La trilogie de Yasmina Khadra. Une œuvre-limite

DOI : 10.58335/shc.171

Abstract

La trilogie de Yasmina Khadra, Les hirondelles de Kaboul, L’attentat et Les sirènes de Bagdad, constitue une œuvre-limite dans la mesure où l’auteur y traite un sujet très sensible, à savoir le phénomène de l’hyper-terrorisme. Lequel sujet n’est pas seulement difficile à traiter, mais il fait planer sur l’auteur un risque de mort. Ecrire devient dans ces conditions synonyme du franchissement de la barrière de l’interdit. Les textes essayent de nous faire voir le terroriste, cet être diabolisé, sous un regard humain. Il n’est responsable de ses actes que peu puisqu’il est la proie d’un destin implacable. C’est dans cette même perspective d’explication et de compréhension que l’auteur expose les discours extrémistes dans ses œuvres. Mais loin de leur accorder un espace inconditionnel d’expression, il les introduit en vue de les disloquer ou de les étouffer. Il s’agit là d’une véritable prouesse puisque le texte, espace de parole par définition, réduit celle-ci au silence. Il est question bien évidemment d’un effet de contraste sonore : une parole est tue pour mettre en valeur une autre. Ce travail sur le thème et le discours reflète une vision particulière du genre romanesque. Khadra produit des textes aux limites des genres établies. Il puise ses techniques dans la tragédie, le conte et le polar et donne naissance à une écriture nouvelle qui dit le tragique de l’homme de la postmodernité. Il va jusqu’à mimer l’accélération du temps contemporain en pratiquant une écriture de l’urgence et de la surprise.

Outline

Text

Les limites ont toujours existé puisqu’elles sont inscrites dans l’ordre des choses. Notre corps en porte déjà une marque indélébile et au même temps vitale, la peau. La frontière est clairement et physiquement tracée entre l’intérieur et l’extérieur pour des raisons de survie, de séparation et d’esthétique. L’évolution de l’humanité a permis d’élargir ce concept aux différents aspects de la vie. Apparaissent donc les délimitations des propriétés, des droits, des états, des domaines de la connaissance… Dans une phase très avancée de l’histoire, la société a opéré un découpage entre des métiers indispensables et d’autres satellitaires, pour ne pas dire parasites. Ainsi, plusieurs professions ont été expédiées à la frontière, voire à la marge. L’écrivain, le philosophe, le sociologue, pour ne citer que ceux-ci, ont connu ce destin puisque leurs fonctions les obligent de prendre de la distance pour pouvoir porter un regard lucide et pénétrant sur les phénomènes humains. Le premier, qui nous concerne particulièrement dans cette étude, est souvent dans l’obligation de transgresser les lois établies afin de donner naissance à son œuvre. C’est un porte-parole, c’est quelqu’un qui dépasse le stade de la parole dite et s’engage dans l’écrit, c’est-à-dire dans le permanent, peut-être même l’immortel. Sa parole est plus consistante dans la mesure où elle dépasse le caractère éphémère de l’oralité. Elle est dangereuse car elle n’est jamais innocente, encore moins gratuite. Pour vivre, elle doit être innovante, donc sacrilège par rapport à ce qui a été admis comme règles. L’écrivain, le vrai, ne peut de ce fait qu’être, grâce à et à cause de son écriture, un homme des limites. Il faudrait comprendre ce dernier dans ses différents sens, c'est-à-dire celui qui risque sa vie, un innovateur et un jusqu’au-boutiste à sa manière. Yasmina Khadra est l’un de ces êtres d’exception. Le choix de ses sujets répond à une nécessité de dire les choses que les autres ne veulent pas, n’osent pas et ont peur d’exprimer. En effet, il s’attaque à des thèmes d’actualité qui rebutent par leur caractère extrêmement complexe et critique. Il les traite d’une manière originale et courageuse. Dans sa trilogie Les hirondelles de Kaboul, L’attentat et Les sirènes de Bagdad, il essaye d’enlever le malentendu entre l’Orient et l’Occident, engendré justement pas le cantonnement de chacun d’eux dans ses préjugés et la crainte de franchir les frontières imaginaires que les hommes ont montées de toutes pièces. Il s’agirait donc pour nous de montrer comment cette trilogie de Khadra constitue non seulement sur le plan thématique mais aussi formel et esthétique une œuvre-limite. Pour ce faire, on s’attachera à montrer d’abord la spécificité de la thématique choisie, à savoir le phénomène de l’hyper terrorisme. Il serait intéressant de voir ensuite comment les textes khadraïens offrent un espace d’expression à la parole extrémiste et la condamnent au même temps au silence. Et on verra enfin comment se crée une écriture à la lisière des genres pour mimer l’ère du temps.

Aux frontières de l’humain

L’écriture n’est plus un acte de courage dans plusieurs pays tant les libertés d’expression sont garanties et font partie d’un acquis désormais indiscutable. Ce n’est pas le cas pour d’autres, et écrire devient le synonyme de risques, voire de danger de mort. Yasmina Khadra illustre bien ce type d’écrivains qui tentent le diable en s’obstinant à prendre la plume. Il aborde des sujets chauds, même très chauds. Il brave les interdits de paroles et s’attaque à l’un des thèmes les plus épineux de l’ère postmoderne, à savoir le terrorisme intégriste.

Il faudrait d’abord souligner la spécificité du cas de Khadra. C’est un ancien officier de l’armée algérienne. Son appartenance à l’institution militaire l’obligeait à ruser pour s’adonner à sa passion des mots. Son choix d’écrire sous un pseudonyme montre clairement qu’il cherchait à fuir la censure et son désir de s’exprimer librement. Son texte autobiographique L’Ecrivain1, mais sous-titré sciemment roman, donne à voir les tracasseries que lui a causé une nouvelle qu’il a écrite alors qu’il était tout juste un élève de l’école des cadets de Koléa. La donne change sensiblement quand il a entamé sa « vraie » carrière de romancier. En fait, sa position et la phase critique par laquelle passait l’Algérie, la décennie noire en l’occurrence, chargeaient sa parole d’une force et d’un intérêt incomparables. Au-delà de la curiosité que suscitait son identité inconnue à l’époque, on s’intéressait à une analyse pour le moins originale de la tragédie que vivait le pays. Le danger était double pour l’auteur : il fallait pointer du doigt les coupables de meurtres atroces et ne pas céder à la tentation d’une explication simpliste et fortement sollicitée, autrement-dit se tenir à dire « la vérité » avec tout ce que cela implique en terme qu’animosités et de condamnations dont il serait l’objet. En effet, s’attaquer à la guerre civile d’Algérie, c’est prendre position dans un univers où tout le monde essaye d’expliquer et/ou de s’innocenter. Khadra franchit la limite du silence et propose une vision très particulière, oserons-nous dire humaniste, du conflit. Le terrorisme qui déchire la nation algérienne sème l’incompréhension et frappe toute parole de mutisme. Khadra, plus que tout autre, est concerné par les faits. On a soupçonné l’armée d’être derrière des massacres de civiles. Le Front Islamique du Salut (FIS) était également dans le banc des accusés. L’auteur rejette toute possibilité que les forces militaires soient à l’origine de ce genre d’exactions et n’accuse qu’à moitié les islamistes algériens. Cette attitude ne trouve pas sa justification dans une quelconque peur de risquer sa vie, mais plutôt dans une approche qui transcende une logique univoque et somme toute réductrice. Le terrorisme est le résultat d’une situation économique, sociale et politique déplorable, voire d’un destin individuel et collectif implacable. C’est ce que s’attache à démontrer d’une façon magistrale A quoi rêvent les loups2. Dans ce roman d’un réalisme déconcertant, le personnage principal Nafa Walid vit une véritable descente aux enfers. Du haut de son rêve de devenir une star de cinéma, il se trouve par un concours de circonstances au cœur d’un groupe terroriste qui le transfigure en un monstre humain plus féroce que les bêtes les plus sauvages. Et s’il est difficile de tirer une morale d’un roman, dans celui-là, on pourrait avancer, sans craindre de commettre un contre-sens, que chacun de nous peut vivre le destin du héros. Nous sommes tous prêts à basculer dans l’innommable. Devenir un terroriste n’est pas le lot de personnes ayant une constitution mentale différente des êtres « normaux », c’est une destinée incontournable nourrie par des conditions où il y a plusieurs intervenants, pour ne pas dire qu’elle est la responsabilité de tout le monde et rendre de la sorte le problème complètement opaque et insoluble.

L’auteur s’intéresse également au phénomène dans sa dimension universelle en s’ouvrant sur les conflits qui déchirent plusieurs endroits du globe. L’Attentat a comme toile de fond le conflit israélo-palestinien. Ce roman s’inscrit dans une trilogie dédiée selon les propos de Khadra à enlever le malentendu entre Orient et Occident. Il a fait beaucoup de mécontents d’un côté comme de l’autre à cause de son approche particulière de ce drame qui n’a duré que trop longtemps sans qu’aucune issue ne pointe à l’horizon. L’appartenance de l’auteur à un pays arabo-musulman et de plus qui a historiquement soutenu la lutte du peuple palestinien pour reconquérir ses droits légitimes de liberté, de dignité et de souveraineté le met une fois de plus dans la ligne de mire des critiques, voire de complots et de fatwas. Mais tout cela ne l’a pas fait reculer devant sa mission de dire la vérité, ou du moins une certaine vérité. Ce roman nous met d’emblée dans le vif de l’action et on assiste à deux principaux attentats, l’un ouvrant et fermant l’œuvre et l’autre constituant l’évènement central. Le premier est perpétré par un hélicoptère israélien et le second par un kamikaze palestinien. Ce dernier n’est autre que Sihem, l’épouse du personnage principal, un imminent chirurgien palestinien parfaitement intégré dans la société israélienne. L’enquête que mène ce dernier pour essayer de comprendre pourquoi sa femme, qu’il croyait choyée et comblée, était plus attentive aux discours des gourous qu’à ses poèmes, montre le fossé qui sépare deux mondes si éloignés et si proches. L’opération-martyre ou bien l’attentat-kamikaze que provoque Sihem et la riposte de l’armée israélienne mettent de la lumière sur l’impossibilité de trouver une issue au bourbier du terrorisme tant que l’injuste perdure, et le premier montre que l’appel des origines resurgit malgré les tentatives de l’effacer ou encore de l’amadouer à force de corruption. La fiction joue un rôle capital dans ce sens. La situation enviable que décroche le couple dans le roman est tout simplement impossible dans la réalité. L’auteur semble nous dire que même au cas où cette hypothèse se réalise, ce qui s’apparenterait sans nul doute au summum de l’exploitation puisque c’est la spoliation de ce que le faible a produit de mieux, sa matière grise la plus aboutie, cela n’entraînerait pas la résolution du conflit. Il faudrait pour cela chercher une solution radicale, un rapprochement des idées, une atmosphère où le dialogue serait possible.

L’originalité du choix de Sihem comme kamikaze n’a d’égal que la singulière destinée du héros des Sirènes de Bagdad. L’auteur change ses angles d’attaque et propose dans cette œuvre un jeune homme qui ne portait pas comme l’héroïne de L’attentat la haine et l’humiliation de tout un peuple jusque dans ses plus profondes entrailles, mais qui est nargué par la fatalité qui vient frapper par trois fois à sa porte pour le faire sortir de son petit cocon, de lui-même. Les deux personnages contrastent point par point. A la réussite de l’acte de la première répond le désistement in extremis du second, le luxe où vivait Sihem est contrebalancé par la misère où évoluait le Bédouin et la mélancolie qu’elle trimbalait constamment dans son regard est l’opposé de la sérénité dont jouissait le héros de Kafr Karam. C’est dire que le profil du kamikaze est loin d’être univoque et transcende les stéréotypes où l’on voudrait le cantonner. En effet, le héros des Sirènes est décrit comme un être sensible et inoffensif à tel point qu’il se faisait tabasser à l’école sans qu’il réagisse, sinon par les pleurs. L’hypothèse que ce comportement soit le reflet d’une faiblesse est écartée cependant pour laisser la place à un rejet conscient de la violence. La transformation du héros en bombe humaine suit un processus long et douloureux. Plusieurs facteurs entrent en jeu et loin de considérer la misère comme déclencheur, l’auteur nous propose une explication culturelle. Le Bédouin a été offensé et humilié et ce tort ne peut être réparé que dans le sang. Ce qu’il n’a pu tolérer, c’est l’effondrement du symbole paternel. La haine silencieuse de l’envahisseur se mue donc en une rage destructrice. L’exposition, les deux semaines de clochardisation intensive à Bagdad, la mort du Caporal portée sur le dos et l’interminable attente de l’action le préparent doucement à commettre n’importe quelle atrocité. L’opération qu’il est chargé d’accomplir dépasse l’entendement, le coup ultime qui mettrait l’Occident à genoux. Au moment crucial, le héros désiste pour une raison qu’il n’arrive pas à déterminer. Est-ce le discours du docteur Jalal qui a finalement trouvé un écho en lui? Est-ce le caractère pacifique du personnage qui a pris le dessus ? Ou bien ces passagers si innocents qui lui ont fait pitié ? Le texte ne tranche pas et laisse le champ des interprétations ouvert. Ce qui est frappant c’est le désistement lui-même. Ce que Khadra voudrait peut être nous dire, c’est de ne pas chercher à tout rationnaliser quand on a affaire à des êtres humains, et encore moins quand il s’agit de personnes qui ont franchi les frontières que la norme s’est forcée de tracer.

L’Ecrivain transgresse donc les limites en abordant des thèmes condamnés soit au silence ou bien au tapage médiatique qui noie sous une quantité titanesque d’analyses superficielles et stéréotypées la vérité des faits. Il participe à l’effort de mettre de la lumière sur un cas-limite de l’humain, à savoir le terroriste. Il le montre sous un jour nouveau et refuse de le figer dans une image monstrueuse et réductrice. En outre, cette transgression thématique s’accompagne d’une autre sur le plan discursif.

De l’expression du silence à sa production

En traitant cette problématique du terrorisme, Khadra court des risques autres que ceux déjà cités. En donnant la parole à des personnes de la sphère intégriste, il pourrait accorder du crédit à leurs propos sans le vouloir. La question donc est de savoir comment s’opère l’intégration et au même temps la neutralisation du discours adverse. Autrement-dit, comment la trilogie en question échappe à la littérature de propagande de la doctrine extrémiste ?

Dans Les sirènes de Bagdad, c’est le héros qui remplit le rôle du narrateur. Toute l’histoire passe par le filtre de son regard et de son discours. Et s’il est un personnage dont les opinions sont modérées, voire pacifiques, jusqu’à ce qu’il soit expulsé du giron familial, il est entouré par de véritables propagandistes de la cause intégriste. Bien évidemment, ces personnages n’ont ni la même importance ni le même charisme. Ainsi, face à l’emportement fiévreux et peu consistant de Yacine s’érige le docteur Jalal. Les propos du premier, même s’ils reflètent les pensées d’une bonne partie des « résistants », sont peu importants vus son niveau d’éducation très modeste, son caractère colérique et ses agissements brutaux, alors que ce dernier incarne le théoricien de la résistance et constitue un véritable mentor pour le bédouin de Kafr Karam qui lui voue un respect et une vénération sans failles. La solidité du raisonnement du docteur est remise en question par plusieurs procédés. C’est quelqu’un qui a vécu un revirement spectaculaire : de l’ennemi déclaré du terrorisme islamiste, il passe à la position du défenseur invétéré de la pensée jihadiste. Il garde cependant son habitude de buveur d’alcool, ce qui frappe toute sa conduite de discrédit. Son intervention à Beyrout qui enflamme le public est comme étouffée dans le texte et réduite à un paragraphe en plus de quelques réponses aux questions du public. Son discours est passé partiellement sous silence à travers l’utilisation de la technique du sommaire : « Il (Docteur Jalal) nous (les présents à la conférence) a dispensé un cours magistral sur l’hégémonie impérialiste et les campagnes de désinformation à l’origine de la diabolisation des musulmans »3. Sa rencontre avec le romancier Mohammed Seen permet au lecteur de mieux comprendre les raisons qui se cachent derrière son attitude hargneuse à l’encontre de l’Occident : il s’est senti exploité et s’est vu refusé le prix des trois académies qu’il méritait haut la main et il en a conclu qu’il n’intégrera jamais un monde qui le sous-estime et le rejette. Il essuie une défaite retentissante dans ce duel intellectuel et repousse la proposition du héros de punir son adversaire, trahissant de la sorte un trait fondamental de son caractère, le respect de la différence. Le coup de grâce est apporté par son action ultime : en essayant d’empêcher le héros d’accomplir sa mission, il donne à voir tout son humanisme et son refus de la folie qui court les rues et contamine tous les esprits de ce temps : « Trêve de conneries ! On arrête tout, on dit stop ! […]Donner une leçon à l’Occident est une chose, foutre en l’air la planète en est une autre. Je ne joue pas. On ne joue plus », hurle-t-il à la page 306. Ainsi, tout en offrant un espace à la parole extrémiste, l’auteur utilise plusieurs stratégies pour la niveler par le bas et la fragiliser.

Dans L’attentat, Yasmina Khadra fait appel à ces procédés en plus de plusieurs autres. Il faut dire que la situation n’est pas la même. L’approche du phénomène n’est pas non plus pareille. En effet, le docteur Amine Jaafari est tout sauf le sosie du héros des Sirènes. Il est immunisé et mûr d’âge et d’esprit. Il est difficilement influençable et fait preuve de courage et de résistance. Il n’y a meilleure témoignage de ceci que son refus catégorique d’entendre la cassette du Cheikh Marwan. De la sorte, la voix du gourou est condamnée au silence, mais ce n’est qu’un répit car le discours tu est tout simplement mis en attente. Plus encore, le héros chercherait à rencontrer ce cheikh en personne pour l’entendre a propos de ce qui s’est passé avec sa femme. On doit souligner cependant la différence majeure entre les deux situations. D’abord, le docteur Amine ne désire aucunement écouter un discours savamment préparé et endoctrinant. Ensuite, la rencontre face à face lui permettrait de s’interroger sur ce qui l’intéresse, de coincer son interlocuteur et de ne pas le laisser esquiver ses questions et ses accusations. Enfin, il pourrait voir en face celui qui a envoyé, pense-t-il, son épouse à la mort, de lire non seulement son discours verbal mais aussi et surtout non verbal. Toutefois ces tentatives se soldent par l’échec. Il ne réussit qu’à rencontrer l’imam de la Grande Mosquée de Bethléem puis un responsable du mouvement, Abu Moukaoum, et enfin non neveu Adel, lui aussi engagé dans la résistance et très proche de Sihem. Ses entretiens avec chacun d’eux sont d’importances différentes mais ils révèlent tous l’incommunicabilité et la distance astronomique qui séparent deux modes de pensée diamétralement opposés. Le héros vit un véritable parcours initiatique et change en cours de route. Il abandonne son projet de rencontrer le fameux cheikh et s’il se rend in extremis à la mosquée de Janin, où celui-là prêche ce jour-là, c’est pour tenter d’empêcher Faten, la fille du patriarche, le grand oncle du héros, de succomber au même destin que sa femme. En l’attendant au coin de la rue, Amine entend la voix du Cheikh et nous apprend : « C’était pratiquement le même discours entendu dans le taxi clandestin pris à Bethléem »4. Pour une deuxième et ultime fois, le discours du gourou est tu.

L’auteur donne visiblement plus d’espace à la parole propagandiste dans Les hirondelles de Kaboul. En fait, il utilise une autre tactique. Prenons l’exemple du prêche du mollah Bashir au huitième chapitre. Ce discours s’étale sur tout le chapitre, mais plusieurs éléments le parasitent. Il constitue un évènement déterminant dans le destin tragique que va vivre le couple Zounaïra et Mohsen, puisque c’est juste après cet incident que l’épouse décide de bousculer son époux pour le faire sortir de sa léthargie, de souffler fatalement sur cette lueur d’humanité qui restait en lui. Le lecteur est amené depuis le début du roman à plaindre le sort de ces deux êtres et à sympathiser avec eux. Ce qui explique toute l’animosité que susciteront non seulement les talibans qui les humilient et conduisent Mohsen de force à la mosquée, laissant sa femme ruminer sa colère et son indignation, mais aussi le mollah et son prêche. Le narrateur décrit ce dernier de telle sorte à ce qu’il inspire le dégoût (visage éléphantesque et vampirisant, regard incendiaire, sourire vorace, l’écume au coin de sa bouche, lèvres incandescentes, souffle de buffle …). Son discours est constamment interrompu par la description de ses mimiques, de son gestuel ou encore des clameurs de l’assistance. Le malaise du héros qui se retourne pour voir son épouse ne permet pas non plus de se concentrer sur les propos du gourou. Le narrateur nous apprends même que « derrière eux [les fidèles des premiers rangs littéralement subjugués par la prolixité du gourou], les avis sont partagés ; il y a ceux qui s’instruisent, et ceux qui s’ennuient. Beaucoup ne sont pas contents d’être là au lieu de vaquer à leurs occupations […] Un vieillard s’est assoupi. Mohsen a, depuis longtemps, perdu le fil »5. C’est dire que la majorité des présents se désintéressent complètement du prêche et ne sont là que parce qu’ils y sont obligés. Le corps même du discours est fragilisé : le mollah joue la carte de la persuasion et se contente d’avancer ses idées comme autant de vérités à admettre. Il se lance dans un développement qui s’apparenterait aisément au fantastique. Pis encore, aucun argument d’autorité n’est présenté dans la partie rapportée par le narrateur, mis à part le verset coranique de la page 95.

Il s’avère donc clairement que si l’auteur introduit le discours extrémiste dans ses textes, en tant que mode d’expression de personnages qui ont touché le fond, c’est justement pour le mettre à distance, le désarticuler ou encore lui enlever tout crédit. Il fait usage d’une dextérité d’artificier et pousse les limites du discours romanesques puisqu’il produit le silence au sein même de l’espace qui incarne la parole. Que traduit cela sur le plan esthétique ?

De l’art du mélange

Il est difficile de concevoir une nouvelle manière d’aborder un sujet sans qu’il y ait en parallèle une innovation esthétique. En effet, Yasmina Khadra pose un regard lucide et original sur cette situation humaine limite, celle de ceux qui « ne relève[ent] plus de ce qui est vivant »6. Il emprunte pour cela les propriétés de la tragédie, du conte et du polar et les intègre harmonieusement à son roman dans une conception moderne de l’écriture.

Selon Georges Steiner, le roman est le digne héritier de la tragédie. Il exprime le tragique moderne mieux que toute autre forme, et la trilogie à l’étude en est une belle démonstration. Il serait vain de dire que ce qui est raconté dans les trois romans donne à voir le destin tragique des personnages, il est plus utile de montrer les outils propres à ce genre dramatique mis en pratique au sein des textes. Sur le plan temporel par exemple, L’attentat est encadré par deux chapitres quasiment similaires. En fait, tout le roman essaye de nous expliquer pourquoi le docteur Amine se trouve là, victime d’un attentat israélien, lui l’homme pacifiste et l’imminent chirurgien naturalisé israélien. C’est précisément là où le recours au rapprochement avec la tragédie est éclairant. On dirait que l’histoire est écrite à l’envers. Une fois que le ressort tragique est compressé, il n’est plus question que de le libérer et les choses vont d’elles mêmes. En effet, le temps tragique avance à l’encontre du temps chronologique. La destination est connue depuis le début, et il s’agit seulement de s’acheminer vers elle de la façon la plus logique. On pourrait même affirmer avec certitude que la structure temporelle de ce roman est circulaire et non pas linéaire. Cette même vision, nous la trouvons dans Les sirènes de Bagdad avec de légères modifications. Là aussi le texte s’ouvre et se clôt sur des fragments ressemblants. Mais à l’opposé du docteur Amine qui ne lui reste que quelques instants à vivre, le Bédouin des Sirènes a encore quelques jours devant lui ; ce qui ne change pas finalement grand-chose à la donne. L’auteur semble contraint de poursuivre le récit dans le second roman en vue d’une meilleure clarification du propos. En effet, l’originalité de l’attentat prévu demande une plus ample explication, d’autant plus que le héros n’a pas encore coupé tous ses liens avec le monde d’ici-bas. Il fallait lui accorder l’occasion de constater tragiquement l’ampleur de sa solitude et comment la fatalité se joue de lui et vide son action éventuelle de tout sens. Dans Les hirondelles de Kaboul, le temps semble arrêté. Les personnages n’attendent rien de l’avenir. Leur destin est scellé et ils attendent la mort dans une situation de vivants-morts. Sur le plan de la narration, le conteur connaît l’histoire de bout en bout et c’est dans la perspective de sa fin qu’il la déroule devant le lecteur. « C’est ici aussi, dans le mutisme des rocailles et le silence des tombes, parmi la sécheresse des sols et l’aridité des cœurs, qu’est née notre histoire comme éclôt le nénuphar sur les eaux croupissantes des marais », déclare-t-il dans l’incipit7. Yasmina Khadra ne limite pas ses emprunts au genre tragique, mais le dépasse au polar. C’est le cas dans L’attentat. Le personnage principal s’improvise détective après l’acte de son épouse. Il cherche une explication à ce qu’il considère comme une grossière erreur au début, et une énigme à élucider par la suite. Tous les ingrédients du polar sont utilisés depuis le suspens qui coupe le souffle jusqu’à la déception de la chute. On doit mentionner à ce propos que l’auteur a déjà pratiqué, et avec succès, ce genre considéré à tort comme mineur. Aussi faut-il souligner le caractère avant-gardiste de ce genre d’écriture. Dans ce roman, on assiste à un véritable ennoblissement de l’intrigue à travers sa littérarisation et sa mixtion avec la tragédie. Du point de vue de la réception, c’est le lecteur qui est appelé à mener l’enquête et à la résoudre. Cette deuxième dimension nous permet de faire le lien avec Les sirènes. Le traitement de la temporalité, comme on l’a déjà dit, met l’histoire en pause le temps d’une longue analepse ; ce qui suscite la curiosité du lecteur et le pousse à se lancer dans une recherche frénétique du sens et de l’interprétation des moindres indices. Dans Les hirondelles, le problème se pose autrement. Il s’agit d’un texte aux frontières du conte et de la tragédie. Les limites entre l’oral et l’écrit sont constamment transgressés : le conteur ne cesse de nous rappeler qu’il est là pour briser toute identification. Il se lance dans des récits et des descriptions hyperboliques, ne se limitant pas à remplir son rôle de coryphée, mais le dépassant vers une exhibition de la fictivité de l’histoire. Dans tous les cas, la déception est au rendez-vous. On pourrait parler du malaise du lecteur face à une écriture du mélange où ses petites habitudes sont mises à rude épreuve. Il nous semble plus judicieux d’aller dans le sens d’une analogie entre les plaisirs textuel et sexuel. Le lecteur n’accepte pas que le texte soit si vite achevé où encore il s’attendait à une jouissance plus intense. Cette caractéristique de la chute du roman noir est cependant nuancée par l’introduction d’une lueur d’espoir in fine. Il s’agit de montrer la modernité de l’approche adoptée en soulignant la distance par rapport au genre tragique.

L’écriture dans cette trilogie essaye de mimer l’ère du temps. Ce qu’on a remarqué concernant l’accélération du temps et qu’on a rapporté à la parenté avec la tragédie peut être interprété également dans la perspective d’une tentative de traduire la conception actuelle du temps. En effet, la modernité se caractérise avant tout autre chose par une course effrénée contre la montre. Le monde ressemble à une poudrière et dans cet état de chaos généralisé une véritable guerre d’information et de désinformation se déclenche. Le dire littéraire est dans l’obligation de suivre, au risque d’être dépassé par les évènements. Le choix de l’actualité relève d’une vision de la littérature comme pendant du tapage médiatique. Les sujets quotidiens et incontournables des masses-médias sont ceux-là mêmes que Yasmina Khadra traite. Mais il propose un regard autre, plus posé, plus profond, plus humaniste. L’écriture de l’urgence qu’il pratique ne veut aucunement dire qu’il entre dans une concurrence aveugle avec la pratique journalistique. Les destins des personnages et des nations dont ils font partie ne sont pas envisagés sous le signe de la superficialité, de la quête acharnée de la systématisation ou, pis encore, de la consommation rapide. Au contraire, ils sont montrés comme éminemment singuliers et foncièrement humains. Ce qui justifie un autre choix esthétique, à savoir la surprise. Les textes à l’étude regorgent de rebondissements. L’auteur se plait à déjouer les cartes. Et s’il sollicite la participation du lecteur, s’il suscite sa curiosité et le pousse à formuler en permanence des hypothèses de lecture, c’est pour le surprendre par la tournure des choses. Il lui lance un défi depuis le seuil du roman en lui annonçant, ou presque, la fin de l’histoire. Cette même fin est élaborée de telle sorte à l’étonner, en lui donnant une impression du déjà vu/ lu comme dans L’attentat et Les Sirènes. Cette pratique atteint son paroxysme dans Les hirondelles de Kaboul. On s’attend bien à une fin tragique depuis le commencement de l’histoire, les signes avant-coureurs de la folie du personnage Atiq parsèment le texte par exemple, mais la dernière chose à laquelle on était préparé, c’est qu’elle soit enclenchée par une déception amoureuse. Une autre surprise de taille, c’est la mort de tous les personnages principaux, des manières les plus improbables, et l’échappée miraculeuse de Zunaïra à sa fatale destinée, elle qui était condamnée à la peine capitale. L’auteur cherche à nous dire, semble-t-il, que la réalité humaine loin de se prêter à nos petites devinettes est extrêmement complexe et diverse, plus surprenante que les fictions les plus inventives.

En termes de conclusion, on peut dire que la trilogie à l’étude constitue une œuvre-limite dans la mesure où l’auteur y traite un sujet très sensible, à savoir le phénomène de l’hyper-terrorisme. Lequel sujet n’est pas seulement difficile à traiter, mais il fait planer sur l’auteur un risque de mort. Ecrire devient dans ces conditions synonyme du franchissement de la barrière de l’interdit. Les textes essayent de nous faire voir le terroriste, cet être diabolisé, sous un regard humain. Il n’est responsable de ses actes que peu dans la mesure où un destin incontournable s’y mêle. C’est dans cette même perspective d’explication et de compréhension que l’auteur expose les discours extrémistes dans ses œuvres. Mais loin de leur accorder un espace inconditionnel d’expression, il les introduit en vue de les disloquer, ou de les étouffer. Il s’agit là d’une véritable prouesse puisque le texte, espace de parole par définition, réduit celle-ci au silence. Il est question bien évidemment d’un effet de contraste sonore : une parole est tue pour mettre en valeur une autre. Ce travail sur le thème et le discours reflète une vision particulière du genre romanesque. Khadra produit des textes aux limites des genres établies. Il puise ses techniques dans la tragédie, le conte et le polar et donne naissance à une écriture nouvelle qui dit le tragique de l’homme de la postmodernité. Il va jusqu’à mimer l’accélération du temps contemporain en pratiquant une écriture de l’urgence et de la surprise. Le lecteur se sent décontenancé dans cette terre nouvelle à laquelle l’auteur l’invite, une terre si connue et si étrange. Ses réflexes d’antan sont mis à mal et il doit revoir sa vision des choses, du monde, de la vie et de la mort. Ne s’agit-il pas là de la mission la plus ardue de la littérature ? Certainement. Khadra s’est fixé en plus l’objectif de rapprocher l’Occident et l’Orient à travers cette trilogie. Mais, en tant que littérateur, il ne peut que proposer et c’est à ceux –là que revient la tâche historique de disposer.

Notes

1 La publication de ce texte en tant que roman ne doit pas nous leurrer. La dimension autobiographique y est saillante, comme le souligne l’auteur lui-même. Return to text

2 A quoi rêvent les loups, Julliard, 1999. Yasmina Khadra a écrit plusieurs romans qui traitent cette tragédie. Les plus célèbres sont certainement les polars ayant comme héros le fameux commissaire Lob. Return to text

3 Les sirènes de Bagdad, Julliard, 2006, p.260. Return to text

4 L’attentat, Julliard, 2005, p.264. Return to text

5 Les hirondelles de Kaboul, Julliard, p. 99. Return to text

6 L’attentat, op. cit., p.244. Return to text

7 Les hirondelles, op. cit., p. 9. Return to text

References

Electronic reference

Youssef Abouali, « La trilogie de Yasmina Khadra. Une œuvre-limite », Sciences humaines combinées [Online], 5 | 2010, 01 March 2010 and connection on 16 April 2024. DOI : 10.58335/shc.171. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=171

Author

Youssef Abouali

Doctorant en Lettres modernes, CPTC - EA 4178 - UB

By this author