/echecs/histoire/cessoles.htm Return to text

16 Ibidem. Return to text

17 In Introduction aux cours de Licence de M. MEHL (Université Marc Bloch Strasbourg) au sujet des "Marginaux et la marginalité" au Moyen-Age en Europe occidentale. Return to text

18 Thonon (Sandrine), Les métiers sur l'échiquier. Leurs représentations littéraire et figurée dans les traductions françaises de l'œuvre de Jacques de Cessoles, in Boone (Marc), Lecuppre-Desjardin (Élodie), Sosson (Jean-Pierre), Le verbe, l'image et les représentations de la société urbaine au Moyen Age, Antwert, Garant, 2002. Return to text

19 Verdon (Jean), Le plaisir au Moyen Age, Paris, Hachette, col. Pluriel, 1996, chapitre 5. Return to text

20 Martin (Hervé), Mentalités Médiévales XIe-XVe siècle, Paris, PUF, 1996, chapitre XIII, p. 428, Les mentalités au négatif. Return to text

21 Abbé Peltier, Dictionnaire universel et complet des conciles, Bibliothèque universel du clergé, Tome I, 1847. Return to text

22 Berthold de Ratisbonne, in Lecouteux (Claude) et Marcq (Philippe), Péchés et vertus, Scènes de la vie du XIIIe siècle, Textes de Berthold de Ratisbonne, Paris, Editions Desjonqueres, 1991, p.154. Return to text

23 Rossiaud (Jacques), La prostitution médiévale, Paris, Flammarion, 1988. Return to text

24 Voir Martin (Hervé), Mentalités Médiévales XIe-XVe siècle, Paris, PUF, 1996, p.431 à 434. Return to text

25 Icher (François), La société médiévale, Codes, rituels et symboles, Editions de la Martinière, 2000, p. 199 et 200. Return to text

26 Nous reprenons ici la formule de Koopmans (Jelle), Le théâtre des exclus au Moyen Age, Paris, Edition Imago, 1997. Return to text

27 Barral i Altet (Xavier), Contre l'art roman ?, Fayard, 2006, p.171. Return to text

28 Camille (Michael), Images dans les marges, Gallimard, 1997, p.31. Return to text

29 Russo (Daniel), Hommes sauvages et bestiaires monstrueux à Semur-en-Auxois. Entre culture folklorique et culture religieuse savante au Moyen Age, séminaire du Vendredi 21 Mai 2004 à la bibliothèque de Semur-en-Auxois. Return to text

30 Kenaan Kedar (Nurith), Marginal Sculpture in Medieval France towards the deciphering of an enigmatic pictorial language, Cambridge, Scolar press, 1995, p. 92 à 106. Return to text

31 Chrétien de Troyes, Yvain ou le chevalier au lion, Flammarion, 2012. Return to text

32 Voir à ce sujet: Marillier (Jean), L'église D'Aignay-le-Duc, in Congrès archéologique de France Auxois-Châtillonnais, Société française d'archéologie, 1989, p. 15 à 21. Return to text

33 Recherches sur les sculptures des modillons et sur les éléments du décor architectural des églises du nord du duché de Bourgogne de la fin du XIIe siècle à 1330-1340 (en cours), sous la direction de Daniel Russo, Université de Bourgogne. Return to text

34 Leclercq-Marx (Jacqueline), Nurith Kenaan-Kedar, Marginal Sculpture in Medieval France. Towards the Deciphering of an Enigmatic Pictorial Language. Aldershot, Scholar Pr., 1995, Cahiers de civilisation médiévale, 1997, vol. 40, n° 159, pp. 287-288. Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Katia Jimenez-Garrido, « Normes et marges dans l'univers médiéval: l’envers du décor (XIe-XIVe siècle) », Sciences humaines combinées [Online], 11 | 2013, 01 March 2013 and connection on 21 November 2024. DOI : 10.58335/shc.314. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=314

Author

Katia Jimenez-Garrido

Doctorante en Histoire de l'art, ARTEHIS - UMR 6298 - UB