L’implantation médiévale scandinave de la côte sud-ouest du Groenland comme la limite du modèle agro-pastoral importé d’Europe du nord : Implications paléoenvironnementales

DOI : 10.58335/shc.165

Abstract

L’exploration des îles de l’Atlantique Nord au cours des IXe et XIe siècles par les populations scandinaves a conduit à la formation du front pionnier agricole le plus septentrional de l’époque médiévale. La colonisation de la côte sud-ouest du Groenland par des agriculteurs islandais puis norvégiens de 986 AD à environ 1450 AD, d’un milieu aux conditions climatiques extrêmes, va fournir l’exemple de la limite de l’agro-pastoralisme en contexte arctique. Face à la rigueur du climat, les colons scandinaves devront adapter leurs pratiques agriculturales et se tourner de plus en plus vers la chasse et la pêche pour leur alimentation, conversion probablement accélérée par la dégradation des conditions climatiques au cours du Petit Age Glaciaire. Une bonne connaissance de ces pratiques par le biais des textes historiques et de l’archéologie est nécessaire à l’interprétation des archives sédimentaires témoins de l’activité agricole, de son impact sur l’environnement et de son évolution.

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1) La découverte du Groenland

1.2) L’expansion viking

A la fin du VIIIe siècle, sous l’impulsion de différents facteurs dont l’essor du commerce scandinave et la forte pression démographique qui pèse alors sur l’étroit littoral norvégien, et par-dessus lesquels viennent se greffer des raisons conflictuelles, un vaste mouvement d’émigration en direction des régions subarctiques et arctiques s’amorce pour culminer à la fin du Xe siècle avec la découverte du Groenland et des côtes de l’actuel Canada. De nombreux auteurs s’accordent à dire que l’expansion vers les îles de l’Atlantique Nord a été grandement favorisée par l’embellie climatique du IX au XIIe siècle appelé Optimum Climatique Médiéval qui diminua fortement la présence de glaces dérivantes comme le renseignent les chroniques de navigation des marchands islandais de l’époque (Koch, 1945). De même, la présence d’inscriptions runiques à très haute latitude (73°N au Groenland, 79°N en terre d’Ellesmere) ne peut se concevoir sans un faible englacement de la baie de Baffin et du détroit de Davis (annexe 1).

Les scandinaves colonisent alors l’archipel des Orcades (800 AD), les Féroé (860 AD) puis l’Islande qui est investie par vagues d’immigration successives principalement entre 874 et 930 AD. À la fin du Xe siècle, l’Islande compte plus de 50 000 habitants ; l’île connaît alors une sévère famine. Ce contexte tourmenté ouvre la voie à la colonisation du Groenland menée en l’an 986 par Eirikr Thorvaldson (940-1010 ou 950-1003) plus connu sous le nom d’Erik le Rouge (annexe 2).

1.2) La terre verte d’Erik le Rouge

D’après le Landnámabók1, Erik le Rouge (Eiríkr Rauði) fut contraint à un exil forcé à deux reprises. Son père, Thorvald Asvaldson fut d’abord banni de Jæren, ville située au sud de Stavanger en Norvège, à la suite d’un meurtre. Ainsi, le père et le fils s’exilèrent au nord-ouest de l’Islande à Drangat, dans la péninsule du Hornstrandir, vers l’an 970. Après son mariage avec Thjodhild, fille de Jorund Atlason et Thorbjorg Knarrarbringa (Bruun, 1918), Erik se déplaça à maintes reprises, toujours à la recherche de meilleures terres afin d’améliorer leurs conditions de vie. Au cours de ce périple, en 981, une altercation violente entre Erik le Rouge et son voisin Thorgest Gamli provoqua la mort de plusieurs personnes. La responsabilité des protagonistes étant mal établie, un procès fut instruit et Erik condamné au bannissement pour une durée de trois ans.

En l’an 982, Erik le Rouge quitta l’Islande et partit à la recherche d’une nouvelle terre où il pourrait s’installer définitivement. Il navigua vers l’ouest en ayant probablement eu connaissance de l’aventure de Gunnbjörn Ulfsson. Cette histoire était bien connue dans le nord-ouest de l’Islande où Erik et la famille de Gunnbjörn avaient vécu (Gad, 1970; Jones, 1987; Nørlund, 1936 ). On racontait alors l’histoire de ce navigateur qui, entre 870 et 930, fut dérouté par les vents au cours d’un voyage entre l’Irlande et l’Islande et échoua sur des îles situées à l’ouest de l’Islande jusqu’alors inconnues. Ces îles, qu’il nomma Gunnbjarnar sker (les écueils de Gunnbjörn), sont probablement situées à proximité de la localité actuelle de Angmagssalik sur la côte est du Groenland (Boyer, 1992). Erik rencontra les côtes du Groenland qu’il explora dans sa partie sud-ouest, du Cap Farewell (Nanortalik) à la localité actuelle de Julianehåb (Gad, 1970). Son voyage est évoqué dans la Saga d’Erik le Rouge2 :

« Erik leur dit qu’il avait l’intention de partir à la recherche du pays qu’avait vu Gunnbjörn, fils d’Ulf le Corbeau, quand il naviguait à la dérive vers l’ouest et qu’il découvrit les écueils de Gunnbjörn. Il déclara qu’il reviendrait chercher ses amis, s’il découvrait ce pays […] Erik prit la mer au large du glacier des monts des Neiges. Il arriva près du glacier que l’on nomme le Manteau Bleu. […] Il passa le premier hiver à l’île d’Erik […]. L’été venu, il partit pour le désert de l’ouest et il donna des noms à tous les lieux qu’il voyait. Le second hiver, il le passa dans les îlots d’Erik, près du pic de la Disparition, et le troisième il fit route vers le plein nord […] L’été suivant, il partit pour l’Islande (où il passa l’hiver). L’été venu, Erik partit pour coloniser le pays qu’il avait découvert et qu’il appelait le Pays Vert (Groenland) parce que, selon lui, les gens auraient grande envie de venir dans un pays qui avait un si beau nom. »

Erik retourna en Islande avant la fin de sa condamnation, prévue pour l’hiver de l’an 985-986, avec le projet de convaincre des Islandais à le suivre dans la conquête d’une nouvelle terre. La population locale qui vivait dans des conditions difficiles fut rapidement séduite et au cours de l’été 986, 25 vaisseaux partirent pour le Groenland. Les familles islandaises qui l’accompagnèrent venaient des régions surpeuplées de Breidifjord et Borgarfjord. La plupart possédaient des terres de qualité médiocre, les secteurs les plus fertiles étant déjà accaparés par les familles les plus riches. Toutefois, comme le mentionne le Landnámabók, certains compagnons d’Erik étaient de riches propriétaires, à l’image de Herjolf Bardarson qui abandonna les vastes terres de son héritage pour partir à l’aventure (Gad, 1970; Jones, 1987).

Il est vrai que l’utilisation du qualificatif « vert » pour une île couverte à 80% par une calotte de glace peut surprendre de prime abord. Mais l’adjectif paraît choisi à juste titre car après l’hiver, la neige recouvrant les reliefs vallonnés des côtes cède la place à un étonnant tapis d’herbes et d’arbres nains au feuillage d’un vert éclatant (annexe 3). Comme le souligne Régis Boyer (1992): « À la belle saison, le Groenland peut, sur ses côtes, présenter de vastes étendues d'un vert effectivement peu banal ». Mais plus qu’un intérêt esthétique, la construction du mot n’est pas un choix anodin et plus concrètement peut-on sans doute voir derrière ce choix sémantique l’intérêt stratégique que pouvait avoir Erik d’entraîner avec lui une population cherchant à améliorer ses conditions de vie. La mise en opposition de l’Ísland, la « terre de glace », arrivant quelque part à la limite de son expansion démographique, avec la promesse de verts pâturages et de terres fertiles abondantes était le meilleur moyen pour mener à bien le projet d’une colonie groenlandaise.

Les causes qui mènent à la colonisation du Groenland s’inscrivent ainsi pleinement dans l’ère mouvementée des conquêtes vikings, marquée par des conflits et une démographie galopante. Dans ce contexte, on ne peut qu’insister sur la volonté initiale des premiers groenlandais, poussés par une « faim de terre », d’établir sur ce nouveau territoire une économie basée sur l’agriculture comme elle se pratiquait alors en Islande.

2) L’agro-pastoralisme au Groenland

2.1) La création des fronts pionniers agricoles

Au cours du voyage une forte tempête éprouva la flotte, certains bateaux firent demi-tour et d’autres se perdirent en mer (Gad, 1970; Jones, 1987). Seulement 14 bateaux arrivèrent à destination. La calotte polaire couvrant environ 80% du territoire, l'activité agricole ne peut être cantonnée qu’aux seules régions côtières. À leur arrivée, les premiers colons prirent possession des meilleurs fjords, ceux qui pénètrent profondément dans les terres, les abritant ainsi au mieux des aléas climatiques. D’après le Landnámabók, neuf chefs de clan se partagèrent les fjords du Sud-Ouest du Groenland (61°N, district de Qaqortoq), dont Erik le Rouge qui s’installe avec sa famille à Brattahilð (la pente raide) dans le secteur de l’actuelle Qassiarsuk (annexe 4). Cette colonie, prendra le nom de Østerbygden (Établissement Oriental) et se développa jusqu’à comprendre une cathédrale, une douzaine d’églises et de 190 à 220 fermes de dimensions variées (Jones, 1986; Jones, 1987; Krogh, 1967; Vebæk, 1991), concentrées majoritairement autour des fjords d’Igaliko et de Tunulliarfik (nommé Eiriksfjord à l’époque médiévale). Un deuxième front pionnier agricole, le Vesterbygden (Établissement Occidental) se développa à 575 kilomètres au nord-ouest du premier (64°N, vers Nuuk). Il est probable que l’investissement des deux régions soit synchrone. D’une part le Landnámabók mentionne qu’après l’occupation effective des fjords de l’Est, des hommes partirent vers l’Ouest où ils s’installèrent à leur tour. Vers l’an 1005, des familles auraient vécu dans le fjord de Lysu (Gad, 1970), reconnu aujourd’hui comme étant le fjord d’Ameralik. D’autre part, certaines structures d’habitation présentent des caractéristiques architecturales similaires aux premières constructions de Brattahilð (Gad, 1970). Avec près de 90 fermes et 4 églises, l’Établissement Occidental prospéra tout en gardant des proportions moins importantes. La rumeur de bonnes conditions de vie au Groenland circula jusqu’en Islande et en Norvège aidant à attirer de nouvelles familles. Les colonies groenlandaises se développèrent ainsi jusqu’à atteindre selon les estimations entre 2250 (Lynnerup, 1996) et 6000 habitants (McGovern, 1991).

Il est fort probable que la colonisation des terres groenlandaises ait suivi une logique à la fois chronologique et sociale (Christensen-Bojsen, 1991). Une hiérarchisation de l’occupation des sols peut être mise en évidence par la comparaison de l’importance des fermes et de la qualité des pâtures exploitées (Keller, 1990). Il apparaît que les premiers colons, ou ceux jouissant d’un haut statut social, se soient accaparé les meilleures et les plus vastes terres et que les seconds arrivants, ou ceux d’un rang inférieur, aient été relégués vers des terres plus ingrates. La taille des exploitations est un aussi signe de pouvoir évident. L’exemple le plus spectaculaire et celui du site de Garðar (le village actuel d’Igaliko). D’après le Groenlendinga Saga (la saga des Groenlandais), l’exploitation fut fondée par la fille d’Erik le Rouge, Freydis, et son mari Thorvard. La ferme de Garðar est de loin la plus imposante du Groenland médiéval, elle compte au moins 52 structures archéologiques, dont de nombreux enclos pour animaux. Le dénombrement des stalles montre que le site pouvait accueillir plus de 100 têtes de bétail, sans compter les chèvres et les moutons (Nørlund and Roussell, 1929). Le site occupe une position stratégique, au centre de l’Établissement Oriental, à l’amont du fjord d’Igaliko et seulement séparé du Tunulliarfik par un petit col aisément franchissable donnant ainsi un accès facile par bateau à l’ensemble de l’Østerbygden, de la Brattahilð d’Erik le Rouge au Nord, au Vatnahverfi au Sud. Cette situation motiva probablement le clergé norvégien pour y établir le siège épiscopal groenlandais. Après l’évangélisation de la colonie en 1124, le premier évêque fut installé en 1126 (Bruun, 1918). Le dernier évêque connu pour avoir résidé à Garðar fut Alfur qui décéda en 1378 (Arneborg, 2007). Bien qu’on ne sache pas si tous les évêques envoyés au Groenland s’établirent à Garðar, le fait que ce lieu ait aussi accueillit le Þing, une sorte d’assemblée générale du Groenland, témoigne de son importance3.

2.2) Un système agraire sous contraintes

À plus basse latitude que les bassins agricoles islandais (66°N), la colonie sud groenlandaise ne bénéficie pas pour autant d’un climat plus clément. Au contraire, l’Islande bénéficie de l’apport thermique direct du courant marin nord atlantique alors que les températures du Groenland sont influencées par la descente des eaux polaires froides et chargées d’icebergs du Courant Est Groenlandais. Cependant, le Sud présente un climat plus favorable que le reste du l’île grâce à l’apport tempéré du Courant d’Irminger, dérivant du Courant Nord Atlantique (annexe 5). Avec un climat froid et relativement sec, une température positive seulement 6 à 8 mois de l’année et des gelées pouvant intervenir durant l’été, le Sud du Groenland n’en demeure pas moins une région difficile pour pratiquer l’agriculture. Quant à l’Établissement Occidental, situé à proximité du cercle arctique, les conditions climatiques y sont encore plus défavorables. La période hivernale est plus rude, avec 7 à 9 mois de l’année sous le couvert de la neige et de la glace. Par contre, les journées d’été sont plus longues qu’à basse latitude ce qui permet d’obtenir malgré tout des températures douces, notamment à l’intérieur des fjords où les températures estivales peuvent dépasser les 20°C.

Ces conditions climatiques difficiles conditionneront le type d’agriculture pratiqué mais aussi son évolution au cours des cinq siècles de colonisation. Les premiers colons développeront sur le modèle islandais une économie essentiellement basée sur le pastoralisme. Ils importent avec eux les animaux domestiques habituellement élevés en Islande : bovins, moutons, chèvres, chevaux, chiens et porcs ; la basse-cour n’est pas représentée dans la faune archéo-zoologique. Mais sous le climat groenlandais, les prairies ne peuvent être pâturées quatre à cinq mois par an seulement ; le reste de l’année, les herbivores domestiques ont besoin d’un apport de fourrage. Ceci est particulièrement vrai pour les bovins qui doivent être maintenus à l’étable pour au moins six mois pendant l’hiver et qui nécessitent près de 2,5 tonnes de fourrage par tête soit la production d’environ 1 hectare de prairie (Albrethsen and Keller, 1986). Du fait de la brièveté de la saison végétative, la production et la récolte d’une quantité suffisante de fourrage pour l’hivernage des herbivores au cours de la longue et froide nuit polaire s’avèrent ainsi au centre des préoccupations des colons. Pour étendre les pâturages et les terres cultivées, ils défrichent la maigre « forêt » groenlandaise (Fredskild, 1992) composée essentiellement de bouleaux nains et de saules arctiques dont la taille excède rarement quelques dizaines de centimètres. Les recherches archéologiques menées à proximité de certaines fermes ont montré que la fertilisation par fumure était utilisée pour augmenter les rendements (Buckland et al., 2009). Les traces de cette pratique sont d’ailleurs encore détectables aujourd’hui dans le parcellaire de certaines fermes de la vallée de Qorlortoq par une anomalie de la composition isotopique de la végétation, les sols étant enrichis en azote 15 du fait de l’épandage du fumier (Commisso and Nelson, 2008).

Grâce à un fort gradient climatique allant de l’inlandsis à la mer, les fonds de fjords présentent un climat relativement tempéré, à l’abri des tempêtes et du brouillard froid, typiques des côtes de l’Arctique. Mais les précipitations y sont moins abondantes que sur la façade océanique. La comparaison des données météorologiques des stations de Narsarsuaq et de Qaqortoq illustrent bien ce fait. La première station, située à environ 5 km de Brattahilð, a enregistré pour la période 1961-2006 une température moyenne annuelle de 0.9°C, une moyenne de 10.3°C au mois de juillet, un total de 115 jours sans gelées et 615 millimètres de précipitations ; ces mêmes paramètres atteignent respectivement 0.6°C , 7.2°C, 68 jours et 858 millimètres à la station littorale de Qaqortoq située à l’exutoire du fjord, à seulement 59 kilomètres au Sud-Ouest de Narsarsuaq. La région est aussi soumise à l’effet des fœhns. Ces vents chauds et secs d’origine gravitaire peuvent s’écouler de l’inlandsis pendant plusieurs jours et provoquer des sécheresses catastrophiques pour la production agricole. Ainsi, certains auteurs considèrent la sécheresse estivale, plus que la brièveté de la saison végétative, comme la contrainte majeure à laquelle les colonies scandinaves devaient faire face (Nørlund and Roussell, 1929). Le manque d’eau associé au caractère drainant des sols rendait indispensable la pratique de l’irrigation (Adderley and Simpson, 2006) comme en témoignent les vestiges de canaux découverts sur de nombreux sites tel celui de Garðar (Arneborg, 2005) et qui présentent des similarités avec les systèmes norvégien et islandais (Buckland et al., 2009).

Toujours dans le souci d’optimiser le potentiel productif du milieu, les pionniers vikings vont aussi développer la pratique de la transhumance. Des ruines singulières ont été découvertes tardivement, entre 1974 et 1979, lors de prospections archéologiques (Albrethsen and Keller, 1986) dans la vallée de Qorlortoq. Situées entre 200 et 400 mètres d’altitude et de construction simple, ces structures ne sont pas à proprement parler des fermes mais sont apparentées aux sæters islandais et norvégiens. Le terme norvégien sæters réfère en effet à des groupes de maisons utilisées pendant la transhumance estivale (Sæterbruk). Les troupeaux étaient alors menés de pâtures en pâtures où chaque sæter servait de camp de base tandis que les terrains à proximité des fermes, fertilisés et irrigués, étaient préservés pour la production de fourrage. Le changement permanent de pâture permet aussi aux animaux de sélectionner les jeunes pousses plus riches en nutriments, ce qui donne des résultats positifs en termes de prise de poids et de quantité/qualité du lait produit. Ainsi, certains sæters devaient servir d’unité de production de lait et les enclos permettaient le ramassage du fumier, d’autres servaient uniquement à produire du fourrage. Les ruines des sæters de Qorlortoq sont les témoins d’une stratégie agro-pastorale « décentralisée » permettant d’exploiter au mieux toutes les ressources du milieu.

Il est aussi établit que dès le début de l’occupation du Groenland, la chasse et la pêche constituaient une part importante des ressources. Il parait naturel en effet que face aux conditions climatiques difficiles et à l’abondance de gibier, les colons aient étendu leurs activités agro-pastorales à la pratique de la chasse. Cette évolution était une adaptation nécessaire à l’environnement groenlandais et à la faiblesse des rendements agricoles. L’économie fonctionnait probablement selon un système d’échange : les fermes les mieux situées avec de larges troupeaux servaient de centre de redistribution pour d’autres fermes plus modestes qui étaient situées à l’intérieur des terres et spécialisées dans la chasse aux rennes, ou côtières et spécialisées dans la chasse aux mammifères marins et la pêche (Berglund, 1986; Keller, 1990). Cette organisation de la société dans la diversification des ressources est illustrée parfaitement par les études archéozoologiques. Par exemple dans les petites fermes littorales, les restes de phoques constituent de 65 à près de 80% des vestiges osseux pour seulement 2 à 5% de bovins (McGovern, 1980).

2.3) Evolution et fin du système : adaptation ou destruction ?

La chronologie de l’abandon des colonies est moins précise que celle de leur création, et la causalité multiple de la fin de l’occupation viking du Groenland est encore sujette à débats. Ivar Baardson, un émissaire épiscopal, signale l’abandon du Vesterbygden dès l’an 1350. Le dernier témoignage écrit de la présence des scandinaves au Groenland est une lettre de 1409 annonçant un mariage célébré à l’église de Hvalsey (Østerbygden) l’année précédente (Gad, 1970).

Parmi les explications avancées pour la disparition de la population médiévale scandinave du Groenland, les chercheurs ont proposé un changement climatique, le déclin des liaisons commerciales avec l’Islande et l’Europe, des raids de pirates européens, des conflits avec les inuits, l’infertilité congénitale et des épidémies (Barlow et al., 1997). Le seul point sur lequel les auteurs s’accordent est le rôle primordial de la péjoration climatique du Petit Âge de Glaciaire (Dansgaard et al., 1975; Dugmore et al., 2007; Lamb, 1977). Le froid et l’augmentation de l’occurrence des tempêtes provoqua une chute des rendements agricoles, isola les colonies de l’Europe et coupa la route maritime du bois du Labrador. L’abandon précoce du Vesterbygden dès 1350, probablement dû à son climat plus rigoureux, apporte un argument supplémentaire en faveur de la cause climatique. Les fermes y sont également situées plus près de la calotte polaire que dans l’Østerbygden et sont ainsi plus régulièrement affectées par les vents de fœhn (Hansen, 1991). Plus récemment fut invoqué le rôle de la montée du niveau de la mer provoqué par la progressive subsidence du continent sous le poids des glaciers en progression depuis la néoglaciation amorcée dès le premier millénaire avant Jésus-Christ (Mikkelsen et al., 2008; Sparrenbom et al., 2006). La montée des eaux réduisant les surfaces cultivables au bord des fjords se serait conjuguée aux dégradations du climat pour précipiter l’effondrement de la société viking à l’aube du XVe siècle (annexe 6).

Entre 986 et 1450 l’évolution des pratiques agro-pastorales face aux caprices du climat reste mal connue. A ce sujet, deux écoles aux théories apparemment paradoxales s’affrontent. La première, évoque la réorganisation de l’économie viking de l’agro-pastoralisme vers la chasse et la pêche. L’analyse des collections archéozoologiques accumulées au cours des fouilles sont ici riches d’enseignements et montrent sur plusieurs sites une évolution de l’apport carné entre le début et la fin de la colonisation. Il apparaît que le porc, mal adapté aux conditions climatiques, disparaît rapidement du Groenland (Enghoff, 2003; McGovern et al., 1996; McGovern et al., 1983). Pour les mêmes raisons, les troupeaux de vaches sont progressivement diminués à la faveur des moutons et des chèvres moins gourmands en fourrage. L’adaptation des pratiques d’élevage s’accompagne d’une utilisation accrue des ressources sauvages comme en témoigne l’augmentation des restes de phoques, de caribous ou d’oiseaux (Enghoff, 2003; McGovern et al., 1996). Ces constatations sont corroborés par l’analyse isotopique d’ossements humains qui indique que nombre de groenlandais augmentent leur consommation de ressources alimentaires marines au cours des XIIIe et XIVe (Lynnerup, 1995) siècles. Plus récemment l’archéologue Jette Arneborg (1999) est venue confirmer ces résultats, grâce à l’analyse d’ossements issus des différents cimetières des deux implantations. Ces travaux montrent, avec une tendance généralisée à toute la colonie, que la part de l’alimentation d’origine marine des populations passe de 20%, au début de l’occupation, à près de 80% vers 1450 AD, montrant ainsi l’importance croissante de la chasse au phoque et de la pêche dans l’économie (annexe 7).

D’autres chercheurs défendent la théorie de la destruction des ressources à cause du développement excessif des troupeaux de moutons qui auraient provoqué une érosion catastrophique des sols (Dugmore et al., 2005; Jakobsen, 1991; Mainland, 2006). Face à la faiblesse des arguments sédimentologiques, aux preuves de l’adaptation des pratiques agro-pastorales aux conditions du milieu et à l’évolution des consommations alimentaires attestées par les analyses isotopiques, cette théorie, plus fondée sur des spéculations que sur des preuves matérielles, parait improbable. Elle reste néanmoins soutenue actuellement par divers chercheurs (Edwards et al., 2008) et trouve un écho retentissant dans le contexte de la médiatisation actuelle des problèmes environnementaux4.

Parmi les cause du déclin puis de l’abandon, il est aussi proposé des concepts « annexes » tels que l’« intransigeance culturelle » (Barlow et al., 1997) ou encore la « rigidité idéologique » (Diamond, 2005). Ceux-ci expliqueraient pour partie la non-adaptation des populations scandinaves qui se seraient obstinées à maintenir une économie agro-pastorale jusqu’à la fin du XVe siècle malgré la dégradation des conditions climatiques. La population viking a probablement été attachée à une tradition de vie pastorale et sédentaire, vecteur d’une forte signification identitaire (Lynnerup and Nørby, 2004). On comprend dès lors que l’ancrage dans cette tradition ait joué un rôle dans l’abandon des colonies, lorsque les conditions climatiques devinrent intenables et que seul le mode de vie inuit fut possible.

Malgré ces incertitudes, il est certain que l’évolution défavorable du climat, engendrant la fragilisation d’un système socio-environnemental proche de ses limites, ait été la cause majeure dans l’issue fatale des colonies médiévales du Groenland.

3) L’apport des archives paléoenvironnementales

3.1) Interactions société, territoire, environnement

Au-delà de l’aspect romanesque de l’aventure viking, et bien que son caractère épique ait pu motiver de nombreux chercheurs, la colonisation médiévale du Groenland constitue un modèle particulièrement adapté à l’étude des relations entre une communauté humaine et son environnement, que l’on s’intéresse aux conséquences des variations climatiques sur les populations, ou que l’on cherche à estimer l’impact de l’activité de l’Homme sur son environnement. Nombre de paléoclimatologues travaillant au Groenland traitent de façon plus ou moins complète des relations entre les populations médiévales et le climat (Kaplan et al., 2002; Kuijpers and Mikkelsen, 2009; Lassen et al., 2004; Stuiver et al., 1995). Dans l’autre sens, celui de l’impact de la société viking sur son environnement, la recherche se heurte encore à de nombreux obstacles.

Les apports de l’histoire et de l’archéologie dans ce domaine, bien que fondamentaux, se révèlent néanmoins limités sur plusieurs points. En premier lieu, les résultats des fouilles archéologiques donnent une vision intrasite, c'est-à-dire très stationnelle du mode de vie des agriculteurs groenlandais. Se pose alors le problème fondamental de la représentativité spatiale des renseignements apportés par chacun des sites étudiés et de l’extrapolation des acquis à l’échelle régionale ; difficulté a fortiori majeure dans le cas du Groenland où relativement peu de structures ont été fouillées5. D’autre part, certains auteurs comme Albrethsen et Keller (1986) remarquent que malgré les nombreux archéologues impliqués6, les prospections archéologiques ne sont probablement pas exhaustives. Les recherches se sont focalisées dans la périphérie des sites historiques tels ceux de Brattahilð ou de Garðar et dans les zones facilement accessibles, délaissant les structures d’altitude et notamment les sæters. Cette remarque et toujours pertinente aujourd’hui, bien que des travaux de prospection plus complets aient été repris ces dernières années (Algreen-Møller and Madsen, 2006; Guldager et al., 2002). Des précautions doivent aussi être prises dans l’interprétation des Sagas (annexe 8). Ces récits étaient transmis oralement, de génération en génération, avant d'être retranscrits au XIIe et XIIIe siècles par des clercs islandais. On peut légitimement douter de la véracité de faits écrits et développés plusieurs siècles après Erik le Rouge. Enfin, Christan Keller (1990) étend cette précaution à l’ensemble de la littérature sur la conquête du Groenland, celle-ci ayant pu être biaisée par des intérêts politiques et idéologiques. C’est notamment le cas entre 1921 et 1933 à l’apogée du conflit entre la Norvège et le Danemark portant sur la possession du Groenland : c’est au cours de ces 12 années qu’une grande part des fouilles archéologiques a été conduite.

Pour compléter les connaissances archéologiques, quelques études paléoenvironnementales7 ont été conduites. Les travaux fondateurs de Fredskild (1973), effectués dans les années 1970 à partir de séquences lacustres, ont permis de caractériser l’impact des pratiques agro-pastorales sur la végétation, marqué par le défrichement des espèces arborescentes et l’importation d’espèces non autochtones. Plus récemment Edwards, Schofield et Buckland ont effectué quelques travaux du même ordre dans l’Østerbygden (2009; 2008; 2008). Les auteurs concluent sur une érosion des sols provoquée par le surpâturage, mais ils négligent complètement le rôle potentiel du climat dans la dynamique de sédimentation en privilégiant une interprétation toute « anthropique ». D’autres auteurs, dont des paléoclimatologues travaillant sur des sites en dehors de toute influence anthropique, viennent nuancer ces interprétations en démontrant que l’accélération du détritisme au cours de la période viking a pu être provoquée par une activité éolienne exacerbée entre le IXe et le XIVe siècle (Kuijpers and Mikkelsen, 2009; Lassen et al., 2004). Mais les travaux de Fredskild ou encore du pédologue Jakobsen (1991) ne sont jamais remis en question par les théoriciens de la surexploitation des ressources et servent toujours de base à l’écriture d’une fin tragique et probablement romancée. Les études paléoenvironnementales récentes partagent également une lacune avec les travaux archéologiques : les auteurs préfèrent se focaliser sur des séquences de proximité immédiate avec les ruines de fermes telles des fosses pédologiques et des petits dépôts tourbeux. Ces enregistreurs sédimentaires locaux (ou stationnels) posent divers problèmes susceptibles d’affecter leur représentativité à l’échelle régionale. Ces milieux ne sont en effet pas idéaux pour la bonne conservation des marqueurs environnementaux (le pollen par exemple) et peuvent de ce fait fournir une image tronquée pour la reconstitution des environnements passés. De plus la stratigraphie n’y est pas continue et peut être perturbée par le piétinement du bétail, les labours ou encore le prélèvement de tourbe pour le chauffage et l’isolation des habitations. Mais encore, ce genre d’objet géologique, surtout les sols dont la formation résulte des processus combinés d’altération et d’accumulation, sont soumis à des régimes de sédimentation mal connus et difficilement interprétables, pouvant conduire à des conclusions hâtives et erronées.

3.2) Les enjeux actuels

Nous avons vu que le cas de la population scandinave médiévale du Groenland et de sa relation étroite avec son environnement pose de nombreux problèmes encore irrésolus. Afin de mieux comprendre les interactions Climat-Société-Territoire dans cette région, il apparait nécessaire d’étudier des enregistrements sédimentaires continus et non perturbés, significatifs des signaux anthropiques et climatiques. En effet, la fiabilité de l’interprétation environnementale d’une archive sédimentaire repose essentiellement sur la discrimination des effets de l’activité humaine (le forçage anthropique) de ceux provoqués par les variations climatiques (le forçage climatique). Les fortes contraintes environnementales du Groenland ont été un facteur limitant pour le développement spatial et temporel des occupations offrant ainsi un modèle d’étude très contrasté favorable à cette démarche.

L’étude de séquences sédimentaires lacustres profondes, semble à même de répondre à ces questions. Les côtes du Groenland sont en effet riches de milliers de lacs multipliant la perspective d’un enregistrement continu des conditions environnementales passées. Les dépôts profonds des lacs ne sont pas perturbés par la proximité de l’activité humaine et sont intégrateurs des conditions environnementales locales comme régionales, selon les dimensions du lac et de son bassin versant. La nécessité de comparer des signaux locaux et régionaux est ici primordiale car, nous l’avons vu, en particulier dans le cas des Sæters, la toute proximité d’une ferme n’est pas une condition suffisante à l’évaluation globale de l’impact de son activité.

La continuité de la sédimentation lacustre permet également d’avoir une meilleure idée de la chronologie des évènements en termes d’emprise et de déprise agro-pastorale. On pourra vérifier s’il existe, ou non, un phasage des activités agricoles modulées par les variations climatiques. Ainsi pourra-t-on observer une déprise progressive liée à l’adaptation des pratiques face aux aléas climatiques ou une érosion importante, lié aux défrichements et à l’introduction d’animaux domestiques qui se refléteront dans la dynamique de la sédimentation.

Les spécificités de la colonisation agro-pastorale médiévale au Groenland et ses limites en font un modèle d’étude unique. Le projet de recherche « ULTIMAGRI Impact environnemental de l’agro-pastoralisme médiéval au Groenland » auquel le présent article est une contribution, a germé à l’issu de ce constat. Celui-ci se situe dans une approche résolument Homme-Climat dans laquelle la compréhension des mécanismes d’interaction entre le forçage climatique et le forçage anthropique sur la dynamique sédimentaire est à la base de toute interprétation. Une dizaine de lacs a été sélectionné à proximité de sites favorables au pastoralisme afin d’évaluer les mutations environnementales liées à cette activité et la résilience du milieu après l’abandon des colonies. Ce projet devrait permettre d’évaluer précisément l’impact des vikings sur leur environnement et d’évaluer la part du déterminisme climatique dans l’évolution de la colonisation, au delà des spéculations et des mythes.

Conclusion

L'histoire du Groenland est celle de la survie et de l'adaptation des hommes aux conditions climatiques extrêmes de l'Arctique, dans les limites de leurs traditions culturelles. Les particularités climatiques de la région et le contexte de sa colonisation ont engendré un système agraire proche de ses limites, fragile et sensible aux variations du climat. La brièveté de la colonisation médiévale, son caractère contrasté et la richesse des informations apportés à ce sujet par la communauté des archéologues, fait du modèle agro-pastoral viking un cas d’étude exceptionnel dans le cadre de recherches paléoenvironnementales. Les travaux, actuellement en cours le long de la côte sud-ouest du Groenland, basés sur des enregistrements sédimentaires lacustres, devraient aboutir à une meilleure compréhension des relations Homme-Climat-Environnement et apporteront sans doute une contribution à l’écriture de l’histoire de la société médiévale scandinave du Groenland, à l’extrême limite des capacités d’adaptation du modèle agro-pastoral européen.

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Appendix

Annexe

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Notes

1 Le livre de la colonisation. Return to text

2 "La Saga d’Erik Le Rouge." M. Gravier, Paris. (1955). Return to text

3 D’après Halldórsson (1978) dans Buckland et al. (2009). Return to text

4 Illustré par le succès de l’ouvrage de Jared Diamond qui trace des parallèles volontairement inquiétants entre la disparition supposée catastrophique des sociétés passées ayant refusé de s’adapter (mayas, île de Pâques, viking du Groenland) et l’évolution du monde industriel moderne. Return to text

5 Une vingtaine de sites archéologiques a été fouillée sur près de 300. Return to text

6 Près de 22 publications entre 1816 et 2006. Return to text

7 Les recherches en paléoenvironnement ont pour objectif la reconstitution des conditions environnementales passées à partir d’archives sédimentaires, déposées notamment au fond des lacs et dans les tourbières. Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Charly Massa, « L’implantation médiévale scandinave de la côte sud-ouest du Groenland comme la limite du modèle agro-pastoral importé d’Europe du nord : Implications paléoenvironnementales », Sciences humaines combinées [Online], 5 | 2010, 01 March 2010 and connection on 15 October 2024. DOI : 10.58335/shc.165. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=165

Author

Charly Massa

Doctorant en Archéologie, Chrono-Environnement - UMR 6249 - UFC