Quand la crise est la seule représentation possible : Thomas De Quincey, la lente agonie du Romantisme anglais

DOI : 10.58335/shc.117

Résumé

L’œuvre de De Quincey reflète une interrogation profonde sur son statut d’auteur, à travers une intériorisation angoissée du déclin d’une sensibilité romantique dont il devient le dernier représentant, sur fond de déclin de l’homme de lettres.

Plan

Texte

Les sensibilités évoluent et ne meurent pas : les générations nouvelles n’effacent pas leurs prédécesseurs. Mais qu’advient-il des derniers survivants d’une sensibilité passée de mode? comment peuvent-ils s’affirmer en tant qu’auteur ? la question prend une acuité particulière pour la transition entre le romantisme anglais et les Victoriens. La critique donne l’impression d’un vide, pourtant les auteurs sont toujours là : Coleridge meurt en 1834, Southey en 1843, Wordsworth en 1850, De Quincey en 1859. Le problème a parfois été écarté en considérant que le Romantisme est un état d’esprit qui ne s’accommode pas de la maturité; ainsi tous les auteurs Romantiques qui ne seraient pas morts jeunes n’auraient plus été romantiques depuis longtemps.

Cette interprétation ne donne pas sa juste place au fait que les débuts de l’industrialisation s’accompagnent d’une crise aiguë de la spiritualité et donc de la créativité : comment renouveler sa créativité quand on est convaincu de la stérilité morale et intellectuelle de la modernité? Thomas De Quincey est particulièrement représentatif de cette crise. Il a formé ses goût et ses opinions sous l’influence de Wordsworth et de Coleridge, mais sa carrière littéraire ne commence qu’en 1821, au début de la disparition de la Deuxième génération romantique (Keats en 1821, Shelley en 1822, Byron en 1824).

Ses écrits d’adolescent en attestent, De Quincey a toujours souhaité devenir un auteur reconnu. Au fil des années, il s’est imaginé aussi bien poète ou créateur d’une philosophie nouvelle que modeste correcteur de grec. En fin de compte, sa réussite s’est faite à l’intersection notamment du journalisme, de l’essay, et de la critique, à une époque où les différentes catégories commencent à se différencier au sein du domaine immense, indéterminé et polymorphe de la Littérature. Au travers de réflexions sur l’état de la pensée et des arts, ainsi que sur sa propre expérience, c’est finalement son propre statut d’auteur, et peut-être sa légitimité d’auteur romantique, que Thomas De Quincey interroge et construit.

Le déclin de l’homme de lettres et la désagrégation du monde moderne

Le moment où De Quincey se tourne vers la publication, pour faire face à ses difficultés financières, pourrait lui sembler favorable. Les progrès de l’imprimerie et la diffusion de l’écrit, parallèlement à une forte augmentation du lectorat, aboutissent à une prolifération inédite d’écrits et d’auteurs. Cependant De Quincey, très élitiste, trouve beaucoup à regretter à cette évolution, tant du côté des auteurs que des lecteurs.

D’une part, De Quincey, plutôt élitiste en la matière, est nostalgique d’un temps où être auteur, ou même simple lecteur, était en soi une distinction. L’augmentation quantitative, à ses yeux, apporte une baisse qualitative des publications, en apportant sur le marché des auteurs professionnels, une notion que De Quincey trouve dégradante : un auteur devrait écrire par amour de la vérité, de la philosophie ou de l’art. D’ailleurs De Quincey, aristocrate de cœur, n’a même jamais sérieusement envisagé de vivre d’un travail rémunéré avant d’y être contraint.

Comment alors doit vivre un artiste? Lindop remarque : « De Quincey discutait souvent du mécénat; il dit à Woodhouse que ‘‘Mécène’’ était l’un de ses mots favoris »1. Malheureusement le système du mécénat est en train de disparaître : « Même les écrivains qui eurent la chance d’obtenir les quelques mécènes et sinécures disponibles se tournèrent vers d’autres genres que le roman et la poésie pour augmenter leurs revenus »2. Les auteurs dépendent alors de contingences matérielles et risquent de voir leur créativité étouffée par la survie quotidienne : « quand un homme est étouffé par les affaires où il est enlisé, tout ce qui a trait à [des préoccupations supérieures] … s’amenuise … et perd vraiment toute réalité »3. Il n’a pas manqué de souligner la chance insolente de Wordsworth, qui semblait hériter dès que des besoins d’argent se faisait sentir : « l’inéluctable prospérité de Wordsworth – et le genre de privilège qu’il avait sur les revenus d’autres hommes qui se trouvaient par hasard sur sa route »4. On ne peut s’empêcher de comparer avec l’endettement chronique de De Quincey.

D’autre part, De Quincey regrette la disparition irrémédiable du modèle de « l’homme de lettres », voire de « l’honnête homme », c'est à dire la fin d’un temps où la connaissance et la littérature aspiraient à l’unification grâce à un nombre limité d’œuvres et d’auteurs, et où le lecteur pouvait lui-même aspirer à une connaissance sinon universelle, du moins exhaustive sur quelques sujets soigneusement choisis. Ce n’est plus le cas et cela dévalorise le travail de l’érudit : « un sujet que l’on s’imaginait capable d’épuiser se révèle le travail de plusieurs siècles. On n’a plus le sain plaisir de se sentir maître de son matériau; on en est devenu un misérable esclave »5.

Une œuvre trop ambitieuse est alors vouée à une dispersion superficielle. De Quincey donne en illustration le Romantique allemand Schlegel, mais il aurait pu se prendre lui-même comme exemple. De Quincey était réputé comme érudit et possédait une bibliothèque impressionnante : « il était le type même de l’homme de connaissance universelle de la Renaissance »6. D’un article à l’autre, et à l’intérieur de chacun, d’une digression à une autre, son œuvre aborde une multitude de sujets sans jamais vraiment approfondir. Dix ans après sa mort on pouvait encore parler de « survoler le sujet comme un De Quincey »7.

Mais le corollaire essentiel de cette impuissance du chercheur est son incapacité à appréhender un sujet dans son ensemble, et donc de lui trouver une cohérence globale. Le développement d’images organiques par tous les Romantiques correspond à la volonté de rétablir une vision unifiée, donc systématique du monde. Si le monde perd sa cohésion, il n’a plus alors ni vitalité ni sens, ce qui met en échec l’œuvre romantique.

Et de fait la grande œuvre romantique se dérobe à ses auteurs. Ainsi, malgré des conditions matérielles idéales, même le génie de Wordsworth semble se tarir après 1805. René Wellek observe un tournant dans l’histoire de la littérature anglaise autour de 1830 : après ces années le romantisme anglais s’éteint, tant dans ses œuvres que sa réflexion critique8. Il est probable que De Quincey pourrait placer le tournant encore plus tôt, avant même sa première œuvre en 1821. A ce moment-là, Wordsworth travaillait déjà depuis quinze ans sur son Prélude. De Quincey ne dit pas s’il avait déjà des doutes sur la réalisation du corps du projet (Le Reclus); quoi qu’il en soit Wordsworth se contenta de réviser ce qui devait n’être que l’introduction de son œuvre majeure, et qui ne fut publié qu’à sa mort, vingt-neuf ans plus tard, soit quarante-quatre années de révisions. Par ailleurs, en 1838, De Quincey propose de se charger d’une édition des meilleurs poèmes de Wordsworth qui lui permettrait de « restaurer le texte d’origine : car … Mr Wordsworth a à moitié gâché des dizaines de ses meilleurs passages » en les révisant9.

En ce qui concerne Coleridge, il avait renoncé à la poésie bien avant 1821 et ne produisit pas la grande œuvre philosophique qu’on attendait de lui, semblant gaspiller son talent, ainsi que l’exprime De Quincey en 1822 : « J’aimerais qu’il nous laisse le transcendantalisme, à moi et à d’autres jeunes gens; car en vérité, cela ne prospère pas entre ses mains. (…) il sera ainsi plus à loisir de nous donner un autre Vieux Marin »10.

Admirateur de la première heure, De Quincey assiste au déclin de ses idoles, déclin qui devient le sien : la grande œuvre rêvée par De Quincey ne se réalisa pas plus que celle de ses contemporains.

Né trop tard dans un monde trop vieux : le Dernier Romantique

La stérilité est souvent comparée à un vieillissement précoce. Il n’est sans doute pas innocent que De Quincey explique longuement dans l’un de ses articles que Wordsworth ressemblait à un vieillard à trente-huit ans11. De Quincey exprime aussi régulièrement sa préoccupation de la dégradation liée au passage du temps, faisant allusion au « malheur de vivre jusqu’à 80 ans »12, reprochant à la vieillesse d’assécher le cœur. Il fait un portrait poignant de la fin de vie de Kant où il dépeint la détérioration tant physique que mentale d’un génie. Déjà en 1839 il déclarait : « J’ai vécu trop longtemps au regard de bien des choses! et le récit de ma vie aurait été meilleur, du moins plus uniforme, si j’étais mort il y a vingt ans »13, c'est à dire en 1819 à l’âge de 34 ans.

Il adopte cette attitude dès ses débuts, dans ses célèbres Confessions d’un Mangeur d’Opium Anglais. Il est frappant que ce texte, considéré comme sa première vraie publication14 soit entièrement tourné vers le passé, alors qu’on attendrait une autobiographie en fin de vie; et à seulement trente-six ans, l’auteur n’a pas un regard vers l’avenir. Tous les renvois apparents au futur renvoient en réalité à une répétition du passé ou à la mort : il y a la figure hypothétique d’un autre mangeur d’opium, donc un double de lui-même, dont l’avenir est déjà inscrit dans son propre passé; la réédition des Confessions; la publication, déjà reportée deux fois, d’un ouvrage que De Quincey appelle un « monument funéraire » et le résultat d’efforts vains15; œuvre inachevée à placer à côté d’une autre œuvre plus ambitieuse que, cette fois, il est certain de ne jamais achever; et enfin, la publication de son autobiographie complète à sa mort. On dit de l’œuvre romantique qu’elle est le monument qui assure la survie : De Quincey, pour sa part, érige un monument aux morts. Au lieu que la survie de l’œuvre assure la survie de l’auteur, la mort de l’auteur assure la survie de l’œuvre. De fait les Confessions, censées n’être qu’un fragment, laissent l’impression d’une biographie complète, rédigée par un vieillard prêt à mourir; et bien qu’une confession soit censée précéder une nouvelle vie totalement différente, la dernière phrase est une citation nostalgique du Paradis Perdu de Milton, qui semble enfermer définitivement l’auteur dans les cauchemars de l’opium16. Autant dire que De Quincey s’embaume lui-même, comme pour figer le temps sur une attitude admirable, en d’autres termes, une attitude digne de l’héritier de Wordsworth.

Les Confessions de 1821 donnent l’impression d’un désir de mourir jeune; un désir qui, par coïncidence, semble être réalisé par les auteurs de la Deuxième génération : Keats, Shelley, Byron, meurent bien avant leurs aînés. Leur disparition renforce pourtant l’impression de dégradation de la vie littéraire. Ils laissent derrière eux une œuvre inachevée, bien sûr, mais surtout inégale : ainsi le Hypérion de Keats, jugé aussi bon que Endymion est censé être mauvais, est un « torse poétique ». De plus, ils représentent aux yeux de Thomas De Quincey, très conservateur, une génération décadente. Keats lui semblait « digne de mépris » et il l’accusa de manier si mal la langue qu’il était presque coupable de trahison envers son pays; il reprocha à Shelley son athéisme et son génie « pervers »; il ne pardonna jamais à Byron son anti-patriotisme et son cynisme qui aurait « fait plus de mal au sentiment moral, à la véracité des estimations morales, et à la grandeur et la magnanimité de l’homme, dans la présente génération, que toutes les autres causes conjointes »17. Sans oublier De Quincey lui-même, opiomane et procrastinateur, qui n’écrivit qu’en prose et pour la publication éphémère et alimentaire des magazines.

Pouvait-il en être autrement ? De Quincey vit dans un monde en déséquilibre, où la spiritualité cède la place à un progrès mécanique, déshumanisé, de plus en plus hostile à la sensibilité romantique. L’exaltation du transport, dû à la communion entre l’homme et le cheval et la sensation de vitesse qu’elle permettait, devient, en train, une translation à peine consciente d’un point à un autre « par processus culinaire ». Les paysages eux-mêmes sont menacés par le Progrès, comme l’illustre l’extinction d’un paysage typiquement anglais : « les Downs, que la loi des Enclosures a, je le crains, fait absolument disparaître ». Même le berceau du Romantisme a été irrémédiablement altéré par la construction d’une nouvelle route : « Grasmere avant et après cet outrage étaient deux vallées distinctes »18.

Dans le monde moderne les héritiers ou » successeurs immédiats »19 des Poètes, tels Lamb, Lloyd ou De Quincey, sont voués à un travail de gratte-papier, et à une vie citadine à proximité des éditeurs. La sensibilité d’un Wordsworth n’est plus accessible aux nouvelles générations. De Quincey incarne l’épuisement d’une sensibilité peu à peu coupée de ses forces vives, et qui ne trouve plus à se réaliser, en d’autre termes : la figure du Dernier Romantique.

Chronologiquement, il est possible que De Quincey ait été effectivement le dernier Romantique. Pour reprendre les mots de son biographe Eaton, « il donne l’impression d’avoir vécu jusqu’à une période avancée d’un âge qui n’était pas le sien, si bien qu’il était presque un anachronisme à sa mort en 1859 »20. En effet, De Quincey porta les valeurs de Wordsworth et Coleridge jusque tard dans l’ère victorienne, si bien qu’en 1899 Masson le décrivait comme « un reclus et porteur tardif du flambeau »21.

Le dernier Romantique est un Romantique contrarié : emprisonné dans le labyrinthe londonien, enchaîné à ses obligations financières, sa sensibilité Wordsworthienne n’a pas pu s’épanouir. De Quincey anticipe sur le désespoir des Romantiques français, face à un monde épuisé, incapable de se renouveler et qui n’a plus qu’à expirer. La seule preuve de vie qui lui reste est la souffrance : « Sans la misère et la souffrance, on aurait pu dire de moi, en vérité, que j’existais à l’état végétatif »22. Il n’est donc pas étonnant que les seuls écrits pour lesquels il revendique le statut d’art, donc une véritable forme de créativité, soient ses écrits autobiographiques, tournés vers le passé et les traumatismes qu’il renferme, quand ils ne célèbrent pas la souffrance, comme dans Suspiria de Profundis où De Quincey invente une Trinité de douleur, les trois Sœurs du Chagrin (Sisters of Sorrow).

Parce qu’il est un Romantique contrarié, De Quincey est un Romantique malheureux. L’équation n’est pas si évidente qu’elle le paraît. En effet, De Quincey est à l’évidence à l’aise dans son rôle de critique, c'est à dire de conseiller des lecteurs. Il écrit beaucoup sur l’éducation et donne l’impression qu’il apprécierait de pouvoir gagner sa vie comme lecteur. Le ton de ses écrits, volontiers facétieux, suggère un véritable plaisir à dire et à écrire. Il a le goût de la rhétorique et aime défendre les penseurs qu’il apprécie, surtout quand ils manquent de « talents polémiques »23, comme l’économiste Ricardo. Enfin, quand se présente l’opportunité de revenir sur le passé, après avoir triplé le volume total de ses Confessions, De Quincey finit par abandonner la création au profit de la compilation pure et simple de ses articles existants. Pourquoi ne s’est-il pas épanoui comme critique ?

Comme on le voit dans ses Confessions, De Quincey est hanté par le passé. Son œuvre autobiographique revient sur son enfance sans dépasser ses années d’université. De Quincey semble s’être figé en 1821 après la création de son identité d’auteur, comme si en commençant à écrire il s’était arrêté de vivre. Sa pensée est souvent régressive. Nostalgique de la pensée classique grecque et romaine, il préfère les Ballades Lyriques à tout autre poème de Wordsworth, et se réfère toujours au premier poème qu’il ait lu de Coleridge, La Ballade du Vieux Marin. L’ensemble de son œuvre abonde des mots des autres, citations souvent données de mémoire et légèrement inexactes ou adaptées, comme s’il était trop débordé par sa mémoire pour créer sa propre pensée.

Ayant connu intimement ses idoles, De Quincey ne peut oublier ses ambitions de jeunesse. Survivant nostalgique de l’œuvre inachevée de Wordsworth, du génie gaspillé de Coleridge, des disparitions précoces de ceux qui devaient assurer le renouveau et n’étaient de toute façon pas à la hauteur, il se sent d’autant plus coupable de ne pas avoir réalisé son propre potentiel. Il est vrai que la quantité et la qualité d’articles produits dans des conditions de grande souffrance physique et morale, en dépit de sa célèbre tendance à la procrastination, laisse à penser qu’il avait les moyens de devenir un auteur de premier plan.

Pourtant l’examen de son œuvre révèle des failles surprenantes et paradoxales. Ainsi, en dépit de sa mémoire prodigieuse, De Quincey s’avérait incapable de produire un article fiable sans livres, et le constat de ses nombreux plagiats reste un sujet de perplexité. Au-delà d’un style reconnaissable et de la capacité à s’approprier les textes d’autrui avec talent, De Quincey avait une opinion réfléchie sur tous les sujets, et tous ses contemporains témoignèrent avec admiration de la richesse de sa conversation; pourtant il préféra toujours se référer à d’autres auteurs. Ni ses critiques ni ses biographes n’ont découvert la raison de ces contradictions. On peut cependant parler d’un sentiment d’impuissance persistant dans tous les autoportraits de De Quincey. Son œuvre autobiographique laisse sourdre une angoisse aussi tenace qu’irrationnelle, et le sentiment d’être dépassé en permanence, non seulement comme critique et comme lecteur, mais surtout comme auteur. En fin de compte, parce qu’il est un auteur romantique, sa créativité est en crise et autodestructrice.

La création impossible

De Quincey expose deux explications principales à ses difficultés à créer : l’opium et ses conditions de publication. D’abord, l’opium s’avère tour à tour invalidant, empêchant toute écriture, ou à l’inverse trop créatif, suscitant une telle multitude d’idées qu’il est impossible d’en écrire même une faible proportion. De plus, toute création effectuée sous l’influence de l’opium se trouve entachée d’un sentiment incontrôlable de dégoût, qui condamne toute tentative à demeurer au statut de brouillon.

Ensuite, De Quincey se lamente de devoir écrire à la hâte pour satisfaire les éditeurs de magazines et nourrir sa famille, ce qu’il appelle « ce maudit travail de gratte-papier »24. Cette hâte l’aurait empêché de composer avec la réflexion et le recul nécessaires. S’il désavoua peu des articles publiés, il se trompa parfois, en rassemblant ses œuvres complètes, sur ce dont il était –ou pas– l’auteur. La dénonciation de l’éditeur martyrisant ses auteurs est d’ailleurs un grand classique.

Ces plaintes, que De Quincey émet littéralement, sont en réalité deux métaphores d’un même malaise plus profond : la perte de contrôle de sa propre création. Les moments de création que De Quincey retrace dans son autobiographie témoignent tous, dès l’origine, d’une créativité en crise, car par essence involontaire et douloureuse, sous forme de poèmes ou de visions :

Prononcés ne serait-ce qu’une fois, doucement, sans insistance aucune, les mots revivent… et s’organisent graduellement en phrases, mais par un effort perturbant, auquel je suis en quelque sorte forcé de participer.

…à quelque objet que je pense dans l’obscurité, s’il était possible de le représenter visuellement, il prenait immédiatement forme, fantasme de l’œil; et, par un processus apparemment non moins inévitable, il était redessiné par l’intense alchimie de mes rêves en une splendeur insupportable qui agitait mon cœur. 25

Les deux processus se combinent dans de somptueux cauchemars dont il s’éveille en criant, tel un nouveau Macbeth : « je ne dormirai plus! »26. Ces cauchemars sont attribués à l’influence de l’opium. Quel qu’ait été son effet réel comme drogue, l’opium est aussi ici une image objective du fait que c’est le processus de création lui-même qui est insupportable : De Quincey est confronté à une hypersensibilité qui entraîne la révulsion (littérale) de son esprit devant sa propre création. Le surgissement irrépressible et douloureux de la représentation mène à la création involontaire et hallucinatoire, produit de la suractivité d’un cerveau incapable de repos. C’est sans doute dans ce contexte qu’il faut lire la remarque curieuse selon laquelle un prophète peut être « révolté » par son propre message27. De Quincey, pour sa part, est également fasciné par ces visions, et alors même qu’il décrit sa plus grande souffrance, la beauté du texte ne laisse aucun doute sur la jouissance du dire de l’auteur.

En d’autres termes, la créativité de De Quincey est en crise en tant qu’il est un auteur Romantique, un visionnaire, investi d’une vocation qui lui donne accès à une transcendance, et que cette transcendance l’écrase : « mon agitation était infinie –mon esprit tanguait– ballotté par l’océan »28.

Quand on considère la somme de souffrances que représente la création chez De Quincey, on comprend mieux pourquoi sa première œuvre donne l’impression d’avoir épuisé toute son énergie créatrice en une seule fois, ne permettant pas d’envisager un avenir. La douleur de l’enfantement créatif inhibe la création.

Un ton léger (ironique ou humoristique) apporte par moments un certain soulagement : il permet d’esquiver une confrontation directe avec les souffrances passées, et du fait même de la mise à distance, facilite leur expression. D’une manière générale, la légèreté permet de reprendre le contrôle de sa création. Cependant l’alliance de la légèreté et de ce qui fait la grandeur de De Quincey, sa prose passionnée, n’est possible qu’au cours de quelques passages impliquant des sentiments profondément ambivalents. Ainsi fait-il une apologie hyperbolique de l’opium : le ton excessif nous pousse à nous distancier de ce qui est dit, mais le lyrisme semble sincère, comme nous le confirment d’autres passages sérieux. Son ironie contre Wordsworth participe de la même ambivalence : l’œuvre de De Quincey mêle admiration et moquerie avec la même sincérité. Ce type d’ironie, que les critiques dénomment ‘‘instable’’ ou ‘‘romantique’’ (d’après la formulation de Schlegel), serait peut-être la représentation la plus propice à l’expression de l’indicible, cependant aucun auteur, même parmi les Romantiques allemands, n’est parvenu à maintenir ce ton sur une œuvre complète. Sur un court passage elle nous laisse suspendu dans l’ambiguïté. L’ironie chez De Quincey est donc moins un outil de renouveau, tel que l’utilisa Byron, que l’expression de son malaise vis-à-vis de sa propre sensibilité romantique; un malaise qui l’amène aux limites du rejet.

L’échec prévisible de la communication de l’indicible aboutit au refus de toute création volontaire et des efforts surhumains (voire inhumains) qu’elle nécessite : « pourquoi devrais-je confesser? » taquine le lecteur dans ce qu’il intitule pourtant ses Confessions; « pourquoi devrais-je tenter d’expliquer l’inexplicable »29, soupire-t-il dans une lettre, écrite à 61 ans, où il désespère de se faire comprendre, même des personnes qui lui sont le plus proches. Dans ces deux exemples, la différence de ton renvoie finalement à un même désarroi : comment me représenter quand mon expérience intime n’est pas accessible à l’autre? Dans ces conditions, toute parole n’est qu’un effet de rhétorique : « …mais que signifie la rhétorique d’un si triste cas ». Tout au long de sa vie, De Quincey ressentit la même renonciation devant le désespoir de l’incommunicable, même à 17 ans » Je ressentis que la situation était sans espoir; un mot solitaire, que je tentai de former sur mes lèvres, s’éteignit dans un soupir »30. Incapable de renoncer à l’entreprise romantique, De Quincey en vient à la rejeter malgré lui :

Il n’y aurait aucun objet à ce que je tente en vain de rendre intelligible pour mes filles ce que je ne peux rendre intelligible pour moi-même– l’horreur indéchiffrable qui pèse sur mon système nerveux jour et nuit.

…le caractère inintelligible et repoussant de toute tentative de communiquer l’Incommunicable. 31

De Quincey est prisonnier d’un paradoxe : soit il cherche le statut d’art lié au sublime, au risque d’être paralysé par la douleur et de ne rien écrire du tout; soit il diminue ses prétentions, au risque de rester dans une écriture de deuxième rang, voire alimentaire. Si bien qu’il se trouve réduit à faire allusion aux créations virtuelles, intangibles, qu’il a rêvées (que ce soit au sens littéral ou figuré), et dont il semble davantage le témoin privilégié (et/ou maudit) que le créateur :

…Aporeta … ce qui ne peut être dit dans le langage humain ou pour des oreilles humaines –l’ineffable– ce qui se rêve et ne se dit pas. 32

En conclusion

Toute sa vie, De Quincey assiste au lent déclin de la créativité Romantique, par l’assèchement créatif, la décadence et la mort des auteurs qui l’incarnent. Inscrite au cœur de son œuvre autobiographique, la crise de la créativité romantique est indissociable de l’identité même de T. De Quincey, alors même que la sensibilité romantique ne semble plus renouvelable. Il n’est donc pas surprenant que son autobiographie montre un homme perpétuellement en crise, qu’il s’agisse d’une crise morale, psychique, intellectuelle, physiologique, identitaire, ou simplement financière. Sur tous les sujets, « at this crisis » est une de ses expressions récurrentes. Retraçant dans son autobiographie l’itinéraire d’un Romantique contrarié, De Quincey se définit par le paradoxe : il est ce qu’il ne peut pas être, pris entre l’incapacité à s’exprimer et à créer, et l’incapacité à ne pas le faire : symboliquement, la nécessité et l’impossibilité tout à la fois d’être Romantique. Rétrospectivement, les Confessions de 1821, rassemblant le Premier33 et le Dernier des Romantiques, semblent symboliser la chronique d’une mort annoncée.

Bibliographie

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LINDOP, Grevel (ed.) – The Confessions of an English Opium-Eater [1ère édition, 1821] p. 1-80; suivi de On the Knocking at the Gate in Macbeth, p. 81-85; Suspiria de Profundis [1845], p. 87-181; et The English Mailcoach [1849], p. 183-233. Oxford University Press : Oxford, 1998. 257 pp.

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WELLEK, René – A History of Modern Criticism : 1750-1950. Yale University Press : New Haven, 1966. 3 volumes.

Notes

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Référence électronique

Céline Lochot, « Quand la crise est la seule représentation possible : Thomas De Quincey, la lente agonie du Romantisme anglais », Sciences humaines combinées [En ligne], 3 | 2009, publié le 01 janvier 2009 et consulté le 19 avril 2024. DOI : 10.58335/shc.117. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=117

Auteur

Céline Lochot

Doctorante en Anglais, Centre interlangues EA 4182

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