La construction d’un ordre public sexuel

DOI : 10.58335/shc.146

Text

Proposé par mes directeurs de recherche, Messieurs Patrick Charlot et Yan Laidié, le sujet relatif à « La construction d’un ordre public sexuel » s’est révélé passionnant car, d’actualité, il me permettait d’apporter un certain éclairage sur notre société. Bien sûr, au tout début de mes recherches, le titre de la thèse était loin d’être définitivement arrêté ; il était toutefois convenu que je m’intéresse à l’encadrement de la sexualité par le droit.

Il me fallait donc lier la sexualité et le droit. Or il s’est avéré que ces deux concepts formaient un couple « tumultueux », dans le sens où, à première vue, l’exercice de la sexualité n’appelle pas l’intervention du droit.

En effet, activité humaine reflétant ce que l’individu a de plus intime, la sexualité appartient au domaine de la vie privée et doit, à ce titre, être protégée de toute ingérence extérieure. Au nom de son droit au respect de la vie privée, l’individu peut attendre des pouvoirs publics qu’ils reconnaissent à son profit une liberté sexuelle- liberté sexuelle qui intervient en tant que prolongement de la liberté individuelle. Il convenait donc de poser le principe, celui de la liberté sexuelle, c'est-à-dire du droit pour chaque individu de mener la vie sexuelle de son choix, de disposer librement de son corps et donc de sa sexualité.

Pourtant, il ressort de l’étude du droit que l’Etat législateur et ses juges continuent de se mêler de la sexualité des citoyens et ne parviennent donc pas à détourner leur regard de la chambre à coucher des administrés. Cela est-il pour autant choquant ? Non, car comme n’importe quelle autre liberté, la liberté sexuelle ne peut s’exercer sans limites. « L’exercice de la sexualité est bien une activité sociale au même titre que l’homme est à la fois un être biologique en même temps qu’un individu social ; il ne vit pas seul, dès lors ses actes ne peuvent concerner que lui »1. Il n’existe pas de liberté qui soit absolue et la liberté sexuelle n’échappe pas à la règle. C’est l’esprit même de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en vertu duquel « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». Suivant le même esprit, l’article 8§2 de la Convention européenne des droits de l’homme prévoit des dérogations au droit au respect de la vie privée lorsque sont en jeu d’autres intérêts tels que la sécurité nationale, la sûreté publique, le bien-être économique du pays, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales, la protection de la santé ou de la morale, ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui.

Au cours de mes recherches, deux principales difficultés se présentèrent. La première difficulté du sujet se manifesta dans la multitude des thèmes à aborder. Traiter de la sexualité et du droit supposait en effet de s’intéresser aux violences sexuelles, à la pédophilie, à la pornographie, au sadomasochisme, à l’homosexualité ou au transsexualisme. Malgré tous ces thèmes touchant à la sexualité, il me fallait rapprocher la pédophilie et la pornographie, trouver des points communs entre la prostituée et le sadomasochiste, ou entre l’individu homosexuel et l’individu transsexuel. La seconde difficulté qui se présenta à moi fut de ne pas émettre de jugements de valeur sur ce sujet. Je devais parvenir à construire un plan et à développer des idées qui ne devaient pas passer pour du « militantisme ». Non sans difficultés, je devais mettre l’accent sur les manifestations de l’intervention du droit en la matière et, si nécessaire, souligner les incohérences que peut révéler la politique des pouvoirs publics lorsque ces derniers tentent de légitimer leur droit de regard sur la sexualité des citoyens.

Tous ces thèmes ont toutefois pu être regroupés en deux grands principes qui interviennent en tant que principes justificatifs de l’encadrement de la sexualité par le droit : le principe du consentement à l’acte sexuel et le principe de la différence juridique des sexes. Ces deux principes allaient former les deux grandes parties de la thèse.

Or, au fil de mes recherches, a émergé l’idée selon laquelle ces deux grands principes pouvaient être appréhendés en tant que composantes d’un ordre public, et plus précisément d’un ordre public sexuel.

Cerner les contours de la notion d’ordre public suppose de revenir à son sens premier : l’ordre public est un ordre, entendu par opposition au désordre, au sens de paix sociale. Autrement dit, toute société humaine repose nécessairement sur l’adhésion à un minimum de valeurs dont elle détermine librement le contenu en fonction de ses traditions et de ses aspirations. L’intérêt marqué à l’égard du concept d’ordre public classique se manifeste également dans son appréhension en tant qu’adversaire de la liberté car il permet de l’encadrer, mais également en tant qu’allié de la liberté puisque les limites apportées à la liberté des uns ont pour unique finalité le nécessaire respect de celle des autres2.

Cette dialectique « ordre et libertés » se manifeste particulièrement bien en matière de sexualité. L’ordre public sexuel représente la synthèse des limites imposées à la liberté sexuelle, limites qui sont légitimées par la nécessité de garantir au mieux la paix sociale. L’ordre public sexuel est entendu comme un ordre de valeurs communes que le législateur tente de préserver de la menace que peut représenter l’exercice de la sexualité. Autrement dit, l’exercice par l’individu de sa liberté sexuelle peut être source de dangers pour la société et les individus qui la composent ; c’est ainsi qu’aux yeux de l’Etat, l’ordre public doit être préservé de l’éventualité de ces menaces. Toutefois, l’antinomie ainsi constatée entre la protection de l’ordre public et la liberté sexuelle de l’individu n’est pas indépassable car l’importance accordée au respect de l’ordre public ne se fait pas toujours au détriment de l’exercice de la liberté sexuelle; bien au contraire : l’ordre public sexuel a également pour mission de préserver la liberté sexuelle d’atteintes extérieures.

C’est fidèle à cet état d’esprit qu’il a été possible d’appréhender le consentement à l’acte sexuel en tant que premier pilier de l’ordre public sexuel.

Le consentement a ce côté rassurant qui suggère la présence d’individus ayant accepté la réalisation d’un acte sexuel. Pourtant, dès lors que le consentement de l’un des partenaires sexuels fait défaut, le droit pénal intervient pour condamner pénalement l’auteur de l’infraction et ainsi apporter une protection à l’individu dont la liberté sexuelle a été violée. Dans ce cas, l’intervention des autorités publiques se trouve légitimée par la nécessité de préserver une certaine idée de la justice sociale, c'est-à-dire d’assurer la protection des faibles- personnes vulnérables- contre les forts. Parmi les personnes vulnérables que les autorités publiques ont choisi de protéger, on compte notamment les femmes, les mineurs, les incapables majeurs ou les personnes prostituées.

Si l’on se penche quelques instants sur la violation du consentement de la femme à l’occasion de l’acte sexuel, il est aujourd’hui clairement établi que l’atteinte à sa liberté sexuelle, jugée intolérable en ce qu’elle touche à ce qu’elle a de plus intime, justifie la mise en place d’une pénalisation des violences sexuelles. Cela n’a pas toujours été le cas. Jusqu’à la fin du XXème siècle, quand elle osait dénoncer les violences dont elle avait fait l’objet, la femme était suspectée d’avoir consenti à l’acte sexuel, si ce n’est d’avoir provoqué, voire séduit, son agresseur. Une telle suspicion se justifiait au regard de sa condition de femme qui ne pouvait pas être considérée comme une victime à part entière, faute d’être considérée comme un sujet de droit à part entière3. Aujourd’hui, les femmes ont accédé à plus d’égalité et le législateur est intervenu, notamment à travers une loi du 23 décembre 1980, pour permettre à la victime d’apporter la preuve de la violation de son consentement4. La qualification de l’acte sexuel en infraction pénale (article 222-22 et suivants du Code pénal) suppose de caractériser tant l’élément matériel que l’élément intentionnel de l’infraction. Plus précisément, la victime doit prouver que son agresseur avait conscience de lui imposer un acte ou une relation sexuelle mais également que pour l’abuser sexuellement, l’agresseur a eu recours à l’un des quatre éléments légaux constitutifs de l’infraction : la violence, la menace, la surprise et la contrainte. Tels sont les quatre modes de paralysie retenus par le droit pour aboutir à la conclusion que la victime a effectivement été abusée sexuellement. Des circonstances aggravantes accompagnent aujourd’hui la réalisation de l’agression sexuelle et justifie l’aggravation de la sévérité de la peine.

L’intervention des autorités publiques se trouve tout autant légitimée lorsqu’il s’agit de prévenir et réprimer les violences sexuelles commises à l’encontre des mineurs. Un enfant peut se trouver, malgré lui, acteur ou spectateur d’un acte sexuel. On pense aux actes de pédophilie commis sur des enfants ou aux images pornographiques auxquelles ils peuvent avoir accès.

L’évolution des mentalités a permis de hisser le mineur au rang de sujet de droit dont le consentement mérite d’être préservé du monde de la sexualité des adultes. Le problème de la vulnérabilité et de l’immaturité du mineur qui en fait un être incapable de résister aux assauts sexuels a néanmoins trouvé une solution dans la mise en place par les pouvoirs publics d’une majorité sexuelle fixée en France à quinze ans, en dessous de laquelle le mineur est présumé incapable de consentir à un acte sexuel. En cas d’atteinte sexuelle (article 227-25 du Code pénal), ce cap des quinze ans est fondamental car avant cet âge toute relation sexuelle doit être prohibée, et ce même si le mineur se dit consentant au moment de la réalisation de l’acte5.

S’agissant de la pornographie, les autorités étatiques ont choisi de mettre en place des mécanismes de contrôle devant concilier au mieux deux principes a priori antagonistes : la protection des mineurs en tant que spectateurs d’images pornographiques, et le respect de la liberté de création. On pense aussi bien aux images contenues dans une œuvre littéraire, cinématographique, télévisuelle, ou diffusées sur Internet. Afin de veiller à ce que les enfants ne soient pas confrontés aux dangers de la pornographie en tant que menace pour l’épanouissement de ces êtres en devenir, les auteurs doivent soumettre leurs oeuvres à un contrôle administratif préalable à leur diffusion. A titre d’illustration, en matière cinématographique, le ministre de la Culture, après avis de la Commission de classification des œuvres cinématographiques, peut choisir d’interdire aux moins de 12, 16 ou 18 ans une telle œuvre, ou classer cette dernière parmi les films X, ce qui suppose de la soumettre à un régime fiscal draconien tout en la diffusant dans les rares salles de cinéma spécialisées en France6. L’aval administratif reçu ne préjuge pourtant pas de la présence d’un éventuel contrôle juridictionnel des œuvres s’il s’avère que l’autorité administrative a commis une erreur dans l’appréciation juridique des faits. Autrement dit, le juge administratif veille à ce que le contenu de l’oeuvre soit de nature à justifier la mesure choisie7. Le juge pénal peut également intervenir s’il s’avère qu’un mineur est susceptible d’accéder aux images ou messages pornographiques malgré les précautions préalablement mises en place (article 227-24 du Code pénal).

S’il ne viendrait pas à l’esprit, aujourd’hui, de contester la politique interventionniste des pouvoirs publics dans la lutte contre les violences sexuelles dont les femmes et les enfants sont les principales victimes, l’encadrement de la prostitution par le droit s’avère être bien plus controversé.

A première vue, si l’on part du principe que le consentement est le critère de la sexualité légitime, il est vrai que l’activité prostitutionnelle pourrait être considérée comme une profession à part entière au nom du consentement donné par la personne prostituée à son client qui accepte une relation sexuelle en échange d’une rémunération.

Pourtant, telle n’est pas la thèse défendue par les autorités étatiques qui mènent depuis 1946 une politique abolitionniste. Suivant cette politique, l’exercice de la prostitution est toléré en France tant qu’il ne porte pas atteinte à l’ordre public (notamment à la tranquillité des riverains, par le biais du racolage actif ou passif en vertu de l’article 225-10-1 et suivants du Code pénal). La personne prostituée est toutefois considérée comme une personne vulnérable, victime de son exploitation sexuelle qu’il convient de protéger contre les proxénètes, les clients, voire contre elle-même. Suivant cette logique, il n’est pas envisageable qu’à l’occasion de l’exercice d’un acte sexuel vénal, la personne puisse donner un consentement libre et éclairé, en raison des contraintes physiques, psychologiques et économiques qui pèsent sur elle. Le fait que l’individu exerce une sexualité vénale est la preuve irréfutable que son consentement a été aliéné8.

La protection des personnes prostituées dont la réinsertion au sein de la société doit être favorisée, est-elle la seule raison qui justifie la politique prostitutionnelle menée en France ? Il s’avère que derrière la volonté de lutter contre l’esclavage sexuel, plane un autre motif : préserver la représentation juridique traditionnelle du corps humain.

En effet, la France a une conception moniste du corps humain qui s’oppose à une conception dualiste. Suivant cette conception moniste, le corps est indissociable de la personne ; ne pouvant être rabaissé au rang de chose, le corps humain ne peut se voir appliquer un régime juridique similaire à celui des choses et ne peut donc pas faire l’objet d’un droit de propriété, même par celui qui l’habite9. Suivant cette logique, on comprend que reconnaître la prostitution comme une profession à part entière reviendrait pour les autorités étatiques à légitimer le fait que la personne prostituée puisse donner une valeur patrimoniale à son corps et donc à sa personne. Cela reviendrait à cautionner le fait que la personne prostituée puisse se rabaisser au rang d’objet et par conséquent porter atteinte au respect de la dignité de la personne humaine. Aux yeux de l’Etat législateur, l’acte prostitutionnel touche à une part de sacré que l’on ne peut aliéner par le biais d’une convention. C’est en ce sens que si l’Etat ne protégeait pas le consentement à l’acte sexuel en niant celui que pense finalement donner la personne prostituée, la représentation juridique traditionnelle du corps humain s’en trouverait nécessairement bouleversée.

Fidèle à cet état d’esprit, le principe de la différence juridique des sexes peut être appréhendé en tant que second pilier de l’ordre public sexuel.

Véritable montage juridique façonné par l’Etat législateur et ses juges afin de légitimer leur droit de regard sur la sexualité des citoyens, le principe de la différence juridique des sexes (ou principe de l’altérité sexuelle) permet d’imposer la division juridique de l’humanité en deux sexes opposés et de ce fait en deux genres bien distincts- les femmes adoptant un rôle social féminin et les hommes adoptant un rôle social masculin.

Le principe de la différence juridique des sexes suppose en premier lieu le respect du principe de l’indisponibilité de l’identité sexuelle. Suivant ce dernier, la nature a attribué à un individu un sexe déterminé à sa naissance et il ne peut vouloir y déroger au cours de son existence. Le sexe génétique attribué à l’individu correspond à son sexe juridique- masculin ou féminin- inscrit sur les registres de l’état civil10.

On comprend que les transsexuels, de par leur refus de respecter le sexe que la nature leur a assigné à la naissance, ne respectent pas le principe de la différence juridique des sexes et plus particulièrement le principe de l’indisponibilité de l’identité sexuelle. Ils sont persuadés d’appartenir au sexe opposé ; ils se soumettent par conséquent à une conversion sexuelle afin de mettre en conformité leur sexe psychologique et leur morphologie11.

Seconde manifestation du respect du principe de l’altérité sexuelle : le respect de la norme hétérosexuelle. Malgré la scission consommée entre le droit et la morale religieuse, la sexualité ne parvient pas à se départir de la fonction qui lui était exclusivement assignée sous l’ancien droit : la perpétuation de l’espèce humaine. Or les lois de la nature sont telles que seuls l’homme et la femme peuvent prétendre pouvoir donner la vie et ainsi assurer la continuité des générations. Suivant cette logique, les autorités étatiques ont pu accorder un privilège exclusif au couple hétérosexuel et considérer l’homosexualité comme une forme de déviance12.

Les individus transsexuels ou homosexuels ont ceci en commun qu’ils contredisent la vérité biologique. Tel était en tout cas le raisonnement longtemps tenu par l’Etat et sur lequel il me fallait revenir afin de comprendre les raisons pour lesquelles les juges français refusaient de faire droit à une demande de rectification du sexe et des prénoms du transsexuel sur les registres de l’état civil, ou condamnaient moralement et pénalement l’homosexualité.

C’est sous l’impulsion du droit européen que l’on a pu assister à la lente reconnaissance d’une liberté sexuelle au profit des individus homosexuels13 et transsexuels14. En effet, le droit européen des droits de l’homme et le droit communautaire ont choisi d’appréhender ces comportements ou préférences sexuelles à la lumière de deux grands principes : le droit au respect de la vie privée (consacré par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme) et le principe de non-discrimination fondée sur le sexe ou sur l’orientation sexuelle. Il s’agit désormais de promouvoir l’égalité entre les différentes préférences sexuelles sans s’attacher à leur valeur morale ou religieuse.

Le droit français se devait d’intégrer les avancées européennes. A titre d’illustrations, si les juges français ont accepté de faire droit à la demande de rectification du sexe et des prénoms de l’individu transsexuel sur les registres de l’état civil, le législateur est intervenu en 1982 pour dépénaliser totalement les relations homosexuelles, mais également en 2001 puis 200415 pour protéger les individus contre les discriminations dont ils peuvent être les victimes en fonction de leur sexe ou de leur orientation sexuelle mais également pour consacrer un délit d’homophobie. Il ressort de l’étude du droit français que le transsexuel ou l’homosexuel, en tant qu’individu, a désormais le droit de mener la vie sexuelle de son choix suivant ses propres aspirations.

De telles considérations ne nous permettent pourtant pas de penser que le principe d’égalité entre les individus tel qu’il a pu être consacré en droit français, a eu pour effet d’éclipser le principe de la différence juridique des sexes en tant que second pilier de l’ordre public sexuel. Tout en cautionnant l’idée selon laquelle les pouvoirs publics doivent appréhender la situation d’un administré indépendamment de son orientation sexuelle ou de son identité sexuelle, le droit français parvient néanmoins à maintenir le principe de la différence juridique des sexes en tant que fondement de l’ordre social, en ayant recours à certains artifices, notamment la théorie des apparences.

La théorie des apparences joue en faveur des individus et couples transsexuels car elle leur permet d’obtenir la modification de leur sexe et de leurs prénoms, mais également de se voir ouvrir les portes du mariage civil.

Le raisonnement tenu par les juges français est le suivant : l’individu transsexuel est persuadé d’appartenir au sexe opposé ; à cette fin, il se soumet à une conversion sexuelle et prend l’apparence de son sexe psychologique. Sa nouvelle morphologie est ainsi en conformité avec son sexe psychologique mais est désormais en contrariété avec son sexe génétique, c'est-à-dire juridique. L’individu transsexuel se situe par conséquent entre deux mondes. Mais parce que, à titre d’illustration, un homme devenu femme, a l’apparence d’une femme et adopte un rôle social féminin, les juges français acceptent aujourd’hui de cautionner la demande transsexuelle et de faire de son sexe psychologique son nouveau sexe juridique. On comprend que la définition du sexe ne peut plus se limiter à sa seule dimension génétique et doit désormais prendre en considération sa dimension psychologique et morphologique16.

En application de la théorie des apparences, à l’occasion de l’arrêt « Goodwin contre Royaume-Uni » de 200217, la Cour européenne des droits de l’homme est allée au bout de cette logique en permettant à un couple transsexuel de se marier. Le raisonnement européen est le suivant : en vertu de l’article 12 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’altérité sexuelle est une condition inhérente à l’accès au mariage. Celui-ci doit avoir lieu entre un homme et une femme. Toutefois, parce qu’un couple transsexuel, par exemple composé de deux individus du sexe masculin dont l’un deux a subi une conversion sexuelle, a l’apparence d’un couple hétérosexuel et respecte, en apparence, le principe de l’altérité sexuelle, les portes du mariage civil lui ont été ouvertes.

C’est ici que les chemins se séparent pour les transsexuels et les homosexuels. Certes, les partenaires homosexuels se sont vus reconnaître un certain nombre de droits en tant qu’individus et en tant que couple grâce au PACS consacré par la loi du 15 novembre 1999, pourtant, confronté aux nouvelles revendications plus « audacieuses » des couples homosexuels, l’Etat parvient encore aujourd’hui à leur refuser l’accès au mariage ou à la filiation en se retranchant une nouvelle fois derrière la nécessité de maintenir le principe de la différence juridique des sexes au cœur du droit de la famille. L’altérité sexuelle apparaît bien comme le dernier rempart permettant à l’Etat de justifier des différences de traitement entre les individus selon leur orientation sexuelle.

S’agissant du mariage, la position du juge français est aujourd’hui clairement affirmée : reconnaître le mariage homosexuel reviendrait à dénaturer une institution qui, même si cela n’est pas expressément inscrit dans les textes, continue d’être intimement liée à la perpétuation de l’espèce humaine. Parce que le couple homosexuel ne respecte pas, même en apparence, l’altérité sexuelle, il ne peut accéder au mariage civil. Telle est la conclusion à laquelle a pu aboutir la Cour de cassation, le 13 mars 2007, suite au mariage civil d’un couple homosexuel célébré par le maire de Bègles18.

Un raisonnement similaire est adopté en matière de filiation. Ne pouvant concevoir naturellement un enfant en raison de leurs préférences sexuelles, les individus homosexuels sont contraints de se tourner vers l’adoption plénière pour répondre à leur désir d’enfant. Or parce que le candidat à l’adoption sollicite l’usage d’une institution civile, il se doit d’apporter la preuve de ses compétences parentales, c'est-à-dire de son aptitude à accueillir et à permettre l’épanouissement d’un enfant. Aux yeux des pouvoirs publics, cette nécessité de préserver l’intérêt de l’enfant peut supposer de porter une appréciation sur la sexualité du candidat à l’adoption, a fortiori lorsque ce dernier est homosexuel. Dans ce cas, le candidat est appelé à prouver que, malgré son choix de vie, il peut être un bon parent. Tel est le raisonnement adopté par les autorités françaises19 mais que la Cour de Strasbourg finit par sanctionner dans un arrêt « E.B contre France » du 22 janvier 2008 en interdisant désormais à un Etat de se fonder sur l’homosexualité du candidat pour lui refuser l’accès à l’adoption, sous peine de placer le candidat dans une situation discriminatoire au regard des articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme20.

Il se peut également que l’individu homosexuel célibataire ou en couple n’attende pas l’aval des pouvoirs publics pour concevoir et élever des enfants. Il peut élever un enfant né d’une relation hétérosexuelle antérieure ; l’enfant peut être issu d’un projet parental liant deux couples homosexuels de sexe différent ; le couple homosexuel peut également recourir à des méthodes de procréation qui lui sont pourtant légalement interdites telles que l’insémination artificielle ou la maternité de substitution afin de réaliser son désir de devenir parent.

Suivant chacune de ces situations, les enfants existent ; le droit ne peut les ignorer ; il est confronté à la demande du parent homosexuel qui sollicite la consécration juridique de la relation établie entre lui et l’enfant.

La solution proposée par les juges français saisis d’une telle demande est la suivante : un lien de parenté doit être consacré entre l’enfant et son parent homosexuel sous réserve que ce dernier soit son parent biologique. On comprend que tant que l’intérêt de l’enfant le justifie, le droit français refuse de contredire la vérité biologique, même si le parent homosexuel a eu recours à une méthode de procréation qui lui était pourtant légalement interdite21.

Signe que la vérité biologique est au cœur du droit de la famille, la Cour de cassation, par deux arrêts du 20 février 2007, a néanmoins refusé de consacrer un lien de parenté entre l’enfant et le partenaire (ou co-parent) du parent homosexuel par le biais de l’adoption simple. En effet, cette relation ne revêt pas une dimension biologique22. Le partenaire du parent biologique homosexuel devra se contenter d’exercer quelques fonctions parentales grâce à une délégation de l’autorité parentale. Telle est la solution proposée par la Cour de cassation, dans un arrêt du 24 février 2006, pour éviter que l’enfant ne se retrouve dans des situations mêlant instabilité et insécurité dans l’hypothèse où son parent biologique se trouve dans l’incapacité d’exercer ses fonctions parentales23. C’est en ce sens que l’on peut dire aujourd’hui que si le droit français a consacré « l’homoparentalité », il refuse de consacrer « l’homoparenté ».

Plus que le principe du consentement à l’acte sexuel, le principe de la différence juridique des sexes se trouve toutefois être de plus en plus discuté au sein de la société ; les pouvoirs publics manifestent un certain malaise lorsqu’il s’agit de l’imposer comme une évidence. Il est un jour où ce principe de l’altérité sexuelle, qui est un euphémisme pour parler d’hétérosexualité, ne pourra plus prévaloir sur le respect du principe de l’égalité entre les citoyens.

Une sexualité imprégnée d’amour, s’apparentant à un don de soi sans contrepartie financière, sans violence, entre adultes consentants et qui s’insère dans un projet à long terme en vue de fonder une famille ; telle est la vision d’un « idéal sexuel » qui ressort de la politique que les autorités nationales s’emploient à imposer aux citoyens. Que tous les individus qui s’éloignent de ce schéma ne s’étonnent pas de voir des barrières se dresser lorsqu’il s’agit pour eux de revendiquer l’exercice de leur liberté sexuelle sans ingérence de la part de l’Etat législateur et des juges.

Appelés à se retrouver sous l’appellation d’ordre public sexuel, ces deux principes du consentement à l’acte sexuel et de la différence juridique des sexes s’agencent différemment selon que l’Etat est confronté à l’exercice d’une sexualité conforme ou non à « l’idéal sexuel » qu’il défend.

Force est de constater que cet ordre public sexuel façonné par l’Etat législateur et les juges n’est pas figé ; bien au contraire, la montée en puissance d’un individualisme au centre duquel évoluent le droit à l’autonomie individuelle, la libre disposition de son corps, la consécration du principe de l’égalité entre les citoyens et les avancées scientifiques, témoignent de la mouvance des frontières de cet ordre.

La société ne vit pas suivant un ensemble de valeurs immuables. Au regard de ces influences extérieures, il était intéressant de souligner l’embarras manifesté par les pouvoirs publics dans l’agencement de ces deux principes- consentement et différence des sexes- en tant que fondements justificatifs du contrôle exercé sur la liberté sexuelle des citoyens.

Que l’on traite de la prostitution, du sadomasochisme, de l’homosexualité ou du transsexualisme, la politique adoptée par les autorités publiques nous renvoie l’image d’arrangements normatifs. L’impression qui se dégage est celle d’un mouvement de balancier qui chercherait son point d’équilibre entre d’une part la reconnaissance d’une liberté sexuelle au profit des citoyens et d’autre part la protection de l’ordre public représentant un ensemble de valeurs communes dont l’Etat se porte garant24.

On le voit à travers les revendications plus « audacieuses » des couples homosexuels, l’ordre public sexuel est aujourd’hui constamment contesté, et par conséquent aménagé ou négocié.

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Notes

1 Levi-Strauss C., Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton § Co and Maison des Sciences de l’Homme, 1967, p 14. Return to text

2 Rolland P., La liberté morale et l’ordre public, Thèse pour le Doctorat d’Etat, Université de Paris II, p-p 1-2. Voir également Chevallier J., « L’ordre juridique » in Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie, Le droit en procès, Paris, Puf, 1994, p 30. Dubois J-P., Préface de Vincent-Legoux M-C., L’ordre public. Etude de droit comparé interne, Paris, Puf, 2001, p 8. Return to text

3 Lameyre X., La criminalité sexuelle, Evreux, Flammarion, 2000. Vigarello G., Histoire du viol. XVIème XXème siècle, Paris, Editions du Seuil, 1998, p-p 15-19. Return to text

4 Mayer D., « Le nouvel éclairage donné au viol par la réforme du 23 décembre 1980 », Dalloz 1981, Doctrine, p 283. Return to text

5 A titre d’illustrations, voir Cass. Crim., 29 janvier 2003, pourvoi n°02-84685, arrêt dans lequel la Chambre criminelle insiste particulièrement sur le jeune âge de la victime qui implique qu’elle ne comprend pas la signification des gestes qu’elle a dû subir. Voir également Nérac-Croisier R., « L’efficacité de la protection pénale du mineur victime d’abus sexuel », in Nérac-Croisier R. (dir), Le mineur et le droit pénal, Paris, L’Harmattan, 1997, p 25. Return to text

6 Articles 1er et 4 du décret n°2003-1163 du 4 décembre 2003, modifiant le décret n°90-174 du 23 février 1990 relatif à la classification des œuvres cinématographiques, JO du 7 décembre 2003, p 20909. Return to text

7 A titre d’illustrations, voir CE, 13 novembre 2002, « Association Promouvoir », requête n°239254. CE, 14 juin 2002, « Association promouvoir », requête n°237910. CE, 4 février 2004, « Association Promouvoir », requête n°261804. CE, 6 octobre 2008, « Société Cinéditions », requête n°311017, disponibles sur le site Légifrance. Return to text

8 Pour plus de précisions, voir notamment Solé L., L’âge d’or de la prostitution. De 1870 à nos Jours, Paris, Plon, 1993. Handman M-E. et Mossuz-Lavau J. (dir), La prostitution à Paris, Cahors, Editions de la Martinière, 2005. Fondation Scelles, La prostitution adulte en Europe, Ramonville Saint Agne, Erès, 2002. Return to text

9 Borrillo D., L’homme propriétaire de lui-même. Le droit face aux représentations populaires et savantes du corps, Strasbourg, Lettres, 1991, p-p 111-113. Baud J-P., L’affaire de la main volée. Une histoire juridique du corps, Paris, Editions du Seuil, 1993, p-p 107-109. Return to text

10 Peyre E. Wiels J. et Fonton M., « Sexe biologique et sexe social », in Hurtig M-C. Kail M. et Rouch H. (dir), Sexe et genre. De la hiérarchie entre les sexes, Paris, CNRS édition, 2002, p-p 27-29. Return to text

11 Chiland C., Le transsexualisme, Paris, Puf, 2003. Return to text

12 Leroy-Forgeot F., Histoire juridique de l’homosexualité en Europe, Paris, Puf, 1998. Return to text

13 A titre d’illustrations, voir Cour EDH, « Dudgeon contre Royaume-Uni », 22 octobre 1981, requête n°7525/76. Cour EDH, « Norris contre Irlande », du 26 octobre 1988, requête n°8225/78, disponibles sur le site de la Cour européenne des droits de l’homme. Return to text

14 Cour EDH, « B. contre France », 25 mars 1992, requête n°13343/87, disponible sur le site de la Cour européenne des droits de l’homme. Return to text

15 Loi du 4 août 1982, JO du 5 août 1982, p 2502. Loi du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations, JO du 17 novembre 2001, p-p 18311-18313. Loi du 30 décembre 2004 portant création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, JO du 31 décembre 2004, p 22569. Return to text

16 A titre d’illustration, voir Cass., Ass., 11 décembre 1992, Bull., n°13. Return to text

17 Cour EDH., « Goodwin contre Royaume-Uni », 11 juillet 2002, requête n°28957/95. Return to text

18 Cass., Civ., 1ère civ., 13 mars 2007, pourvoi n°05-16627, disponible sur le site Légifrance. Voir également Marguénaud J-P. et Remy-Corlay P., « Le mariage entre personnes du même sexe renvoyé aux calendes grecques », RTD civ 2007, p-p 287-290. Return to text

19 CE, 9 octobre 1996, Monsieur F., requête n°168342. CE, 5 juin 2002, Mademoiselle B., requête n°230533, disponibles sur le site Légifrance. Return to text

20 Cour EDH., « E.B. contre France », 22 janvier 2008, requête n°43546/02, disponible sur le site de la Cour européenne des droits de l’homme. Return to text

21 A titre d’illustrations, voir Cass., Civ., 13 janvier 1988, pourvoi n°86-17784. Cass., Civ., 9 mars 1994, Dalloz, Jurisprudence, p 197. CA Bordeaux, 23 novembre 1988, Dalloz 1990, Jurisprudence, p 281. Return to text

22 Cass., Civ., 20 février 2007, pourvois n°04-15676 et n°06-15647, disponibles sur le site Légifrance. Return to text

23 Cass., Civ., 24 février 2006, Bull., n°652. Return to text

24 Cheynet de Beaupré A., « « Homme et femme il les créa ». Retours sur l’égalité dans le droit de la famille. Hommage à Gérard Cornu », Dalloz 2008, p 1217. Return to text

References

Electronic reference

Caroline Bugnon, « La construction d’un ordre public sexuel », Sciences humaines combinées [Online], 4 | 2009, 01 September 2009 and connection on 21 November 2024. DOI : 10.58335/shc.146. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=146

Author

Caroline Bugnon

Docteur en Droit, CREDESPO - EA4179 - UB