Cet article reprend les principaux éléments de la communication faite dans le cadre du colloque interdoctoral « Jeunes chercheurs en S.H.S. » organisé conjointement par l’Université de Bourgogne, l’Université de Franche-Comté, et qui s’est tenu à Besançon les 9-10 Juin 2010.
Cette intervention présente un point spécifique de ma thèse d’histoire ancienne soutenue à Besançon en décembre 2009.1 Il s’agit ici d’aborder plus particulièrement la question méthodologique, c’est-à-dire décrire un instrument de recherches permettant d’analyser au plus près du discours les textes antiques, et plus spécifiquement les sources chrétiennes des premiers siècles. En effet, il est souvent assez difficile de penser historiquement le christianisme des premiers temps car nous sommes de culture chrétienne, et nous voyons donc cette histoire avec les « lunettes que la religion chrétienne nous a mises sur le nez ».2 Ainsi, pour toute recherche portant sur le christianisme des origines, il est nécessaire de faire preuve d’une véritable rationalité historique, c’est-à-dire penser à contre-évidences, tout en gardant bien à l’esprit que les documents étudiés sont rares, tardifs, partiels et partiaux.
Parmi l’ensemble des sources chrétiennes disponibles, le choix de mes recherches se porta sur Quintus Septimius Tertullianus Florens, connu sous le nom de Tertullien (155-225). Les œuvres du Père de l’Église sont très importantes car elles ont joué un rôle majeur dans la construction et l’élaboration du discours chrétien. Tertullien est en effet considéré comme le premier auteur chrétien latin, c’est-à-dire qu’il serait le premier à avoir pensé, décrit sa religion, son église non pas en grec mais en latin. Il faut donc réinscrire l’homme Tertullien et son œuvre dans un contexte politique et culturel particuliers. Septime Sévère accède à la tête de l’Empire au moment même où il se convertit à la nouvelle religio. Tertullien va donc produire une œuvre en latin au moment même où la littérature latine semble être effacée par le renouveau grec. Pour ces raisons et bien d’autres, les écrits de Tertullien constituent un marqueur fondamental, au sens littéral du terme, de l’expression latine du christianisme qui va devenir le vecteur de diffusion et d’expansion de cette religion dans la partie occidentale de l’Empire et notamment en Afrique, terre qui va héberger, outre Tertullien, la pensée du christianisme naissant de Minucius Felix, Cyprien, Lactance et Augustin qui sont autant de preuves du dynamisme de l’Église d’Afrique.
Cette présentation sera centrée sur un des points essentiels de mes recherches doctorales, c’est-à-dire l’utilisation par Tertullien d’un vocabulaire issu de l’esclavage et de la dépendance comme marqueur d’une nouvelle relation entre les chrétiens, Dieu et l’Église ; cette soumission permettant de qualifier le lien spirituel qui doit unir les chrétiens à Dieu. Nous aborderons ainsi la question de la resémantisation du vocabulaire par « déplacement latéral ». A la structure initiale de signification, Tertullien substitue un nouveau sens qui n’efface pas l’ancien mais crée une nouvelle logique d’interprétation.
1) Les écrits de la période catholique de Tertullien
Tertullien a rédigé un nombre important de traités qui sont très importants pour comprendre les débuts du christianisme et des communautés chrétiennes. Ses dates de naissance et de mort sont inconnues mais la majorité des spécialistes se rallie à une fourchette chronologique allant de 155 à 225. Son nom complet, Quintus Septimius Tertullianus Florens, ne nous apprend que peu d’éléments. Le cognomen Florens était relativement répandu à cette époque et usité par de nombreux écrivains latins chrétiens. Tertullien évoque cependant le fait que son père vivait à Carthage, au titre de centurion, probablement de la cohors urbana.3 Il est donc le fils d’un officier de l’armée romaine vivant en Afrique Proconsulaire. Il y passa une large partie de sa vie mais rien ne prouve qu’il y soit né. Il atteste aussi d’un séjour bref à Rome4 mais on ne connaît pas la motivation de son voyage. Il a été élevé dans le paganisme et il ne devint chrétien qu’à l’âge adulte, peut être vers l’âge de trente ans.5 C’est donc un converti et on peut estimer ce changement d’avant 197, date de son premier traité Ad martyras. Il était marié avec une chrétienne, dont on ne sait presque rien, à qui il adressa un ouvrage entier, Ad uxorem.6 Mais il ne dit rien sur le fait qu’il ait des enfants ou non.
On peut aussi s’interroger sur sa place au sein de l’Église : Jérôme évoque sa prêtrise mais cette question semble encore très discutée, notamment par T.D. Barnes.7 Il a peut être fait fonction de didascale au sein de la communauté chrétienne de Carthage mais rien ne permet de l’affirmer. Il diffusait sans doute son message lors de sermons ou au cours de séances de catéchèse.
Ses écrits transmettent l’image d’un intellectuel disposant d’une grande connaissance des Écritures puisqu’il cite à profusion l’Ancien et le Nouveau Testament, notamment Paul de Tarse. Il a beaucoup lu les philosophes grecs notamment les stoïciens mais aussi romains, avec par exemple Sénèque. Sans oublier le médecin philosophe Soranus d’Éphèse, ainsi que d’autres chrétiens comme Irénée et Justin. Il est bilingue, connaît le grec et il a d’ailleurs rédigé une version de l’Apologeticum en grec, aujourd’hui perdue. Ces vastes connaissances s’étendent aussi à la rhétorique, à la grammaire mais aussi le droit puisqu’on peut voir en lui un avocat de la cause chrétienne.
On recense une quarantaine de traités et opuscules dont trente et un nous sont parvenus. Son activité littéraire se concentre sur une période allant de 193 à 213 mais cette fourchette semble assez peu sure. Cela correspond au règne de Septime Sévère (193-211) et de Caracalla (211-217). La chronologie des œuvres est un problème qui a fait l’objet de nombreuses controverses entre spécialistes. En effet, seules cinq ou six œuvres peuvent être datées de façon sure grâce à des événements contemporains : la proclamation de Septime Sévère comme empereur le 9 avril 193 ; les luttes avec les autres prétendants à la couronne impériale achevées par la victoire sur Claudius Albinus près de Lyon le 19 février 197… Les références à Montan, à Prisca, à Priscilla… peuvent aussi servir pour la datation ; de même que les références explicites de Tertullien dans ses écrits.
Ses traités sont habituellement classés en deux ensembles qui correspondent à deux périodes de sa vie de chrétien : tout d’abord, les écrits de la période dite « catholique », qui sont datés entre 197 et 207, soit depuis sa conversion jusqu’à la période montaniste. Ils sont au nombre de quatorze, soit un peu moins que la moitié de ses écrits : Ad martyras, Ad nationes, Apologeticum, De praescriptione Haereticorum … Puis les ouvrages dits montanistes comme Ad Scapulam, De pallio, Adversus Marcionem… En effet, à partir de 207, la vie de Tertullien connaît une grande inflexion puisqu’il devient sensible à l’influence du montanisme. Il se convertit d’ailleurs en 213 à ce courant considéré comme hérétique.8
Cet intellectuel africain est aussi original par le fait qu’il est considéré comme le premier auteur chrétien de langue latine. Si cette affirmation est partagée par tous les spécialistes, elle mérite cependant une attention particulière. Le christianisme est né dans le monde juif et s’est développé dans la Diaspora hellénistique, c'est-à-dire dans une partie de la judaïté imprégnée par les coutumes, les cadres de pensées, et bien sûr la langue grecque. Ce sont donc des cités du monde grec, où vit une population immigrée d’origine juive : Tarse, Corinthe, Éphèse…
La religion chrétienne s’est d’abord pensée et écrite en grec. La Bible, la Septante, est la traduction en grec des écrits araméens et hébreux. Les premiers chrétiens, comme Paul de Tarse, parlent grec et l’utilisent.9 Ainsi, les Pères de l’Église comme Irénée, Justin, sont des auteurs qui pratiquent la langue grecque car ils sont originaires de la partie orientale de l’Empire. Enfin, les communautés de fidèles utilisent ces catégories de pensées, un vocabulaire, des termes qui sont avant tout grecs. Le passage au latin a donc été un moment très important et il semble que Tertullien soit un des acteurs principaux de ce changement culturel. Comment en effet, définir, penser, désigner le christianisme dans une autre langue, dans des référents différents ; et donc dans une autre culture ?
Par exemple, pour désigner le mouvement chrétien, les catégories grecques comme ethnos ou genos ne sont plus suffisantes. Inversement, le terme religio ne veut rien dire dans le monde grec. Il faut donc inscrire tout le vocabulaire religieux (doctrinal, disciplinaire) dans des catégories romaines, en utilisant le latin. Il s’agit donc bien de répondre à un besoin pragmatique, et créer ou emprunter une nouvelle terminologie pour chaque concept. Tertullien a donc cherché des correspondances entre les catégories grecques déjà établies et les catégories de pensées latines. D’où le recours inévitable à des simplifications, à des néologismes qui sont autant de difficultés à établir un latin dit chrétien.10
Ce travail de transposition est donc essentiel pour tenter de comprendre le discours de Tertullien, puisqu’il en serait un des précurseurs. Mais il est évident que chaque auteur a aussi ses spécificités, en fonction de sa formation, de ses références culturelles, de son époque. Il utilise donc des termes, un vocabulaire, qui sont ici importants pour tenter de cerner sa pensée, ses modes de raisonnement, son argumentation. L’œuvre de Tertullien est avant d’abord un travail de défense de sa religion face aux attaques païennes, aux polémiques des hérétiques et des Juifs ; mais aussi un exposé de sa foi, du dogme, de la discipline. D’où l’utilisation d’un argumentaire qui peut se définir par des catégories qui sont philosophiques ou juridiques.
2) Orientation et problématiques de la recherche
Ma recherche s’est orientée autour de plusieurs axes, avec une problématique centrale ayant une relation étroite avec le droit romain :
- comprendre les origines du christianisme primitif ;
- analyser un discours apologétique et polémique chrétien ;
- connaître et comprendre le rôle joué par le droit romain dans l’énonciation des règles collectives du christianisme, la normalisation du discours chrétien et la définition de la foi ;
- connaître et comprendre la formation de l’Église chrétienne, ses articulations avec l’Empire romain et sa genèse « latine » et « romaine » ;
- analyser et comprendre les choix de vocabulaire permettant de nommer un chrétien ou le christianisme.
Tertullien occupe donc une place unique dans l’histoire du christianisme, parce qu’il est le premier écrivain à avoir écrit le donné chrétien en latin. Cette écriture d’une réalité qui ne se disait jusqu’alors qu’en grec a été déterminante pour l’histoire du christianisme. Ce nouveau courant a alors été perçu, compris et exprimé à partir de la latinité romaine et il est devenu, mais en un sens spécifique, « religion ». Les catégories juridiques étant un mode particulièrement déterminant de la latinité romaine, il était inévitable qu’elles fussent au travail dans l’appréhension et l’écriture du donné chrétien par Tertullien, entraînant une transformation profonde du mouvement chrétien (compris jusqu’alors seulement comme « christianisme »), changement se comprenant comme latinisation et romanisation. C’est donc un moment clé de la transformation du mouvement chrétien en Occident et, par voie de conséquence, de la constitution de ce qu’est l’Occident, identifié comme christianité. Le droit s’avère en effet comme étant la forme par laquelle la latinité et la romanité ont remodelé le mouvement chrétien, l’ont transformé en religion, mais en un sens sui generis, et, par cette transformation, ont remodelé en profondeur la civilisation et la culture d’alors au point même de changer en antiquités l’état qui était le leur à ce moment-là. Tertullien est le premier à avoir envisager le penser et le dire du donné chrétien à partir de la latinité et de la romanité, ce qui veut dire désormais qu’il inscrit cette pensée et sa formulation dans des catégories latines qui seront reprises par tous, qui ne seront jamais contestées par la suite et qui, justement, entraîneront la transformation réciproque et du donné chrétien et de l’institué sociopolitique d’alors, la catégorie fondamentale étant celle de religio.
3) Construction et adaptation d’une grille d’analyse et d’indexation
Afin de comprendre et d’analyser au mieux les logiques du discours de Tertullien, nous avons choisi d’utiliser la méthode de l’Index thématique. L’Index, élaboré par les chercheurs de l’ISTA de Besançon (Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité), répond au départ à la nécessité de classer les informations que l’on trouve dans les sources antiques, notamment la dépendance. Cependant, même s’il est d’abord dédié aux références à l’esclavage et à la dépendance, il peut servir de point de départ pour l’élaboration d’autres index consacrés à l’épigraphie, aux documents iconographiques ou à tout autre forme de textes impliquant des individus : clients, femmes… Et bien sûr un chrétien.11 Il s’agit de permettre d’élaborer une réflexion sur l’écriture du discours, abordée dans l’Index sous son aspect lexical. Cela permet de comprendre au mieux les mentalités antiques, et c’est un élément indispensable à toute interprétation de type historique. Cela induit donc bien une véritable « déconstruction du discours » de Tertullien car nous allons pouvoir envisager le terme désignant un (ou des chrétiens) ou le christianisme dans son contexte propre. Notre objectif est de comprendre les mécanismes d’écriture, de pensée, tout le « non dit » qui n’apparaîtrait pas à une simple lecture des traités. Il faut donc faire tout un travail minutieux permettant de décoder au mieux les informations, le discours dans son fonctionnement interne. Ainsi, nous tenterons d’être au plus près du texte, tout en évitant des interprétations trop personnelles.
L’Index thématique est aussi utile car il permet de repérer et quantifier un nombre très important d’informations : le terme désignant le chrétien, le contexte du passage dans lequel il s’inscrit, les qualificatifs employés… Cela signifie, qu’il a d’abord fallu lire à plusieurs reprises l’ensemble des traités de la période « catholique », et repérer dans la linéarité du texte le terme choisi par Tertullien pour qualifier un ou des individus chrétiens, ainsi que tout l’environnement lexical (le passage). Mais, l’Index thématique sur les références à l’esclavage et à la dépendance n’est que partiellement utilisable pour toute recherche impliquant un individu (ou un groupe) chrétien. Par exemple, certains thèmes d’information concernant les conditions de travail ne sont pas du tout évoqués. Il a donc fallu reprendre le travail des chercheurs de Besançon, qui comporte actuellement quatre grandes parties, et proposer un autre Index qui soit adapté à la recherche entreprise pour Tertullien.
L’Index thématique des chrétiens et du christianisme chez Tertullien se compose de quatre grandes parties12 :
- le vocabulaire servant à la dénomination d’un chrétien ou du christianisme, c’est-à-dire les termes que l’auteur utilise pour nommer l’individu ou le groupe d’individus ayant adoptés la religion chrétienne. La première partie est ensuite organisée en sous-thèmes qui sont codés ici de « 111 à 120 » ;
- le vocabulaire servant à la description du chrétien, codé de « 211 à 214 ». Il s’agit donc de recenser et de classer tout le lexique dressant le portrait physique, psychologique et moral d’un individu ; ou d’un point de vue collectif s’il s’agit d’un groupe d’individus. On repère aussi le statut socio-juridique et ses évolutions éventuelles ;
- le vocabulaire désignant le comportement des chrétiens : On envisage tous les comportements des chrétiens qu’ils soient : spontanés, provoqués, suggérés, explicites ou implicites. Ces comportements sont étudiés au travail, dans les conditions d’existence (par exemple dans la communauté chrétienne), dans l’ensemble des relations sociales, y compris avec l’État romain. On peut ainsi tenter de comprendre l’attitude des chrétiens dans l’Empire face aux autorités, à l’empereur, à la religion traditionnelle… Mais aussi, saisir dans le concret comment les autres habitants de l’Empire non chrétiens réagissent face à ces comportements, notamment par des débats polémiques entre chrétiens et les autres courants idéologiques contemporains : « 031 à 034 ».
- idéologies politiques liées à l’existence du christianisme et à son prosélytisme : Il s’agit de l’ensemble des idées politiques, morales, philosophiques, esthétiques… qui expriment les objectifs de tel ou tel individu, de tel ou tel groupe social, politique… Nous envisageons ici la place de la religion chrétienne aux divers niveaux de conceptualisation.13 Ils sont codés de « 041 à 044 ».
Nous avons donc constitué à partir de là un corpus d’étude de 1094 fiches qui regroupe les 147 différentes dénominations employées par Tertullien, et ainsi constituer une base de données informatisée au moyen du logiciel « Cindoc ». Dans ce but, nous avons collecté et classé des informations très diverses permettant de comprendre au mieux le discours de Tertullien. Ce travail a été réalisé sous forme de fiches comprenant un nombre de critères précis (Annexe 1) :
- la référence de la fiche au sein de l’Index thématique
- l’auteur
- la référence précise du passage relevé
- la dénomination en latin
- le passage relevé dans le texte latin
- la traduction en français ou en anglais
- le statut de l’individu
- la ventilation de l’Index thématique sous forme de mots-clés.
4) Une terminologie issue de l’esclavage et de la dépendance
Parmi les 147 termes recensés permettant de nommer un chrétien ou le christianisme, six se rattachent au domaine du droit des personnes (droit privé romain), c’est-à-dire tout le lexique utilisé par Tertullien qui est relatif au domaine de l’esclavage et de la dépendance. Le graphique ci-dessous permet de visualiser la ventilation des informations, avec pour chaque terme la fréquence des occurrences par rapport au vocabulaire total analysé (Annexe 2).
Nous avons relevé plusieurs termes issus du droit des personnes14, et que nous avons regroupé dans une même rubrique : ancilla, dominus, domesticus, famulus, minister, servus.15 Cependant, ce vocabulaire n’est pas utilisé pour désigner un statut social, sauf une fiche relative à un esclave qui s’était converti à la nouvelle religion. Ainsi, ce lexique est plus employé dans un sens métaphorique, pour exprimer une relation de dépendance et de soumission spirituelle entre le chrétien et Dieu :
« Et puisqu'aussi bien nous voyons tous les serviteurs honnêtes et de bonne disposition se conformer dans leur façon de vivre au caractère de leur maître (puisque l'art d'acquérir des mérites c'est la déférence, et que la discipline de la déférence c'est une soumission docile), à combien plus forte raison devons nous montrer que nous réglons docilement notre vie sur le Seigneur, nous les serviteurs du dieu vivant, dont le jugement sur les siens met en jeu non des entraves ou un bonnet, mais un châtiment ou un salut également éternel. »16
L’analyse du vocabulaire issu de l’esclavage et de la dépendance a permis de montrer tout un travail de transposition sémantique opéré par Tertullien pour qualifier les chrétiens ou sa religion. A la structure initiale de signification, il substitue un nouveau sens qui n’efface pas l’ancien mais crée une nouvelle logique d’interprétation. Ainsi, le lexique juridique et servile est utilisé pour créer de nouveaux champs lexicaux. Parallèlement à la structure des signifiants/signifiés antérieurs, Tertullien offre une nouvelle déclinaison qui partant du signifié refonde une nouvelle signification avec un signifiant en apparence identique mais en réalité resémantisé. Le concept de servus dei par exemple ne veut pas mécaniquement dire que la relation entre le chrétien et Dieu est celle d’un maître esclavagiste avec ceux qui sont sous sa dépendance. Mais la réalité sociale du second siècle implique un champ référentiel explicite de la nouvelle alliance. Le lien indéfectible entre Dieu et ses fidèles est explicité par référence aux liens sociaux les plus intangibles. Il s’agit pour ce dernier de formaliser la nouvelle religio, le nouveau lien qui unit les chrétiens entre eux et les unit à Dieu. L’utilisation métaphorique et spirituelle de ce vocabulaire permet à Tertullien de décrire ce lien comme celui d’une véritable servitude du fidèle envers Dieu et son Église qui prend la forme d’un véritable « esclavage moral ».17 (Annexe 3)
Les écrits « catholiques » de Tertullien nous fournissent de précieuses informations sur les origines et la construction de l’Église dite primitive. Le droit romain, les questions juridiques sont au cœur de la réflexion apologétique du polémiste africain. Les instruments, les modes de raisonnement, le vocabulaire spécifique de la réflexion juridique romaine, sont utilisés dans une dimension théologique et disciplinaire propre au christianisme.
L’utilisation de la méthode de l’Index thématique nous a d’abord permis de faire apparaître, au point de vue statistique, certains choix de vocabulaire. Tertullien, lorsqu’il parle du christianisme, de son Église, de ses coreligionnaires, choisit des termes bien précis, qu’il emprunte pour partie au lexique des jurisconsultes et des avocats romains. Ces choix lexicaux traduisent un ensemble de préoccupations juridiques, afin d’inscrire le christianisme dans une des catégories de la société romaine. Tertullien pose ainsi les bases d’une véritable identité chrétienne, construite dans le cadre des institutions, des normes juridiques, des valeurs de l’Empire. Les chrétiens, dont Tertullien, n’ont pas hésité à recourir au vocabulaire, aux concepts juridiques, issus du monde de la romanité. Ils pouvaient donc les utiliser, sans pour autant renier les valeurs morales, les principes théologiques de la nouvelle religio. Ainsi, en tant que premier auteur latin chrétien, il a travaillé la langue, les mots pour les transposer dans un autre domaine : celui de sa foi. Il s’agit d’une véritable transposition puisque le mot prend une nouvelle charge sémantique en devenant chrétien.
Être une communauté reconnue légalement, avoir une identité reposant sur des valeurs propres, la normalisation des règles de vie et de foi, sont des réalités que les chrétiens cherchent à atteindre. Le christianisme n’est en effet qu’un courant religieux parmi d’autres, au sein d’un Empire multiculturel. Tertullien, par ses écrits, participe à cette construction progressive d’une identité chrétienne. En effet, la théologie, l’ecclésiologie se sont élaborées autour d’un concept fondamental pour les chrétiens, qui est celui de la « communion » (koinonia).18 Cette communauté suppose une adhésion personnelle, voire même une incorporation au Christ (l’Église étant la tête de ce corps). Contrairement aux autres cultes dont la religion romaine, la participation à un rituel collectif ne suffit plus car la notion d’engagement personnel prédomine au travers d’un contrat avec Dieu (fides). Ainsi, « être chrétien », c’est affirmer des spécificités qui sont reconnues comme un modèle communautaire et identitaire commun. Il faut en effet rappeler que l’identité, moyen de distinguer un individu, n’est devenue personnelle qu’assez tardivement. La première identité est conçue pour distinguer un individu, relégué derrière son identité communautaire. Jusqu’au IIe siècle, l’identité personnelle ne s’exprimait pas de manière unitaire, mais se définissait de façon collective.19 C’est la rencontre entre la philosophie grecque (notamment le stoïcisme) et la religion chrétienne, qui permet l’émergence d’une définition nouvelle de l’identité plus personnelle. L’individu devient alors une entité juridique et civique à part entière, capable de se désolidariser de son appartenance communautaire. L’identité devient une sorte de valeur irréductible à chacun.
L’utilisation du droit romain, réinvesti dans le champ chrétien, lui permet de définir quelles sont les normes et valeurs qui organisent les Églises, les croyances, les rites, les relations entre les fidèles… Dans ce contexte des deux premiers siècles, ces questions d’identité sociale et politique deviennent très importantes car elles remettent en cause finalement l’unité de l’Empire. Les communautés chrétiennes sont considérées comme des agents perturbateurs, particulièrement nuisibles en raison de leurs nombreuses et diverses oppositions au pouvoir, aux manifestations de la citoyenneté romaine. Il y a le risque d’un éclatement de l’unité impériale, d’une fragmentation de l’unitas reipublicae. C’est le modèle impérial, y compris dans sa dimension territoriale (les frontières) qui est remis en cause.