Les limites du cheminement et l’horizon du sens

DOI : 10.58335/shc.178

Plan

Texte

Introduction.

Dans la Théogonie, Hésiode propose du Tartare une description qui fait frémir : « lieux affreux, humides dont les dieux ont horreur, faille immense ; même au bout d'une année entièrement révolue, après avoir passé les portes on n'atteindrait pas le fond. Tempête sur tempête ; on serait jeté en un lieu, en un autre sauvagement. Ce prodige même aux dieux fait horreur »1. Dans le Tartare, on ne subit pas de torture particulière, et toutes les fantaisies dont Dante peuple son enfer sont absentes. Et pourtant le Tartare angoisse jusqu'aux dieux eux-mêmes. Ce qui, dans ce lieu particulier des enfers, fait peur aux Grecs, c'est précisément le fait qu'il ne soit qu'un lieu : ce lieu où, comme le dit Mallarmé, rien n'a lieu que le lieu2. Le Tartare est un pur espace livré dans une parfaite indifférenciation : en lui l'errance du voyager n'a pas de terme ''même au bout d'une année''. Illimité, il enferme le voyageur en son sein. En ce sens le Tartare est, en son illimitation même, une limite, qui lie et enferme le voyageur en le contraignant à l'immobilité : limite étouffante, clôture emprisonnante. L'absence de limite empêche toute orientation dans le Tartare, et fait de cette illimitation même une limite.

Comme le montrent Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, il y a au fondement de cette angoisse grecque du Tartare, une pluralité de sens attachés au concept de limite3. Tantôt la limite est celle dont la disparition désoriente, tantôt elle est cet enfermement dans l'illimitation elle-même. Il semble qu'il y ait une limite pour s'orienter dans le monde et une autre qui obstrue toute orientation. Il n'y a pas là cependant contradiction, mais deux sens complémentaires de la limite.

Longtemps tenu par les Grecs pour un synonyme de tekmar, c'est-à-dire du signe, de l'indice, le terme grec péràs – la limite – contient en lui le sens d'un point de repère nécessaire à un cheminement : elle est ce point dans l'horizon à partir duquel le voyageur peut s'orienter. Si ces points de repère sont des limites, c'est dans la mesure où ils délimitent chaque fois les étapes d'un cheminement qui va d'un point de repère à un autre. S'extraire de ces voies dé-limitées, transgresser ces limites – s'écarter des directions qu'elles assignent – c'est sombrer dans l'apeiron, c'est-à-dire dans le sans-limite (a-péràs). Dans l'apeiron, on s'expose à l'a-porie – à l'impossibilité d'un passage (a-poros), littéralement à l'im-passe. Le Tartare constitue un exemple de ce lien entre apeiron et aporie : « C'est un espace qu'on ne peut traverser, impossible à franchir d'un bout à l'autre. [...] Non seulement le tartare n'a pas de fond, mais il n'offre pas de points de repère, il n'admet aucun trajet orienté »4.

Mais dans l'apeiron, toute limite n'est pas absente, car l'apeiron est lui-même une limite en un sens renouvelé. En effet, l'opposition entre apeiron et péràs n'épuise pas pour les Grecs tout le sens qu'il est possible d'attribuer à la notion de limite. Celle-ci n'est pas seulement un indice, un point de repère, elle peut être comprise comme un lien qui enferme et empêche précisément tout trajet orienté. Dans l'indifférenciation de l'espace illimité, je suis contraint à l'immobilité. Cette contrainte qui me lie donne à l'apeiron le sens d'une limite.

A ces deux sens de la limite – comme point de repère et comme apeiron – sont attachés respectivement deux phénomènes : le cheminement orienté et l'aporie – ou comme on préférera l'appeler, l'être-désorienté. La diversité de sens que les Grecs découvrent dans ce concept a un poids phénoménal : elle renvoie à des expériences originaires que chacun peut éprouver lorsqu'on dit par exemple qu'on s'y retrouve, ou qu'on s'y perd. La question qui se pose est alors de savoir si par delà cette diversité de sens, une unité est possible. On est en recherche d'un concept de la limite qui soit capable de réunir ces deux sens contraires découverts par les Grecs. Derrière cette unité, c'est le rapport entre l'être désorienté en territoire étranger et l'orientation en terrain familier qui est recherché.

I – Quelle limite entre le familier et l'étranger ?

Chacun des sens de la limite découverts jusqu'à maintenant fait l'objet d'une expérience correspondante : l'orientation ou l'être désorienté. Si une limite est possible qui réunisse en elle ces deux sens contraires, on devrait pouvoir en faire l'expérience. Entre l'espace familier structuré par les limites des points de repère et l'espace étranger qui vaut lui-même comme une limite pour tout cheminement, il doit être possible de découvrir une expérience qui rende compte du passage de l'orientation dans cet espace familier à l'être-désorienté dans un espace étranger : un phénomène transitif de l'un à l'autre, un mouvement de transgression d'une limite séparant ces deux espaces.

1) Une limite insaisissable.

Comment passe-t-on alors d'un cheminement orienté dans un espace structuré à un être-désorienté dans l'apeiron ? Comment se perd-on ? A vrai dire, on ne se perd jamais, on s'est perdu. Si l'on en croit la configuration qui vient d'être décrite, cheminer, c'est respecter rigoureusement les limites qui nous indiquent les directions de notre itinéraire, et être victime d'une aporie, c'est les avoir toujours déjà transgressées. Or entre ces deux expériences, il n'est pas possible de faire celle d'une transgression.

On sait s'orienter dans une ville connue : à droite devant la mairie, à gauche après le théâtre... On suit des directions familières sans y penser. Se reposant sur cette familiarité comme sur un acquis, et pensant à autre chose, on découvre soudainement que l'on ne sait plus où l'on est. Le monde environnant se met brutalement à démentir toutes les directions familières que l'on suivait aveuglément.

Pour se réorienter, on tente alors de se remémorer les chemins suivis et de se situer par rapport au monde familier maintenant perdu de vue. On cherche en quelque sorte à retrouver l'instant où l'on a passé la ligne du monde connu. Si une telle tentative de réorientation réussit, c'est que l'on est capable de retracer les limites – les étapes – de notre cheminement : c'est donc qu'on ne les a jamais transgressées, on a toujours suivi les directions qui nous ont été assignées. Si, à l'inverse, cette tentative de réorientation ne fonctionne pas, on demande notre chemin à quelqu'un : lui saura où et quand nous nous sommes trompés. Mais ici aussi une épreuve personnelle de la transgression est à jamais perdue : elle est perdue pour nous qui sommes désorientés et qui devons nous en remettre à l'orientation d'Autrui. Elle est inaccessible pour Autrui qui, lorsqu'il nous indique le chemin à suivre, demeure toujours dans l'immanence de son monde familier, et ne peut que reconstruire a posteriori dans ce monde familier l'endroit où nous avons perdu notre cap. À proprement parler, l'expérience de la désorientation – la transgression des points de repère qui délimitent notre cheminement orienté – est inaccessible. Nous ne faisons que l'expérience de l'être-désorienté.

Si le passage à la limite n'est pas accessible dans un sens, peut-être l'est-il alors dans l'autre. Comment est-il possible – une fois perdu – de s'y retrouver ? Cette quesion ne peut recevoir plus de réponse que la précédente, parce que le passage du monde inconnu au monde familier nous est lui aussi à jamais inaccessible. Lorsqu'on est perdu, on ne peut plus se suffire pour retrouver son chemin. Il faut sauter à pieds joints dans la familiarité d'un autre – familiarité qui ne nous est pas moins étrangère que ce monde dans lequel l'on s'est perdu. Lorsque, suivant aveuglément les indications d'Autrui, on retrouve les lieux qui nous sont ordinairement familiers, l'expérience que l'on fait n'est pas moins déconcertante que celle où l'on se découvre soudainement désorienté. On se demande par où l'on est revenu, on se replace au milieu d'une rue familière pour considérer ce passage qui nous a permis d'y revenir. Ce passage est alors une zone obscure dans notre espace familier, qui projette sur celui-ci la lumière de son étrangeté, et qui nous montre que cet espace familier mille fois parcouru est lui-même perdu dans l'illimitation, l'apeiron d'un espace étranger. Là encore, on ne fait pas l'épreuve d'une traversée de la limite : de même que, retrouvant tout à l'heure notre chemin par nous-mêmes, nous découvrions n'avoir jamais transgressé les limites du monde connu, de même ici nous ne quittons jamais l'étrangeté qui traverse un espace qui nous semblait jusqu'alors familier.

S'il y a bien une limite qui sépare le monde familier et le monde étranger, il n'est cependant pas possible d'en faire l'expérience. Soit je suis en un monde familier, soit je suis en territoire étranger, et de l'un à l'autre, je ne peux faire l'épreuve d'un passage. Les deux expériences de l'orientation et de l'être désorienté sont hermétiquement fermées l'un à l'autre.

2) Qu'appelle-t-on s'orienter ?

Comment s'expliquer cet hermétisme ? Il ne faut pas oublier que l'orientation et l'être désorienté ne reçoivent leur sens que d'une structure qui les rattache l'une à l'autre par une commune dépendance de sens à l'égard du concept de limite. Pour comprendre cet hermétisme, il faut donc revenir sur la structure respective de ces deux expériences.

Dans un article sur l'expérience herméneutique, Christian Berner est attentif au phénomène de l'orientation qu'il décrit ainsi :

« En fixant un repère, l'orientation ouvre une perspective en établissant une direction, c'est-à-dire un sens. Pour découvrir un tel point d'appui, nous disposons d'ordinaire des précompréhensions, de cadres, de connaissances, de préjugés transmis censés nous fournir autant d'éléments premiers »5.

Dans cette description de l'orientation, on découvre une structure circulaire fermée : pour fixer un point de repère dans l'espace et ainsi ouvrir un sens, il faut s'appuyer sur des préjugés, des cadres, sur quelque chose de familier en nous. Mais pour savoir où fixer ce point de repère, pour le placer au bon endroit, il faut que toute cette familiarité soit déjà présente objectivement dans le monde, incarnée dans d'autres points de repères. L'orientation ne découvre ainsi jamais devant elle un espace nu et entièrement vide, mais toujours un horizon structuré par la familiarité que nous avons avec lui.

Dans Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? Kant prend, pour décrire l'orientation, un exemple célèbre qui confirme ce caractère circulaire de celle-ci : « Pour m'orienter dans l'obscurité en une pièce que je connais, il me suffit de pouvoir saisir un seul objet dont la place est présente en ma mémoire »6. Dans l'obscurité de ma chambre, je me heurte à ce qui semble être mon bureau par exemple. Par rapport à ce bureau dont la place est en ma mémoire, je re-situe l'ensemble des objets qui, dans mon souvenir, ont rapport à lui. À partir de ce bureau, je trace une multiplicité d'itinéraires en direction de ces divers objets, qui à leur tour serviront de points de repère pour de nouvelles voies.

Au fondement de ce réseau de points de repère qui renvoient perpétuellement les uns aux autres, il se joue un procédé circulaire fondamental : pour pouvoir dire que cet objet que je heurte est mon bureau, il faut supposer que ce lieu où je reconnais mon bureau est ''une pièce que je connais''. C'est là, comme le dit Berner, le préjugé fondamental. Si, au bout du chemin qu'a tracé ma pensée depuis ce que je croyais être mon bureau, je ne rencontre pas ce qui était attendu, c'est tout l'espace dans lequel je me trouve qui se met à démentir mes tentatives d'orientation, c'est le premier préjugé – que je me trouve en une pièce que je connais – qui s'effondre. L'espace perd ses limites internes – par lesquelles je donnais corps à sa familiarité – il devient soudainement illimité, apeiron.

Il faut préjuger de la familiarité de l'espace où l'on se trouve pour y découvrir des points de repère, mais il ne saurait y avoir d'espace familier sans points de repère : c'est la structure circulaire qui porte toute orientation. C'est le mérite de Heidegger d'avoir découvert l'enracinement nécessaire de cette structure circulaire dans un ensemble de préjugé, cette structure, loin de ne supporter que le processus d'orientation, constituant toutes les formes de compréhension7. Il s'agit de ramener toutes les choses rencontrée à un espace commun d'où elles tirent leur sens. Mais cet espace lui-même n'est possible qu'à partir d'une telle projection de toute chose sur lui8.

Il faut toujours préjuger de la structure particulière d'un espace pour pouvoir s'y orienter. L'orientation fonctionne lorsque ce préjugé donne sens à tout ce que je rencontre, et lorsque réciproquement chaque chose confirme la structure supposée de cet espace. Cette orientation cesse de fonctionner lorsque tous les objets rencontrés démentent les sens supposés que la structure préjugée leur confère. Entre ces deux expériences – orientation et être désorienté – il n'y a donc pas de transition, pas d'expérience d'un critère qui jugerait de la valeur de chaque préjugé avant sa mise à l'épreuve par un cheminement effectif. Cette structure circulaire fermée est à l'origine de l'hermétisme qui sépare être désorienté et orientation, et du caractère insaisissable de la limite qui sépare l'espace de l'orientation et celui de l'être désorienté.

II – L'unité des sens de la limite : l'horizon.

L'expérience transitive – et transgressive – de la limite, qui devait permettre de découvrir une limite porteuse des deux sens découverts par les Grecs, fait défaut. Il n'y a pas de transition entre un espace familier où je m'oriente et un espace étranger dans lequel je suis perdu. Si elle manque, c'est sans doute parce que l'idée qu'on s'en fait repose sur un faux présupposé. Le fait de parler d'une expérience transitive de la limite fait penser en effet que cette limite est une frontière qui sépare deux territoires extérieurs l'un à l'autre. La transition recherchée devait alors prendre le sens d'une transgression, d'un passage au checkpoint de la péràs séparant l'espace d'orientation et l'espace de l'être-désorienté. L'absence d'une telle expérience doit nous conduire à penser que ces deux espaces, loin d'être extérieurs l'un à l'autre, doivent se confondre. Lorsque je suis désorienté, je ne suis donc pas dans un espace différent de celui dans lequel je m'oriente. Monde familier et monde étranger sont un seul et même monde.

1) Quel rapport entre les deux sens de la limite ?

Il faut confronter cette hypothèse – celle d'une communauté des deux types d'expérience dans l'unité d'un seul et même espace – au fait que l'orientation et l'être désorienté organisent cet espace de manière différente, à partir de deux sens opposés et contradictoires de la limite.

Dans l'orientation, la limite est la condition de possibilité du cheminement. C'est d'elle à proprement parler qu'il est possible de faire une expérience transitive : tout cheminement orienté doit passer par un certain nombre de points de repère délimitant les étapes de ce cheminement, c'est-à-dire passer les limites déterminant l'orientation. Ces points de repère sont appelés limites parce qu'ils sont à chaque fois les commencements et les termes d'un cheminement : lorsque, tâtonnant dans l'obscurité de ma chambre, je me heurte à un objet identifiable, celui-ci met un terme à mon tâtonnement, et renvoie en même temps à une multitude d'autres objets qu'il situe par rapport à lui dans un espace familier, initiant ainsi de nouveaux tâtonnements vers ces objets.

Ainsi comprise, la limite est un signe, c'est une limite signifiante : elle renvoie chaque fois à autre chose qu'elle même, et ce renvoi constitue sa signification9. Que signifie une telle limite signifiante ? Elle renvoie unitairement à une multiplicité de cheminements et à l'espace dans lequel limites et cheminements prennent place. Il ne suffit pas que des points de repère renvoient indéfiniment les uns aux autres, il faut encore qu'ils enracinent les cheminements qu'ils initient et signifient dans un espace. Toute limite, entendue en ce premier sens, est un signe qui signifie un espace dans lequel cheminer.

Si les espaces respectifs de l'orientation et de l'être désorienté sont les mêmes, alors l'espace auquel renvoie la limite signifiante de l'orientation, est l'espace même de l'être désorienté : l'apeiron, qui se définit précisément par le fait qu'il rend impossible toute limite en lui.

On se retrouve alors placé devant un paradoxe : si l'orientation et l'être désorienté se déroulent dans un seul et même espace, les limites signifiantes des points de repère qui renvoient à cet espace doivent se référer, dans leur signification, à l'apeiron lui-même. Cela suppose que l'apeiron – l'infini – soit objet de signification. Pour renvoyer à l'infini dans une signification, il est nécessaire de prendre du recul à son égard, d'instaurer une certaine distance de manière à ce qu'une différence entre un signifiant et un signifié puisse s'y fixer. Mais comment prendre du recul par rapport à l'infini ? L'apeiron a été nommé limite par les Grecs, et ce à juste titre, puisque de l'infini, il n'est pas possible de sortir : l'infini a le sens d'une clôture qui m'enferme. Dès lors que – désorienté – je suis perdu dans un monde étranger, ne suis-je pas alors condamné à y demeurer sans recul possible ? Comment se placer hors d'un espace pour le signifier alors que cet espace n'admet pas d'extériorité ? Il faut chercher si, dans l'apeiron, une telle possibilité de signification se fait jour.

2) Qu'appelle-t-on ''être désorienté'' ?

On ne fait jamais mieux l'épreuve de l'apeiron que lorsqu'on est désorienté. Celui-ci se manifeste par le démenti que toutes les choses rencontrées opposent à mes tentatives d'orientation : dans une pièce obscure que je ne connais pas, toutes les choses sont in-identifiables. Je peux bien distinguer qu'il y a là quelque chose, mais cette chose que je heurte se refuse, comme le dit Heidegger10, à toute tentative d'identification ou d'orientation : elle ne me renvoie à aucun cheminement déterminé. Lorsque je suis perdu dans une ville inconnue, les bâtiments, les rues, les voies de passage sont toujours là, mais ils ne renvoient à rien de particulier. Pour autant, toutes ces choses rencontrées n'ont pas perdu toute signification. Lorsque je suis perdu dans un monde étranger, les choses continuent de signifier, elles ne me signifient pas rien, elles me signifient le rien. Les choses qui d'habitude servent de points de repère à mon orientation, m'annoncent désormais que je suis en terrain étranger : elles démentent activement toutes mes tentatives de tracer des itinéraires à partir d'elles. Elles sont toujours là, mais elles se refusent à nos tentatives d'orientation. « Tout refus (tout interdire) est en soi un dire, un ''rendre-manifeste'' »11. Par ce refus à mes tentatives d'orientation, ces limites qui me servaient autrefois de point de repère en renvoyant les unes aux autres renvoient désormais en fait toutes à la même chose : à l'apeiron, l'espace étranger et illimité dans lequel je ne peux plus m'orienter. « Toutes les choses et nous-mêmes, nous abîmons dans une sorte d'indifférence. Cela non point au sens d'une disparition pure et simple, mais dans leur recul comme tel, les choses se tournent vers nous [...] Il ne reste rien comme appui […] il ne reste et ne nous survient que ce rien »12. L'apeiron est ce rien qui se montre dans son étrangeté : il est ce qui, au bout de la signification de toute chose, rend impossible toute signification.

Dans l'être désorienté déjà, je fais l'épreuve de l'apeiron par l'intermédiaire des significations qui y renvoient. Par ces significations, on constate que dans l'être désorienté, une distance est toujours déjà instaurée à l'égard de l'infini. L'apeiron n'est pas d'abord là dans l'immédiateté de sa présence infinie, sa présence est au contraire pour ainsi dire différée par tous les objets que je rencontre dans mon errance.

La structure de l'être désorienté nous montre qu'il est possible de signifier l'infini, et qu'il est possible de prendre ses distances par rapport à l'apeiron. Mais elle ne nous dit pas comment une telle chose est possible. Ce mouvement de signification des choses dans l'apeiron a encore quelque chose de paradoxal : il ne m'extrait pas de l'apeiron. Signifier l'illimité, ce ne peut être le signifier du dehors. De l'illimité en effet – en tant qu'il est une limite qui enferme – il n'est pas possible de sortir. Pour que quelque chose soit possible hors de l'illimité, il faudrait que l'illimité soit limité, et que quelque chose se trouve au-delà de sa limite. Le mouvement que m'impose l'apeiron est donc un mouvement de recul à la fois devant lui et en lui. De même, les choses qui me signifient l'apeiron ne peuvent le signifier chaque fois que depuis l'immanence de l'apeiron.

Que le monde où je suis perdu à la fois m'enferme et soit toujours distant de moi, j'en fais l'épreuve à chaque fois que je me perds. Lorsque je suis perdu dans un monde étranger, des sentiments contradictoires me préoccupent. Parce que ce monde m'est étranger, il semble que j'en suis séparé par un abîme, et pourtant je suis emprisonné en lui, dans l'incapacité d'en sortir. Je n'arrive pas à y rentrer, et pourtant j'y suis enfermé.

Un sens inédit de la limite : oros, orizein.

Si l'espace où l'on s'oriente est le même que l'espace où l'on est désorienté, il est nécessaire que les limites signifiantes – les points de repère – du premier se réfèrent au second compris comme apeiron. Il est alors nécessaire que les deux sens de la limite détectés par les Grecs se rapportent l'un à l'autre. Ce rapport existe bien dans l'être désorienté : les choses qui me servent normalement de points de repère renvoient alors toutes à l'apeiron. Dans ce renvoi elles supposent une certaine distance à son égard. Mais elles ne peuvent instaurer cette distance que dans et depuis l'apeiron même dont elles diffèrent pourtant la présence par leur signification.

Les choses qui se rencontrent dans l'apeiron signifient l'apeiron : par leur signification, elles diffèrent la présence de quelque chose qui est pourtant déjà là, tout entier présent, elles instaurent une distance à l'égard de quelque chose à l'intérieur de quoi elles sont prises. Il y a à la fois une forme de dilatation interne de l'apeiron, une ouverture qui le maintient à distance, et une irrémédiable clôture qui m'y enferme. Il s'agit de chercher une structure susceptible de contenir en elle à la fois ce mouvement d'ouverture et ce mouvement de fermeture. Cette structure, c'est celle de l'horizon.

a) La structure de l'horizon.

Le terme d'horizon est lui-même ambigu dans l'emploi qui en est fait : il signifie à la fois la limite circulaire de la vision pour un observateur qui se situe au centre de ce cercle et l'espace lui-même qui est délimité par cette ligne. A la fois limite et espace limité, l'horizon est une structure qui porte non seulement l'espace visuel mais aussi par analogie tout espace de sens. L'ambiguïté contenue dans le terme d'horizon n'est cependant pas le résultat d'un manque de décision quant à son sens, elle rend au contraire parfaitement compte de sa structure : l'horizon n'est pas tantôt un espace tantôt une limite, il est un espace structuré par l'idée de limite, ou plus précisément encore : une limite qui se structure comme un espace.

C'est un espace mis sous tension par une perspective qui, en maintenant à distance une ligne d'horizon, y rapporte tout ce que cet espace contient. Cette perspective dépend d'une part de la fermeture de l'horizon, fermeture qu'elle tient à distance, et d'autre part des objets contenus dans cet horizon, objets qu'elle rapporte à cette fermeture. Dans tout horizon se joue un double mouvement : celui d'une ouverture de l'espace par la dilatation qu'instaure en lui une signification, celui d'une fermeture de l'espace par la mise en rapport de toute chose en lui à une ligne d'horizon. Ce double mouvement a la même structure circulaire qui portait tout processus d'orientation : les choses que je heurte dans la pièce obscure où je me trouve sont in-identifiables parce cette pièce m'est inconnue, en retour cette pièce m'est inconnue parce que je ne peux rien identifier de ce qui s'y trouve contenu.

Le modèle de la structure de l'horizon peut être retrouvé dans la description que la Renaissance fait de la perspective monofocale alors récemment découverte : dans une toile construite selon ce modèle, tous les objets sont rapportés les uns aux autres selon des lignes qui dans l'espace de ces objets se rejoignent en un même point, qu'on appellera point de fuite ou point de clôture. Comme Alberti, on préférera parler de point de clôture plutôt que de point de fuite car s'il est vrai que toutes les lignes de perspective fuient vers ce point, c'est-à-dire le tiennent à distance, en retour ce point ferme l'espace de la représentation plus encore que ne le fait le cadre de la toile13. Ce point de clôture peut être n'importe quel objet contenu dans cet espace, et il n'est pas nécessaire qu'il soit l'objet le plus éloigné du spectateur14. Il importe seulement qu'il soit tenu à distance du spectateur, de manière à ce que toute chose fuit vers lui selon une certaine ligne. La clôture n'est clôture que dans la mesure où tous les objets représentés lui sont rapportés, mais dans cette mise en rapport, cette fermeture du point de clôture est mise à distance.

La structure de l'horizon nous ramène au paradoxe qui se présentait dans l'être désorienté : qu'un point de repère puisse signifier l'espace dans lequel il se trouve sans pour autant en sortir. Dans l'horizon, l'espace est présent à double titre : comme l'espace où se trouve toute chose, et comme l'espace auquel renvoie toute chose. Mais l'horizon ajoute un élément au paradoxe qui nous occupait alors. Avec l'horizon, on constate que non seulement les choses qui sont dans l'espace signifient l'espace, mais encore que c'est parce qu'elles sont dans cet espace qu'il leur est possible d'y renvoyer.

b) L'horizon comme limite originaire.

L'horizon permet ainsi de mettre en rapport les deux sens de la limite : les limites signifiantes des points de repères signifient l'apeiron qui contient ces points de repère. De manière plus adéquate encore, on peut dire que c'est par l'horizon que chacune de ces limites reçoit son sens de limite. L'apeiron avait été décrit comme une limite parce qu'il porte en lui le sens d'un lien, d'une clôture qui enferme. Mais cette fermeture n'est pas possible sans une ouverture préalable qu'il faut clore. L'apeiron n'est possible comme tel que mis à distance de ce qu'il enferme. En retour les points de repère avaient été appelés limites parce qu'ils délimitaient chaque fois les étapes de mon parcours dans l'espace : initiant des cheminements en en fermant d'autres. Mais ces cheminements qui renvoient les uns aux autres doivent bien voir un terme vers lequel au final ils finissent tous par diriger. Ce terme dernier, qui ne renvoie à aucun autre cheminement possible, est chaque fois signifié par chacun des points de repère qui délimitent les étapes de mon cheminement. L'ultime est toujours déjà là.

Sans une limite signifiante qui y renvoie et ouvre une dilatation dans sa présence, l'apeiron ne peut être limite – car alors il ne serait limite de rien. Sans un dernier terme auquel renvoyer, les points de repères ne sauraient délimiter mon parcours, parce qu'il ne saurait y avoir de parcours à délimiter. Ce dernier terme est toujours déjà présent en chacun des points de repère de mon parcours, et ce n'est qu'en vertu de cette présence que chaque point de repère met un terme à une étape de mon cheminement. En retour chaque point de repère initie un nouveau cheminement en introduisant une distance vis-à-vis de ce dernier terme.

Si l'horizon réussit cette mise en relation des deux sens de la limite, c'est parce qu'il est lui-même une limite en un sens inédit. Le terme d'horizon trouve son origine dans une étymologie qui contient ce sens inattendu de la limite, à savoir dans le grec oros, orizein. Cette étymologie est plus précise encore : le terme grec orizon signifiant horizon, semble bien plus faire référence au verbe orizein – limiter, circonscrire – qu'au substantif oros – la limite15. L'enracinement dans un verbe de préférence à un substantif fait entendre le caractère profondément dynamique de l'horizon. L'horizon n'est pas une limite statique comme peuvent l'être celles qui ont été découvertes à partir de la péràs grecque. Il est mouvement de limitation, par lequel l'espace tout entier se referme sur chacune des choses qu'il contient. Le mouvement de limitation – d'orizein – est ce mouvement qui ouvrant toute chose sur son espace, referme cet espace sur elle. En ce sens, l'horizon n'est pas à comprendre comme une toile en arrière-fond de ma rencontre avec tout objet perçu, il est le mouvement qui réfère chaque fois cet arrière-fond à l'objet rencontré, et qui par cette référence même donne son sens de limite tant à cet arrière-fond qu'à ce que je rencontre à partir de lui. Orizein est le mouvement originaire de limitation qui rend possible que de multiples formes de péràs puissent apparaître.

Conclusion

La question de départ qui nous a poussé à chercher les différents sens de la limite et leur unité – à savoir comment s'orienter dans un espace désorienté – n'a pas encore trouvé sa réponse. L'espace où l'on est désorienté et l'espace où l'on s'oriente ont été confondus. Sur ce fondement, le phénomène de l'être désorienté a révélé la structure horizontale nécessaire à toute orientation. Mais le pas de l'être désorienté à l'orientation n'a pas été franchi.

Mais au regard de ce qui vient d'être décrit à propos de la communauté de l'espace de l'être désorienté et l'espace de l'orientation, il s'avère qu'on ne pourra jamais faire ce pas de l'être désorienté à l'orientation. A proprement parler, nous ne cessons jamais d'être désorientés. Le cercle qui porte toute orientation est le même que celui que révèle l'être désorienté dans l'horizon : l'orientation n'est alors qu'une manière d'être désorienté. La véritable désorientation serait de se croire dans un monde parfaitement familier, où rien n'est étranger, c'est-à-dire à distance de soi, et donc où toute chose perd de sa signification, se donnant elle-même telle qu'elle est sans renvoyer à rien au-delà d'elle. Pour s'orienter, il est nécessaire que tout ce que je rencontre soit une limite pourvue d'un au-delà qui doit alors se manifester dans une certaine distance, une certaine étrangeté. Toute chose qui n'est pas une telle limite est indifférente à ma compréhension de l'espace dans lequel je m'oriente. Il faut en quelque sorte que derrière chaque chose se trouve signifiée la menace de l'apeiron, de l'étrangeté, pour que je puisse lui donner un sens. S'orienter, c'est voir en chaque chose rencontrée une limite au-delà de laquelle sourd l'étrangeté de l'espace dans lequel je me trouve. S'orienter, c'est différer la présence d'une altérité qui pourtant est toujours déjà là. S'orienter, ce n'est alors pas autre chose que chercher à s'orienter. Ce qui permet de voir en toute chose une telle limite, c'est l'horizon qui rapporte tout à cet espace étranger. Et ni l'espace dans son étrangeté, ni les choses que j'y rencontre ne peuvent prendre le sens d'une limite sans leur rapport dynamique dans un horizon.

Notes

1 Hésiode, Théogonie, traduction J.L. Backès, Gallimard, Paris, 2001, p. 77. Retour au texte

2 Mallarmé, un coup de dès jamais n'abolira le hasard, Gallimard, Paris, 1976, p. 426. Retour au texte

3 Marcel Détienne, Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l'intelligence, la métis des Grecs, Flammarion, Paris, 2009, p. 274. Retour au texte

4 Ibid. p. 278. Retour au texte

5 Christian Berner, “L'expérience et la non-compréhension”, dans Expérience et herméneutique, actes du colloque tenu à Nantes en 2005, dirigé par G. Deniau et A. Stangennec, Paris, Vrin, 2006, p. 132. Retour au texte

6 Kant, Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?, traduction A. Philonenko, Paris, Vrin, 2001, p. 88, Ak VIII-133. Le but de Kant dans cet exemple est surtout de montrer que tout phénomène d'orientation repose sur un sentiment subjectif – celui par lequel nous distinguons notre droite de notre gauche. On reprend cependant ici l'analyse critique de Heidegger qui à partir de l'exemple proposé ici, dément ce seul fondement de l'orientation sur un sentiment intérieur, et montre la nécessité d'un constant rapport au monde où l'on s'oriente. Cf. Heidegger, Être et Temps, traduction F. Vézin, Gallimard, Paris, 1987, p. 150. Retour au texte

7 Heidegger n'est pas à proprement parler le découvreur de cette structure circulaire qui est déjà connue depuis les tout premiers commencements de l'herméneutique moderne (Voir par exemple Dilthey, La naissance de l'herméneutique, dans Le monde de l'esprit, traduction M. Remy, Éditions Aubier Montaigne, Paris, 1947, p. 393). Il est le premier cependant à comprendre que ce cercle est porté par une nécessaire stucture de préjugés. Cf Gadamer, Vérité et méthode, traduction J. Grondin, P. Fruchon, J. Merlio, éditions du Seuil, Paris, 1996, p. 287. Retour au texte

8 Heidegger, Être et temps, op. cit., §65, p. 385. Retour au texte

9 Ici, limite et signe sont presque synonymes, la première semblant constituer la structure du second : une chose n'est signe que comme limite qui par sa limitation même définit un au-delà dont elle se distingue cependant. C'est par la limite que s'instaurent à la fois la distinction et la relation entre un signifiant – un au-delà de la limite – et un signifié – l'en-deçà. Retour au texte

10 Heidegger, Concepts fondamentaux de la métaphysique, traduction D. Panis, Gallimard, Paris, 1992, p. 214. Retour au texte

11 Ibid.. Heidegger joue ici sur la langue. En allemand, le terme de refus – par lequel on qualifie ici le rapports aux objets dans l'être désorienté – se dit Versagen. Dans tout Versagen, dans tout refus, il y a un sagen, un dire. Retour au texte

12 Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ?, traduction H. Corbin, in Question I et II, Gallimard, Paris, 1968, p. 58. Retour au texte

13 Cf. Alberti, De la peinture, traduction J.L. Schefer, Éditions Macula, Dédale, Paris, 1992, p. 177. Retour au texte

14 Ainsi dans sa Cité idéale, Piero della Francesca fait porter le point de fuite par une porte qui se trouve au centre non seulement de l'espace de la toile, mais aussi de l'espace représenté par cette toile. Retour au texte

15 Heidegger semble d'ailleurs privilégier cette étymologie lorsqu'il aborde le thème de l'horizon. Cf. Metaphysische Anfagsgründe der Logik, Vittorio Klostermann Verlag, Frankfurt-am-Main, 1990, p. 269. Retour au texte

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Référence électronique

Simon Calenge, « Les limites du cheminement et l’horizon du sens », Sciences humaines combinées [En ligne], 5 | 2010, publié le 01 mars 2010 et consulté le 29 mars 2024. DOI : 10.58335/shc.178. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=178

Auteur

Simon Calenge

Doctorant en Philosophie, Centre Georges Chevrier - UMR 5605 -UB