Paysage et médiatisation dans les Alpes françaises : approche géographique de la diffusion des cartes postales paysagères

DOI : 10.58335/shc.228

Résumé

Petit rituel des vacances, la carte postale paysagère a pour fonction première d’entretenir les relations sociales entre ceux qui « partent » et ceux qui « restent ».
Mais en donnant à voir une portion d’espace depuis un autre lieu, elle constitue une manière originale d’appréhender les territoires touristiques et de répondre à une question a priori simple : pourquoi vend-on tel paysage dans tel lieu de vente ?
A partir de cette question théorique, d’autres interrogations émergent : existe-t-il une hiérarchie entre les sites touristiques ? Des parties de territoire sont-elles évincées en raison de leur manque d’attractivité ? La médiatisation des sites engendre t-elle des effets de déconstruction des territoires ?
Pour répondre à ces questions, une enquête a été réalisée dans deux départements des Alpes françaises : la Savoie et la Haute-Savoie. Huit mille cartes postales ont ainsi pu être recensées, décrites, analysées puis géoréférencées, constituant un corpus paysager exceptionnel.
Des méthodes d’analyse statistique et spatiale permettent ensuite de dégager une série de facteurs intervenant dans la médiatisation paysagère et d’apporter un regard particulier sur les pratiques de mise en image des territoires.

Plan

Texte

Introduction

Le tourisme est devenu un enjeu majeur pour le développement de nombreuses régions françaises. Pour certaines d’entre elles, il constitue même la principale source de revenus et de devises (Frustier et Perroy, 2004). Dans ce contexte, les territoires sont amenés à valoriser leurs atouts paysagers, culturels ou architecturaux afin d’attirer, au détriment des autres, le plus grand nombre de touristes.

A cette fin, plusieurs moyens de communication sont utilisés tels que les campagnes télévisuelles, Internet, brochures, cartes postales… Lien entre ces différents supports, l’image est un point essentiel de la communication. De nombreux travaux ont par exemple montré le rôle de la photographie dans le choix des destinations touristiques (Dann, 1996 ; Day et al, 2002). Si l’image est un moyen efficace pour montrer un paysage ou un site architectural elle offre également une vision particulière et embellie de la réalité (Hunter, 2008) et, en donnant une vision synthétique et choisie des territoires, elle participe de l’identité des lieux (Millet, 1991 ; Mazas, 1995). Ainsi, au travers de leur mise en image, les territoires créent et promeuvent leur identité.

L’approche que nous proposons ici se base sur l’un des supports précédemment cités, la carte postale de paysage. Chaque année en France, 360 millions de cartes postales sont vendues et sous leur aspect commun, permettent aux territoires de diffuser leur image partout dans le monde, leur aire de chalandise publicitaire n’ayant pour seule limite que les carnets d’adresses des touristes.

L’utilisation des cartes postales permet de s’intéresser aux modes de diffusion des sites touristiques sur leur espace environnant et d’observer les relations qui s’établissent entre paysage, image et territoires, trois axes thématiques qui constituent le fondement de notre recherche.

Après avoir exposé la problématique, il s’agira de définir le protocole d’acquisition des données ainsi que le terrain d’étude. Une seconde partie sera ensuite consacrée aux analyses menées depuis les sites touristiques tandis qu’une troisième présentera d’autres analyses menées cette fois sur les lieux de vente en cartes postales.

1. Matériaux et Méthodes

1.1 Problématique

Une carte postale fournit trois informations qui sont à la base des questionnements de ce travail : un lieu montré c'est-à-dire un site touristique, un lieu de vente et un contenu paysager. L’interaction entre lieux de vente et lieux montrés permet de s’interroger sur la façon dont se diffusent les sites touristiques sur le territoire environnant. Nous supposons alors que différents types de sites émergent selon leur plus ou moins forte diffusion spatiale, les uns restant confinés sur une portion locale du territoire, les seconds se diffusant sur de très longues distances. Cette hypothèse traduit alors l’identité paysagère des territoires avec des sites répondant d’une identité locale et d’autres d’une identité plus régionale, voire nationale.

Une seconde hypothèse repose sur l’identification de facteurs intervenants dans les choix de commercialisation. En effet, proposer une carte postale à la vente répond à certains impératifs d’ordre mercantiles. L’offre doit par exemple correspondre à la demande c'est-à-dire aux attentes des touristes qui visitent les lieux, les paysages proposés doivent être accessibles plus ou moins localement et doivent enfin plaire aux éventuels acheteurs. Ces préoccupations suggèrent qu’il est possible d’identifier une série de facteurs influant sur les pratiques de médiatisation.

Enfin, les cartes postales offrent une vision tronquée de la réalité des lieux, certains paysages accèdent au statut d’emblème des territoires tandis que d’autres sont évincés car non-conformes aux critères actuels d’appréciation. Une autre partie de ce travail consiste alors à comprendre ce qui « fait paysage » et quels sont les critères qui permettent aux sites de devenir carte postale.

1.2 Protocole d’acquisition des cartes postales

En tant qu’objet marchand, les cartes postales ne sont pas accessibles gratuitement et facilement. Dans le but de constituer une base de données servant à divers traitements géomatiques et statistiques, une méthode originale a été mise en place pour obtenir cette donnée. Des photographies numériques des présentoirs de cartes postales ont été réalisées directement dans les lieux de vente. Chaque planche (d’une douzaine de cartes en moyenne) a ensuite été découpée individuellement afin d’implémenter la base de données. Le contenu paysager ainsi que les informations de localisation sont ensuite décrits pour chaque carte. Enfin, les sites montrés et les lieux de vente sont géoréférencés dans un SIG (Système d’Information Géographique).

Le lien particulier existant entre un lieu de vente et un lieu montré est appelé vecteur de médiatisation. Il correspond à l’intensité de l’échange entre ces deux entités, c'est-à-dire au nombre de cartes postales d’un site rencontrées dans un point de vente. Précision utile, le nombre de cartes par site correspond au nombre de cartes différentes d’un même site dans un même lieu de vente. Ainsi, 100 cartes identiques du Mont Blanc collectées à Chamonix sont comptabilisées comme une seule.

A partir des vecteurs de médiatisation et reprenant le vocabulaire de la géographie économique, il est possible de s’intéresser conjointement aux « aires de chalandise » des sites soit l’ensemble des lieux de vente dans lesquels il apparaissent soit aux « aires de consommation » des points de vente c'est-à-dire l’ensemble des sites qui sont proposés dans un point de vente.

1.3 Terrain d’étude

Le choix du terrain d’étude se base sur deux critères : une fréquentation touristique suffisante garantissant une offre en carte postale et une certaine diversité paysagère. Ainsi, deux départements des Alpes françaises ont été choisis : la Savoie et la Haute-Savoie. Cet espace est particulièrement adapté à notre démarche puisque la fréquentation touristique y est importante et l’alternance de massifs et vallées offre une excellente diversité paysagère (figure 1).

L’enquête de terrain a été menée dans 97 lieux de vente des deux départements en couvrant l’espace de façon homogène durant l’été 2005. Seule a été écartée de l’enquête la partie ouest de la Haute-Savoie correspondant au sud de Genève et à l’ouest des Bauges en raison de son éloignement avec les premiers massifs alpins. Près de 8200 cartes postales ont étés collectées et 560 sites alpins ont été identifiés puis géoréférencés. Comme le montre la figure 2, les sites alpins ne sont pas répartis de façon homogène sur le territoire. Les grandes vallées pénétrantes sont évincées tandis que les grands massifs sont surreprésentés. Par ailleurs, le nombre de cartes par site connaît lui aussi de fortes disparités, plus de 60% des sites ont un nombre de cartes à leur effigie inférieur à 10 cartes tandis que l’ensemble Grandes Jorasses, Drus, Aiguille du Midi, Aiguille Verte, Lac Blanc et Mont Blanc concentre à lui seul 22% des cartes postales (voir figure 1).

Enfin, 80 « légendes floues » ont été identifiées, baptisées ainsi en raison de l’étendue territoriale importante auxquelles elles se réfèrent, ce sont par exemple « Les Alpes », « La Maurienne », « Paysages de Savoie »… Ces cartes ne seront pas utilisées dans les analyses proposées ici mais leur apport est considérable pour comprendre les phénomènes identitaires notamment en observant quels paysages recouvrent ces différentes légendes (voir figure 2).

2. Les sites touristiques alpins, facteurs de choix et inégalités

2.1 Quels facteurs pour la médiatisation paysagère ?

Ne seront présentés ici que quelques uns des facteurs intervenant dans les choix de commercialisation des sites touristiques : la distance sous forme de l’accessibilité, la visibilité des sites depuis les points de vente, la concurrence spatiale et les associations de sites.

2.1.1 La distance

Pour tester le rôle de la distance, nous avons comparé le nombre de cartes d’un site dans chaque lieu de vente selon son éloignement à ce dernier. Les sites dont le potentiel de diffusion est inférieur à 10 cartes sont évincés en raison du manque de pertinence de leur utilisation dans des modèles de régression linéaire. Par conséquent, l’analyse proposée ici repose sur 180 sites. Afin de mettre en évidence l’importance de l’accessibilité, deux modèles de distance sont testés : les distances euclidiennes (à vol d’oiseau) et les distances selon le réseau routier. La figure 3 présente les coefficients de détermination ou r2 obtenus pour chaque site selon les deux modèles de distances testés, en bleu les distances euclidiennes, en rouge les distances réseau. De façon générale, les distances réseau offrent de bien meilleurs résultats même si ponctuellement les distances euclidiennes peuvent être plus explicatives. Les raisons de ces performances nuancées tiennent à la localisation de certains sites et à leur environnement topographique mais ces résultats ne seront pas détaillés ici. En conclusion, la distance objective est une composante importante des choix de commercialisation et celle-ci est mieux perçue par les habitants que la distance « cognitive » ou euclidienne (Thompson, 1963 ; Foley et Cohen, 1984). Voir Figure 3.

2.1.2 La visibilité

De nombreuses cartes postales sont composées de plusieurs plans. Généralement, il s’agit de cartes à deux plans principaux sur lesquelles apparaissent un élément humain comme une station, un village ou un bâtiment au premier plan et un massif facilement identifiable au second plan. De ce constat est née l’hypothèse selon laquelle un site visible depuis un lieu de vente ou depuis son environnement proche est plus facilement commercialisé qu’un site non visible. Pour vérifier cette hypothèse, des calculs de visibilité sont opérés1. En raison de temps de calculs extrêmement longs, seuls neuf sites sont utilisés ici : le Mont Blanc, les Aiguilles d’Arves, la Grande Casse, la Chaîne des Aravis, le Mont Pourri, l’Aiguille des Drus, les Grandes Jorasses, la Dent Parachée et l’Aiguille Verte. Une régression logistique binaire (Agresti, 1990) est ensuite appliquée afin de déterminer la probabilité de commercialisation d’un site selon qu’il est visible ou non depuis les lieux de vente. Les résultats apparaissent dans la figure 4. Un site visible depuis l’environnement proche d’un lieu de vente est commercialisé dans 74% des cas tandis que les sites non visibles ne sont généralement pas vendus (62% des cas observés). Ces résultats attestent du rôle de la visibilité des sites dans les pratiques de commercialisation. Ils montrent par ailleurs l’importance d’un attachement du lieu de vente à un territoire plus vaste, le massif du second plan devenant une sorte de vitrine paysagère.

2.1.3 La concurrence

Sur le principe des modèles gravitaires, des interactions peuvent exister entre les sites au sein des points de vente sous la forme d’une concurrence spatiale. Par exemple, la forte présence du Mont Blanc dans les lieux de vente de la vallée de Chamonix peut gêner la commercialisation d’autres sites extérieurs au massif. Pour vérifier cette hypothèse, le modèle de Huff est utilisé afin de mesurer la probabilité d’apparition des sites dans les lieux de vente selon leur potentiel de diffusion et leur éloignement (Huff, 1964). Deux matrices sont alors crées, la première correspond au nombre de cartes effectivement collectées pour chaque site dans chaque lieu de vente, la seconde correspond à une estimation de ce nombre de cartes selon le potentiel de diffusion des sites et leur éloignement aux lieux de vente. En appliquant une régression linéaire entre les valeurs réelles et simulées, un r2 permet ensuite d’apprécier leur niveau de corrélation.

Pour les sites dont le potentiel de diffusion est supérieur à 20 cartes, le r2 obtenu est de 0,72. Pour les sites dont le potentiel est supérieur à 10 cartes le modèle conserve une bonne performance avec un r2 égal à 0,65. Pour les sites inférieurs à 10 cartes, les résultats sont peu probants en raison du manque d’individus statistiques. Néanmoins, ces résultats attestent de l’importance de la concurrence spatiale pour la commercialisation des sites. Plus loin, ces résultats indiquent également que des phénomènes de focalisation sont à l’œuvre, à Annecy par exemple, l’offre paysagère des lieux de vente est très pauvre puisque la quasi-totalité des présentoirs est occupée par les images du lac et de la ville.

2.1.4 Les associations

Parallèlement aux phénomènes de concurrence, il est possible que certains sites forment des « associations » c'est-à-dire qu’ils soient fréquemment commercialisés ensemble dans les mêmes lieux de vente. Par exemple, lorsqu’un commerçant propose une carte du Lac d’Annecy, il tend à proposer également une carte de la ville. Pour vérifier cette hypothèse, une matrice de cooccurences est réalisée pour les sites dont le potentiel de diffusion est supérieur à 20 cartes. La fréquence d’apparition de chaque site est alors mesurée dans chaque lieu de vente. Une AFC (Analyse Factorielle des Correspondances) puis une CAH (Classification Ascendante Hiérarchique) sont ensuite réalisées pour déceler d’éventuelles associations. La figure 4 présente onze classes de sites vendus préférentiellement ensemble dans les points de vente. Certains sites sont localisés dans un même espace comme les sites du Léman ou du Haut-Giffre tandis que d’autres, bien que se trouvant fréquemment dans les mêmes lieux de vente, sont spatialement diffus sur le territoire alpin. Ce constat nécessite de s’intéresser au territoire de vente de ces associations pour comprendre les motifs de telles disparités (voir figure 4).

Dans ce but, il incombe d’observer les semis de points correspondant aux associations de sites ainsi que les semis de points de leurs lieux de vente respectifs. L’objectif est alors de créer un territoire touristique virtuel qui permette de comprendre comment se diffusent ces sites dans l’espace alpin.

Pour chaque semis de point, le centroïde du nuage est alors calculé à partir des coordonnées x et y puis la distance standard (Bachi, 1999) est utilisée pour mesurer la dispersion des points du nuage autour du centroïde. Cette méthode est synthétisée dans la figure 5 qui présente les onze classes de sites précédentes selon l’étendue qui sépare les sites d’un même ensemble mais aussi l’étendue de leur territoire de vente. Par exemple, l’ensemble Bourget - Chartreuse montre que les sites vendus ensembles sont très proches les uns des autres et sont commercialisés localement dans une série de lieux de vente eux-mêmes proches les uns des autres. La position des deux cercles, correspondant pratiquement à la réalité géographique montre que ces sites et ces lieux de vente se situent aux alentours directs du Lac du Bourget et de la Chartreuse. Inversement, si l’on considère l’ensemble nommé Sites Ubiquistes la taille des cercles montre que les sites vendus ensembles sont éloignés les uns des autres mais aussi que leur territoire de vente est très vaste (rayon du cercle des lieux de vente important) et que ces derniers sont éloignés des sites eux-mêmes. En conclusion, certains ensembles de sites forment des associations locales et se diffusent dans leur environnement proche uniquement, d’autres sont présents sur tout le territoire et sont pourtant vendus communément dans les lieux de vente. Il existe donc de fortes nuances dans la diffusion des sites, certains peuvent être jugé de confidentiels tandis que d’autres seraient au contraire ubiquistes. Une typologie des sites selon leur mode de diffusion spatiale semble donc nécessaire pour comprendre ces disparités (voir figure 5).

2.2 Vers une typologie des sites alpins

Malgré le rôle de la distance, de la visibilité ou de la concurrence, les sites alpins se diffusent de façon inégale sur le territoire. Une typologie des sites basée sur leur diffusion spatiale est par conséquent proposée. Dans ce but, quatre critères sont utilisés : le nombre de cartes d’un site, la distance moyenne des lieux où sont commercialisées ses cartes, le nombre de points de vente et un indice de diversité (l’indice de Shannon) permettant de mesurer l’équirépartition d’un site dans les lieux de vente. A partir de ces quatre critères, une classification en nuées dynamiques permet de créer cinq classes de sites. Ces classes sont présentées dans la figure 6.

La classe 1 correspond aux sites qualifiés de confidentiels car leur nombre de cartes est très faible et leur commercialisation locale, ce sont pour la plupart des sites peu connus, des images de stations, villes et villages vendus exclusivement sur place. La seconde classe regroupe des sites à potentiel de diffusion moyen mais ayant un poids local important, on trouve ici les stations des abords des grands lacs (Léman, Bourget, Annecy) ainsi que des curiosités naturelles très prisées durant la saison estivale tels que le Cirque du Fer à Cheval, la Vallée du Haut-Giffre ou des cascades. La troisième classe possède un bon potentiel de diffusion mais ces sites ne sont commercialisés que très localement, ce sont généralement des images de grosses stations ou villes comme Avoriaz, Bourg-Saint-Maurice ou Aime. La classe quatre correspond aux sites emblématiques. Ces sites ont un potentiel de diffusion exceptionnel, un poids localement considérable et se diffusent bien sur le reste de l’espace alpin, ce sont les prestigieux sites du Massif du Mont Blanc, des Ecrins ou de la Vanoise, tous sont liés à la haute montagne, à la verticalité et à l’extrême, il s’agit d’aiguilles, de sommets ou encore de glaciers. Seules « anomalies » dans cette classe, le Lac et la ville d’Annecy possèdent un très fort potentiel de diffusion mais demeurent néanmoins à une échelle plus locale que les sites de haute montagne. Enfin, la dernière classe se compose de sites ubiquistes en raison de leur apparition récurrente dans de nombreux points de vente. Là encore, la haute montagne est à l’honneur mais il s’agit plutôt de compositions paysagères mêlant lacs de haute montagne et massifs en arrière-plan : le Chazelet et la Meije, Vallée de la Clarée et Massif des Cerces, Lac et Pic de Lauvitel, Lac du Pontet et Cirque d’Arsine… (voir figure 6).

In fine, le type de paysage conditionne fortement la commercialisation des sites, la haute montagne ne semble connaître que peu de frontières et son apparition est récurrente, même dans des territoires éloignés tels que grandes vallées, zones de moyenne montagne, abords des grands lacs... Inversement, les sites de moyenne altitude ou les paysages anthropisés ne sont présents qu’à l’échelle locale. Les espaces d’activités estivales comme les grands lacs, les rivières et cascades sont pour leur part très bien représentés sur leur propre territoire mais leur diffusion reste elle aussi confinée.

3. Les lieux de vente, entre focalisation et appropriation

Si les sites montrent des comportements singuliers, quand est-il des lieux de vente ? Il a été montré précédemment que certains espaces sont surmédiatisés tandis que d’autres semblent évincés des présentoirs. Dans ces espaces « carencés » en paysages attractifs, que se passe t-il ? Vers quels sites s’orientent les commerçants pour conserver une offre paysagère satisfaisante ?

3.1 L’endogénéité des territoires, un reflet des pratiques médiatiques

Le taux d’endogénéité correspond à la part de sites vendus dans un espace et appartenant à ce même espace. L’espace considéré peut être déterminé par une distance arbitraire autour d’un lieu de vente ou par un découpage administratif, topographique… Ici, les limites des grands bassins versants alpins sont utilisées. Ces derniers sont déterminés à partir du logiciel Arcgis en raison de la difficulté d’obtenir un découpage des Alpes issu de la littérature (Debarbieux, 2001). La part des sites appartenant à chaque bassin et vendue en son sein est ensuite calculée, les résultats apparaissent sur la figure 7. Les cartes postales étant fréquemment composées de deux plans, l’endogénéité du premier et du second plan est distinguée. Il est en effet possible de rencontrer des cartes sur lesquelles le premier plan est endogène à un bassin versant et le second à un autre, c’est le cas par exemple de l’association paysagère Lac de RoselendMassif du Mont Blanc. Cette distinction entre les deux plans des photographies est une information essentielle, même si elle n’est pas détaillée ici, puisqu’elle permet de traduire des formes de rattachement identitaire de certains territoires à d’autres (voir figure 7).

L’endogénéité des territoires connaît de très fortes variations, la Vallée de l’Arve est par exemple repliée sur ses propres paysages (plans 1 et 2 confondus) tandis que les vallées de la Ménoge, du Borne ou encore de l’Isère commercialisent essentiellement des paysages exogènes à leur territoire. Certains espaces font valoir leur identité propre en mettant en avant leurs paysages tandis que pour d’autres, l’espace proche est évincé pour privilégier des sites exogènes, une forme d’appropriation paysagère apparaît alors. Néanmoins, pour distinguer ce qui, dans ces pratiques, à trait à des logiques identitaires ou commerciales, il convient de s’intéresser aux interactions paysagères entre les différents territoires alpins. En effet, il est possible que les sites d’un bassin versant peu endogène soient utilisés par d’autres bassins. Dans ce cas, il s’agit bien d’un choix opéré par les commerçants de s’orienter vers d’autres sites et non d’une nécessité induite par un manque de paysages attractifs. Enfin, bien qu’absentes ici, ces analyses ont également été menées à l’échelle des massifs et non plus des bassins versants et les résultats obtenus sont comparables.

3.2 Quelles interactions entre les territoires ?

La figure 8 présente les trois principaux liens paysagers entre chaque bassin versant de l’aire d’étude. Choisie pour des raisons de lisibilité, cette méthode permet néanmoins de représenter plus de 85% des échanges entre chaque unité. Il apparaît alors très clairement que la Vallée de l’Arve se fait le fournisseur paysager de nombreuses autres vallées. Quasiment tous les autres bassins s’orientent vers elle pour étoffer leur offre paysagère (voir figure 7).

Dans les espaces « carencés » des phénomènes singuliers se dégagent. Si l’on compare les vallées de la Ménoge et du Borne, dont la faible endogénéité a été signalée précédemment, ces deux vallées attestent de pratiques médiatiques différentes. La première s’oriente prioritairement vers des vallées qui lui sont contiguës et aucun de ses paysages ne sont utilisés par d’autres vallées. Ce constat montre que l’absence de paysages attractifs est seule explicative des choix de commercialisation, le rôle de l’appartenance identitaire est masqué par la nécessité de s’approprier des paysages exogènes afin de conserver une offre en cartes postales. La seconde, en plus d’utiliser des paysages plus éloignés, survolant au passage les vallées du Fier et de la Ménoge pourtant voisines, possède une part non négligeable de ses paysages utilisée par d’autres vallées comme celles de l’Arve et du Fier. Il semble alors que des préoccupations complexes soient à l’œuvre puisque les commerçants de cette vallée possèdent des paysages attractifs mais choisissent néanmoins de s’orienter vers des paysages exogènes.

Les analyses menées sur de grandes portions de territoire permettent de rendre compte de phénomènes de focalisation et d’appropriation paysagère, traduisant par ailleurs des pratiques identitaires et commerciales singulières. En s’intéressant désormais aux points de vente, il est possible d’affiner ces observations, ce qui constitue l’objectif des deux sous parties suivantes.

3.3 Les lieux de vente, une autre échelle de perception

Pour observer les choix des commerçants à une échelle locale, une méthode permettant de synthétiser l’offre paysagère des lieux de vente est proposée. A partir d’un vecteur unique symbolisant la distance moyenne des paysages montrés ainsi que leur dispersion autour du lieu de vente, l’ensemble des paysages commercialisés peut être cartographié. Cette méthode, issue de la statistique circulaire, est fréquemment utilisée en météorologie où elle permet de synthétiser les phénomènes climatiques directionnels (Shell et Lang, 1975).

Sur la figure 9, chaque lieu de vente est affublé d’un vecteur. La longueur du vecteur indique la distance moyenne des sites commercialisés, sa couleur (la norme du vecteur) indique la plus ou moins grande dispersion de ces sites autour du lieu de vente. Par exemple, le vecteur de Saint-Gervais montre que l’ensemble des sites qui y sont commercialisés sont localisés à l’est du lieu de vente et à une faible distance, il s’agit des sites du Massif du Mont Blanc.

A l’échelle des points de vente, des phénomènes nouveaux apparaissent. Les grands plans d’eau de l’aire d’étude forment des ensembles extrêmement polarisés, les points de vente situés entre Annecy et le Léman utilisent des paysages éloignés et plus ou moins diffus traduidant l’attractivité des sites du Massif du Mont Blanc. Malgré ces grandes tendances, des observations originales émergent : Megève semble renier sa proximité au Mont Blanc pour mettre en valeur les paysages des Aravis à l’ouest, Douvaine s’approprie les sites des abords du Lac Léman plutôt que ceux du Chablais ou du Massif du Mont Blanc… En outre, le rôle des limites nationales et départementales se fait sentir, très peu de sites suisses ou italiens sont proposés en France, la vallée de la Tarentaise constitue une barrière nord – sud très marquée (voir figure 9).

3.4 Typologie des lieux de vente

Ces constats amènent à proposer, comme pour les lieux montrés, une typologie des lieux de vente selon leur appartenance plus ou moins forte à leur territoire. Pour ce faire, une AFC à partir des sites commercialisés dans les points de vente est réalisée. Les sites ayant un nombre de cartes inférieur à 10 sont exclus en raison de leur trop faible représentativité. L’objectif est alors de créer des associations de lieux de vente proposant les mêmes sites à la vente afin de déceler des comportements marginaux mais aussi d’apprécier le rôle des limites territoriales dans les choix de commercialisation.

Sur la figure 10, les points de vente possédant un cercle sans contour correspondent à des lieux de vente respectant leur territoire originel c'est-à-dire qu’ils commercialisent essentiellement les sites de leur environnement, citons les abords des grands lacs, la Vanoise, les vallées de la Tarentaise ou de la Maurienne ou encore la vallée de l’Arve. Les lieux de vente cerclés de rouge se rattachent prioritairement à un seul territoire exogène, la couleur centrale du cercle précise le territoire de rattachement. Par exemple, Bonneville ou la Roche sur Foron sont attachés à la vallée de l’Arve ce qui s’explique par le manque de sites attractifs de ce secteur et la proximité des prestigieux sites du massif du Mont Blanc. Plus surprenant sont les cas de Modane qui renie son appartenance à la Maurienne pour se rattacher préférentiellement au Mont Blanc ou de Morzine qui délaisse le Chablais pour des sites de la Tarentaise. Enfin, les lieux de vente possédant un cercle entièrement rouge indiquent une appropriation diffuse, Aiguebelle, La Rochette ou Avoriaz sont de ceux-là (voir figure 10).

Les motifs expliquant les phénomènes marginaux observés à Modane ou Morzine sont difficilement décelables. En revanche, ils ouvrent la voix à d’autres pistes de réflexions : les commerçants de ces points de vente ont peut-être une histoire particulière avec les sites qu’ils commercialisent ? En outre, il est très intéressant d’observer la façon dont s’associent les lieux de vente autour des sites vendus. Dans bien des cas, ces associations redessinent les contours d’entités géographiques connues, l’on distingue aisément la Vanoise, les vallées de Tarentaise et Maurienne ou encore le Beaufortain. Ce constat appuie donc l’idée selon laquelle les découpages topographiques, à la base de notre perception de l’espace, influent sur notre représentation cognitive des territoires.

Conclusion et perspectives

L’utilisation des cartes postales dans un contexte géographique permet de mettre en lumière de nombreux phénomènes dans la diffusion de l’image des sites touristiques. Au commencement de ce travail, nous supposions intuitivement que le choix des cartes postales par les commerçants reposait sur d’autres facteurs que les seuls critères de beauté ou de goût. En montrant l’importance de la distance, du relief ou encore de la visibilité nous avons montré que ces pratiques tendent à être influencées par des facteurs quantifiables, qu’ils soient consciemment ou non pris en compte par les commerçants.

Ce travail a également permis de mettre en lumière les inégalités qui existent entre les territoires alpins, des espaces sont clairement évincés tandis que d’autres sont très largement surreprésentés. Plus loin encore, il semble que le paysage constitue le fondement identitaire et imaginaire de la région. En exploitant fortement l’image de la haute montagne, des pics, des sommets et des glaciers, les Alpes se distinguent des autres massifs français par ce qui leur est propre. La moyenne montagne existe en effet dans le Jura, le Massif Central, les Vosges ou les Pyrénées mais le domaine du glaciaire et de la très haute altitude leur est réservé, exception faite de quelques secteurs pyrénéens dont les glaciers sont par ailleurs en fort déclin (Serrano et Gonzales Trueba, 2004). La haute montagne, en plus de constituer l’élément distinctif alpin, son « image de marque », permet également l’entretien d’une identité forte, issue d’une longue histoire de l’alpinisme et de la verticalité (Backhaus et al., 2007). Pourtant riches de nombreux autres sites naturels ou architecturaux, qui suffiraient à l’afflux de touristes dans une autre région, les départements savoyards sont donc fortement attachés à cette image de la haute montagne et la revendiquent au travers de leur offre paysagère.

Objet du tourisme, petit rituel entre le « nomade expéditeur » et le sédentaire destinataire (Hossard, 2005), la carte postale montre ici une partie du potentiel qu’elle offre pour de nombreux domaines d’étude. En créant un lien original entre les paysages, les territoires et ceux qui les pratiquent, les cartes postales permettent à la fois de s’intéresser à l’identité paysagère et sociale, au sentiment d’appartenance aux lieux ou encore à la création d’un imaginaire collectif territorial. Proposant aux touristes d’autres paysages que ceux qui conditionnent initialement le but de leur visite, elles peuvent également permettre d’agir sur les pratiques touristiques et la requalification des territoires jusqu’ici délaissés. Les cartes postales sont en cela un objet social de premier plan et sont une forme d’appropriation des destinations (Norrild, 2001).

Ce travail pourrait bien sûr être enrichi de nombreuses approches. En premier lieu, l’acquisition de données qualitatives portant sur les préférences paysagères des commerçants et des touristes constituerait une piste intéressante. Les méthodes utilisées par les sociologues ou les psychologues et portant sur l’attachement au lieu ou l’identité pourraient permettre de comprendre l’incidence des perceptions spatiales individuelles sur les choix paysagers. Reproduire les analyses menées ici dans d’autres lieux serait également très enrichissant. En plus de tester la robustesse de nos méthodes, des aires d’étude différentes sont à même d’apporter de nouveaux éléments de réponse. L’étude d’un tracé linéaire tel qu’un cours d’eau ou celle d’un arrière-pays littoral pourrait favoriser la mise en évidence de nouvelles logiques spatiales induites par des effets de friction (entre terre et mer) ou de barrière et de linéarité dans le cas d’un fleuve. Enfin, mêlant distance et visibilité, un nouveau modèle basé sur les distances d’accessibilité visuelle aux sites semble prometteur. L’idée serait alors de connaître pour chaque lieu de vente, la distance nécessaire à parcourir pour obtenir une vue sur le site. Nous supposons que cette distance hybride pourrait offrir des résultats très performants dans les Alpes ou d’autres milieux fortement contraints par le relief, d’autant plus que dans ces espaces, de nombreux sites sont voués à la contemplation.

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Annexe

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Notes

1 Pour plus de précisions sur les calculs de visibilité, le lecteur pourra se référer aux travaux de Daniel Joly (Joly et al., 2009). Retour au texte

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Jean-Baptiste Litot, « Paysage et médiatisation dans les Alpes françaises : approche géographique de la diffusion des cartes postales paysagères », Sciences humaines combinées [En ligne], 8 | 2011, publié le 01 septembre 2011 et consulté le 19 avril 2024. DOI : 10.58335/shc.228. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=228

Auteur

Jean-Baptiste Litot

Docteur en Géographie, THEMA - UMR 6049 - UFC