Introduction
Les récits de fiction foisonnent de figures de médecin. Mais si le médecin prêtait à rire tant que les académies de médecine n’avaient pas été institutionnalisées et reconnues, il devient sondeur d’âme et de corps à mesure que ses rôles se diversifient, notamment lorsque ses compétences sont requises lors d’enquêtes de nature policière. Pour autant, la tentation du démiurge semble transcender les époques et les modes littéraires, tant le médecin, et c’est quasiment consubstantiel de sa fonction, par son diagnostic et le geste médical est supposé sauver des vies et se doit d’être pétri d’humanité face à la souffrance physique et morale1. Reconnaître l’urgence vitale, faire des choix entre les patients s’il le faut, établir le bon diagnostic représentent autant de ressorts narratifs qui mettent en scène l’ethos et l’éthique du médecin2.
Dans les séries françaises quotidiennes qui sont diffusées en France, des personnages de soignants sont systématiquement mis en scène, car ils offrent des perspectives intéressantes pour le spectateur en traitant de questions socialement vives, qu’il s’agisse de maladies chroniques ou des relations entre médecins et patients3. Même s’il est conscient qu’il s’agit d’une fiction, « la présentation et la mise en scène réalistes ont modifié sa perception et son implication (“involvement”) dans l’intrigue, surtout quand il regarde une série qui soulève des questionnements philosophiques d’éthique ou de déontologie médicale en abordant des thèmes polémiques tels l’avortement, l’euthanasie, l’acharnement thérapeutique ou les informations à fournir au patient et à sa famille avant la mise en place des traitements. Pour le téléspectateur, ces fictions médicales racontent quelque chose d’essentiel sur sa propre situation personnelle, qu’il reconnaît à l’écran. »4
Selon un modèle scénaristique récurrent dans ces séries et déjà observé5, Demain nous appartient, diffusée en access prime time du lundi au vendredi sur TF1 depuis 2017, mêle plusieurs arcs narratifs6. Trois temporalités scandent cette série : une intrigue purement de comédie qui se noue et se dénoue au cours de l’épisode, une intrigue tragicomique qui s’étend sur plusieurs épisodes, enfin une intrigue qui se déroule sur une quinzaine ou une vingtaine d’épisodes, soit trois à quatre semaines de diffusion qui comprend un mystère à résoudre de type policier. L’arc narratif analysé dans cet article appartient à la troisième catégorie, mais, de manière originale, ne constitue pas un mystère policier. Il va être question du choix cornélien auquel va faire face la directrice du service de médecine générale d’un hôpital et des conséquences de son diagnostic.
En raison d’un diagnostic frauduleux, éthique et ethos vont se disputer le choix du médecin, tandis que le personnel médical et institutionnel prend progressivement position, tout comme les patients concernés et leurs familles. Cet arc narratif, d’une trentaine d’épisodes7, permet, au-delà de l’intrigue classique qui oppose amour et devoir, de mieux cerner les représentations de l’univers hospitalier au sein d’une fiction, notamment du rôle du médecin face à son patient, de son éthique, et des solidarités médicales et institutionnelles exprimées ainsi que l’impact sur le statut du médecin d’un geste interprétatif qui confronte ses valeurs, son éthique, ses affects et son ethos.
1. Un diagnostic frauduleux
Afin de comprendre les contextes discursifs liés au diagnostic frauduleux et à ses conséquences de celui-ci, nous avons adopté une méthodologie où nous avons sélectionné l’intégralité des épisodes traitant du sujet, soit trente épisodes, au sein desquels nous avons identifié toutes les scènes où le docteur Marianne Delcourt apparaît. Cette méthodologie nous a permis d’observer de manière exhaustive le positionnement de son personnage face à ses collègues, sa famille, ses patients, et son supérieur hiérarchique, le directeur de l’hôpital. La série, programmée du lundi au vendredi, de 19h15 à 19h45, sur TF1, la chaîne leader en France et première chaîne privée d’Europe, a pour cahier des charges de réunir un public le plus large possible juste avant le journal télévisé de 20h de TF1. Il s’agit donc d’un programme familial où toutes les générations sont représentées et certains lieux professionnels privilégiés : l’hôpital de Sète, le lycée, le café-restaurant et le commissariat, où des gens de divers horizons peuvent se croiser.
Au sein de l’hôpital, le service de médecine générale est dirigé par une femme, Marianne Delcourt, mère de Chloé et d’Anna et grand-mère de Maxime et Judith. Elle est présentée ainsi par la chaîne sur le site Internet dédié à la série :
Fille de petits commerçants sétois, Marianne est aujourd’hui chef du service de médecine générale de l’hôpital de Sète. Bourreau de travail et ambitieuse, Marianne n’a jamais renoncé à sa brillante carrière malgré ses deux filles qu’elle a pratiquement élevées seule, à la mort de son mari. Parce qu’elle s’est battue pour prouver qu’une femme, même mère, peut réussir sa carrière aussi bien qu’un homme, Marianne n’a rien d’une tendre et se montre aussi exigeante avec son personnel qu’avec sa famille.8
Personnage important de la série, elle emprunte aux représentations contemporaines de la figure du médecin hospitalier qui a évolué à la faveur des nombreuses séries médicales des trente dernières années (Urgences, Docteur House, Grey’s Anatomy, Hippocrate, etc.) : « Les praticiens sont humanisés : ils sont confrontés aux mêmes difficultés que les téléspectateurs, comme la mort d’un parent, l’addiction à la drogue, les maladies, les échecs sentimentaux, etc. »9
Elle va ainsi être soumise à un dilemme, affectif, moral et éthique. La morale, dans ce cadre, « renvoie aux “valeurs” partagées : la dignité humaine, la justice par tous, aux principes d’action issue de l’expérience (ne jamais mentir, même pour obtenir la confiance d’un patient délirant, par exemple) »10, alors que l’éthique se « reconnaît plutôt dans la recherche “d’axiomes” universels ou de caractéristiques d’ordre très générales (les “vertus”) qui permettent de garantir le bien-fondé d’un principe d’action. »11
Le diagnostic vital de sa petite-fille, Judith, 14 ans, est engagé à brève échéance à la suite d’un empoisonnement à l’atrazine, un pesticide dangereux. Ses reins, touchés, vont cesser de fonctionner. Si la jeune fille ne bénéficie pas d’une greffe dans des délais extrêmement courts, elle mourra à coup sûr. Un premier arc narratif composé d’une quinzaine d’épisodes est diffusé sur deux semaines, du 18 août au 1er septembre 2017. Après avoir testé les membres de la famille, il s’avère que l’adolescente doit, pour être sauvée, recevoir le rein d’un donneur extérieur. À ce moment précis de l’intrigue, un jeune homme en état de mort cérébrale est admis à l’hôpital. Le docteur Delcourt, après avoir réalisé des tests de compatibilité, découvre que la greffe serait possible grâce à ce jeune homme. Elle convainc les parents du jeune patient et fait passer en priorité sa petite-fille, au détriment d’une autre patiente.
Un médecin qui travaille au sein de son département désapprouve sa conduite, dictée par l’amour filial. Il se rend à son bureau pour le lui signifier :
Dr Delcourt : Tout s’est bien passé, c’est l’essentiel.
Dr Laval : Ouais. Mais vous avez eu beaucoup de chance parce que vous avez fait prendre un risque à tout le personnel de l’hôpital. Je sais très bien que son père a signé mais c’est nous qui sommes responsables. Et pas seulement l’hôpital, mais chacun d’entre nous, à titre individuel. Et ça vous le savez très bien. Le chirurgien était au courant ?Dr Delcourt : Il l’était.
Dr Laval : Quoi ? Vous lui avez promis quelque chose ?
Dr Delcourt : Non docteur. Il était d’accord avec moi. Le temps pressait. L’occasion était là, il fallait prendre une décision.
Dr Laval : C’est votre petite-fille d’accord, mais ignorer la liste d’attente officielle nationale, c’est totalement illégal. Vous pourriez être radiée de l’ordre des médecins.
Dr Delcourt : Je suis passée au-dessus de la loi consciemment. Et j’en paierai les conséquences si on me le reproche.
Dr Laval : Moi je pense à tous ceux qui bossent ici et qui risquent leur place, par votre faute. Mais aussi à tous ces malades qui attendent leur greffe depuis des mois, voire même des années, que vous avez ignorés, comme ça.
Dr Delcourt : Vous êtes encore jeune docteur. En vieillissant, vous comprendrez que la médecine, ce n’est pas seulement suivre des protocoles ou des lois. C’est savoir prendre des risques quand il le faut.
Dr Laval : Je ne vous dénoncerai pas. Mais j’en pense pas moins.12
En dépit d’un profond désaccord éthique, le médecin reste solidaire de sa consœur. Les arguments d’autorité utilisés font mouche. Six mois plus tard, l’intrigue est relancée lorsque Marianne Delcourt s’apprête à recevoir l’insigne de chevalier de l’ordre national du mérite et qu’un corbeau la dénonce pour avoir volé un rein d’un patient au profit de sa petite fille. Elle va être obligée, auprès de différents protagonistes, de développer une dialectique sur son choix, où se mêlent et s’affrontent ethos et éthique.
2. Ethos du médecin
Pour Bernard Fuselier, « une profession serait en quelque sorte une configuration sociale, parmi d’autres, liée au monde du travail qui produirait un ethos particulier, qui se traduirait notamment par un sentiment d’appartenance, par un attachement de l’individu à son travail entendu de façon générale »13. L’ethos professionnel, au-delà de l’attachement à son métier, conduirait l’individu à adopter un certain nombre de comportements communs aux personnes exerçant le même métier que lui. Au sein de la série, l’ethos médical, en tant qu’ethos professionnel, se construit à travers les discours des personnages montrant ainsi que « toute prise de parole implique la construction d’une image de soi »14.
Pour Dominique Maingueneau15, l’ethos professionnel se définit d’un point de vue discursif et revêt trois dimensions : catégorielle, idéologique et expérientielle. Ainsi, dans cette intrigue, la dimension catégorielle de l’ethos correspond au rôle discursif du médecin, la dimension idéologique de l’ethos se réfère à des positionnements d’ordre éthique alors que la dimension expérientielle correspond aux aspects socio-psychologiques s’exprimant par le discours. Dans les différents épisodes de Demain nous appartient, l’ethos du médecin est à la fois dit (par les dialogues) et montré (à travers les agissements des médecins) dans ses trois dimensions.
Le personnage et ses collègues interagissent et définissent un ethos catégoriel collectif de la figure du médecin : soigner, sauver des vies, être à l’écoute de ses patients et surtout incarner une figure rassurante. Au fil des épisodes ces caractéristiques incarnées par les personnages (Marianne Delcourt, ses collègues, sa petite fille) de manière positive rappellent l’essence du rôle du médecin en tant que figure sociale.
La dimension idéologique de l’ethos est mise en scène par le rappel des protocoles à suivre à l’hôpital ainsi que par une conduite dictée par un sens du devoir irréprochable. Une conduite éthique nécessite de ne pas céder à ses passions ou à ses émotions ou encore de ne pas se comporter de manière obsessionnelle vis-à-vis des patients. Or, ces trois conduites déviantes vont être adoptées par la chirurgienne. Plusieurs personnages vont le lui reprocher. Le directeur de l’hôpital rappelle que l’autorité hiérarchique doit être respectée lorsqu’il tance vertement le Dr Delcourt : « Je suis ton supérieur et c’est moi qui décide ce qu’on fait ou pas dans cet hôpital ! »16 Sa petite-fille, bien qu’ayant bénéficié de son diagnostic frauduleux, ne manifeste pas de gratitude :
Judith : Pourquoi tu as fait ça ?
Dr Delcourt : Pourquoi j’ai fait quoi ?
Judith : Pourquoi tu m’as fait passer avant tous les autres ?
Dr Delcourt : Parce que je ne voulais pas te perdre. Parce que je t’aime. Parce que je n’arrivais pas à imaginer un monde où tu n’étais pas là.
Judith : Et la personne qui était avant moi sur la liste ? Tu ne crois pas qu’elle était aimée aussi ?
Dr Delcourt : Si.
Judith : Jamais je ne tromperai la confiance des patients et n’exploiterai le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences. C’est le serment d’Hippocrate.
Dr Delcourt : Je sais.
Judith : Tu l’as prononcé quand tu es devenu médecin, non ?
Dr Delcourt : Oui.
Judith : À cause de toi, c’est comme si j’étais une meurtrière.
Dr Delcourt : Je t’interdis de dire ça. S’il y a quelqu’un à blâmer, c’est moi et je regrette pas du tout ce que j’ai fait.
Judith : Et bin t’as tort. Moi j’aurais préféré que tu me laisses mourir.17
La vision du médecin déployée par la jeune fille, sans concession, rappelle ce que représente un médecin dans l’imaginaire collectif : avant tout une figure sociale idéalisée qui renvoie sa grand-mère à un ethos idéologique18.
Enfin, dans la série, l’aspect le plus intéressant de l’ethos médical est la dimension expérientielle associée aux caractéristiques socio-psychologiques du personnage. Elle s’affirme comme un bourreau de travail qui déploie une ambition carriériste et a un engagement total dans son métier. Elle l’exprime d’ailleurs clairement dans un dialogue avec une de ses filles :
Dr Delcourt : Tu te rends compte ça va faire 30 ans que je suis médecin, que je me démène pour mes patients, que j’y pense en permanence. C’est tout ce que j’ai.19
Puis avec une jeune interne, Victoire, dans une salle de réunion de l’hôpital :
Dr Delcourt : Pourquoi vous avez voulu devenir médecin ? Moi je sais pourquoi j’ai choisi la médecine. J’étais compétitive, ambitieuse, un peu têtue parfois aussi. Je voulais sauver des vies bien sûr, mais je voulais surtout me surpasser, être la meilleure dans mon domaine. Mais, vous, c’est autre chose n’est-ce pas ?
Victoire : Je ne sais pas… je crois que je voulais être utile. Me lever tous les matins en me disant que j’allais aider quelqu’un. Même un tout petit peu.20
L’ethos lié à l’expérience, à la pratique du métier de médecin hospitalier mais aussi aux qualités humaines du médecin est en discussion dans la série. Il pose des questions éthiques fortes comme celle de la transgression (voler un rein pour sauver sa petite fille). Cet ethos empreint de pragmatisme est discuté entre Marianne Delcourt, ses collègues mais aussi avec les personnages impliqués dans le drame.
Le médecin est pris entre un ethos catégoriel, un ethos idéologique empreint d’éthique et un ethos expérientiel guidé par le bon sens et son humanité.
Et en effet, qui ne mettrait pas tout en œuvre pour sauver un membre de sa famille proche, sa petite-fille de 14 ans d’une mort imminente ? Ainsi que l’a montré François Jost « à partir du moment où les héros ne sont plus des monolithes inaltérables, la vie privée peut agir sur leur quotidien au travail, et ils peuvent être dotés de caractères non seulement différents, mais contradictoires, comme nous. Ce mode mimétique bas, qu’on identifie un peu rapidement à du réalisme, permet à chacun de nous de se reconnaître dans tel ou tel personnage et de construire ses relations à l’image de notre famille. »21
À l’instar des personnages, le spectateur est donc lui aussi questionné et doit trancher ce dilemme. Il y est aidé par un dénouement positif de la situation : la petite fille est sauvée et la maman qui aurait dû recevoir un rein à sa place finira par être sauvée elle aussi grâce à l’acharnement du docteur Delcourt.
Mais les transgressions de l’éthique médicale mettent à mal l’ethos du médecin et questionnent l’impact de son geste interprétatif et transgressif sur le statut du personnage.
3. Une éthique mise à l’épreuve
L’analyse des discours tenus par Marianne Delcourt au fil des conversations auprès d’interlocuteurs différents – supérieur hiérarchique, confrères, famille – permet de cerner l’argumentation qu’elle développe sur son ethos. Confrontée à un dilemme éthique et personnel, elle fait appel au logos – au sens de discours argumentatif – et au pathos, comme recours aux sentiments pour justifier un choix qui semble contraire à celui de sa profession. Pour défendre sa décision, elle présente un argument apparemment rationnel et paradoxal : son choix est guidé par l’absence de toute autre alternative médicale. Le personnage de Marianne Delcourt est conscient de chaque enjeu qu’implique son geste transgressif. Son savoir technique et médical précis lui permet de justifier son choix contraire à l’éthique. Elle déploie des arguments d’autorité qui expriment, d’un point de vue discursif, le choix impossible auquel elle est confrontée puisqu’elle ne peut pas ne pas sauver sa petite fille :
L’occasion était là, il fallait prendre une décision. […] Pour l’instant j’ai pensé à ce qui va arriver à Judith si on n’opère pas.22 […] C’était ma petite fille, je ne pouvais pas rester sans rien faire. […] Si je ne l’avais pas fait, elle serait morte aujourd’hui.23 […] Entre nous deux c’est qui le médecin ? […] C’était la seule solution pour qu’elle survive.24
Le personnage connaît l’éthique médicale qui entend rationaliser les comportements professionnels et les encadrer25, c’est consciemment qu’elle l’enfreint :
Mais ne vous inquiétez pas, je savais ce que je faisais, et les risques que j’encourais et je les assume.26 […] J’ai parfaitement conscience que se trouver des excuses quand on transgresse les règles c’est un peu facile. Mais dans cette histoire rien n’est facile.27
Elle en appelle à un logos provenant du kairos aristotélicien, « à savoir une pensée du temps opportun qui est une logique spécifique de l’action humaine en tant que pratique libre et contingente28 ». Dans cette logique, un médecin, parce qu’il est construit pour agir, se doit de tout mettre en œuvre pour sauver la vie, la préserver, ce qui peut être momentanément au mépris de son éthique :
C’est pas pour vous que je l’ai fait, c’est pour sauver Judith. Et si c’était à faire, je le referais sans hésiter. ? […] Si. Je l’ai fait. J’ai fait en sorte que Judith obtienne une greffe en dehors du système.29 […] Je n’ai fait que mon travail.30 […] On a besoin d’agir même quand on ne peut rien faire. Je sais, je suis pareil.31
L’éthique professionnelle entre en contradiction avec l’expertise de la praticienne. Dans une logique de l’agir, l’urgence vitale imposait, selon elle, une morale provisoire, au sens de Descartes, c’est-à-dire une morale que l’on peut suivre en attendant, pendant qu’on n’en sait point de meilleure à ce moment précis. Préférer sauver un patient dans une urgence vitale au détriment d’un autre qui peut attendre davantage sonne comme un argument logique, rationnel. La dimension expérientielle de son ethos percute et prend le pas sur les deux autres. Cependant, Marianne Delcourt n’a pas préféré n’importe quel patient, le choix s’est porté au bénéfice d’un membre de sa famille. Éthiquement condamnable, mais compatible avec son ethos de médecin et de grand-mère aimante, là réside toute l’ambiguïté de son action.
Chloé, mère de Judith : Écoute maman, si tu t’es mise en danger pour sauver Judith, je crois qu’on a le droit de savoir.
Dr Delcourt : Ce que je fais dans l’enceinte de cet hôpital ne regarde que moi et ma hiérarchie. Vous n’avez rien à savoir d’autre.
Alex, père de Judith : Alors c’est vrai ?
Dr Delcourt : Judith est en vie. C’est le principal non ?
Anna, fille du Dr Delcourt : Mais tu te rends compte de ce que ça veut dire ? On parle même plus de faute grave là.
Dr Delcourt : Je sais parfaitement ce que j’ai fait.
Chloé : Est-ce que tu peux nous raconter ce qui s’est passé ? S’il te plaît ?
Dr Delcourt : J’ai fait passer Judith en priorité. J’avais pas le choix, elle allait mourir. J’ai fait ce que je devais pour sauver ma petite-fille.32
Ainsi, « c’est précisément parce que la ligne de partage entre l’humain et l’inhumain n’est pas définitivement décidable que le sens du kairos est en jeu à chaque fois qu’il s’agit de décider »33. C’est parce qu’elle « a été une grand-mère aimante » et un « médecin face à un choix cornélien » selon les dires de sa fille qu’elle ressent de la tristesse mais aussi de la colère. Ainsi, dit-elle qu’« il y a des cas où quoi qu’on fasse, on fait des dégâts. Je crois que c’est d’avoir été face à ce choix-là qui me met en colère. »34 Son erreur initiale, au final, est d’avoir pris comme patiente sa petite-fille, qu’elle ne pouvait pas traiter comme n’importe quel autre patient et donc soumettre à l’arbitrage d’un protocole déontologique. Son éthique professionnelle, qui aurait dû l’affranchir du conflit intérieur dans lequel elle se trouvait, ne pouvait plus être opérante en ce cas précis.
Le personnage ne peut donc regretter d’avoir sauvé sa petite-fille d’une mort certaine, ce remords impossible la trouble et ronge sa tranquillité intérieure. Le personnel hospitalier qui l’entoure exprime à plusieurs reprises sa répréhension et sa compréhension tout à la fois d’un choix dicté par l’amour. Tel que le souligne un autre médecin qui avait compris ce qu’elle allait faire et qui lui explique pour quelle raison il ne l’avait pas dénoncée : « Je n’approuve pas, mais je comprends »35. Sa hiérarchie n’est pas en reste. En témoigne le dialogue entre le docteur Delcourt et le docteur Dumaze, directeur de l’hôpital, qui n’entend pas changer de stratégie depuis qu’il sait qu’elle est coupable :
Dr Dumaze : Oui mais on s’en fiche de ce que je sais. L’hôpital te fait confiance et je viens d’avoir un coup de fil de madame la maire, elle te fait confiance aussi. C’est ça qui compte, ta démission serait un aveu de culpabilité, je ne peux pas te laisser faire ça.
Dr Delcourt : En fait tu veux me voir sombrer c’est ça ? Ça te fait plaisir ?
Dr Dumaze : Ce que je veux, c’est que tu assumes tes responsabilités. Que tu te battes, pour l’hôpital, pour nous tous. Que tu penses un peu plus à tes collègues. Ça c’est le message que tout le monde a envie d’entendre en ce moment.
Dr Delcourt : Et si je refuse ?
Dr Dumaze : Je ne peux pas te retenir de force. Mais je te l’ai dit quand je te croyais innocente, on fait front ensemble. Ça marche pareil maintenant que tu es coupable. Maintenant si tu préfères fuir, fais comme tu veux c’est ton choix.36
Pour le docteur Delcourt, s’impose la nécessité d’une rédemption. Cela passe en premier par le fait d’assumer son geste transgressif. Sa faute découverte, elle décide d’en assumer seule les conséquences pour protéger l’institution hospitalière et ses collègues :
Laissez-moi gérer toute seule. C’est moi qui ai pris la décision, c’est à moi d’en assumer la responsabilité. Seule.37 […] Je sais, mais je te dis que je vais assumer, que je vais régler la situation. Je vais dégager l’hôpital de toute responsabilité. […] Je vais faire ce qu’il faut pour que ça n’arrive pas. Je vais assumer devant le conseil de l’ordre.38 […] C’est mon problème, pas le vôtre. […] C’est moi qui ai pris la décision de donner ce rein à Judith, c’est à moi d’en assumer les conséquences. Seule !39 […] J’ai mal agi. Mais c’est ma responsabilité, pas la tienne.40 […] J’ai fait une faute, je dois payer. Je suis prête à affronter ce procès. […] Quand j’ai pris la décision de donner ce rein à Judith, je savais qu’un jour j’aurais à en assumer les conséquences. Ce jour est arrivé, voilà.41
Le processus de rédemption passe ensuite par le fait de trouver le meilleur protocole de dialyse pour la patiente qui aurait dû légitimement recevoir le greffon. En dépit du fait qu’elle ne soit plus son médecin traitant, elle continue de la considérer comme telle. Son supérieur lui reproche d’ailleurs son « obsession ». Bien qu’elle affirme ne pas culpabiliser, elle estime qu’elle se doit d’agir, pour « inverser le cours des choses ». Elle justifie cette attitude de deux manières, d’abord en affirmant qu’elle se battra « jusqu’à la fin », car c’est « dans sa nature » et qu’elle fait « son travail en sauvant Agnès Verneuil ». Ce jusqu’auboutisme dans l’action paraît une caractéristique de l’ethos de Marianne Delcourt qui se définit comme une femme entêtée et un médecin qui veut soigner et réussir. Ses qualités humaines et son ambition sont ici mises au service de son ethos de médecin. Capable de se surpasser en permanence, de prendre des risques, de gérer son stress et de faire des sacrifices, elle représente un type de médecin qui assume, parfois au détriment des règles, ses décisions médicales. Il s’agit d’un personnage avant tout guidé par un pragmatisme lié aux situations rencontrées.
Parce qu’elle enfreint les règles de l’ethos catégoriel et idéologique du médecin, elle montre des ressources personnelles remarquables, dignes d’un médecin hors du commun.
L’occasion de la rédemption passe donc par la réparation complète du préjudice que sa patiente a subi à cause d’elle. Cela signifie une guérison totale. Elle en a l’opportunité lorsqu’elle apprend qu’un greffon est disponible. Bien que l’ordre des médecins vient de la suspendre pour un an, elle décide de l’opérer quand même, aucun chirurgien n’étant immédiatement disponible sur place. Le directeur de l’hôpital essaie de l’en dissuader : « Écoute-moi. Je sais que t’as peur de rien. Mais pense un peu à toi, à ta carrière. » Mais, se sentant responsable de son état, elle entend la sauver au mépris de sa carrière. Son supérieur la presse encore, lui rappelant qu’elle risque gros. De fait, elle risque la radiation définitive. Mais elle n’en a cure : « Non, c’est elle qui risque gros, elle risque sa vie. Moi je risque quoi ? Ma carrière ? »42 Sa ténacité dans l’action réparatrice est ainsi constamment mise en scène :
Je vais continuer madame Verneuil. Je vais continuer jusqu’à ce que vous ayez un rein.43 […] Je fais tout pour qu’elle s’en sorte, absolument tout ce qui est en mon pouvoir. […] Je me battrai jusqu’à la fin, c’est dans ma nature. […] Baisse les bras si tu veux, pas moi. Je vais continuer madame Verneuil. Je vais continuer jusqu’à ce que vous ayez un rein.44 […] J’ai pris les choses en main. Ce protocole a fait ses preuves, l’état d’Agnès empirait, il fallait agir et vite.45 […]
L’accord entre le médecin et son patient « doit son caractère moral à la promesse tacite partagée entre les deux protagonistes de remplir fidèlement leurs engagements respectifs. »46 Elle l’avait rompue en préférant sa petite-fille, elle la restaure, par cette nouvelle transgression. Mais il n’est plus question d’un profit personnel, d’une satisfaction clanique de cœur. Elle obéit plutôt à un élan transcendant, qui lui permettra de se pardonner et de se faire pardonner. Ce pardon, d’ailleurs, elle l’obtient. Comme le résume le directeur de l’hôpital au fils de sa patiente : « Ça s’est bien passé, Marianne a fait des miracles et il n’y a eu aucune complication pendant l’intervention et ça c’est très bon signe. » Le fils répond aussitôt : « Il faudra remercier le docteur Delcourt, pour l’avoir sauvée, malgré ce qu’elle risque. » 47La famille retire sa plainte, un appel de la décision de l’ordre des médecins devient désormais possible pour le docteur Delcourt.
La rédemption passe donc par le risque, qu’elle a pris en mettant en jeu sa carrière, en symétrie avec celui qu’elle a fait prendre à sa patiente en ne lui transplantant pas le premier greffon au profit de sa petite-fille. Elle se surpasse pendant l’opération, défiant ainsi les dangers inhérents à une telle action chirurgicale.
Pour parachever une éthique réconciliée avec elle-même et faire oublier son diagnostic frauduleux, alors que son supérieur la presse de faire appel de la décision de l’ordre, elle décide momentanément de faire une pause dans l’exercice de la médecine. Il faut sans doute du temps, pour un médecin de grand talent, d’accepter sa faillibilité, de faire le deuil du passé en ayant commis une faute éthique afin de retrouver sa dignité professionnelle, réconciliant éthique et ethos.
Conclusion
Dans le conflit entre éthique et ethos, le personnel hospitalier et sa hiérarchie, bien que réprouvant son mépris des règles, restent globalement solidaires du médecin fautif, cherchant à épargner l’hôpital d’une mauvaise publicité. Le fait que le docteur Delcourt soit un « excellent médecin » joue pour beaucoup. Mais, au final, qu’est-ce qu’un excellent médecin ? C’est son engagement total, qui ne compte pas son temps, ses heures, parfois au détriment de sa vie privée, qui en fait un grand médecin. Dans l’engagement, elle se transcende, ne baisse pas les bras, agit jusqu’au bout.
Cependant, l’urgence vitale dans laquelle se trouve la petite-fille de la chirurgienne précipite le renoncement provisoire à son éthique au profit de son ethos, personnel et professionnel, mû par ses sentiments filiaux et son désir de sauver des vies par des actes médicaux. L’interprétation de la situation médicale provoque un diagnostic frauduleux sur le plan éthique mais valide sur le plan médical – du moins en est-elle persuadée. De fait, elle sauve finalement les deux patientes en péril.
Entre un idéal éthique et un comportement empreint d’humanité, c’est par conséquent le pragmatisme situationnel, presque machiavélien, qui l’a emporté validant en creux l’idée que l’essence même du médecin – soigner et sauver des vies – justifie l’emploi de tous les moyens. Que le docteur Delcourt fasse un choix qui privilégie sa petite-fille, mû par l’attachement intense qu’elle ressent vis-à-vis d’elle, le justifie et la condamne tout à la fois. La dualité de ses sentiments à l’égard de son action l’oblige à chercher une forme de rédemption, reconnectant éthique et ethos.