Le droit distingue deux types de personne : les personnes physiques et les personnes morales. Les individus intègrent la catégorie des personnes physiques. La catégorie des personnes morales est, pour sa part, constituée des groupements dotés par la loi, sous certaines conditions, de la personnalité juridique. Constituent par exemple des personnes morales : les associations, les sociétés et les syndicats1. « Il existe ainsi dans l’univers juridique tel que le considère le droit (…), deux catégories de personnes, deux espèces de sujets de droit (…) : les personnes physiques et les personne morales »2.
En dépit de cette opposition naturelle et irréductible3 entre les êtres de chair et les entités morales, le principe du droit positif français est que tout sujet de droit, qu’il soit personne physique ou personne morale, est titulaire des mêmes droits et obligations. Ainsi, comme toute personne physique, « une personne morale est, activement et passivement, sujet de droit »4. Elle est apte à acquérir et à assumer des obligations. Ainsi, étant dotées de la personnalité juridique, les personnes morales, comme les personnes physiques, ont la capacité d’ester en justice5.
En conséquence, une personne morale peut, le cas échéant, défendre ses droits en empruntant la voie judiciaire. Dès lors que le différend ne relève ni du domaine pénal ni du droit public, le contentieux est soumis aux règles de la procédure civile. Cette branche du droit ne distinguant pas selon que les litigants sont des personnes morales ou des personnes physiques, a priori, les règles processuelles s’appliquent uniformément à l’ensemble des sujets de droit. Toutefois, comme les personnes morales diffèrent des personnes physiques – principalement en raison de leurs différences structurelles –, la question se pose de savoir s’il faut véritablement adopter une vision unitaire des personnes juridiques. Le législateur tend à le laisser penser. Effectivement, « tous les textes qui organisent l’activité des personnes morales privées présupposent l’identité de personnalité entre les personnes morales et les personnes physiques »6. Mais en est-il de même pour l’ensemble des branches du droit, et plus spécifiquement en matière de procédure civile ? Selon Louis Coupet, le régime procédural doit être le même pour tout sujet de droit. D’après cet auteur, la « reconnaissance de l’action en justice à tous les sujets de droit, comme conséquence de leur personnalité, s’opère (…) par une simple transposition de régime : pour un même droit ou intérêt, (…) les mêmes actions ; pour ces actions le même régime ». Il pose d’ailleurs la question suivante : « à partir du moment où l’action en justice est la sanction d’un droit ou d’un intérêt, pourquoi faire une différence de régime selon la personnalité juridique du titulaire de ce droit ou de cet intérêt »7 ?
Le Code de procédure civile semble lui-même imposer une vision unitaire du régime procédural. Il ne contient aucune disposition instituant un régime processuel propre aux personnes morales. Tout juste est-il prévu des adaptations aux règles existantes. Néanmoins, il convient de relever qu’en dépit d’une formulation générale, l’article 534 du Code de procédure civile8, est devenu propre aux personnes morales9. En dépit de cette exception, le Code de procédure civile ne contient aucune disposition spéciale aux entités morales. Deux raisons expliquent cette absence. D’une part, la procédure civile est présentée comme permettant aux particuliers – et non aux sujets de droits dans leur ensemble – de défendre leurs droits10. La procédure civile vise donc la défense des individus, ou plus juridiquement des personnes physiques. Les personnes morales y sont par la suite accolées. La seconde raison expliquant cette absence de disposition propre aux personnes morales réside dans le fait que la procédure civile, comme les autres branches du droit d’ailleurs, établit des règles à destination des êtres humains avant de les étendre aux groupements. Ces derniers intègrent de fait le champ d’application des dispositions légales. D’ailleurs, la reconnaissance d’une personne morale n’a pour but que de traiter le pluriel comme un singulier en érigeant un groupement d’êtres en un individu11.
Malgré cette première impression d’application unitaire des règles de procédure civile, dès lors que l’on distingue les personnes physiques des personnes morales, il paraît important de se demander si le régime procédural est réellement le même lorsqu’une personne morale est partie à un procès civil. En d’autres termes, bien que l’action en justice soit identique selon qu’elle est exercée par une personne physique ou une personne morale, l’identité vaut-elle également pour le régime procédural ?
Avant de répondre à cette problématique, il convient de limiter le champ de la présente étude. Seul le régime procédural des sociétés sera étudié. Plusieurs raisons justifient cette délimitation du champ des recherches. Tout d’abord, plusieurs travaux ont déjà été rédigés sur l’action en justice des personnes morales dans leur ensemble12. Ils ont d’ailleurs tous relevé le particularisme des actions en justice de ces sujets de droit. Ensuite, la société paraît être la principale personne morale de droit privé. Les règles dégagées pour ces entités peuvent en principe être appliquées aux autres groupements, notamment aux associations puisque le droit des sociétés joue un rôle supplétif à leur égard13. Enfin, nous considérons que les inflexions que pourrait subir le régime procédural civil résultent des apparences caractérisant les personnes morales. Or, les apparences jouent un rôle important en matière de sociétés. En effet, celles-ci fondent non seulement la personnalité morale mais elles permettent, en outre, d’attribuer le caractère commercial ou civil d’une société. De même, elles autorisent à ignorer les éventuelles limitations de pouvoirs du représentant social voire d’attribuer faussement la qualité de dirigeant à une personne non dotée du pouvoir de représenter la société. Or, l’ensemble de ces éléments peut avoir des conséquences sur l’application des règles de procédure civile.
Ainsi, la vision unitaire du régime procédural ne paraît pas satisfaisante. Les sociétés se distinguant des personnes physiques, le régime processuel ne peut pas être totalement identique. D’ailleurs, en focalisant son attention sur des éléments particuliers de la procédure civile, il apparaît que la jurisprudence infléchit les règles procédurales lorsqu’une société est partie à un procès. Les apparences sociales peuvent donc moduler l’application des règles de procédure civile. Il est important de souligner qu’il s’agit de simples inflexions et non de dérogations. En effet, la réception par la procédure civile des apparences sociales ne conduit pas à écarter la loi. Il n’est pas procédé à une modification du régime procédural, mais seulement à de simples infléchissements. Il en est particulièrement ainsi quant à la détermination de la juridiction compétente (I) et lors de l’exercice de l’action en justice par une société (II).
I. La détermination de la juridiction compétente en présence d’une société au procès
Même si les règles processuelles sont identiques, il s’avère que lorsqu’elles sont appliquées aux sociétés, elles sont parfois infléchies. Tel est notamment le cas s’agissant de la détermination de la juridiction compétente. Dès lors qu’un justiciable entend régler son différend par l’intermédiaire de la justice étatique, il lui appartient de saisir la juridiction compétente. Engager un procès nécessite, en effet, de déterminer quel tribunal a le pouvoir de connaître le litige. Or, la compétence est une médaille à deux faces : d’un côté on a la compétence d’attribution et de l’autre, la compétence territoriale. La compétence d’attribution permet de déterminer l’ordre, le degré et la nature de la juridiction compétente. Elle permet ainsi de déterminer si la juridiction compétente est une juridiction administrative, civile ou pénale, mais également s’il s’agit d’un tribunal ou d’une cour d’appel ainsi qu’un tribunal de grande instance ou d’une juridiction d’exception tel que le tribunal de commerce. Une fois cette détermination opérée, les règles de compétence territoriale permettent de déterminer celle qui parmi toutes les juridictions du même ordre, de même degré et de même nature doit géographiquement être saisie du procès.
Même si les apparences sociales influencent la détermination de la juridiction matériellement compétente, la modulation du régime processuel civil la plus topique réside dans la détermination de la juridiction territorialement compétente. En principe, une personne morale doit être assignée au lieu de son siège social14. Toutefois, le siège social n’est pas le chef de compétence territoriale exclusif en cas d’action en justice exercée contre une société. L’application stricte de cette règle conduirait à surcharger certaines juridictions – notamment parisiennes en raison du nombre important de sièges sociaux présents dans cette ville – et à éloigner les parties de leur procès15. Afin d’éviter ces inconvénients, les juridictions ont élaboré un aménagement connu sous le nom de « jurisprudence des gares principales ». Cette inflexion autorise l’assignation des sociétés devant les juridictions de leurs succursales en lieu et place de leur siège social. Deux conditions doivent être réunies pour pouvoir appliquer cette jurisprudence. D’une part, la société ne peut être assignée que devant le tribunal dans le ressort duquel se situe une succursale jouissant d’un certain degré d’autonomie par rapport au siège social. Il en est ainsi lorsque l’établissement est dirigé par une personne ayant le pouvoir d’engager la personne morale à l’égard des tiers16. D’autre part, il faut qu’il existe un lien entre la demande et l’activité de la succursale. Le litige doit avoir sa source soit dans les opérations passées ou les affaires traitées par la succursale, soit dans des faits qui se sont produits dans le rayon d’activité de celle-ci17.
Il apparaît ainsi que lorsque le procès intéresse une société dotée de plusieurs succursales, la détermination de la juridiction territorialement compétente peut s’avérer délicate et nécessite une dérogation aux règles instituées. Afin de présenter de manière objective les particularités du régime procédural civil lorsqu’une société est partie à un procès, il convient de relever que la question de la détermination de la juridiction territorialement compétente peut également poser des difficultés en dehors de toute présence d’une société au procès. Il peut, par exemple, s’avérer difficile de déterminer la juridiction territorialement compétente en cas de litige devant statuer sur la question de l’autorité parentale exercée sur l’enfant après la séparation de ses parents. Dans cette hypothèse, la détermination du juge aux affaires familiales territorialement compétent est fondée sur le lieu de résidence du parent avec lequel réside habituellement l’enfant mineur18. Si dans cette hypothèse, la détermination de la compétence territoriale peut être délicate et nécessite d’opérer un choix, il convient de constater que s’agissant des actions exercées contre les sociétés, la jurisprudence a d’elle-même aménagé la règle légale. Face à la difficulté, la jurisprudence a affirmé, et ceci en l’absence de tout texte, qu’une société pouvait être assignée devant le tribunal dans le ressort duquel se situe l’une de ses succursales. Un tel phénomène d’inflexion des règles processuelles ne s’est pas produit en d’autres matières, notamment en droit de la famille. Ainsi, la jurisprudence des gares principales illustre parfaitement que lorsqu’une société est partie à un procès civil, le régime procédural doit être modulé. D’ailleurs, la terminologie désignant cette règle procédurale démontre parfaitement que la pratique judiciaire a d’elle-même adapté les règles processuelles aux sociétés. En effet, cette inflexion est née d’un arrêt du 15 mai 184419 intéressant une compagnie d’assurance dont la solution a particulièrement été utilisée lors des actions en justice exercée contre les compagnies de chemin de fer, d’où le nom de jurisprudence des gares principales.
Partant, lorsqu’une société est partie à un procès civil, la pratique judiciaire recourt à un régime processuel infléchi. Il en est d’ailleurs ainsi lors de l’exercice d’une action en justice par une société.
II. L’exercice de l’action en justice par une société
La détermination de la juridiction compétente n’est pas la seule illustration de l’inflexion du régime processuel civil lorsqu’une société est partie à un procès. Des singularités apparaissent également au cours de l’exercice de l’action en justice. Étant immatérielles, les sociétés ne peuvent agir que par le truchement de la représentation. En d’autres termes, toute activité sociale suppose qu’une personne physique agisse au nom et pour le compte de la personne morale. La personne physique n’est alors que le représentant de la société.
En principe, le représentant social est légalement déterminé et clairement identifié. Il est ainsi le seul à pouvoir agir au nom et pour le compte de la société. À ce titre, seul le représentant social devrait recevoir les notifications et significations d’actes processuels au nom et pour le compte de la société. Or, la Cour de cassation admet qu’un acte procédural est valablement signifié ou notifié à la société dès lors qu’il est remis à une personne travaillant au sein du groupement20. La Haute cour module ainsi, avec un certain laxisme d’ailleurs, les règles de la représentation sociale. De nouveau, le fait que ces actes processuels s’adressent à une société impose l’infléchissement du régime procédural civil. Des raisons pratiques justifient, en effet, que l’acte ne soit pas obligatoirement remis à la personne détenant le pouvoir de le recevoir. Par exemple, en cas de notification, il est évident que l’agent de la Poste ne peut s’adresser qu’à des préposés de la personne morale. En outre, cet agent ne dispose pas des moyens nécessaires à la vérification des pouvoirs du préposé auquel il s’adresse.
Ainsi, en matière de signification et de notification d’actes, les règles établies sont aménagées lors de leur application aux sociétés afin de prendre en compte les particularités de ces sujets de droit. Malgré une formulation précise des dispositions en la matière, la jurisprudence autorise une pratique singulière qui au-delà d’infléchir le régime procédural, dédaigne en outre les règles de la représentation sociale. Cette solution prétorienne ne doit toutefois pas être rejetée. Elle constitue une adaptation nécessaire à l’application concrète des règles de droit. Il est effectivement important que la procédure civile ajuste ses règles afin de prendre en considération les particularités des litigants qu’elle rencontre.
D’ailleurs, il convient de relever que si la procédure civile a su infléchir le régime procédural des sociétés, paradoxalement, elle paraît parfois imperméable aux règles établies en droit des sociétés.
L’indépendance de ces deux branches du Droit est critiquable. Comme l’a démontré Monsieur le professeur Jean-Pascal Chazal, le droit dans son ensemble doit être représenté – non sous la forme d’un arbre – mais sous la forme d’un rhizome21. En effet, l’ensemble des matières juridiques s’entremêle de sorte que chaque élément est influencé de même qu’il influence les autres. En conséquence, les principes établis en droit des sociétés devraient être admis en procédure civile. La cohérence du Droit nécessite d’ailleurs une adéquation des solutions proposées par les différentes racines – pour reprendre l’image du rhizome – du Droit.
Or, tel n’est pas toujours le cas comme l’illustre la situation des sociétés en formation. Les principes établis par le droit des sociétés sont totalement niés par la procédure civile. Afin de comprendre les difficultés que posent les sociétés en formation, il est nécessaire de rappeler ce qu’elles sont. Avant d’être reconnue en tant que personne juridique, la société est un contrat. Tant qu’elle n’a pas fait l’objet d’une immatriculation au registre du commerce et des sociétés22, elle n’est qu’une personne morale en devenir. Ainsi, est nommée société en formation, la société qui est constituée par le contrat qui l’a créée mais non encore personnifiée car n’ayant pas fait l’objet d’une immatriculation au registre du commerce et des sociétés. Étant dépourvue de personnalité juridique, la société en formation ne devrait pas, en principe, pouvoir passer d’acte juridique quel qu’il soit. Toutefois, comme la société en formation porte en elle le germe de la personnalité morale, sa qualité de sujet de droit peut être anticipée. Le droit des sociétés autorise, en effet, que des actes soient passés en son nom et pour son compte. Plus exactement, la loi prévoit des mécanismes de reprise des actes passés pour le compte d’une société en formation23. Ces mécanismes s’expliquent par le fait qu’avant même d’être immatriculée au registre du commerce et des sociétés et donc d’être dotée de la personnalité juridique, la société doit passer un certain nombre d’actes. Il est par exemple fondamental qu’elle puisse ouvrir un compte bancaire. Le droit des sociétés autorise ainsi la société immatriculée au registre du commerce et des sociétés à reprendre les actes passés en son nom et pour son compte alors qu’elle n’était qu’en formation. En cas de reprise régulière, les actes sont alors réputés avoir été conclus initialement par la société. Cette dernière est ainsi réputée avoir conclu l’engagement avant même sa personnification24. La reprise des actes ainsi passés a donc un effet rétroactif. En d’autres termes, le droit des sociétés autorise, sous certaines conditions, que la société se trouve engagée par des actes conclus alors qu’elle n’était pas encore un sujet de droit.
En dépit des difficultés à justifier ces mécanismes – si ce n’est par une attribution rétroactive de la personnalité morale25 –, et bien que les dispositions légales ne l’imposent pas, la jurisprudence en exclut les actes processuels. Ainsi, alors que rien ne le justifie légalement, la jurisprudence refuse de reconnaître la validité de la reprise des actes procéduraux passés au nom et pour le compte d’une société en formation26. Cette imperméabilité de la jurisprudence processuelle aux règles établies par le droit des sociétés n’est pas satisfaisante. Elle conduit à reconnaître différentes personnalités juridiques alors que le concept même de personnalité paraît être indivisible.
Aux côtés de la personnalité morale, semble ainsi se détacher une personnalité processuelle. Si l’une et l’autre sont concordantes au cours de la vie sociale et lors de la dissolution de la société, elles sont divergentes au cours de la période durant laquelle la société est en formation. En d’autres termes, concernant les sociétés, le point de confluence entre la personnalité processuelle et la personnalité morale réside dans l’immatriculation de la société au registre du commerce et des sociétés. Antérieurement à cet acte, le droit des sociétés et la procédure civile proposent des solutions divergentes. L’exclusion des actes procéduraux par la Cour de cassation de la procédure de reprise des actes passés au nom et pour le compte d’une société en formation est incompréhensible. Plusieurs arguments justifient, au contraire, la reprise des actes processuels effectués au nom et pour le compte d’une société en formation.
Tout d’abord, comme cela a déjà été souligné, en principe personnalité processuelle et personnalité juridique sont identiques. La distinction entre ces deux personnalités ne devrait donc pas exister. Aussi, dès lors que le droit des sociétés admet l’anticipation de la personnalité morale, il devrait en être de même de la procédure civile. D’ailleurs, le Droit présente, en général, une faculté d’anticipation. Par exemple, en droit des biens, il est admis que des immeubles puissent être considérés comme des meubles par anticipation27.
Ensuite, un principe de cohérence appelle à l’anticipation de la personnalité processuelle de la société. La procédure civile autorisant une société dissoute mais également ressuscitée à être litigante, elle devrait, par symétrie, admettre la reprise des actes processuels passés au nom et pour le compte d’une société en formation.
La compréhension de cet argument suppose de connaître le mécanisme de prolongation de la personnalité juridique des sociétés dissoutes. En principe, la personnalité juridique est liée à la vie de la personne qui en bénéficie. Ainsi, elle apparaît avec la naissance et disparaît avec la mort. Cette règle s’applique évidemment aux personnes physiques. Mais s’agissant des personnes morales, il s’avère qu’en certaines occasions, la personnalité juridique est prolongée postérieurement à la disparition de la société. Malgré sa dissolution et donc sa disparition, la société conserve la personnalité morale pour les besoins de sa liquidation. Les sociétés diffèrent ainsi des personnes physiques. Contrairement à ce qui se passe en cas de décès d’un individu à la suite duquel l’héritier potentiel succède automatiquement au défunt ; concernant les sociétés, les biens sociaux ne deviennent pas à compter de la dissolution des biens indivis des associés. En d’autres termes, malgré sa dissolution, c’est-à-dire son décès, la société ne disparaît pas complètement. Elle survit en tant que personne morale pendant la durée et pour les besoins de sa liquidation28. La société est alors en quelque sorte un « sujet de droit mort-vivant ».
D’ailleurs, il est intéressant de relever que la dissolution avec ou sans liquidation de la société partie à un procès ne provoque pas, selon la jurisprudence, l’interruption de l’éventuelle instance en cours29. De nouveau, le régime procédural civil est infléchi par la jurisprudence en raison de la présence d’une société au procès. En effet, alors que l’article 370 du Code de procédure civile précise que le décès comme la perte de la capacité d’ester en justice par une partie au procès est interruptif d’instance – sans qu’il ne soit distingué selon que la partie est une personne physique ou une personne morale – les juridictions n’appliquent cette disposition qu’aux seules personnes physiques. Or, la généralité des termes employés par l’article 370 du Code de procédure civile impose son application à l’ensemble des sujets de droit qu’ils soient des personnes physiques ou des personnes morales. Toutefois, même si la solution prétorienne n’est pas satisfaisante au regard de la lettre de l’article 370 du Code de procédure civile, elle peut se justifier en raison du maintien de la personnalité juridique de la société dissoute.
Il apparaît ainsi que la procédure civile adapte parfaitement les règles admises en droit des sociétés en cas de dissolution du groupement. Il devrait donc en être de même aux prémices de la vie de la société. Il n’est ni cohérent, ni logique que la procédure civile applique les règles établies par le droit des sociétés au cours de la vie sociale ainsi que lors de la disparition de la personne morale et nie totalement les principes établis relativement à la naissance de ce sujet de droit. Il appartient donc à la jurisprudence de reconnaître, enfin, que la rétroactivité de l’acquisition de la personnalité morale des sociétés vaut également pour les actes procéduraux effectués au nom et pour le compte d’une société en formation.
Enfin, un troisième et dernier argument plaide pour l’adoption de cette solution. L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme autorise la reprise des actes processuels passés au nom et pour le compte d’une société en formation. Dès lors que l’immatriculation au registre du commerce et des sociétés intervient en cours d’instance, il semble normal que la société puisse régulariser sa demande. L’absence de personnalité étant temporaire, le défaut d’immatriculation initial ne doit pas priver la société de tout accès au juge.
En conséquence, la préférence de la procédure civile pour « ce qui a été » au mépris de « ce qui va être » doit aujourd’hui cesser. La cohérence impose une union totale entre la personnalité morale et la personnalité processuelle, peu importe qu’elle soit anticipée ou prolongée. Il appartient donc à la jurisprudence d’appliquer au procès civil les règles imposées par le droit des sociétés.
Pour conclure, il apparaît que les quelques exemples cités illustrent qu’en dépit d’une présentation unitaire du régime procédural, lorsqu’une société est partie à un procès civil, certaines particularités processuelles apparaissent. La détermination de la juridiction compétente ainsi que l’exercice de l’action en justice sont particulièrement infléchis. Bien que minimes, ces inflexions étonnent. La procédure civile paraît être un droit formaliste et rigoureux. Aussi, il est surprenant que la jurisprudence autorise certaines modulations dans l’application des règles processuelles.
Mais en définitive, que penser de ces altérations ? Aucune critique négative ne peut véritablement leur être adressée. Elles s’expliquent par la méthode créatrice du Droit. Toutes les règles juridiques sont créées à destination des personnes physiques, ce n’est que par la suite qu’elles sont étendues aux personnes morales. Dès lors qu’aucune disposition spéciale n’existe pour ces sujets de droit, il appartient aux matières les rencontrant de s’adapter. Ainsi, même si la procédure civile est un droit formaliste, souvent présenté comme rigoureux, il n’est pas rigoriste. Il présente des capacités d’adaptation face aux litigants qu’il rencontre. Les inflexions relevées en procédure civile constituent donc un phénomène normal. En outre, comme ces modulations résultent d’une volonté de bien administrer la justice, elles ne peuvent être condamnées. De même, il ne peut pas être regretté que la procédure civile prenne en considération les apparences sociales. On ne peut pas le reprocher spécialement à la procédure civile alors que toutes les racines du Droit le font. Il ne faut, en effet, pas oublier que le Droit dans son ensemble n’est constitué que de concepts qui font de lui un théâtre d’apparences.