L’action culturelle mise à nu par ses métiers (1788-1988)

DOI : 10.58335/shc.197

Résumé

La thèse propose d’explorer la question de la professionnalité des acteurs culturels, particulièrement ceux qui contribuent à la mise en œuvre de la médiation. Après avoir fait le constat que ces praticiens forment un ensemble aux contours extrêmement flous qui ne permet pas de définir une profession homogène et structurée, il convient de s’interroger sur les raisons de cette absence de reconnaissance professionnelle. Révélateur d’un déficit de légitimité sociale pour une activité dont les liens avec l’accomplissement du processus démocratique sont affirmés haut et fort, ce phénomène renvoie aux fondements de la construction de la doctrine et du système républicain français. Dès lors s’impose une double exploration, synchronique et diachronique. Celle-ci fait apparaître, à l’intersection de deux autres champs professionnels qui contribuent également à la démocratie – l’enseignement et le journalisme – comment les acteurs culturels ont échoué à construire un territoire professionnel autonome. Cette absence de structuration met en lumière les contradictions fondamentales qui président à l’élaboration et à la mise en œuvre de politiques publiques dans le champ de l’art et de la culture.

Plan

Texte

La thèse présentée ici est le premier travail universitaire consacré exclusivement aux « métiers de la culture », c’est-à-dire aux acteurs de l’ombre qui, à l’écart des feux de la rampe, font que l’art peut devenir culture. Derrière l’arbre des artistes, se cache la forêt des acteurs culturels : ce sont leurs pratiques qu’il s’agit, en tout premier lieu, de mettre en lumière.

Cette recherche constitue, d’une certaine façon, le prolongement scientifique d’une expérimentation conduite dans le cadre du programme européen Leonardo da Vinci. Piloté par l’association Art + Université + Culture, le projet a consisté à installer sur Internet, en 1998, une bourse d’emploi dédiée aux « métiers de la culture » – entendus comme les métiers tertiaires, c’est-à-dire ni artistiques, ni techniques, du secteur culturel. A l’origine de ce projet, le constat d’un manque cruel de données concernant l’adéquation entre le marché de l’emploi et l’offre de formation dans ce secteur. D’où un dispositif comportant trois entrées principales : une bourse d’emploi, une bourse de stages et un répertoire des formations. Pour avoir coordonné la conception de cortex-culturemploi.com, et en avoir assuré depuis lors la direction, nous avons bénéficié d’un point d’observation privilégié sur le marché de l’emploi culturel et sur l’évolution de l’offre de formation – aujourd’hui plus de 200 diplômes professionnels spécialisés. Cette position nous a amené à intervenir dans une filière universitaire de formation aux « métiers de la culture » (l’IUP Denis Diderot « Ingénierie des métiers de la culture », Université de Bourgogne), avec pour mission d’accompagner les étudiants dans la construction de leur projet professionnel.

Flou persistant

Un des points de départ de cette étude réside dans un certain malaise à parler, devant de futurs professionnels de la culture, des métiers qu’ils seront amenés à exercer. Les « métiers de la culture » forment en effet un marché du travail encore très opaque et extrêmement éclaté, dont les frontières sont délicates à établir et les fonctions difficiles à définir. Les professionnels y souffrent d’un manque patent de reconnaissance, qui se traduit en premier lieu par une précarisation de plus en plus forte et des salaires de plus en plus faibles, alors même que les employeurs exigent un niveau de formation de plus en plus élevé. A l’arrivée, force est de constater que le malaise, loin de se dissiper, n’a fait que s’accentuer. Plus le flou qui entoure l’action culturelle et ses modalités de mise en œuvre apparaît clairement, plus on en dégage les raisons, et plus il semble difficile d’aider les étudiants à s’orienter dans cet ensemble de pratiques dont la cohérence reste hypothétique. En tout cas si l’on se place du point de vue de l’action publique.

L’objectif principal de ce travail était en effet d’observer en quoi la structuration des « métiers de la culture » permet d’analyser ce qu’il est convenu d’appeler la politique culturelle, et particulièrement la politique culturelle de l’État. Parmi l’ensemble de ces métiers, une attention particulière est portée à la médiation : dès la fondation du ministère des Affaires culturelles, la mise en culture de l’art, c’est-à-dire l’établissement d’une relation entre la création et la population, apparaît comme le fondement démocratique de la légitimité de l’État à intervenir dans le secteur artistique. Il semble donc nécessaire d’analyser comment ce processus de mise en relation va se mettre en place. Pour ce faire, il convient de remonter à sa source, c’est-à-dire aux origines du système démocratique français, et plus précisément au modèle républicain fondé par la Révolution française et mis en œuvre par la iiie République. Pour effectuer cette double exploration, synchronique et diachronique, il a fallu mobiliser des outils ou des résultats utilisés ou produits par des disciplines voisines des sciences de l’information et de la communication. Pour l’approche synchronique, la sociologie des professions a constitué un cadre solide pour l’analyse de la situation actuelle des métiers de la culture. Analyse renforcée et complétée par l’utilisation d’un outil relevant des NTIC, les « Arbres de Connaissances1 ». Pour l’exploration diachronique, l’histoire culturelle – ou des politiques culturelles – a naturellement été convoquée. La science politique a également été mobilisée, de façon transversale, à travers deux de ses spécialités : les politiques publiques et les rapports art-pouvoir-culture. Cette méthode transdisciplinaire, appliquée à une perspective historico-politique, a eu pour effet de conjuguer deux éléments qui ne sont contradictoires qu’en apparence : d’une part, l’exploitation d’un logiciel qui procède par déconstruction-reconstruction du champ professionnel de la culture ; d’autre part, la mise au jour et la juxtaposition de sources anciennes, jusque là méconnues ou traitées de façon disjointes par les chercheurs en sciences de l’information et de la communication.

Chronologie circulaire

L’analyse synchronique qui occupe la première partie de la thèse invite à conclure à l’absence de structuration du champ des « métiers de la culture » : elle fait apparaître des métiers tiraillés entre différentes logiques d’intervention, dont les objectifs peuvent être totalement divergents. Certes, il est possible de repérer ce que l’on peut désigner par le terme « métier » : on trouve des administrateurs, des producteurs, des communicants, des muséographes, des concepteurs de projet culturel, des animateurs, des médiateurs... Mais la plasticité des termes, la porosité des fonctions entre elles, interdisent toute définition stable. Ce qui revient à dire que les professionnels de la culture existent sans exister, ou plus précisément qu’ils agissent sans que leur action puisse être socialement reconnue. La structure du mémoire porte la trace de cet inachèvement, ou de l’inaccompli : la thèse est construite de façon circulaire. Comme si son objet n’avait ni début ni fin. Ou plutôt comme si, pour éviter l’égarement, il était nécessaire de toujours revenir au point de départ.

Cette forme circulaire n’était pas prévue à l’origine. Le plan, initialement, était strictement chronologique : il partait de la Révolution française pour aboutir à la période contemporaine. Mais lorsque s’est présentée ce qui était alors la dernière ligne droite, c’est-à-dire l’analyse détaillée des « métiers de la culture » à travers la cartographie et les « arbres de connaissances », une difficulté est apparue : il devenait impossible de discerner l’aboutissement de la recherche. Les « arbres de connaissances » permettaient en effet bien d’autres observations et analyses – avec le risque de sortir du sujet pour commencer une autre thèse. Toutes les possibilités offertes par la cartographie des compétences n’ont pas été exploitées : il y a là un premier chantier qui mériterait d’être poursuivi, tant la démarche semble féconde pour l’étude des « métiers de la culture » en particulier, et de l’évolution des professions en général, notamment du point de vue du rapport emploi/formation.

Il a néanmoins fallu poser un terme : le seul possible consistait à revenir au point de départ, ou plus exactement à commencer par la fin. Ce renversement du plan est finalement apparu comme la meilleure méthode non seulement pour terminer la recherche engagée, mais aussi pour répondre vraiment à la question telle qu’elle était posée au départ : établir et étayer un constat, avant de rechercher les causes du phénomène observé. Dans cette chronologie circulaire, l’ensemble est organisé autour des notions de démocratie et de démocratisation.

Les « Trois Sœurs de la République »

La première partie s’intitule « Démocratisation culturelle ». Elle est consacrée à une analyse détaillée des « métiers de la culture » à l’époque contemporaine – qui débute ici en 1981, avec l’arrivée de la Gauche au pouvoir. La seconde partie s’attache à faire émerger les principes fondateurs qui sont formulés pendant la période révolutionnaire ; elle s’intitule « Culture de la démocratie ». La troisième partie, « Éducation de la démocratie », montre comment, à partir de la iiie République, l’éducation populaire constitue le terreau dans lequel, quelques dizaines d’années plus tard, l’action culturelle prendra ses racines. Au-delà de cette homogénéité apparente, la structure circulaire provoque néanmoins une rupture importante : par une plongée soudaine, le lecteur est transporté des « arbres de connaissances » aux arbres de la liberté. Après une analyse détaillée des métiers actuels, appuyée sur les nouvelles technologies, il doit s’immerger dans des textes de l’époque révolutionnaire. Passer de l’aridité des listes de compétences à l’éloquence de Mirabeau, ou à la grandiloquence de David, constitue évidemment une rupture, sur le fond comme sur la forme. Le choc peut être brutal. Pourtant il était nécessaire.

Nécessaire pour valider l’hypothèse des « Trois Sœurs », sur laquelle repose l’ensemble du travail, et qui constitue sa spécificité par rapport aux études déjà produites sur l’action culturelle. L’hypothèse des « Trois Sœurs » consiste à considérer que l’action culturelle n’est pas un champ totalement autonome, mais qu’elle est un des éléments, avec la liberté de la presse et l’instruction publique, qui constituent, ensemble, le socle du modèle républicain français. C’est le socle sur lequel, par la transmission des savoirs et le partage des valeurs, devrait pouvoir se construire une société démocratique. Une fois posée cette hypothèse de travail, il était indispensable de remonter aux sources, et d’explorer les fondements de la construction de ce système politique. Remonter aux sources, cela veut dire plonger dans la Révolution française, puisque c’est le moment où s’élabore la doctrine, où sont posés les principes sinon leurs conditions de réalisation. Il a donc fallu, pierre par pierre, bâtir l’armature de ces trois piliers de la République que sont l’école, la presse et l’action culturelle, observer les liens susceptibles de s’établir entre eux, les oppositions qui les distinguent dans les modalités de mise en œuvre, ou au contraire les principes communs qui les rapprochent. La matière est riche, diffuse et foisonnante, mais il importait de ne pas faire l’économie de cette exploration détaillée : c’est elle qui permet de faire apparaître la structure cachée de l’action culturelle, la façon dont elle s’inscrit dans des espaces interstitiels qui rendent sa mise en œuvre extrêmement complexe.

Figures multiples

Différentes figures se dégagent, à partir de la Révolution. On relève en premier lieu le triptyque de base constitué par les « Trois Sœurs » – instruction, information, culture. Il révèle la polymorphie et la polyvalence de l’action culturelle, qui se trouve placée à l’intersection du champ de l’instruction et de celui de la liberté d’expression. Cela revient à dire qu’elle est en permanence en tension entre des principes d’action qui peuvent être contradictoires. A ce premier triptyque viennent se superposer d’autres figures : le triangle art-culture-pouvoir, qui fait de l’action culturelle une action fondamentalement politique ; ou encore le triangle de la devise républicaine, liberté-égalité-fraternité. Ce dernier assigne à la culture, en tant qu’instance de réalisation de la fraternité, la mission d’accomplir pleinement les principes de liberté et d’égalité. Plus tard apparaîtra ce que les spécialistes appelleront la « Sainte Trinité » : le triptyque création-diffusion-animation, sur lequel se fonde l’action culturelle dans les années 1960 et 19702.

A ces triangles viennent s’ajouter des couples. Ils sont nombreux, qui rendent plus complexe encore l’image de l’action culturelle. Il y a tout d’abord le couple art-culture. Il y aussi le couple raison-sensibilité. Et d’autres encore : régulation-légitimation, instruction-éducation, médiation-animation, métier-profession, individuel-général, privé-public, intime-collectif… La liste n’est pas exhaustive. Elle montre l’intérêt qu’il y a à travailler cette matière en sciences de l’information et de la communication : discipline qui, mieux que toute autre probablement, autorise une approche large, ou des approches croisées, qui permettent de faire émerger, dans toute leur variété et leur complexité, les différents éléments qui interfèrent.

Tous ces couples fonctionnent de façon dialectique, c’est-à-dire qu’ils situent l’action culturelle dans une tension permanente entre des instances dont les principes, pour être mis en œuvre, doivent trouver un point de conciliation. En outre, ces couples se superposent et jouent les uns avec les aux autres. De telle sorte que si l’analyse par le filtre des métiers pose bien la question de l’institutionnalisation de l’action culturelle, il apparaît finalement que la question ne se pose pas seulement en termes de politique publique. Pas plus qu’elle ne peut trouver de réponse, en dernière instance, dans l’espace public en tant que champ de structuration. En effet, un des principaux enseignements que l’on peut retirer de ce travail, est que l’action culturelle – et particulièrement la médiation comme mise en relation de l’art et de la population – doit résoudre une contradiction qui semble irréductible et qui tient à la part de l’intime auquel elle fait appel. Or l’intime déborde forcément l’espace public et ne peut y être englobé, alors même que, dans le cas de l’action culturelle, il contribue à la construction de cet espace public. Il y a là une particularité de l’action culturelle, que l’on ne retrouve pas dans le champ des deux autres « Sœurs », et qui renvoie à la nature spécifique de l’art : d’une part, l’art s’adresse à la fois à la sensibilité et à la raison ; d’autre part, il est susceptible de provoquer des émotions à la fois intimes et collectives. De telle sorte que la dimension esthétique pourrait précisément être l’élément qui rend extrêmement complexe toute définition de l’action culturelle dans l’espace public. En tout cas dans une forme institutionnalisée, susceptible de se traduire par un ensemble de pratiques professionnelles codifiées dans un cadre politique, juridique et social. (Et en dehors de toute tentative d’instrumentalisation, telles qu’elles peuvent se manifester, par exemple, sous la forme de célébrations, commémorations ou autres grandes fêtes populaires pour lesquelles on mobilise des artistes.)

La tension qui apparaît ainsi entre ces deux notions, esthétique et espace public, mériterait d’être développée : elle peut certainement constituer une approche intéressante de la médiation à travers le filtre de la position du médiateur. Cela pourrait faire l’objet d’une prochaine recherche. Mais avant de l’engager, il fallait tout d’abord mettre au jour les principes qui permettent de faire émerger ce questionnement, décortiquer cette superposition de figures qui s’entrecroisent au fil du temps, pour aboutir au flou institutionnel et statutaire qui entoure les professionnels de la culture en général, et le médiateur en particulier.

Au centre, le médiateur

Le médiateur est évidemment la figure centrale de l’ensemble de métiers rapidement évoqués plus haut. La thèse montre comment Michelet, entre la première et la troisième République, peut être considéré comme l’inventeur de cette figure, qui finit par être mythique à force d’être introuvable ; pour l’historien, elle s’incarne chez le Jeune homme. Les révolutionnaires, s’ils l’avaient imaginé, n’ont pas réellement tenté de lui donner corps. Il manquait donc un pilier pour que l’édifice républicain trouve son équilibre. Les hommes de la iiie République, qui se donnent pour mission d’achever la Révolution, vont s’employer à le construire. Le chemin sera long, tant les contradictions sont fortes, entre respect de la liberté d’expression et nécessité de régulation, entre respect de la liberté de conscience individuelle et besoin de légitimation. Pour contourner ces contradictions, une distinction sera alors opérée entre l’instruction publique, définie comme une obligation de l’État, et l’éducation populaire, confiée au réseau associatif. Mais pour que la conciliation puisse s’effectuer, il faudra finalement qu’apparaisse clairement, au prix de crises violentes qui vont secouer la iiie puis la ive République – crises politiques, économiques, sociales, internationales –, un phénomène que la majorité des Révolutionnaires n’avaient pas sérieusement envisagé : la disjonction entre libéralisme politique et libéralisme économique, qui va compromettre l’accomplissement du projet démocratique. Ce phénomène place l’État dans l’obligation d’intervenir pour protéger certains secteurs des excès du capitalisme. Parmi les domaines à protéger, la culture tient une place éminente, que le premier ministère des Affaires culturelles consacrera durablement.

Le médiateur, pour autant, ne trouvera jamais sa place ; en dépit de remarquables tentatives pour définir tant les modalités que les objectifs de son action3. Car alors se fait jour un autre phénomène, particulier au champ artistico-culturel : la spécificité de l’art, comme mode d’expression et comme principe d’échange et de partage. Laquelle spécificité, en tissant un lien apparemment insécable entre médiation artistique et médiation culturelle, semble entraver toute possibilité d’autonomisation d’un champ professionnel de l’action culturelle. Au cours des années 1970, l’ensemble du mouvement d’éducation populaire fera douloureusement les frais de ce phénomène. Les conséquences seront lourdes également pour l’action culturelle impulsée par le ministère de la Culture à partir de 1981.

Rétrécissement en expansion

La suite de l’histoire semble mieux balisée. Elle n’en apparaît pas moins sous un jour nouveau. Car une fois ce processus mis en évidence, il n’y a finalement rien d’étonnant à ce que la percolation4 qui s’est opérée, à partir des années 1980, entre l’économie et la culture, ait contribué à brouiller davantage encore le champ des « métiers de la culture ». On ne peut toutefois s’empêcher, alors que vient de s’achever l’année du cinquantenaire de la fondation du ministère des Affaires culturelles, de mesurer l’écart qui s’est creusé entre le projet fondamentalement politique de Malraux, et la perte de substance qui caractérise le ministère actuel. Lequel, dans un double mouvement d’expansion de ses domaines d’intervention, et de rétrécissement sur une action de plus en plus artistique et de moins en moins culturelle, finit par remettre en cause la légitimité même de son existence, telle qu’elle avait été définie par Malraux au terme d’un long processus engagé à l’époque révolutionnaire. Car à observer le marché de l’emploi culturel ou les parcours des jeunes professionnels, une coupure nette apparaît, du point de vue de l’intention politique telle qu’elle peut s’exprimer par les moyens de sa mise en œuvre. Coupure entre d’une part les structures du réseau soutenues par l’État, d’autre part une multitude de projets qui voient le jour, parfois de façon très éphémère, sur l’ensemble du territoire – avec l’objectif de créer les conditions de cette « familiarité » entre les œuvres et le public dont parlait Copeau5. Ces projets sont, pour une grande majorité d’entre eux, financés par les collectivités territoriales (parfois aussi, les acteurs tentent de les auto-financer, dans une logique radicalement alternative). Il ne s’agit pas ici d’opposer l’État et les collectivités locales dans leur légitimité à intervenir dans le champ de l’art et de la culture, ni d’aller plus avant dans le débat ouvert par le projet de réforme des collectivités territoriales. Mais simplement de constater que, faute d’avoir su construire un espace pour le médiateur, l’État enferme son intervention culturelle dans un cercle de plus en plus restreint. Or à l’extérieur de ce cercle, commence à pointer une remise en cause de la légitimité de cette intervention qui apparaît comme déconnectée du champ social. Un des apports de cette thèse est précisément de montrer comment s’est opérée cette déconnexion, ou plus précisément comment ni l’État, ni les acteurs du champ culturel eux-mêmes, n’ont fait en sorte d’éviter qu’elle se produise.

Trois moins une

Il ne semble pas que le mouvement doive s’inverser. A l’appui de cette analyse, on citera par exemple une des dernières initiatives prises par le ministre de la Culture, à la fin de l’année 2009, tant pour rassurer les acteurs que pour rationaliser l’intervention de son département. Les Conférences régionales du spectacle vivant ont pour mission de poursuivre et de décliner en régions le travail engagé par les Entretiens de Valois. Dans le cadre draconien de la Révision générale des politiques publiques (RGPP), l’objectif consiste à savoir comment faire mieux avec moins de moyens. Or en ce qui concerne l’action culturelle, la question des moyens financiers importe moins que celle de la fin politique. L’affaire peut sembler relever de l’anecdote, elle n’en est pas moins révélatrice : en Bourgogne, le Directeur régional des affaires culturelles a proposé la mise en place de quatre groupes de travail. Deux d’entre eux permettent de mesurer l’écart qui s’est creusé entre les objectifs affichés de démocratisation culturelle et les moyens mis en œuvre pour les atteindre. L’un de ces groupes s’intitule « Création-Diffusion ». A l’énoncer, on ressent immédiatement un manque : on songe bien sûr à la « Sainte Trinité » des années soixante et soixante-dix, par laquelle le ministère des Affaires culturelles fondait son intervention sur une action conjuguée en forme de triangle, création-diffusion-animation. Et on en déduit naturellement que l’animation est aujourd’hui reléguée aux oubliettes de l’histoire et des bonnes intentions culturelles. Cela ne peut être totalement innocent ou dénué de sens.

Un deuxième groupe de travail concerne plus directement encore notre sujet : il est consacré à l’emploi culturel et à la formation. A première vue, il peut être lu comme une compensation du point précédent. Or on déchante vite à la lecture des documents fournis en abondance pour servir de base à la réflexion des acteurs. Par emploi culturel, on entend ici, exclusivement, les emplois artistiques et techniques. Et l’on oublie, une fois encore, tous les tâcherons, les sans-grade, les acteurs ignorés sans qui l’art n’aurait jamais aucune chance de devenir culture. Au bout du compte, tout se passe comme si le ministère de la Culture avait définitivement renoncé à sa mission culturelle pour se consacrer exclusivement aux artistes. Voilà pourquoi cette recherche sur les « métiers de la culture » était nécessaire : pour montrer qu’il est illusoire de travailler sur la culture en ne parlant que des artistes. Surtout, et plus sérieusement, pour rappeler que la dimension culturelle de l’intervention artistique n’est pas qu’un accessoire : elle en est une dimension essentielle, et elle ne peut s’effectuer sans acteurs reconnus tant politiquement que socialement. Pour autant que l’on se situe dans une perspective démocratique.

Démocratisation contre démocratie

Encore convient-il de ne pas confondre démocratie et démocratisation. Si la démocratisation culturelle vise à élargir la fréquentation des œuvres d’art, à permettre à l’ensemble de la population d’accéder aux « plus grandes œuvres de l’esprit », il apparaît, au terme de ce travail de mise à nu de l’action culturelle par ses métiers, que ce processus – pour autant qu’il puisse être achevé – ne saurait garantir l’accomplissement du projet démocratique fondé sur le modèle républicain français. En effet, un des enseignements de cette recherche est la mise au jour, grâce au retour aux sources révolutionnaires, du malentendu fondamental qui a présidé au développement de la politique culturelle française. Tout se passe comme si, dans la quête incessante et désespérée de l’élargissement du public, on avait oublié que l’action culturelle ne vise pas tant à provoquer une rencontre entre l’art et la population, qu’une rencontre de la population, prise dans son ensemble, autour des œuvres. C’est ce qu’indiquait Michelet, lorsqu’à la veille de l’insurrection qui conduira à l’éphémère iie République, il exhortait ses étudiants, désignés comme les ancêtres de notre mythique médiateur, à réconcilier les deux fractions du Peuple – le peuple laborieux et la classe privilégiée6. Cette action, pour l’historien de la Révolution française, ne pouvait s’accomplir que par la rencontre et par la parole. Et le théâtre constituait un des points de rencontre privilégiés.

A l’heure des nouvelles technologies, qui renvoient la fréquentation des œuvres à l’espace privé, au moment où l’on privilégie le marketing pour segmenter les publics, et ainsi réduire la population en masses de consommateurs de produits culturels, la figure du médiateur de Michelet semble de plus en plus utopique. Et pourtant de plus en plus nécessaire, si l’on admet que ce médiateur, en tant qu’il incarne la fraternité, est seul à même de permettre la réalisation des deux autres termes de la devise républicaine, liberté et égalité. A peine de réduire le modèle républicain à un simulacre de démocratie.

Impasse et ombre

Comme nous l’indiquions au début de cette présentation, cette recherche n’a pas dissipé le malaise ressenti quant au discours qu’il convient de tenir devant les futurs professionnels de la culture : au terme de cette exploration, il est toujours aussi difficile de leur proposer une définition claire des métiers qu’ils se préparent à exercer. Seules les raisons de la confusion apparaissent plus clairement. Sur cette base peut se développer un travail d’accompagnement des étudiants dans la construction de leur projet, visant à éclairer les zones d’ombre et à signaler les impasses. Cette thèse a en outre permis de préciser quelques principes susceptibles de gouverner la formation de ces acteurs, appelés à tenir un rôle essentiel dans la mise en œuvre de la politique culturelle. Le premier de ces principes tient à la fonction éminemment politique de l’action culturelle. Celle-ci dessine, pour l’enseignant, un double objectif : d’une part, la nécessité de former des professionnels compétents en regard des techniques et outils à mettre œuvre pour exercer leur métier ; d’autre part, l’urgence d’asseoir cette expertise technique sur une perspective militante, au sens le plus noble du terme. Il s’agit, en quelque sorte, de former des professionnels compétents ayant une claire conscience de l’importance de leur tâche en regard de l’accomplissement du processus démocratique.

Le second principe découle d’un des résultats les plus significatifs de cette recherche : la mise en évidence du malentendu fondamental qui a présidé au développement de la politique culturelle à travers son objectif de démocratisation. Si l’élargissement du public doit bien rester un des maîtres-mots de l’action culturelle, il semble aujourd’hui nécessaire de former des professionnels qui s’attacheront en priorité non pas à faciliter la fréquentation des structures culturelles par tel ou tel type de population plus ou moins défavorisée, plus ou moins « éloignée » ou « empêchée », mais à provoquer la rencontre d’individus d’origines diverses autour de propositions artistiques susceptibles de provoquer tant le débat que le partage de valeurs.

Ces deux propositions vont évidemment à contre-courant des pratiques et tendances actuelles. Dans le secteur culturel tout d’abord : sommés de justifier les fonds publics qui leur sont alloués en fournissant des chiffres de fréquentation constamment en hausse, les responsables de structures se sont engagés dans une course au consumérisme en totale contradiction avec les objectifs fondamentaux de l’action culturelle. A l’Université ensuite : là aussi, les fourches caudines de la rationalisation et de l’évaluation ont été dressées. Elles rendent de plus en plus aléatoire la constitution d’un espace de liberté où les étudiants pourraient confronter leurs conceptions et mettre en pratique, pour en apprécier la pertinence, les différentes modalités possibles de l’action culturelle. Et là encore la question, cruciale, des moyens financiers, finit par occulter celle des objectifs politiques.

La quadrature du cercle

Pour conclure, il nous faut revenir sur les différentes figures géométriques évoquées au fil de cette présentation. Elles viennent compléter la quadrature du cercle dont il est question à plusieurs reprises dans la thèse – notamment pour décrire l’impossibilité de concilier instruction et éducation dans un même mouvement à l’époque révolutionnaire. Ces figures résonnent en écho à l’œuvre de Marcel Duchamp à laquelle fait référence le titre du mémoire, La mariée mise à nu par ses célibataires, même. Au départ, il n’y avait dans ce titre qu’un clin d’œil, et l’intuition que la formule résumait assez bien l’intention. Or un rapprochement s’impose finalement : entre la mariée inaccessible et ses célibataires condamnés à ne jamais la toucher, il y a toute la puissance du désir, inexprimé parce qu’inexprimable. A elle seule, cette figure résume les contradictions auxquelles doit faire face le médiateur culturel. Entre les formes géométriques qui structurent l’œuvre, et les fêlures accidentelles qui brouillent sa composition originale, il y a une sorte d’ordre dans la confusion, à moins que ce ne soit de la confusion dans l’ordre, qui donne une image assez juste de la situation où se trouve le médiateur culturel : au centre par ses missions, mais toujours en quête d’une position qu’il ne sait pas comment atteindre. Enfin, et surtout, il y a l’inaccompli. En 1923, Marcel Duchamp déclarait La mariée… définitivement inachevée. La forme circulaire de la thèse présentée ici nous invite, humblement et sans prétendre singer l’artiste, à considérer que cette recherche n’a finalement abouti qu’à fonder de nouveaux questionnements.

Notes

1 Il s’agit du logiciel See-K® (Michel Authier et Pierre Lévy, avec Michel Serres), développé et distribué par TriviumSoft. Retour au texte

2 Caune, Jean, La culture en action. De Vilar à Lang : le sens perdu, Grenoble, PUG, 1992. Retour au texte

3 Jeanson, Francis, L’action culturelle dans la cité, Paris, Seuil, 1973. Retour au texte

4 Patriat, Claude, Pas de Grenelle pour Valois, Paris, Carnets Nord, 2009. Retour au texte

5 Copeau, Jacques, Le théâtre populaire, Paris, Presses universitaires de France, 1942. Retour au texte

6 Michelet, Jules, L’Étudiant, Paris, Seuil, 1970. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Isabelle Mathieu, « L’action culturelle mise à nu par ses métiers (1788-1988) », Sciences humaines combinées [En ligne], 6 | 2010, publié le 01 septembre 2010 et consulté le 24 novembre 2024. DOI : 10.58335/shc.197. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=197

Auteur

Isabelle Mathieu

Docteur en Sciences de l’Information et de la Communication, CIMEOS - EA 4177 - UB