L’erreur judiciaire : une voie d’approche pour l’étude socio anthropologique de la production de la vérité

DOI : 10.58335/shc.142

Résumés

L’édiction de règles juridiques formelles et leur mise en œuvre entraînent, de fait, la potentialité d’erreurs dans le prononcé des verdicts : l’erreur judiciaire en est la manifestation la plus spectaculaire. Cependant, la reconnaissance des erreurs judiciaires s’avère difficile à admettre pour l’institution (6 cas avérés en cours d’assises en France entre 1946 et 2002). Son étude constitue un vecteur d’analyse fécond pour appréhender le fonctionnement d’une institution fondamentale de la société dans ses modalités de production et de gestion des normes et des déviances. L'étude de l’erreur judiciaire permet en effet de pénétrer au cœur du système, de mettre à jour ses mécanismes, ses différents rouages et leurs interactions, d’observer les éléments multiples et complexes qui la constituent. En somme, elle ouvre paradoxalement à l’analyse du fonctionnement "normal" du système judiciaire : observer le "dysfonctionnement" d’une institution révèle, par l’exemple négatif, ses modes habituels de fonctionnement. L’analyse du processus -construction/ déconstruction/ reconstruction- d’une identité judiciaire, dévoile les échafaudages sociaux-logiques qui ont permis l’édification, la corrosion et la recomposition des masques du "coupable" et de l "innocent". L’étude approfondie des cas Roland Agret et Patrick Dils analysés dans la recherche présentée ici permet de mieux comprendre les modalités de fonctionnement de champs débordant le cadre d’un simple fait divers. À travers elle, on explore non seulement le champ judiciaire, mais aussi le champ médiatique, pénitentiaire, politique… L’erreur judiciaire peut être lue, d’un point de vue sociologique, comme un mode de régulation de la conscience collective et une forme active de pédagogie sociale. En dernier lieu, cette étude de l’erreur judiciaire permet de saisir une modalité spécifique de la construction sociale de la "vérité".

The enactment of formal legal rules and their implementation entails the possibility of judicial errors. But these miscarriages of justice are not easily acknowledged by the institution. The miscarriage of justice can be understood as a way of regulating the collective consciousness and as an active form of social education. Its study provides a fruitful point of view to grasp the way a fundamental social institution functions through its production of norms and deviances, and allows a better understanding of the functioning of diverse fields (justice, media, associations). The study of miscarriages of justice also enables us to get to the heart of the system, to uncover its mechanisms, and their interactions, to observe the elements that constitute it and through which it takes place. In short it allows us to analyse the "normal" workings of the judiciary system, given that the dysfunction of an institution reveals in the negative the usual ways in which it functions. The analysis of the process – construction/ deconstruction/ reconstruction – of a judicial identity, brings to light the framework that permitted the construction of each mask : "guilty party"/ "innocent party". The detailed investigation of the Roland Agret and Patrick Dils cases in this research allows us to better understand the workings of fields extending beyond the scope of a simple news item. By this mean we explore not only the judiciary field, but also the media, prison and political fields, the miscarriage of justice making it possible to reveal the social construction of “truth”.

Plan

Texte

« La vérité est pareille à l’eau qui prend la forme du vase qui la contient »1.

Introduction

Les crimes et les délits sont inhérents au droit. Le droit et les recours évoluent avec la société, dans la forme comme dans le fond, selon les époques et les acteurs impliqués2. La justice de Dieu ou du peuple reste souveraine. Force est de constater que quel que soit l’époque ou le lieu, l’erreur est symboliquement coûteuse pour les pouvoirs en place.

Cette recherche porte sur l’étude sociologique de l’erreur judiciaire. Étudier l’erreur judiciaire constitue une puissante modalité d’analyse d’une institution : la Justice. Mais analyser un tel phénomène ne se résume pas à étudier les « simples » drames qui nourrissent exceptionnellement nos journaux. Ainsi, l’erreur judiciaire, dérapage criant de l’appareil de Justice, sert d’analyseur du fonctionnement « normal » du monde judiciaire.

Domaine de définition.

L’erreur judiciaire peut communément signifier une chose et son contraire : acquitter une personne coupable, condamner une personne innocente… Cette définition étant trop fluctuante, son domaine sera restreint à la reconnaissance officielle par l’institution judiciaire elle-même d’erreurs, lorsqu’elle les nomme en tant que tel. C'est-à-dire qu’est considéré comme erreur judiciaire, tout individu condamné en Cour d’assises, dont un procès en révision, pour les mêmes faits, a abouti à l’acquittement du condamné. Ce phénomène rare (en France, seuls 6 cas avérés ont été reconnus entre 1945 et 20023), permet de lire en négatif comment se construit une identité judiciaire : criminel ou innocent.

Cette recherche s’appuie sur l’étude approfondie de deux cas. Le cas de Roland Agret, condamné en 1973 à 15 ans de réclusion pour avoir (selon l’accusation de l’époque) commandité un double meurtre, et acquitté en 1985 ; et celui de Patrick Dils, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité en 1989 pour le double meurtre de deux enfants, et acquitté en 2002.

Concrètement, ces deux « terrains » d’étude se manifestent sous différentes formes. Le véritable travail de fond a été effectué à partir de deux principaux supports:

- Le plus volumineux (et c’est peu de le dire) fut l’étude intégrale de leur dossier judiciaire. Chacun d’eux étant constitué de plusieurs dizaines de milliers de pages. J’ai ainsi étudié intégralement le « dossier Agret » au cœur de l’institution judiciaire (à la Cour d’appel de Lyon, très précisément - curieuse et émouvante coïncidence - dans la salle même de délibération des jurés où Roland Agret et Patrick Dils ont été acquittés…). Pour le Cas Dils, la consultation de son dossier s’est faite à mon domicile grâce au prêt que m’en a aimablement fait un acteur de sa cause.

- Par ailleurs, j’ai analysé les productions médiatiques. J’ai ainsi étudié minutieusement plusieurs centaines d’articles de presse parus lors des faits. Pour le cas Dils, j’ai également travaillé sur de nombreux documents audiovisuels (journaux et diverses émissions télévisés…). Ces deux dernières sources mettent en images certains éléments de l’édification de la vérité judiciaire telle qu’elle est présentée à l’homme de la rue, et rendent manifeste le reflet changeant des media et leur influence sur la production de l’«opinion publique ».

Parallèlement, j’ai pu recueillir le témoignage des deux condamnés « victimes » au cours de nombreux entretiens. Je me suis également référée à leur témoignage écrit dans leurs publications autobiographiques respectives. Selon le cas, j’ai consulté certains acteurs du drame (avocat, journalistes, proches…). Enfin, je me suis attelée à l’étude du code de procédure pénale (règles du jeu judiciaire obligent).

Le champ d'analyse offert par les cas d'erreur judiciaire.

L’étude de l’erreur judiciaire se révèle être un puissant vecteur d’analyse pour appréhender la société dans ses modalités de production de normes et de déviances, pour mieux lire le fonctionnement de différents champs4 (judiciaire, médiatique, associatif…) et, in fine, pour appréhender la construction sociale de la vérité (res judicata pro veritate habetur).

Je sollicite ainsi des domaines variés de la sociologie pour mieux comprendre les mécanismes qui sont mis en œuvre et qui aboutissent à la production d’une erreur judiciaire (sociologie du droit, sociologie criminelle, sociologie des professions, sociologie des media, sociologie de la connaissance…)

L'erreur judiciaire apparaît d’abord comme un révélateur du fonctionnement du champ judiciaire. L'étude de l’erreur judiciaire permet d'analyser bien plus qu'un simple "raté" de la machine judiciaire, par elle, on est à même de pénétrer au cœur du système, de mettre à jour ses différents rouages et leurs interactions, d’observer les éléments qui la constituent et à travers lesquels elle agit : son mécanisme. En somme, elle favorise l'analyse du fonctionnement « normal » du système judiciaire. De fait, observer le « dysfonctionnement » d’une institution révèle en négatif ses modes habituels de fonctionnement. Cette idée s’apparente à celle avancée par G. Bachelard lorsqu’il écrit : « Ce n’est pas en pleine lumière, mais au bord de l’ombre que le rayon, en se diffractant, nous confie ses secrets ».5

Les cas étudiés

Dans le cadre de cette approche, j’ai donc étudié de façon approfondie deux cas d’erreur judiciaire avérée : Roland Agret et Patrick Dils. Leur étude respective débouche sur deux types bien définis de victime d’erreur judiciaire. En définitive, ils adoptent des masques successifs singuliers, malgré un parcours judiciaire similaire. Ainsi, le cas Agret se révèle être une actualisation charismatique de l’erreur judiciaire, alors que le cas Dils s’apparente à la figure de l’« agneau » sacrifié. Les grandes lignes de leur affaire sont les suivantes :

Le cas Agret

En 1970 deux cadavres de sexe masculin sont découverts dans la garrigue à Orthoux (dans le Gard). Les corps sont immédiatement identifiés comme étant ceux du garagiste Borrel et de son factotum Moreno. Roland Agret, amant au moment des faits d’Odile Boissonnet - l’ex-maîtresse de Borrel - est d’emblé soupçonné d’être l’instigateur du meurtre. Il est incarcéré dès le début de l’enquête pour détention illégale d’arme.

En 1971, un certain Santelli Antoine est arrêté pour une autre affaire. Lors de son audition, il s’accuse spontanément du double meurtre « d’Orthoux ». Il cite alors Antoine Ritter (un petit trafiquant) comme complice et Roland Agret comme commanditaire des meurtres.

En 1973, la Cour d’assises du Gard reconnaît Santelli et Ritter comme les auteurs des meurtres. Elle condamne Santelli à la peine de mort, et Ritter à la réclusion à perpétuité. Roland Agret, reconnu comme le commanditaire des meurtres est condamné à 15 ans de réclusion.

De 1973 à 1976, incarcéré, revendiquant son innocence, Roland Agret entreprend des automutilations et des grèves de la faim. Une escapade de 48 heures sur le toit de la prison lui permet de faire connaître publiquement son cas par l’intermédiaire des media.

En 1977, suite à une aggravation de son état de santé – consécutive à une énième grève de la faim entamée pour clamer son innocence – Roland Agret bénéficie d’une grâce pour cause humanitaire accordée par le Président de la République (Valéry Giscard D'Estaing).

De 1978 à 1982, Agret se tient « tranquille » pendant un temps. Il prépare une contre-offensive pour la révision de son cas (gracié n’est pas acquitté, l’individu reste responsable officiellement des crimes pour lequel il a été condamné). Il entame des démarches pour porter plainte pour faux témoignage en correctionnel contre Santelli (dont la peine de mort a été commuée en réclusion criminelle à perpétuité).

Cependant en 1983, constatant que la révision de son procès n’avance pas, Agret couple ses démarches administratives d’actions spectaculaires lors desquelles il convoque la presse qui relaye alors chacun de ses faits et gestes (il ingurgite plusieurs manches de fourchette en public, il s’injecte dans les veines un bouillon de culture bactérienne devant le ministère de la Justice, il se sectionne deux doigts). L’appareil judiciaire réagit vivement. La plainte de Roland Agret aboutit. Santelli est condamné par le tribunal correctionnel de Nîmes (pour subornation de témoins). C’est l’élément nouveau nécessaire à Roland Agret afin d’obtenir la révision de son procès6.

Enfin en1985, Roland Agret est rejugé et acquitté par la Cour d’assises de Lyon.

Le cas Dils

Fin septembre1986, les cadavres de deux garçons de huit ans, frappés à coups de pierres, sont découverts le long d'une voie ferrée, à Montigny-lès-Metz (Moselle). L’état des corps des enfants est horrible, les coups ayant été portés essentiellement au niveau de la tête : ils sont méconnaissables.

7 mois plus tard, Patrick Dils, apprenti cuisinier, est mis en garde à vue ; il habite dans la même rue que les deux victimes. Au bout de plus de 48h, il passe aux aveux et est inculpé d'homicides volontaires.

En 1989, Patrick Dils, alors âgé de 18 ans (il avait 16 ans au moment des faits qui lui sont reprochés), est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par la Cour d’assises des mineurs de la Moselle, sans que l'excuse de minorité lui soit accordée. Il devient le plus jeune condamné à perpétuité des pays de l’Union Européenne.

Prés de 10 ans s’écoulent. En 1998, l’avocat de Patrick Dils dépose une requête en révision après avoir appris que Francis Heaulme, un tueur en série déjà condamné plusieurs fois, travaillait, à l’époque, à proximité des lieux du crime.

La commission de révision des condamnations pénales soumet le dossier à la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Un complément d’enquête est ouvert. Francis Heaulme reconnaît avoir vu les enfants le jour du crime, mais nie être l’auteur du double meurtre. Cet élément constitue néanmoins un « fait nouveau de nature à faire naître un doute sur la culpabilité du condamné »7.

En 2001, la Cour de révision annule la condamnation. Patrick Dils est rejugé devant la Cour d’assises des mineurs de la Marne dans une audience qui se tient à huis clos. Malgré le réquisitoire de l’avocat général qui demande l’acquittement, la Cour d’assises condamne Patrick Dils à 25 ans de réclusion, sans retenir l'excuse de sa minorité au moment des faits. Patrick Dils fait appel.

Enfin, en 2002 s’ouvre le troisième procès devant la Cour d’assises des mineurs du Rhône, en séance publique. Patrick Dils est acquitté.

Les quatre étapes de l’édification d’une erreur judiciaire

Les éléments d’informations étudiés permettent de mettre en relief quatre phases remarquables qui s’enchaînent lors de la remise en cause légale d’un arrêt criminel. Dans chacune de ces phases, divers acteurs (judiciaires, médiatiques et groupes de pression) remplissent des rôles dont la portée varie selon les contextes et les situations.

L’enquête : le modelage d’un masque de coupable

Lorsqu’un crime est commis, une crise sociale éclate. Le sentiment d’insécurité est exacerbé. On peut, par le biais des media, se projeter dans le drame : « C’est arrivé près de chez vous… ». La régulation des angoisses passe par la désignation d’un responsable/bouc émissaire, ce qui vient donner sens au crime et réguler les peurs.

Lorsqu’il y a crime, sa mise en récit par les media remplit une fonction sociale. En effet, les media exposent et réactualisent des mythes à travers les faits divers criminels qu’ils relatent, concourant ainsi à la production de certaines représentations collectives du crime.

Des stéréotypes sont fabriqués à partir d’éléments d’information plus ou moins connus (ou fantasmés) sur les protagonistes, ces derniers devenant de véritables « personnages » types sous la plume des journalistes. Agret l’amant cupide et jaloux, Dils, l’adolescent dénué d’humanité…Les media participent ainsi directement à la construction de la réalité sociale de l’affaire créant une certaine « vérité », en donnant un sens à ce qui demeure inexplicable. Le travail des media, quatrième pouvoir, permet de structurer, la perception du drame pour l’homme de la rue.

Lors de leur passage dans la machine judiciaire, les suspects sont littéralement « usinés », subissant toutes sortes de remodelage, de violences symboliques8. Leurs propos sont traduits dans une langue propre aux procès-verbaux. Stigmatisé, catégorisé, en position inférieure (seul face à plusieurs enquêteurs, civil au milieu d’uniformes), le suspect subit toute une batterie de tests, ayant pour but de jauger sa responsabilité, sa crédibilité. On confronte les détails des aveux aux éléments matériels.

Un sens est alors donné à l’acte, dans une production écrite qui structure l’ensemble des éléments d’information collectés dans une certaine direction, esquissant une certaine vérité. Les éléments matériels sont soudés par le ciment des témoignages qui viennent donner sens à l’édification d’une probable vérité judiciaire sur le drame. Pour Roland Agret, on recherche dans son passé ses aventures pour montrer sa supposée nature volage et sans scrupule (il aurait tué son patron pour avoir à lui seul sa maîtresse et la fortune de cette dernière), quant à Patrick Dils, son goût pour les films de guerre (Rambo…) et catastrophe tend à expliquer sa prétendue « nature » criminelle.

Lorsque les éléments matériels font défaut, on recourt pour construire la réalité du drame à un matériau reconnu comme fiable : le témoignage humain. L’édification d’une vérité judiciaire apparaît comme l’aboutissement d’un travail collectif. Ainsi, chaque acteur contribue, par sa production, à l’édification d’un profil criminel.

Le procès : Le sacre du masque

Les stéréotypes des présumés coupables sont maintenant assez clairement définis au niveau médiatique. Le temps du procès va permettre de faire revivre le drame, s’atteler à en expliquer les fondements. L’affaire est relue sous le jour de l’enquête, les responsables sont pointés du doigt.

Si tous les hommes sont égaux devant la loi, il n’en va pas de même devant un tribunal. Des signes ostensibles de légitimité marquent de leur sceau l’importance de chaque acteur. Les porteurs de robes (magistrats, avocats) sont les porte-voix de chacune des parties. L’accusé, lui, l’acteur principal officiel, est en réalité plutôt passif. Bien souvent « parlé », il assiste au procès sans être détenteur des codes nécessaires pour s’exprimer et être entendu dans les cadres jargonnant du procès.

Lors des plaidoiries, les avocats mâchent et modèlent chacun des éléments présentés au cours du procès pour les fondre dans le scénario qu’ils ont retenu. Différents mythes de la société sont réactivés pour fondre dans des images fortes les intérêts qu’ils défendent. Pour les deux cas la peine de mort sera convoquée, l’une requise l’autre regrettée.

Après que le drame ait été réinterprété par l’ensemble des acteurs, le jury se retire et délibère. Même si les « robes » ne composent qu’un quart9 du jury, leur poids institué pèse sans doute beaucoup plus lourd. Ce sont les habitués et experts des lieux, leur avis est averti. Les représentants du peuple qui délibèrent auront alors tendance à soulager leurs inquiétudes et à alléger leur responsabilité en s’appuyant, pour forger leur conviction, sur l’avis des robes présentes.

Enfin, le jury rend son verdict (littéralement le « dire vrai »), énoncé performatif (qui a des effets réels et pratiques). La vérité judiciaire est ainsi affirmée. Un scénario officiel est arrêté. Un statut judiciaire s’impose qui est donné à l’accusé et qui prend immédiatement effet, dès lors qu’il est prononcé. La construction identitaire judiciaire se cristallise lors du verdict. La crise est supposée être régulée, l’autorité de la chose jugée venant mettre fin à toute contestation. Les liens sociaux sont renforcés.

Dans un parcours classique, le détenu condamné purge sa peine, pour retourner dans la société, après avoir payé « sa dette ». Ici s’arrête le fonctionnement « normal » du système judiciaire. Voyons maintenant, les phases spécifiques qu’emprunte l’exception que constituent les cas d’erreurs judiciaires.

La remise en cause d’un statut judiciaire : Premières fissures avant le bris du masque

Les cas d’erreur judiciaire étudiés vont adopter deux modes de conduite opposée face au verdict rendu. L’un (Agret) refuse ostensiblement son statut judiciaire, se révolte et prend à rebrousse-poil l’institution carcérale (en prenant à contre-pied le règlement et en s’automutilant, en montant sur les toits non pour s’évader, mais pour faire parler de lui dans la presse), l’autre (Dils) ne se rebelle pas et rentre dans la peau du détenu modèle (il ne fait pas de vague pour ne pas se faire remarquer).

Non satisfaits de l’arrêt criminel, des pourvois en cassation et des demandes de révision sont sollicités par l’un et par l’autre, sans aboutir. Un noyau dur de résistance, composé de proches des condamnés, tente sans succès de conjurer l’arrêt rendu. La prison est une institution totale où la vie du détenu est entièrement prise en charge. La marge d’action des acteurs, comme les contacts avec l’extérieur y sont limités. Leurs protestations sont étouffées, leur voix ne parvient pas à traverser les murs de la prison.

Dans nos deux cas, des éléments nouveaux vont venir mettre en doute la vérité judiciaire (conduite de détenu atypique qui ne s’explique pas dans la culpabilité pour R. Agret / un serial killer pourrait être à l’origine des meurtres attribués à P. Dils). Par le biais de la presse, ces cas vont être à nouveau médiatisés, et une nouvelle coloration va venir teinter la personnalité des condamnés.

Un phénomène singulier prend forme : le spectre de l’erreur judiciaire. On change de registre : c’est la violence légale qui est alors explicitement dénoncée. Des groupes de pression, des « entrepreneurs de cause » se mobilisent. Une nouvelle réalité médiatique des crimes est présentée au public. R. Agret serait victime d’une machination du SAC (service d’action civique) / le tueur en série est un responsable plus crédible du meurtre des enfants.

Après avoir été produits comme monstre, ces deux cas d’étude vont être progressivement appréhendés en tant que victime.

L’acquittement : la pose d’un nouveau masque.

Lorsque le vent tourne, qu’une autre réalité est mise en avant, une nouvelle crise se fait sentir. Le bouc émissaire, l’individu qui a offensé la société, devient catalyseur d’une Cause. Il apparaît maintenant comme un sacrifié de la machine judiciaire, et incarne alors la violence que la société fait à un individu. Il y a une inversion des polarisations (moins/plus), une réactualisation qui le fait passer de la situation de coupable à celle de victime. L’ancien pharmacos10 qui avait servi de remède à la crise occasionnée par un crime devient pharmacos poison, déclencheur d’une nouvelle crise.

La réalité médiatique n’est plus sur la même tonalité que la vérité judiciaire. L’éventualité d’une erreur judiciaire symbolise une nouvelle crise sociale. Il ne s’agit plus d’une offense faite à la société comme celle d’un meurtre, le trouble social se retourne contre son instrument de régulation : la justice.

Lors du procès en révision, chaque élément de preuves est réorienté (les aveux de P. Dils sont relus sous l’angle d’une personnalité influençable, le « beau parleur » d’Agret est devenu un « haut-parleur » qui jure sur sa vie). On revit le drame, mais l’émotion collective ne se nourrit plus des victimes du crime (désormais lointaines : 15 ans ont passé) mais de la victime du système judiciaire.

Chaque témoignage est revisité sous un nouveau jour. Les mobiles sont invalidés. La personnalité des deux inculpés est relue d’une toute autre manière par les nouveaux experts. Les inculpés deviennent les nouvelles victimes officielles. Officieusement, c’est le procès du dossier qui va se dérouler et non plus celui des accusés. De nouveaux témoignages remontent à la surface, de nouveaux boucs émissaires vont être désignés (inspecteur véreux, SAC).

Les articles de presse parus tout au long des affaires sont les reflets de la "vérité" exposée par les media (on voit ainsi s’opérer une « ronde des masques » dans la désignation des victimes et des coupables).

Le verdict est prononcé par les jurés, des citoyens qui n’ont pas de compétences spéciales en matière de justice, mais qui ont accès aux articles publiés sur l’affaire. Ainsi lors de l’acquittement, on voit le même phénomène se reproduire, mais à l’avantage du condamné qui est alors perçu, dans la réalité médiatisée, comme une victime du système judiciaire. Les réquisitoires vont être l’actualisation formelle de ces nouvelles versions de la réalité.

Avec l’acquittement, le verdict est performatif encore une fois ; l’inculpé devient libre.

L’erreur judiciaire ne se traduit pas par un retour à l’innocence, mais par la construction d’un nouveau masque de l’individu acquitté : une « grande personne11 », incarnant les dérapages de la justice. Le cas Agret incarne dans son corps l’innocence, alors que le cas Dils lui symbolise le faible dépassé, écrasé par la machine judiciaire.

Enjeux sociologiques de l’analyse de l’erreur judiciaire.

En reprenant un point de vue durkheimien, le crime ne se définit qu'au regard de la réprobation sociale. L’erreur judiciaire est ici un des modes essentiels de régulation de la conscience sociale et une forme active de pédagogie collective. Le processus de l’erreur judiciaire -construction/ déconstruction/ reconstruction d’une identité judiciaire- met en relief les échafaudages qui ont permis l’édification de chaque masque ("coupable"/ "innocent") de l’incarnation, et montre que « la société se paye toujours la fausse monnaie de son rêve12. »

Le but de cette étude, visant à mieux comprendre le phénomène de l’erreur judiciaire, est la condition d’action première pour éventuellement influer sur le cours futur de cas similaires13. Car c'est en connaissant les règles du jeu que l'on peut commencer à agir. Par ailleurs elle montre, au-delà du caractère exceptionnel du thème étudié, comment une fois pris dans l’engrenage de la machine judiciaire, un individu peut voir tous ses faits et gestes, son passé et ses intentions relues sous la perspective du prisme judiciaire et de ses acteurs : c'est-à-dire sous l’angle d’une identité reconstruite qui ne lui appartient plus. Ce processus illustrant la réflexion de Roland Barthes à propos de l’affaire Dominici :

« Il y a eu aussi le spectacle d'une terreur dont nous sommes tous menacés, celle d'être jugés par un pouvoir qui ne veut entendre que le langage qu'il nous prête. Nous sommes tous Dominici en puissance, non-meurtrier, mais accusés privés de langage, ou pire, affublés, humiliés, condamnés sous celui de nos accusateurs. Voler son langage à un homme au nom même du langage, tous les meurtres légaux commencent par là. »14

Bibliographie

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Notes

1 Ibn Khaldoun, Extrait de Muqaddima. Retour au texte

2 B. Garnot, l’erreur judiciaire de Jeanne d’Arc à Roland Agret, Éditions Imago, 2004. Retour au texte

3 Jean Dehays, Jean Marie Deveaux, Roland Agret, Guy Mauvillain, Rida Daalouche, Patrick Dils Retour au texte

4 Notion clé chez Pierre Bourdieu, se définissant comme des microcosmes possédant leurs enjeux, objets, intérêts, règles, valeurs spécifiques Retour au texte

5 G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, Librairie Philosophique J. Vrin, 1970, p.241. Retour au texte

6 Élément nécessaire selon article 443 du code de procédure pénale. Retour au texte

7 Élément nécessaire selon article 443 du code de procédure pénale. Retour au texte

8 Il ne s’agit généralement pas ici de violence physique, mais d’une violence institutionnelle faite à l’individu qui ne maîtrise pas et ignore les règles du monde dans lequel il évolue. Retour au texte

9 Le jury est composé de trois magistrats et de 9 « citoyens » tirés au sort sur les listes électorales. Retour au texte

10 Pharmacos est un terme ambigu qui peut signifier aussi bien « remède » que « poison ». J.-P. Vernant et P. Vidal Naquet, Mythes et tragédies en Grèce ancienne, Maspero, 1977. Retour au texte

11 « Les grands sont ceux qui incarnent la volonté collective, qui représentent les autres et servent l’expression de la volonté générale. », L. Boltanski Luc, L’amour et la justice comme compétence, Paris, Métailié, 1990, p. 32. Retour au texte

12 M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, PUF, 1966. Retour au texte

13 « Le rôle de la sociologie est de donner des armes et non des leçons. » BOURDIEU Pierre, Question de sociologie, Minuit, 1980, page 95. Retour au texte

14 Barthes R., Mythologie, Seuil, 1957, page 57. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Lucie Jouvet, « L’erreur judiciaire : une voie d’approche pour l’étude socio anthropologique de la production de la vérité », Sciences humaines combinées [En ligne], 4 | 2009, publié le 01 septembre 2009 et consulté le 19 avril 2024. DOI : 10.58335/shc.142. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=142

Auteur

Lucie Jouvet

Docteur en Sociologie, LASA - EA 3189 - UFC