La « culture de l’enivrement » imbibe fortement le corps social, de la tête aux membres, des élites au peuple. Du XVIe au XVIIIe siècle, cette culture est complaisante, héritée et sociabilisante. La complaisance est fondée sur quatre éléments : des croyances populaires, des convictions médicales, la capacité à s’élever par l’enivrement et le succès du comique d’enivrement. L’ivresse sociabilisante repose sur une pratique collective, festive, cyclique, pluri-catégorielle et communielle. Enfin, cette culture de l’enivrement est perçue comme un héritage ancien et universel qui se transmet de générations en générations. (Annexe 1).
Ce concept de culture de l’enivrement, associé à ses trois attributs (la complaisance, la sociabilité et l’héritage culturel), renouvelle l’historiographie1. Il permet de comprendre pourquoi - alors que s’enivrer est juridiquement un délit (depuis l’édit de François Ier du 30 août 1536) et religieusement un péché mortel, véniel ou une faute - ni les pouvoirs civils, ni les pouvoirs religieux, voire même les autorités morales et médicales, ne sont parvenues à imposer leurs normes répressives à la société d’Ancien Régime.
Ce concept de culture de l’enivrement a été construit à partir de plus de 4 500 sources manuscrites, essentiellement judiciaires, et de plus de 300 sources imprimées qui courent du XVIe au XVIIIe siècle. L’enivré d’Ancien Régime est le plus souvent un homme de 20 à 34 ans, paysan ou artisan, qui s’enivre dans un débit de boissons, le dimanche dans l’après-midi ou pendant la nuit. Mais au-delà de ce portrait-type, tous les âges, sexes et catégories sociales sont concernés par l’ivresse, de la plus haute noblesse au plus petit des mendiants. Si les enivrés se conforment aux règles formelles et temporelles de cette culture de l’enivrement complaisante, héritée et sociabilisante, ils ne sont pas considérés comme des déviants par la société. Découvrons alors cette culture de l’enivrement en accompagnant quelques-uns de nos ancêtres dans leurs cabarets et tavernes. Asseyons-nous autour de quelques pots et écoutons-les.
Une culture complaisante
Sans vous commander, not’voisin,
Lâchez-nous, s’il vous plaît, chopine
De paf, en magnièr’ d’eau divine ;
V’la monsieur, qui n’est pas vilain,
Qui nous régale ; aussi j’laimons pû que la vie.
Allons, bijou, mettez-vous là.
Babet, verse à monsieu. Aimez-vous l’eau-de-vie ?-
Non, je ne bois point de cela.-
Ah ! mon Dieu ! de cela ! Manon, comme ça parle !
Queux façons ! buvez-donc ; t’nez, quand c’est avalé,
Ça court au cœur, ça vous l’régale2.
Les mœurs poissardes des Halles et des faubourgs de Paris, telles qu’elles sont décrites au milieu du XVIIIe siècle par Jean-Joseph Vadé, témoignent de la magie mystérieuse qui entoure l’eau-de-vie. L’eau-de-vie est de « l’eau divine » qui fortifie et qui réjouit ses buveurs3. Des croyances complaisantes à l’égard des boissons enivrantes et de l’enivrement se transmettent dans toutes les catégories de la société du XVIe au XVIIIe siècle.
Ces idées anciennes, croyances, superstitions et incompréhensions favorisent la justification de l’ivresse au sein de la population. Au XVIe siècle, le médecin du roi Laurent Joubert raconte qu’un gentilhomme vivant près d’Aubenas pense « que le Vin a prins son nom de Vie », dès lors, « sain et malade il en veut tousjours ». Il rappelle aussi que des médecins affirment « que la fievre quarte s’en va par escez, ou yvrongnerie »4. En 1782, dans l’Histoire de la vie privée des Français, Legrand d’Aussy note encore que ces « espèces d’adages […] passent de bouche en bouche, et […] avec le tems s’établissent dans les esprits, comme des principes de santé. Combien de gens aujourd’hui, parmi le peuple, boivent de l’eau-de-vie le matin, d’après l’idée qu’ils ont qu’elle réjouit le cœur et chasse le mauvais air »5.
L’une des principales erreurs que les Modernes héritent des Anciens est de croire que s’enivrer une ou deux fois par mois peut être salutaire. Aussi Montaigne écrit-il dans les Essais qu’il a « ouy dire à Silvius6, excellant medecin de Paris, que, pour garder que les forces de nostre estomac ne s’apparessent, il est bon, une fois le mois, les esveiller par cet excez, et les picquer pour les garder de s’engourdir ». L’énergique réveil de l’estomac par l’enivrement mensuel est censé le maintenir actif et efficace. Dans L’Encyclopédie, le chevalier de Jaucourt ne semble pas particulièrement opposé à cette médication. À l’article « yvresse », cet ancien étudiant de l’université de médecine de Leyde écrit : « par exemple, dans des petits accès de mélancholie, dans l’inertie de l’estomac, la paresse des intestins [...] et enfin lorsque sans être malade, la santé paroit languir, il est bon de la réveiller un peu, et une légère yvresse produit admirablement bien cet effet ». L’article « vin » rappelle que
c’étoit dans la même vue qu’Hippocrate conseillait de boire du vin pur de tems-en-tems, et même avec quelques excès, pour se remettre d’une grande fatigue. Dioscoride et Avicenne après Hippocrate, ont dit, qu’il étoit utile pour la santé de boire quelquefois jusqu’à s’enivrer ; il est assez naturel de penser, que pour affermir sa constitution, on pourroit se permettre, quoique rarement, des excès autant dans le boire que dans le manger.
Selon de Jaucourt, cette thèse est encore défendue en France dans les années 1750-1770 par les « médecins les plus éclairés » pour « ranimer, et remonter, pour ainsi dire, la machine par quelque excès ». (Annexes 2 et 3)
Pendant toute l’époque moderne, la bonne image du vin tient aussi à sa dimension christique. Les Évangiles et la tradition chrétienne font du Christ un divin médecin et donnent à son sang une valeur thérapeutique par la Rédemption. Sang du Christ, par le dogme de la transsubstantiation, le vin possède un pouvoir guérisseur quelque peu magique dans l’esprit de nombreux Français7.
Certains semblent même défendre une élévation par l’enivrement. À l’occasion du grand mouvement de redécouverte des écrits des Anciens en Europe, se développe la philosophie néo-platonicienne qui engage une synthèse entre la religion chrétienne et les œuvres de Platon. Dionysos-Bacchus, dieu révélateur de l’ordre caché chez les Anciens, fait de l’ivresse un moyen d’atteindre la vérité céleste : l’enivrement transcendant peut faire le lien entre la pensée des Anciens et le christianisme. Par la fureur bachique, l’humaniste doit pouvoir connaître les mystères du christianisme. Comment ne pas croire que le vin permette un ravissement céleste lorsque l’Ancien Testament fait commencer une nouvelle alliance avec Noé et que les noces de Cana8 ou la Cène sont au commencement et à la conclusion de la vie publique de Jésus dans le Nouveau Testament ? Pour des humanistes français du XVIe siècle, tels que Rabelais, il est clair que « de vin divin on devient […], car pouvoir il a d’emplir l’ame de toute verité, tout savoir et philosophie […], en vin est vérité cachée »9. Dans son chapitre sur « l’yvrongnerie », Montaigne écrit que « Platon argumente ainsi que la faculté de prophétiser est au dessus de nous ; qu’il nous faut estre hors de nous quand nous la traictons ; il faut que nostre prudence soit offusquée ou par le sommeil ou par quelque maladie, ou enlevée de sa place par un ravissement céleste »10. Sous la plume de l’auteur des Essais, prophétiser signifie avoir un jugement divin, c’est-à-dire une capacité normalement hors de portée d’un homme, sauf s’il est hors de lui, notamment dans la folie de l’ivresse.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la croyance en une élévation par l’ivresse se maintient. Mais l’on passe d’un enivrement transcendant à un enivrement plus simplement créatif. La Fare, Chapelle, Chaulieu, La Fontaine, Molière sont réputés puiser leur inspiration dans le vin. Au XVIIIe siècle, le vin est encore considéré comme « le grand Cheval des Poëtes » car il réveille l’imagination et donne de l’esprit11. Les enivrements de certains membres de la société bachique du Caveau ne sont pas feints12. Certains auteurs deviennent même des ivrognes, tels Charles-François Panard ou Pierre Gallet, lequel boit jusqu’à cinq à six bouteilles de vin par jour en 1751.
Les farces, comédies humanistes ou régulières, comédies poissardes13 ou opéras-comiques14, comédies du « bel esprit »15 ou « farces ivrognes » des théâtres populaires utilisent toutes, plus ou moins fréquemment selon les époques, le ressort du comique d’enivrement en mettant en scène de joyeux ivrognes. Le genre de la farce est florissant des années 1450 aux années 1550. Son succès fluctue par la suite, mais sans jamais se démentir. La farce est à nouveau fort appréciée pendant une vingtaine d’années, à partir de 1610, grâce notamment à la figure de Tabarin. Elle connaît le succès après 1659 avec Molière, puis avec Florent Carton Dancourt au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Les farces du théâtre de foire sont enfin, à partir des années 1750, une passion partagée par tous, « des badauds des boulevards aux petits-maîtres de salon, des artisans boutiquiers aux littérateurs et aux princes »16. Ces farces et comédies font la part belle aux rôles d’ivrognes.
Au début du XVIIe siècle, Gros-Guillaume, Turlupin ou Tabarin sont les acteurs de farce les plus renommés de Paris, de l’Hôtel de Bourgogne à la Place Dauphine17. Henri IV lui-même aime assister à des farces de Gros-Guillaume, personnage qui incarne physiquement l’excès de vin par le port de deux ceintures, une sous la poitrine, une autre sous le ventre, qui le font ressembler à un tonnelet de vin18. (Annexe 4).
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le nouveau genre des « farces ivrognes » obtient de grands succès. Il y aurait même, au XVIIIe siècle, une « vogue du pantomime éthylique » avec des acteurs portant des « vestes de garçons de cabaret » : devant le succès provoqué auprès du public par ce comique d’enivrement, « certains acteurs finissent pas se spécialiser dans les rôles d’ivrognes, obtenant parfois d’immenses succès de curiosité »19.
L’acteur Daubigny est reconnu comme « maître en yvresse de scène »20 sur les planches du théâtre des Variétés amusantes. Mais le plus célèbre spécialiste est Toussaint Gaspard Taconet, loué pour ses rôles de savetiers ivrognes21. « Taconet était devenu la coqueluche de plusieurs tavernes, que sa célébrité et son art de rire achalandaient, et les gens du beau monde furent prêts à se l’arracher »22. Le comique d’enivrement a du succès auprès de toutes les catégories sociales.
Cette image plutôt complaisante du bon enivré est reprise par Jean-Jacques Rousseau dans la Lettre à M. D’Alembert sur son article Genève.
Généralement parlant, les buveurs ont de la cordialité, de la franchise ; ils sont presque tous bons, droits, justes, fidèles, braves et honnêtes gens, à leur défaut près […]. L’excès de vin dégrade l’homme, aliène au moins sa raison pour un temps et l’abrutit à la longue. Mais enfin, le goût du vin n’est pas un crime, il en fait rarement commettre, il rend l’homme stupide et non pas méchant. Pour une querelle passagère qu’il cause, il forme cent attachements durables23.
Les opposants à l’enivrement ne parviennent pas à donner une image totalement négative des enivrés, d’autant que les grands enivrés du passé restent en mémoire.
Une culture héritée et sociabilisante
Du XVIe au XVIIIe siècle, ce qui surprend le plus l’élite cultivée qui réfléchit au phénomène de l’enivrement, c’est que l’habitude de l’ivresse semble concerner tous les peuples, à toutes les époques, des « nations les mieux reiglées et policées » (grecque et romaine comprises comme le souligne Montaigne), aux « moins esclairees des rayons de la Philosophie, et partant plus proclives aux inclinations brutales » (à l’exemple des Germains et des Gaulois)24. Certains en viennent même à penser que, si « l’yvrongnerie a esté familiere à toutes nations » depuis fort longtemps, c’est qu’elle doit être relativement innée25. S’enivrer s’apparenterait à un droit naturel que les populations pourraient légitimement défendre contre tous les moralistes.
Les exploits de « quelques prodigieux beuveurs » restent dans les mémoires. Sans remonter aux héros de l’Antiquité, l’Évêque et poète de Chalon-sur-Saône, Pontus de Thiard, garde ainsi la réputation, plus de cent ans après sa mort, de n’avoir jamais renoncé « à la vertu de bien boire », profitant de son « estomac capable de faire tarir les plus grandes caves » de Bourgogne du XVIe siècle26. Jean Mousin consacre même un chapitre entier de son ouvrage aux « prodigieux buveurs » des XVIe et XVIIe siècles : « de nostre temps nous avons veu quelque yvrongnes qui ont faict des efforts en ce mestier, autant ou plus admirables que ceux des anciens » 27.
Il rapporte l’histoire de l’un d’entre eux, « aultant prodigieux qui bien recognu et averé ». Il ne le nomme pas mais le décrit comme l’« hostelain » de la maison où pend pour enseigne « la Couronne », au cœur du petit village vosgien de Moutzich. La réputation de ce fameux buveur provient du fait que, lorsqu’il voulait s’égayer, il « ne beuvoit pas moins de vingt quatre mesures ou quartes de vin pour un repas », soit plus de 8 litres28. C’est par cet exploit personnel, répété jusqu’à sa mort, que ce buveur vosgien reste dans la mémoire de ses contemporains. La Bruyère évoque cette même admiration pour les grands buveurs de son temps :
Si vous dites aux hommes, et surtout aux grands, qu’un tel a de la vertu, ils vous disent : " Qu’il la garde […] ". Mais si vous leur apprenez qu’il y a un Tigillin qui souffle ou qui jette en sable29 un verre d’eau-de-vie, et, chose merveilleuse ! qui y revient à plusieurs fois en un repas, alors ils disent : " Où est-il ? amenez-le-moi demain, ce soir ; me l’amènerez-vous ? " On leur amène ; et cet homme, propre à parer les avenues d’une foire et à être montré en chambre pour de l’argent, ils l’admettent dans leur familiarité30.
Des éditions de colportage diffusent des éloges de grands buveurs, dont l’existence est avérée ou non, jusque dans les espaces reculés du royaume. Voici l’exemple du Panégyrique de Jean Guillot, buveur sans pareil au temps des Lumières31. Né à Angoulême d’un père cuisinier, Guillot aurait été le plus fameux buveur de son temps.
En plus d’être hérité et mémoriel, l’enivrement est au cœur de la sociabilité de la majorité des Français du XVIe au XVIIIe siècle. La culture de l’enivrement est fondée sur des normes qui font partie des structures sociales de l’Ancien Régime. Même les défenseurs les plus zélés du droit à l’ivresse, tels que Sallengre, conviennent qu’il y a des « regles qu’on doit garder en s’enyvrant »32. La norme est de s’enivrer « en bonne compagnie », « pas souvent » et « en tems convenable ». L’ivresse solitaire, celle qui crée trop de « desordres », ainsi que l’ivrognerie ne sont donc pas normales pour la majorité des gens33. « Certaines occasions » justifient l’enivrement mais il ne faudrait pas qu’elles soient trop fréquentes. Il est normal de ne « pas s’enyvrer tous les jours », mais il est permis de le faire « par exemple dans une rejoüissance publique, après une Victoire remportée par le Souverain […], à la venuë d’un ami » ou dans les jours de « débordements alimentaires » autorisés par le calendrier34. Les désordres liés à l’ivresse ne sont tolérés que lors de ces moments. Sinon l’enivrement est jugée intempestif35.
La société suit un calendrier alimentaire réglé par des cycles d’abstinence et d’abondance. En théorie, ces jours de bombance ne sont que quelques dizaines dans l’année. Les fêtes grasses d’hiver, de la veille de Noël à l’Épiphanie, les jours gras du Carnaval avant l’entrée en Carême, la sortie du Carême le jour de Pâques, la fête de la Saint-Jean, celle de l’Assomption ainsi que la Saint-Martin et, selon les lieux, les « festes de Patron dans les villages » et les vendanges sont les moments culminants de ces cycles d’abondance36.
Il faut ajouter à ces enivrantes fêtes cycliques d’autres circonstances exceptionnelles de bombance telles que les banquets réunissant les villageois, les baptêmes et les mariages. Les repas qui suivent ces heureux événements sont souvent l’occasion d’enivrements collectifs (parfois liés aux superstitions qui accompagnent ces sacrements). Le vin et « l’ivresse communielle » tissent ainsi de la sociabilité. Le retour d’une chasse royale peut également donner lieu à un enivrant repas. Lorsqu’il s’agit, en 1735, de parer les murs de la salle à manger des Petits appartements du roi à Versailles, Louis XV commande à Nicolas Lancret une œuvre où l’ivresse des personnages est explicite - comme un programme proposé aux véritables convives invités à la table personnelle du roi. La scène du Déjeuner au jambon se déroule en plein air, dans une clairière ou sur une terrasse, au milieu d’un décor antiquisant qui donne à voir Bacchus, ou un satyre, écrasant une grappe de raisin pour en extraire le jus37. (Annexe 5).
C’est la peinture d’une joyeuse ivresse que Nicolas Lancret offre à Louis XV. Ce repas champêtre est déjà bien entamé et il a été débridé : en témoignent le désordre de la nappe et des serviettes, les assiettes brisées qui jonchent le sol, l’amoncellement impressionnant de bouteilles de champagne. 23 bouteilles sont dénombrées, soit près de 3 par convive. Nous sommes ici face à un banquet pris par des élites, membres de la noblesse, qui n’ont que faire de la modération de la « civilisation des mœurs ».
Le personnage au centre de l’attention des convives est debout sur la table, la tête couverte d’une couronne de pampres, tel un nouveau Bacchus. C’est le roi de la fête. Situé au sommet de l’organisation pyramidale du tableau et doté d’un nez plutôt long, il pourrait symboliser le vrai roi, Louis XV, qui s’enivre avec ses compagnons de retour d’une chasse38. Pareil à un échanson, il effectue le geste essentiel, plaisant et maintes fois répété de cette partie de campagne : verser du champagne de haut, afin de le faire mousser davantage dans le verre.
Le teint vermeil des buveurs, ainsi que les animaux qui lapent et boivent les restes du repas, indiquent sans hésitation possible que les convives sont ivres. Les sourires sont aux lèvres, la parole est libérée et les postures sont déséquilibrées. L’inversion est également soulignée par la présence d’un chat agressif aux côtés d’un chien abattu et par la chaise renversée au premier plan. Le décor antiquisant et champêtre, la couronne de pampres, la présence statufiée d’un satyre ou de Bacchus allongé près d’une panthère ainsi que la débauche extraordinaire des buveurs font de cette scène de genre, un repas bachique. Plus qu’un déjeuner au jambon, dont le goût salé n’est qu’un prétexte pour boire en excès, cette peinture donne à voir un enivrement collectif qui symbolise notamment le succès de l’ivresse au vin de Champagne auprès des élites du XVIIIe siècle, y compris royales39.
Dans l’Ancien Régime, les buveurs sont censés témoigner « leur affection à coups de verre » en buvant « à la santé des Princes » et « aux bonnes graces de leurs amys presents et absents »40. Ces santés, ou « brints »41, font partie du cérémonial de la consommation hérité de l’antiquité gréco-romaine. Ils servent à renforcer les liens de solidarité42.
Certains boivent aux lettres de leur compagne43, d’autres aux trois Grâces ou aux neuf Muses44, voire aux douze ensemble45. Le chiffre trois, symbole de la Trinité, revient assez souvent mais il est aussi dans l’usage de « boire les inclinations », c’est-à-dire de « recommencer à boire les santés des mêmes personnes »46. Tous les buveurs « dedient ordinairement les premiers traicts, et les plus grands verres ou au maistre du festin, ou à ceux qu’ilz jugeront surpasser en merite le reste de la compagnee »47. Parfois les buveurs boivent les santés en fonction du nombre de convives. Madame de Sévigné relate, dans un passage de sa Correspondance, le banquet de la noblesse des États de Bretagne du 17 août 1671.
Toute la Bretagne était ivre ce jour-là. Nous avions dîné à part. Quarante gentilshommes avaient dîné en bas, et avaient bu chacun quarante santés ; celle du Roi avait été la première, et tous les verres cassés après l’avoir bue48. Le prétexte était une joie et une reconnaissance extrême de cent mille écus que le Roi a donnés à la province […]. Le Roi a écrit de sa propre main mille bontés pour sa bonne province de Bretagne. Le Gouverneur a lu la lettre aux Etats et la copie en a été enregistrée ; il s’est élevé un cri jusqu’au ciel de " Vive le Roi ", et ensuite on s’est mis à boire, mais boire, Dieu sait49 !
Cette consommation à la ronde est une norme qui concerne toutes les catégories sociales, puissantes ou modestes, catholiques ou protestantes, rurales ou urbaines50.
S’enivrer avec autrui tisse du lien social. Boire avec les autres et à leur santé permet d’apaiser les relations sociales, de se réconcilier, de témoigner de son amitié, de fêter une révolte, de sceller des alliances en gagnant celle des autres. Les archives judiciaires en attestent51. La coutume du « boire du marché » qui consiste à « ne faire aucun marché sans aller boire ensuite en signe de bonne foi et de réjouissance », favorise ces nombreux enivrements52. La vérité est dans le vin : boire ensemble permet de savoir si l’interlocuteur ne cherche pas à dissimuler quelque chose. L’ivresse est alors « communielle »53.
Conclusion
Cette culture de l’enivrement complaisante, héritée et sociabilisante fait partie de l’identité de la France d’Ancien Régime. Si l’enivré fait sourire ou s’esclaffer de rire une grande partie de la population, comment pourrait-il sérieusement cristalliser une opposition efficace contre lui ? Ce comique d’enivrement (véritable dénominateur commun entre la culture populaire et celle des élites), en faisant rire ou simplement sourire, en utilisant le registre du bas corporel ou non, contribue à proposer une image joyeuse de l’enivré ainsi qu’à dédramatiser la faute ou le péché commis54. Si s’enivrer fait rire et permet d’ôter les chagrins, « de cette maniere quel mal y a-t-il à s’enyvrer »55?