Gioconda Belli est née en 1948 au Nicaragua et a commencé sa carrière littéraire par la poésie en publiant, en 1974, un recueil de poèmes intitulé Sobre la grama qui a fait scandale et a été catalogué, contre l’avis de son auteur, comme poésie érotique. Elle obtient en 1978 le prix Casa de las Américas, qui la lance véritablement dans le monde de la poésie, avec un recueil dont le titre, Línea de fuego, annonce la tonalité politique des textes qu’il réunit. Les poèmes de ces deux premiers livres, ainsi que ceux des deux suivants (Truenos y arcoiris en 1982 et La costilla de Eva en 1987), seront réunis en 1991 dans El ojo de la mujer, aux côtés de quelques inédits qui seront repris, et parfois réécrits, dans Apogeo en 1998. Suivront deux autres recueils en 2003 et 2007 : Mi íntima multitud, qui a reçu le 5ème prix international de poésie “Generación del 27”, et Fuego soy, apartado y espada puesta lejos, dont le titre est un clin d’œil au chapitre XIV de la première partie de Don Quichotte. Notre étude portera sur les quatre derniers recueils : El ojo de la mujer, anthologie de tous les textes publiés antérieurement, Apogeo, dont le thème principal est la maturité, Mi íntima multitud, qui introduit la dichotomie entre la nature et la civilisation, et Fuego soy, apartado y espada puesta lejos, qui reprend la réflexion autour de la maturité en la mettant en relation avec la mort.
Sur les 317 poèmes regroupés dans ces quatre livres, 58 présentent une image de la femme-poète face à sa création, et parmi ceux-ci, 40 font d’elle leur sujet principal. Malgré quelques divergences, souvent liées à la tonalité de chaque recueil, ces textes construisent une représentation relativement homogène de la figure de la poétesse, posant la question de sa relation avec la féminité ; nous verrons ainsi que Gioconda Belli dessine les contours d’une femme-poète située à mi-chemin entre la représentation classique du poète, traditionnellement masculin, et la modernité technologique la plus récente.
Nous nous interrogerons sur les points qui rendent possible cette définition médiane de la femme-poète en étudiant ses liens avec la nature, puis avec le temps, afin de mettre en évidence les principales caractéristiques qui ressortent du portrait que Gioconda Belli fait de cette figure. Il s’agira donc de voir en quoi le fait d’être femme fait du poète un être pluriel, ouvert à toutes les possibilités et réceptif à l’ensemble du spectre des expériences vitales. Mais avant d’envisager la féminité du poète, il nous faut considérer les rapports qu’entretient la poétesse nicaraguayenne avec l’image traditionnelle de ce dernier.
1. La représentation du poète : au-delà des clichés
1.1. L’image du poète dans son quotidien : lieux communs et paradoxes
S’il est vrai, comme le dit José Coronel Urtecho dans le prologue à El ojo de la mujer, que le seul véritable accès que nous ayons à la poésie est la poésie elle-même1 (Belli 1992 : 31), il n’y a pas, dans l’œuvre poétique de Gioconda Belli, de meilleur texte pour nous introduire dans l’univers du poète qu’un petit poème justement intitulé « Creación » (« Création ») (Belli 2003 : 29), dont les treize vers abordent tous les thèmes auxquels notre imaginaire associe habituellement cette figure : nous y trouvons par exemple la solitude de l’écrivain qui convoque, par le poids de l’absence, des souvenirs empreints de nostalgie (« Soledad del alma que añora ruidos lejanos »2), mais aussi les contraintes de la vie ordinaire, telles que la fatigue et les fréquentes interruptions (« El enfrentamiento cotidiano con el cansancio / y las diversiones »3), qui posent la question du temps que le poète peut consacrer à sa création. Ce poème propose également une réflexion sur le langage, perçu comme un instrument insuffisant pour exprimer une musique intérieure irréductible à des mots (« el país que ando siempre colgado en la garganta / con sus campanarios »4) et l’association du désir de création à un feu possédant la capacité de consumer le poète, tel une maladie, mais aussi celle de l’éclairer et de le réchauffer (« La fragua lenta, íngrima, de la palabra – el peligro y sus chispas »5). L’angoisse de la page blanche, cliché fort répandu, trouve aussi sa place dans ce texte, quoique sous une forme moderne, par une comparaison entre l’écran de l’ordinateur et un ciel sans étoiles. Enfin, les derniers vers du poème (« la pantalla encendida ausente y azul como un cielo sin estrellas, / un universo donde soy la única Diosa posible »6) nous rappellent la vision topique du poète comme créateur divin – on songe ici au célèbre vers de Huidobro dans son « Arte poética » : « el poeta es un pequeño Dios »7.
Il semble donc que ce petit poème offre une image tout à fait classique du poète ; pourtant, nous ne saurions nous arrêter à cette vision pour le moins banale car, chez Gioconda Belli, le créateur est un être voué au paradoxe. Ainsi, si le feu créateur peut être à la fois dévorateur et protecteur, la solitude est tout autant vécue par le poète comme une condition nécessaire à l’écriture que comme un poids oppressant. Dans « Noche de miel espesa » (« Nuit de miel épais »), par exemple, la poétesse baigne (au sens propre) dans une ambiance nocturne et solitaire, douce, riche et sucrée, qui favorise l’inspiration et qui, contrairement à ce que nous avons pu voir dans le poème « Creación », ne constitue pas pour le poète un frein à la création mais bien une stimulation :
La noche de miel espesa
me atrapa en su interior de ámbar
Sola mujer en lecho solo
el corazón apunta al lápiz, al papel
para despegar el ojo cerrado del alma.8 (Belli 2007 : 113)
Cette vision bipolaire des rapports entre la solitude du poète et la création est d’ailleurs le thème principal d’un poème intitulé « El guante del asesino » (« Le gant de l’assassin »), où la voix poétique hésite constamment entre des valeurs positives et négatives, fécondes et castratrices, vitales et mortelles ; le désir de création et la solitude ressentis par le poète y apparaissent comme une douce violence représentée par le contact soyeux du gant de l’assassin :
Una sarta de poemas
engarzada en una cinta de satín
sale de la noche
se enrosca a mi garganta
La soledad es suave como el guante del asesino,
toca mi cuello
para calcular la presión que hará falta para asfixiarme9 (Belli 2007 : 35)
La solitude de l’écrivain, envisagée dans sa double dimension de frein et de moteur de la poésie, permet donc de dessiner les contours d’un poète ambivalent, dont la représentation s’appuie sur des clichés qui ne sont assumés que pour être mieux dépassés. Nous allons voir que ce détournement des clichés conduit à considérer le poète, et plus précisément la femme-poète, comme une figure ouverte à l’altérité.
1.2. L’altérité de l’autorité : des stéréotypes à la déconstruction de l’image individualiste du poète
En effet, contrairement à ce que l’on imagine d’ordinaire, le poète, selon Gioconda Belli, est incapable de créer seul. C’est ce que l’idée topique des mots insaisissables et fuyants permet de souligner, puisque ces mots, personnifiés, ne sont pas nés directement du poète mais possèdent leur propre autonomie. Le cliché du langage inapte à rendre compte de la réalité, qui engage l’écrivain dans une lutte pour la recherche du mot juste, apparaît dans un nombre significatif de poèmes, selon des modalités diverses. La difficulté (voire l’incapacité) à trouver les mots justes s’exprime le plus souvent par des métaphores qui en soulignent le caractère évanescent : tout ce qui vole, court ou fuit sera ainsi susceptible d’incarner ces mots que le poète ne parvient pas à ‘attraper’. Dans « Interrupciones » (« Interruptions ») (Belli 2007 : 29), par exemple, il s’agit d’insectes nocturnes (« Se baten las ideas dentro de mi cráneo / como insectos nocturnos / volando alrededor de la luz que los asesina »10) ; dans « Writer’s block », ce sont des oiseaux et des fourmis :
Las palabras me evaden
Corren. Huyen de mí. […]
Como bandadas de palomas asustadas se alzan las palabras
cuando me acerco.
Sólo sus alas oigo. Sólo percibo la belleza que las habita.
Una que otra regresa. Se posa a mis pies. Come alpiste de mi mano.
Las demás me miran amenazantes desde los aleros
o se convierten en hormigas.
Hormigas negras sobre el escritorio,
Corriendo,
Huyendo de mí.11 (Belli 2003 : 98)
Lorsque les mots ne sont pas incarnés par des animaux, ils accèdent au statut de personne : dans « Insomnio con palabras » (« Insomnie et mots ») (Belli 1998 : 64), ils se promènent sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller le poète. Cette personnification atteint sa réalisation la plus complète dans « La poeta se reúne con sus palabras » (« La poétesse rencontre ses mots ») (Belli 1998 : 35), qui met en scène le dialogue entre les mots, doués de parole, et la poétesse, alors que celle-ci accuse une crise de l’inspiration. Les mots expriment leur mécontentement face à leur situation de promiscuité : depuis plusieurs jours, ils s’accumulent dans les veines de la poétesse, faute d’être déversés sur une page blanche (« Necesitamos que nos saqués a una buena página blanca »12). On trouve ici, outre le cliché de la page blanche vu à l’envers (ce n’est pas le poète qui cherche ses mots, mais les mots qui réclament d’être écrits), une vision de la poésie comme bouillonnement (« amontonadas »13, « saltando las unas sobre las otras / densas, innumerables »14, « apretujamiento »15), comme énergie vitale qui peut se transformer en oppression lorsqu’elle devient trop intense, et qui situe le centre de la création dans le sang et non dans la tête (comme pourrait le laisser penser une conception rationnelle du processus d’écriture, ici complètement oblitérée). Les mots, peu satisfaits de la réponse faite à leur requête, poussent leur personnification jusqu’à réagir en accord avec leur signifié : les mots joyeux menacent de quitter cette triste réunion, « Patience » (« Paciencia ») réclame un modérateur et tandis que tous se lamentent d’être au chômage, « Desorden aprovecha la oportunidad y / desarregla todas sus letras »16. Le poème se conclut sur un paradoxe, lorsque la poétesse déclare que l’absence d’inspiration aura eu le mérite de produire ce poème :
Algo saldrá de todo esto
Al menos la memoria de esta reunión:
una poética declaración de impotencia
este modesto homenaje al desconcierto.17 (Belli 1998 : 35)
Au-delà de la tonalité humoristique du texte, la personnification des mots (qui, par métonymie, jouent le rôle de représentants de la poésie) suggère l’idée d’un processus de création qui ne dépend pas de la seule autorité du poète, mais qui nécessite une intervention extérieure. Cette intervention peut parfois être violente et destructrice, quand la puissance des mots prend possession du corps entier du poète dans son intimité la plus irréductible (à travers une invasion du sang et de la peau par exemple) :
Envolviéndome con sus anillos
bajando serpientes por mi pelo
las palabras
encuentran a su paso las imágenes
la vida impresa de mi sangre
Se la beben, me absorben, me dominan,
se enroscan en mi piel para estrujarme
nada existe de mí que no sean ellas
vividoras feroces de mi plasma.18 (Belli 2007 : 28)
C’est donc bien l’image d’un poète ne pouvant créer seul qui est présentée ici. Cette représentation va à l’encontre de la conception que l’on se fait parfois de l’inspiration poétique, souvent comparée à une faculté divine ; au sujet de la nature divine du poète, Gioconda Belli nous dit :
La poesía me sobrepasa, yo no logro sobrepasarla. La poesía me viene como un rayo del cielo, la poesía es un medio íntimo […] a mí me encanta escribir novelas porque me permite una concentración a largo plazo, me siento arquitecta de un mundo, en el caso de la poesía es más como un médium19 (Espéculo 2007).
Pour Gioconda Belli, le poète n’est donc pas d’essence divine : il est un ‘médium’ inspiré par le sentiment amoureux et l’érotisme, principaux moteurs de sa création ; celle-ci, comme chez les mystiques, est associée à un état d’extase et de jouissance dépassant totalement l’entendement du poète :
para escribir
necesito ser feliz, sentirme como un
caballo relinchón, explotar las palabras
como malinchazos, llenarme de maleza cos-
quillosa hasta el borde, hasta que se me
salga el alma, el goce que me hace poeta.20 (Belli 1992 : 76)
Chez Gioconda Belli, le poète, comme le mystique, n’est donc pas un Dieu, mais il communique directement avec la divinité ; c’est en ce sens qu’il est un médium, c’est-à-dire l’instrument d’une puissance supérieure qui s’exprime à travers lui. Le poète n’est donc pas capable de créer seul ; son inspiration et son accession à l’autorité nécessitent qu’il soit ‘traversé’ par l’Autre. Cet Autre est, la plupart du temps, identifié à l’amant, comme dans « Eva advierte sobre las manzanas » (« Ève met en garde au sujet des pommes ») où les liens entre la sexualité et le divin sont explicites :
Fuiste mi Dios y como Adán, también
me preñaste de frutas y malinches, de poemas y cogollos,
racimos de inexplicables desconciertos21 (Belli 1992 : 180)
Gioconda Belli va donc au-delà du cliché de l’amour comme source d’inspiration : il ne s’agit plus pour le poète d’être simplement stimulé par le sentiment amoureux, mais bien de s’ouvrir à l’altérité afin d’obtenir le pouvoir de créer. Sans la figure de l’amant, qui représente l’altérité absolue, le poète n’existe pas en tant que tel.
1.3. Du poète à la femme-poète : coexistence des contraires
Cette nécessaire rencontre avec Autrui implique à son tour une grande disponibilité du poète, une ouverture sur la différence, qualités incarnées par le corps féminin et sa capacité de débordement procréateur, que Pilar Moyano met en relation avec ‘l’écriture féminine’ d’Hélène Cixous :
La escritora francesa describe la libido femenina como todo aquello en la mujer que no ha sido amaestrado y que logra filtrarse en la cultura. Las metáforas que ella misma dice elegir más frecuentemente para describir este fenómeno son las que denotan apertura, esparción y desbordamiento. En Sobre la grama, Belli, a su vez, describe repetidamente el deseo por la palabra como algo que ha sido contenido y está a punto de desbordarse, darse, vomitarse, reventar, explotar, algo que, como en el poema A borbotones, se está a punto de parir.22 (Moyano 2000 : 184)
Cette opposition entre une poésie masculine rationnelle, précise, presque mathématique, et une poésie féminine spontanée, débordante et féconde, nous la retrouvons dans « Algunos poetas » (« Certains poètes ») (Belli 1992 : 87), où les deux types d’écriture occupent chacun une strophe : du côté des poètes, nous avons la logique, les données précises, la quête de la performance (« dejando caer nombres, obras y fechas / como trofeos, / esgrimiendo la lógica »23), tandis que les poétesses semblent avoir le secret d’un mystère inaccessible :
tratan de adoptarnos
a falta de poder apresar
el viento, la fruta prohibida,
la misteriosa fertilidad
de nuestros poemas24 (Belli 1992 : 87)
La spontanéité de la femme-poète et sa proximité avec l’essence a néanmoins sa contrepartie car, si création et procréation sont synonymes de plaisir, il faut bien aussi reconnaître que la douleur n’est pas absente dans ces deux processus. Dans « Poema a las hojas de papel » (« Poème aux feuilles de papier »), Gioconda Belli nous offre, à travers une réappropriation du lieu commun de la page blanche, une vision très précise de cette douleur, qui n’est pas celle de l’accouchement, comme on le voit le plus souvent, mais celle de la défloration. Dans ce texte, la page blanche est assimilée à une jeune fille vierge tandis que la femme-poète assume un rôle masculin, phallique et presque violent :
Nos esperan las vírgenes blancas
con sus caras desafiantes y planas sobre las mesas […]
Desenvainemos la imaginación […]
y caminemos sobre estas vírgenes blancas,
mudamente desafiantes,
angustiosamente frustradas,
con temor al desperdicio.
Hay que darles golpes certeros y pesados
apoyarnos sobre ellas, palparlas
no dejar de poner lo que pueda lastimarlas,
porque estas vírgenes
están esperando que nuestras palabras las desfloren25 (Belli 1992 : 82)
On assiste ici à une sorte de transfert de la douleur créatrice, qui passe du poète à l’œuvre ; ce déplacement s’explique par la capacité de la femme à accueillir en elle l’altérité, et à sortir d’elle-même pour laisser Autrui l’habiter26 : il ne s’agit pas alors pour la femme-poète de devenir homme et, à ce titre, de créer comme un homme, mais plutôt de se dédoubler pour assumer la douleur de la création en même temps que sa responsabilité. Dans cette vision des relations entre la femme et la création, il nous faut donc retenir la capacité féminine d’ouverture à l’Autre, qui prédispose à la douleur tout autant qu’au plaisir.
Cette logique manichéenne, selon laquelle le bien n’existe pas sans le mal (et vice-versa), fonde toute la pensée ontologique de Gioconda Belli. Ainsi, la femme-poète, grâce à l’utilisation fréquente du paradoxe, semble être une figure ambivalente qui réalise une synthèse entre le bien et le mal. Dans « Exorcismo » (« Exorcisme »), par exemple, la poétesse exprime la nécessité d’en passer par la douleur de la destruction (« cataclismo » – « cataclysme » –, « sismo » – « séisme » –)27 afin de renaître :
Sé que estoy escribiendo
para exorcizarme
y sacarme de adentro
la andanada de angustias
persiguiéndome.
Aún no sé muy bien
quién es esta nueva mujer que soy […]
Conozco que estoy fallada
como una telaraña geológica
llena de ranuras por donde brotan
perennes pasados cuyos sismos no puedo medir
con ningún osciloscopio
premeditado.28 (Belli 1992 : 180)
Le texte se termine sur l’intuition d’un nouveau monde (celui de la poésie), qui ne pourra naître que dans la douleur (« Adivino a tientas, toco, presiento, / el fin de una dolorosa / pero todavía dulce / ceguera »29), et nous retrouvons ici le paradoxe de la ‘douce violence’, ou ‘douce souffrance’. Un procédé similaire peut être relevé dans le poème « La esponja en el cerebro » (« L’éponge dans le cerveau ») (Belli 2007 : 31), qui narre la visite médicale de la poétesse, souffrant de la présence d’une éponge dans le cerveau, chez le neurochirurgien ; au-delà de l’aspect humoristique de la situation, il est intéressant de souligner que le désir de création, ici assimilé à une maladie dont souffre la poétesse, est mis en relation avec l’eau, qui apparaît dans ce poème comme porteuse de vie (c’est elle qui ‘alimente’ l’éponge) mais aussi comme élément destructeur. L’inspiration poétique, dont l’absence est parfois associée à la sécheresse, est au contraire vue ici comme un débordement qui risque de provoquer la noyade : il s’agit, pour le désir de création représenté par l’éponge qui habite le cerveau de la poétesse, d’une véritable obsession, d’une peur de destruction :
Sólo el sueño la vence. Sueños aguamarina
en los que flotan medusas transparentes
o páginas que se hunden en el mar.
Imagínese. ¿Cuántos libros no han perecido en las mareas?
¿Cuánto papel no ha ido a parar al fondo de las dunas? […]
Los seres humanos se lamentan por las bibliotecas incendiadas
pero mi esponja imagina manuscritos ahogados30 (Belli 2007 : 31)
Destruction et création, vie et mort, plaisir et douleur sont donc les signes opposés sous lesquels Gioconda Belli place la femme-poète et son désir de création. S’il n’est pas question pour elle d’ignorer les représentations topiques du poète, elle dépasse largement ces quelques clichés en établissant un lien très clair entre les paradoxes de l’écriture et l’ambivalence du féminin dans l’imaginaire collectif, qui tend à dissocier la ‘femme idéale’ de la ‘femme impure’. Gioconda Belli réunit ainsi dans la poétesse les deux figures opposées, la faisant apparaître comme un être pluriel, ouvert sur Autrui, le paradoxe et la différence. C’est cette conception de la féminité qui, comme nous allons le voir, établit un lien privilégié entre la femme-poète et la nature, tant du point de vue de la transmission de la vie biologique que dans une perspective cosmologique.
2. Les pouvoirs de la femme-poète : nature et création
2.1. La femme-poète et les puissances de la fécondité : (pro)création
La femme-poète, chez Gioconda Belli, est représentée comme un être élu, proche de la nature, et bénéficiant des puissances de la fécondité. Il s’agit là encore d’un lieu commun : le poète, traditionnellement masculin et par conséquent privé du privilège de la maternité, compenserait ce petit désagrément par la création artistique en enfantant un poème. Nous retrouvons fréquemment ce motif dans la poésie de Gioconda Belli mais le rapprochement entre la création et la procréation y est d’autant plus marqué qu’il se nourrit d’une véritable expérience de la reproduction de la part de la poétesse : il n’est plus question pour elle simplement d’accoucher d’un texte mais, au contraire, d’envisager la création poétique à toutes les étapes de sa réalisation, depuis les premiers signes de fécondité jusqu’à l’accouchement proprement dit, en passant par la conception et la gestation. El ojo de la mujer, par exemple, comporte une série de poèmes qui établissent un lien entre la femme-poète et la femme enceinte, et dont l’ordre chronologique d’apparition dans le recueil respecte les différentes phases biologiques de la maternité : « Tengo » (« J’ai ») (Belli 1992 : 67), qui souligne le potentiel de vie contenu dans les ovaires de la femme-poète sous la forme de poèmes-ovules (« Tengo en mis ovarios / semillas, / poemas sin empezar »31), se trouve ainsi juste après « Menstruación » (« Menstruation ») et juste avant « Maternidad II » (« Maternité II »), « Feto » (« Fœtus »), « Parto » (« Enfantement ») et enfin « Dando el pecho » (« Donnant le sein »). Dans « A borbotones » (« A gros bouillons »), nous assistons à la douleur de l’enfantement dans toute sa trivialité :
Me retuerzo en dolores
de parto.
Cada poema
es mi carne
y mi sangre
No quiero quedarme
sin nada
No dejaré que salga
la placenta.32 (Belli 1992 : 81)
Outre le fait que Gioconda Belli enrichit ce lieu commun de sa propre expérience de mère, il est important de souligner que le rapprochement entre création et procréation est doté, dans son œuvre, d’un sens tout particulier : en effet, tout comme il est nécessaire qu’interviennent deux personnes dans la procréation, la femme-poète ne peut assumer seule la conception d’un poème. C’est en ce sens qu’il faut interpréter les nombreuses références qui sont faites à la semence masculine : dans le poème en prose intitulé « Vestidos de dinamita » (« Vêtus de dynamite »), par exemple, l’indispensable participation de deux partenaires dans le processus de création est très clairement marquée par la comparaison des livres de la femme-poète à des hommes dont la substance vitale va permettre la conception, la gestation et la naissance de la poésie :
me llenan de un semen especial hecho de letras que me fecundan y no quiero salir a la calle con la cara seria cuando quisiera reír a carcajadas sin ningún motivo en especial más que este sentirme preñada de palabras, en lucha contra la sociedad de consumo que me llama con sus escaparates llenos de cosas inalcanzables y a las que rechazo con todas mis hormonas femeninas cuando recuerdo las caras gastadas y tristes de las gentes en mi pueblo33 (Belli 1992 : 106)
De plus, ce poème introduit une très forte opposition entre le monde de la civilisation, où vit Gioconda Belli une partie de l’année (la Californie), et le monde de la nature (le Nicaragua), identifié à la femme en tant que dépositaire de la capacité à reproduire l’espèce. Ce dualisme bien connu joue, du point de vue de la femme-poète, un rôle essentiel puisque c’est lui qui rend possible ou non son inspiration : ainsi, dans « Yo fui una muchacha risueña » (« Je fus une jeune fille gaie »), la poétesse évoque un ‘avant’ et un ‘après’. L’âge d’or de sa fertilité poétique remonte à l’époque où elle vivait à proximité de la nature, luxuriante, foisonnante et stimulante, tandis qu’à l’heure où elle écrit ce texte, la civilisation a éteint son désir de (pro)création :
Yo fui una mujer poeta
que salía con un poema nuevo,
como quien sale con un hijo,
a enseñarlo, a gozarlo […]
Ahora,
soy una mujer que no conoce la tierra donde vive,
sin amor, sin risa, sin Nicaragua,
soy una poeta
que escribe a escondidas
en oficinas serias y casas de huéspedes34 (Belli 1992 : 114)
La puissance de la nature, du point de vue biologique, permet donc d’étayer la notion d’un mouvement poétique qui se donne, contrairement à l’idée que l’on pourrait s’en faire, de l’extérieur vers l’intérieur de la femme-poète. Cela se produit même dans les poèmes où la création est mise en relation avec la procréation : si la femme-poète accouche effectivement d’un texte, ce n’est que parce qu’elle a été auparavant fécondée par une énergie vitale étrangère à son propre corps. La femme-poète, à travers ses liens avec la nature, est donc représentée comme une créatrice en puissance, dotée d’un pouvoir sur les mots, mais nécessitant l’intervention d’autrui ; ce pouvoir est d’autre part fréquemment souligné par le rapprochement entre la figure de la poétesse et le monde cosmologique.
2.2. L’énergie vitale de la femme-poète : les quatre éléments
La femme-poète, pour Gioconda Belli, bénéficie d’une très grande proximité avec la nature et les grands phénomènes naturels ; une énergie vitale, grâce à laquelle elle va pouvoir créer, bouillonne dans ses veines, comme le montre le poème « Mi sangre » (« Mon sang ») (« Mi sangre acarrea letras / dentro de mi cuerpo »)35. La femme-poète, qui identifie son désir d’écrire à l’air qui fait chanter les poètes et autres musiciens d’un autre texte intitulé « Necesitamos aire para respirar » (« Nous avons besoin d’air pour respirer ») (Belli 1992 : 104) est en effet traversée d’un souffle vital :
Ando una sensación extraña
en la cabeza,
una sensación de olas reventando
de presa contenida
de túnel de viento […]
hay ríos dentro de mí,
montañas,
aire fresco, ralito
y me parece que voy a estornudar flores
y que si abro la boca,
provocaré un huracán con todo el viento
que tengo contenido en los pulmones.36 (Belli 1992 : 104)
Comme on le voit dans cet extrait, la femme-poète est très souvent représentée, dans son travail de création, par le vent et l’eau, éléments qui connotent la puissance dans la poésie de Gioconda Belli ; la force de leur mouvement permet en effet la double polarité – positive et négative – du désir d’écrire, qui est soumis aux mêmes flux et reflux que ces éléments. « Desasosiego » (« Trouble ») (Belli 2007 : 53) nous offre un bon exemple de cette assimilation, par l’analogie entre le mouvement des vagues ou du vent et celui des mains de la femme-poète sur le clavier :
Esta noche
Mis manos son como las olas
En el ventarrón
Van y vienen
Sobre el teclado
Frenéticas
Queriendo decir algo
Balbuceando.37 (Belli 2007 : 54)
L’eau, source de puissance, est également source de vie, ou plus précisément, comme le démontre bien Mircea Eliade dans son Traité d’histoire des religions, elle est le symbole d’un ‘potentiel de vie’ :
Principe de l’indifférentiel et du virtuel, fondement de toute manifestation cosmique, réceptacle de tous les germes, les eaux symbolisent la substance primordiale dont naissent toutes les formes et dans lesquelles elles reviennent, par régression ou par cataclysme. […] L’immersion dans l’eau symbolise la régression dans le préformel, la régénération totale, la nouvelle naissance, car une immersion équivaut à une dissolution des formes, à une réintégration dans le mode indifférencié de la préexistence ; et la sortie des eaux répète le geste cosmogonique de la manifestation formelle. Le contact avec l’eau implique toujours la régénération ; d’une part, parce que la dissolution est suivie d’une « nouvelle naissance », d’autre part parce que l’immersion fertilise et augmente le potentiel de vie et de création. (Eliade 1949 : 165)
Assimilée à la femme-poète en proie à l’inspiration, l’eau lui communique donc ses valeurs de vie et de mort, de potentiel de vie et de renaissance après la réabsorption destructrice. Nous retrouvons les deux principes de bien et de mal qui président à la représentation du poète chez Gioconda Belli. Ces deux principes régissent également les relations entre la femme-poète et la terre, puisque, comme le précise Mircea Eliade, le symbolisme de la terre répond à la même logique que celui de l’eau, mais sur un plan différent :
L’eau est porteuse de germes ; la terre porte elle aussi des germes, mais dans la terre tout arrive rapidement à porter fruit. Les latences et les germes restent parfois pendant plusieurs cycles dans les Eaux avant de parvenir à se manifester ; de la Terre on peut presque dire qu’elle ne connaît point le repos ; son destin est d’engendrer sans cesse, de donner forme et vie à tout ce qui retourne en elle inerte et stérile. Les Eaux se trouvent au commencement et à la fin de tout événement cosmique ; la terre se trouve au commencement et à la fin de toute vie. (Eliade 1949 : 219)
Ce lien entre la terre et la femme-poète est exprimé dans le poème « Dándose » (« En se donnant ») (Belli 1992 : 75), où l’idée de vie ne fonctionne qu’en parallèle avec celle de la mort, puisque pour pouvoir donner naissance, la femme-poète devra d’abord mourir et « se donner » comme un terreau qui viendra fertiliser le sol :
La necesidad de vomitarnos,
de darnos completamente,
de morir para abonar la tierra
que de nuevo alimentará nuestras raíces38
Il s’agit donc, à travers ces métaphores naturelles, de représenter la femme-poète prise dans un processus à double polarité : vital, puissant et fécond, mais aussi destructeur, apocalyptique et violent. Nous retrouvons cette vision contrastée dans le poème « Vencer las trampas » (« Surmonter les obstacles ») (Belli 1992 : 116), où tous les éléments sont utilisés pour représenter la femme-poète : la terre et l’eau, selon les modalités que nous venons de signaler, mais aussi le feu, en tant qu’énergie vitale, et l’air (par une analogie classique avec le chant de l’oiseau) :
sos de nuevo
poeta, mujer, pájara. Estás otra vez fértil y tierrosa
llenas de fuego líquido las venas que creías apagadas como ríos mansos39
La force et les potentialités des quatre éléments décrivent ainsi la femme-poète comme un être privilégié, proche de la nature, dont elle tire ses capacités de création. En tant qu’être d’exception, elle possède également un rapport particulier au temps qui, en entrant en résonnance avec elle, va lui permettre de réaliser le dessein pour lequel elle a été choisie.
3. La femme-poète face au temps
3.1. L’angoisse du temps qui passe et le pouvoir de la création
Dans Fuego soy, apartado y espada puesta lejos, Gioconda Belli offre une réflexion autour des relations que la femme-poète entretient avec sa propre finitude ; l’écriture joue pour elle un rôle important, puisqu’en tant que trace, elle lui permet de conjurer le temps en mettant la mort à distance. Cette vision du rôle temporel assumé par la poétesse était déjà présente dans le recueil El ojo de la mujer : les derniers vers de « Notas para la madurez » (« Notes pour la maturité »), par exemple, expriment le besoin de neutraliser par les mots l’évidence de la mort, de même que le poème « Ayúdame a creer que no seremos los últimos pobladores de la tierra » (« Aide-moi à croire que nous ne serons pas les derniers habitants de la terre ») :
¡Ah! Pero siento que aún no me llega la hora
y sin embargo los cumpleaños no me ayudan
mis hijas adolescentes enseñan sus cuerpos de mujeres
mi hijo crece sin piedad
y por primera vez tengo necesidad de escribir un poema
como éste40 (Belli 1992 : 247)
oigo tictaquear el reloj,
el momento que se escurre entre los dedos,
y estoy triste
ante la certeza del huracán.
Por eso me siento a blandir estos poemas
a construir contra viento y marea
un pequeño espacio de felicidad.41 (Belli 1992 : 158)
Non seulement l’écriture sert d’exutoire à l’angoisse de la mort, mais la femme-poète attend également d’elle qu’elle instaure un langage capable de la rendre inopérante. Gioconda Belli prend ainsi le contrepied de l’idée topique de l’incapacité des mots à rendre compte d’une réalité, puisqu’il s’agit ici de créer un nouveau langage qui soit capable, non pas de dire l’indicible, mais au contraire de taire l’inconcevable, comme le précise le poème « Declaración de oscuridad » (« Déclaration d’obscurité ») :
Debo inventar un idioma para no decir. No para negar
porque de eso no se trata
sino para ocultar el dolor el quebranto la desilusión […]
Entonces uno se entretiene mientras viene la muerte
en contar memorias y cantar recuerdos
en inventar idiomas para no ver – para no sentir – ni aceptar,
un idioma para no decir el final del fin42 (Belli 2007 : 60)
La relation de la femme-poète avec la vie et la mort apparaît également dans « Del otoño y sus miedos » (« De l’automne et ses craintes »). Ce poème reconnaît lui aussi le caractère autoritaire des mots et la nécessité de créer un nouveau langage qui n’oblige pas le poète à exprimer son angoisse face à la proximité de sa propre fin ; cependant, nous nous trouvons encore ici devant un paradoxe, puisque c’est précisément en affirmant qu’elle n’a pas les mots pour écrire cette angoisse que la voix poétique nous la décrit :
El fin se anuncia
cuando aún no he acuñado las palabras para entenderlo.
Me he negado a escribir la soledad de mi descubrimiento.
¿Cómo escribir esto? […]
Ya crecieron los muchachos
Sólo yo pretendo que no ha pasado nada.
Le huyo a los verbos,
al pasado pluscuamperfecto,
a las conjugaciones que me obligarían a decir
versos quejumbrosos.
hojas de otoño
que me persiguen
arremolinándose, crujiendo implacables
bajo las puertas.43 (Belli 1998 : 50)
La femme-poète semble donc avoir une conscience aiguë de l’importance de ses mots face au temps : incapables d’exprimer la réalité de la mort, ils lui permettent cependant de la mettre à distance en lui offrant la possibilité de l’immortalité. À travers son travail de création, la femme-poète est donc représentée comme un être capable de ‘neutraliser’ le temps en instaurant un nouveau langage susceptible d’annuler la réalité. Mais elle est également conçue comme un visionnaire, un être choisi par les mots pour ‘annoncer’ les événements futurs de la vie :
Temo el rumbo que me están anunciando
las palabras que se arremolinan bajo la puerta
Los chasquidos de las hojas secas,
suben con sonido de lástima desde el Valle Ticomo,
a zarandear ventanas por donde asoman
nuevos verbos temibles.44
La femme-poète trouve donc dans l’écriture un moyen de se situer dans le temps. La création lui offre un réconfort face à l’angoisse de la mort, mais aussi l’espoir de l’immortalité, la possibilité d’un langage performatif (puisque capable d’oblitérer la réalité de sa finitude), et enfin la faculté d’intuition. La femme-poète apparaît ainsi comme un être d’exception, capable de se projeter dans le futur, et dont les pouvoirs dépassent les exigences du temps.
3.2. Création et construction du futur : le pouvoir utopique de la femme-poète
La poétesse a, comme on vient de le voir, le pouvoir d’orienter vers le futur : ce pouvoir fait d’elle un agent privilégié de la construction utopique. Gioconda Belli conçoit en effet la poésie comme une arme politique et le vecteur du changement social, ce qui, en soi, n’est pas d’une grande originalité, surtout dans le contexte latino-américain : Octavio Paz, par exemple, envisage les rapports entre littérature et réalité comme une véritable interaction :
La relación entre sociedad y literatura no es la de causa y efecto. El vínculo entre una y otra es, a un tiempo, necesario, contradictorio e imprevisible. La literatura expresa a la sociedad; al expresarla, la cambia, la contradice o la niega. Al retratarla, la inventa; al inventarla, la revela.45 (Rodríguez 1997 : 19)
L’œuvre poétique de Gioconda Belli s’inscrit pleinement dans cette vision dynamique des relations entre création et réalité, puisque la femme-poète, à travers ses rêves, y apparaît comme un être doué de la faculté de ‘construire’ le futur. C’est cette image que nous rencontrons dans le poème « Vigilia » (« Veille »), par exemple :
Es la hora de la meditación y tejo un sueño
porque aprendí que los sueños son posibles.
Escribo manuscritos viejos y reescribo una nueva
historia del mundo.
Esta es la tierra prometida de la cual nos habían
arrojado.46 (Belli 1992 : 197)
Le retour au paradis perdu exprimé ici ne peut être compris sans être mis en relation avec la tonalité religieuse du poème, conçu comme une longue prière en faveur du rêve et de l’amour. Le titre doit ainsi être pris dans sa double signification de ‘veille’ de la femme-poète, qui prépare sans répit le futur, mais aussi de ‘veillée’ du culte religieux. Cette référence à la religion se fait, comme toujours chez Gioconda Belli, avec la plus grande liberté : si la femme-poète se permet d’occuper la place de Dieu en réécrivant une nouvelle histoire, elle ne renonce pas pour autant à son humanité et à sa corporéité en désirant l’avènement du bonheur, incarné dans un nouveau Christ qui se fait homme pour venir l’habiter :
dibujo en largos pergaminos la sustancia de mi
felicidad
Esa que sólo espero habrá de levantarse
de la niebla y el vapor
hacerse hombre y venir a habitarme47
La tonalité religieuse sert ici la vision utopique de la poésie : en effet, à travers la forme oratoire (le poème se termine par le mot « Amen »), l’énoncé devient performatif et rend possible l’éclosion de la réalité décrite par les mots, ce qui est d’autant plus facile que la femme-poète remplit toutes les fonctions à la fois (celle de Dieu et celle du fidèle qui le supplie). Il faut ajouter à cela que la construction d’un futur utopique, identifié ici à un retour du paradis perdu, doit impérativement passer par l’assomption du passé, comme si le flambeau de la création se transmettait de poète en poète :
Uno tras otro se amontonan los días de la vida.
Pasan. Se suceden.
Soy yo la que construye esperanza sobre la hierba. […]
Veo pasar los rostros que alguna vez alzados como
lámparas
iluminaron el mío y me poblaron de símbolos y
palabras nuevas.
Los poemas vuelan como bandadas de palomas
sobre la cabeza.48
La femme-poète est donc représentée comme un être semi-humain, semi-divin, dont le travail de création est susceptible de faire éclore les plus brillantes utopies. Mais si la femme-poète est capable de donner naissance à un nouveau monde, pas seulement au sens métaphorique mais de manière bien réelle, il n’est cependant pas question pour elle de faire table rase du passé pour instaurer l’utopie, mais au contraire de puiser dans l’expérience les potentialités du futur. Cette double direction temporelle, entre passé et futur, pose la question du positionnement de la femme-poète, entre héritages et progrès.
3.3. La femme-poète entre héritages et progrès : l’autorité partagée
La nostalgie d’un âge d’or de la poésie accompagne la réflexion autour du rôle du poète dans « Reunión de poetas en Granada » (Belli 2007 : 105). Le pessimisme règne dans ce texte, où la voix poétique interroge les poètes, dépositaires de la vérité, sur le sens de la vie :
Reunión de poetas en Granada
La bandada de pájaros desciende sobre la ciudad
En las plazas la palabra se desnuda como una flor al amanecer
Díganme poetas del mundo
¿Cuál es el sentido de la vida?49 (Belli 2007 : 107)
Dans cette grande traversée à travers le temps, dont la force et la fatalité sont associées aux éléments naturels – l’eau et le feu –, la poétesse constate que la poésie a perdu son pouvoir de révélation et de protection (« el refugio de la poesía ») pour se transformer en une activité anachronique et dépourvue de lien avec la réalité actuelle, tellement dépoétisée et étrangère aux mots que Gioconda Belli se voit dans l’obligation d’utiliser un néologisme pour la décrire :
Pero díganme, poetas,
en esta sucesión de años – volcán que hemos vivido
no es acaso la lira un instrumento tenue y anacrónico
¿no somos acaso sobrevivientes del soñar,
ilusos románticos creyendo en los conejos de los magos?
¿Qué mundo es éste que hemos creado
descalabrado y desapalabrado
un mundo lleno de boquetes
por donde caen los indefensos
abismos que se abren como si la tierra buena
se hubiese tornado en fiera
y abriera sus fauces constantes
para tragarnos?50 (Belli 2007 : 105)
Ce poème utilise les métaphores naturelles que nous avons analysées plus haut pour créer une opposition très marquée entre un passé révolu, où les poètes jouaient un véritable rôle de révélation, de protection et de salvation, et un temps présent abandonné aux lois de la consommation, sur lequel la poésie n’a plus aucune emprise. Nous retrouvons ici l’antagonisme civilisation / barbarie :
¿Cómo podrá una sucesión de palabras
de meditaciones
de versos enhebrados con fina aguja
crear la red para salvar a los incautos?
¿Qué tiempo es éste donde todos se oyen
Mientras nadie escucha?
Tiempo de correos electrónicos de celulares de computadores51 (Belli 2007 : 106)
Le poème s’achève sur la même question que celle qu’il avait posée dans la première strophe et le pessimisme de la poétesse face au monde moderne reste intact : la figure du poète a perdu le rôle social qu’elle assumait dans ce passé que la voix poétique évoque avec nostalgie, et les poètes, tels des oiseaux tombés du ciel, constituent une espèce en voie d’extinction :
Díganme poetas, pájaros que cayeron del cielo aquí en
Granada
¿Dónde vamos con toda esta poesía a cuestas?
¿Cuál es el sentido de la vida?52
Néanmoins, cette vision nostalgique du rôle social du poète, qui apparaît surtout dans les derniers recueils de Gioconda Belli (et principalement dans Fuego soy, apartado y espada puesta lejos), contraste avec celle que nous pouvons trouver dans des textes antérieurs ; il est de ce point de vue intéressant de comparer deux poèmes, publiés respectivement dans El ojo de la mujer et Apogeo, le deuxième étant une réécriture du premier. Les modifications opérées entre « Conjunción » (1992) et « Contradicciones » (1998) sont significatives de l’évolution de la perception de l’écriture, que l’on remarque dès le titre : le texte de 1992 envisage le processus de création comme un acte collectif, une « conjonction » qui prend en compte l’héritage des générations précédentes dans le cadre d’une écriture que l’on pourrait qualifier de ‘polyphonique’, tandis que celui de 1998 déplace la création poétique vers une conception plus dualiste qui s’appuie sur les « contradictions » entre passé et présent. Les deux textes instaurent un lien entre la voix poétique et les écrivaines du passé, et c’est la nature de ce lien qui les différencie. Après le titre, la typographie et la ponctuation viennent marquer graphiquement ce changement, en établissant un contraste avec les longues séquences de mots juxtaposés de la première version : par exemple, l’introduction de guillemets et d’italiques rendent plus visibles, dans la deuxième version du texte, les passages de discours rapportés et séparent de manière très claire les propos de la poétesse et ceux des écrivaines du passé. De plus, si l’on observe le début des deux poèmes, on s’aperçoit qu’entre la première et la deuxième version, la notion de solitude de la poétesse s’accentue et devient beaucoup plus explicite, réaffirmant ainsi l’absence de coopération : la douleur du processus de création évoquée dans « Conjunción » évolue – bien que partiellement – vers la dimension d’effort (« dolorosamente » – « douloureusement » –est remplacé par « trabajosamente » – « péniblement » –), insistant ainsi plus sur le travail personnel du poète que sur l’héritage reçu du passé, tandis que le désir d’être accompagnée exprimé par la poétesse perd toute ambiguïté dans « Contradicciones » :
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a. « dans cette enceinte / où, douloureusement, je fais surgir de l’air les mots / je suis déconcertée par la présence cachée d’un baiser sur la jambe ». b. « Dans cette enceinte où, / péniblement, / j’arrache à l’air les mots / je suis déconcertée par le désir inespéré / d’un baiser / léger / sur la jambe ». |
Ce contraste entre les artistes du passé et la voix poétique actuelle se recentre, dans « Contradicciones », sur la question de l’écriture : dans le passage final, qui décrit les conditions de création, l’allusion au cendrier est supprimée et seuls les objets en rapport direct avec l’activité d’écriture sont conservés, ce qui fait disparaître toute possibilité de coexistence quotidienne de la poétesse avec les femmes du passé et renforce l’opposition entre les conditions d’écriture actuelles et celles des écrivaines des générations antérieures :
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a. « elles périssables immortelles / semblent se réjouir derrière leurs paupières / en voyant ma chambre à moi / le dossier impeccable de papiers blancs / la machine à écrire noire / les étagères de livres / les épais dictionnaires / le cendrier noir de cendres / la fumée de cigarette. » b. « Elles / périssables / immortelles / semblent se réjouir dans leurs corps de ganse, / en voyant ma chambre à moi, / le dossier impeccable de papiers blancs, / le moderne processeur portable, / les étagères de livres, / les épais dictionnaires. » |
Outre la transition de l’idée d’une communion avec les voix du passé à l’idée d’un véritable contraste entre le poète actuel et ceux qui l’ont précédé, nous assistons également, d’un texte à l’autre, à une actualisation du matériel d’écriture – le moderne ordinateur portable remplace la machine à écrire électronique – qui pourrait paraître anecdotique si elle ne s’insérait dans une réflexion beaucoup plus vaste autour des relations entre le travail du poète et les nouvelles technologies. Cette problématique est soulevée essentiellement, mais pas exclusivement, dans le recueil Mi íntima multitud, ce qui n’est pas une coïncidence puisque le paradoxe exprimé par le titre renvoie directement à la contradiction entre l’essor des capacités de communication de nos sociétés actuelles et l’individualisme qui les caractérise. Les relations entre la création et les nouvelles technologies font ainsi l’objet d’une analyse dialectique dans « La escritora de cara al milenio » (« L’écrivaine face au millénaire ») (Belli 2003 : 18), poème publié dans Mi íntima multitud à partir d’une adaptation d’un texte en prose paru dans El Nuevo Diario le 7 février 2002. La première partie de ce poème énonce les inquiétudes de la poétesse concernant l’avenir et sa peur d’une invasion technologique qui réduirait à néant toute tentative de création. La tension entre la nature et le progrès technique est matérialisée par la crainte d’une substitution du poète, en tant qu’être humain, et plus précisément de ses capacités sensorielles, par les machines :
A menudo me embosca la tristeza de imaginar un mundo
árido.
La viva voz cediendo ante la cacofonía de digitales
impulsos eléctricos. […]
Me aterra la idea del ojo sin más paisaje que el cuadro de
luz de una pantalla omnipresente. […]
Que se pierda en el deslumbre de la máquina
la insuperable dulzura de la piel,
el mínimo y perfecto cosmos
transmitiendo sin más programa que el de la sangre en las
venas,
el universo del amor, la furia,
la soledad buscando quien la libere del silencio.53 (Belli 2003 : 18-19)
Mais cette préoccupation laisse assez vite place à l’espérance d’un travail de création facilité par les potentialités de la technique, et donc d’un lien très étroit entre le poète et les nouvelles technologies. Ainsi la deuxième partie du poème, introduite par la conjonction « Pero » (« Mais »), développe au contraire le concept d’ ‘intime multitude’ en insistant sur les nouvelles possibilités offertes au poète par la technologie :
Pero
¿cómo evitar la seducción de la electricidad, la
superconductividad,
las infinitas circunvalaciones de un microprocesador?
Me tienta el zumbido erótico del espacio cibernético.
La promesa de expansión, el plausible don de la ubicuidad,
la naciente orgía
del conocimiento, el laberinto de infinitas ramificaciones
donde otras mentes
se interconecten con la mía.54 (Belli 2003 : 19)
Ce nouveau moyen de ‘transport’ des mots (« Ponerle música de cumbia o de merengue, movimientos de cadera a los bytes –mordiscos minúsculos en los que viaja la palabra »55) pose cependant la question de l’interaction entre l’instrument et le contenu. Cette interrogation clôt la deuxième partie du poème sur l’annonce d’une possible fusion qui, dans la troisième partie, réalisera la synthèse entre ces deux visions, positive et négative, des relations du poète avec les nouvelles technologies :
¿Cambiará mi oficio ese cuadrilátero celeste que brilla
sobre mi mesa de trabajo?
¿O será a mí a quien corresponda inspirar rebeliones
cuando mis palabras agiten
alas en habitaciones distantes y el ordenador huela a canela
y transmita lirios,
mientras baten a rebato los cursores como pequeños ecos
del corazón? […]
La palabra como principio vital. ¿Los números su alimento
primigenio?56 (Belli 2003 : 20-21)
Une nouvelle ère s’ouvre donc pour le poète, une ère dont l’origine est marquée par un nouveau péché originel consistant à donner une dimension sensuelle et érotique à l’outil informatique. Il s’agit ici d’établir une connexion entre le mystère de l’âme et de la chair et celui de la transformation de données mathématiques en termes poétiques (et vice-versa). Cette analogie entre les mécanismes de régulation biologique et la technologie est la base de la science dénommée ‘cybernétique’, qui est à juste titre évoquée dans le poème :
Eva irredenta no vacilo en arrancarle al oscuro árbol del
conocimiento
esta nueva manzana lustrosa e impredecible.
Para morderla. Para dejar que me corra su jugo entre los
dientes.
Y entregarme a la « kibernitis »
ese suave bamboleo del remero corrigiendo el rumbo,
de donde nos viene « cibernética »
la máquina moviéndose entre el uno o el cero.
Aspiro el zumo híbrido de la fruta prohibida
que se ofrece a la ávida ciudad de mi intelecto.
Me deleito en el placer digital,
en el tacto que palpa y descifra
el ritmo de un orgasmo matemático.57 (Belli 2003 : 21-22)
La fusion opérée par le poète entre sa création et la technologie est ici soulignée par la polysémie de l’adjectif « digital », qui désigne aussi bien le sens du toucher que la technique numérique en informatique ; ce procédé est également utilisé dans « Gozos cibernéticos » (« Plaisirs cybernétiques ») (Belli 2003 : 32), où la question de la transformation de la pensée en courant électrique est posée en des termes similaires :
Aquí estoy: venada sobre el pasto azul.
Los horizontes son planos luminosos
Por los que cursan ríos secretos
Arroyuelos por donde corren inquietas descargas eléctricas
–cifras digitales preñadas de cotidianos pensamientos. […]
En el misterio del uno y el cero,
danzo para vos
este canto de gozo cibernético.58 (Belli 2003 : 32)
Dans ce texte également, les potentialités de la technologie sont exaltées et nous assistons à l’avènement d’une nouvelle étape pour le travail du poète (« el ordenador es el puerto hacia un espacio »59). Le passé ne fait plus l’objet d’une remémoration nostalgique et, chose plus surprenante, la contradiction entre la nature et la technique n’a plus lieu d’être ici puisque nous assistons à leur fusion :
Nunca antes
sobre el pasto azul
han podido ser los venados tan juguetones,
dúctiles, ubicuos.
Y nunca fue tan cierta la misteriosa frase de la creación:
En el principio era el Verbo.60 (Belli 2003 : 32)
Il faut bien sûr comprendre cette fusion comme une conception binaire où les contraires coexistent et où le paradoxe n’est pas absent. C’est finalement ce qu’il nous faut retenir de l’analyse des relations entre le temps et le poète : à la fois peur de l’avenir, nostalgie d’un paradis perdu, résultat d’influences littéraires antérieures, conflit intergénérationnel et objet d’une mutation technologique, le travail de création du poète ne saurait se concevoir du point de vue temporel sans ces tensions entre angoisse et espérance, civilisation et barbarie, regret et progrès, contradictions qui, en dernier ressort, ne sont que des variations de l’antagonisme bien et mal, vie et mort, qui structure l’œuvre de la poétesse nicaraguayenne.
Cette étude des représentations du poète – et, plus précisément, de la femme-poète – dans la poésie de Gioconda Belli nous a permis de mettre en lumière le statut d’élu assumé par la créatrice. Celle-ci est susceptible d’expérimenter – et donc d’exprimer – toutes les facettes de l’existence, comme nous le montre l’usage presque constant des paradoxes et des métaphores ambivalentes, telles que celles portant sur des éléments naturels. C’est un être réceptif aussi bien au plaisir qu’à la douleur, parfois fécond, parfois stérile, et soumis tant aux menaces du progrès qu’à ses potentialités.
D’autre part, nous avons pu constater que son activité est fondamentalement sociale, dans les deux sens du terme : parce qu’elle a une véritable influence sur la réalité en tant qu’expression de l’utopie, mais surtout parce qu’elle ne peut exister qu’en société. Nous sommes loin de l’image de l’écrivain enfermé dans sa tour d’ivoire : chez Gioconda Belli, la femme-poète est un animal politique ; elle ne peut écrire sans être confrontée à l’altérité (amoureuse, générationnelle, cosmologique) qui la nourrit et la féconde, pour donner naissance à une création qui sera à son tour mise au service d’Autrui. Le problème de l’autorité, chez la poétesse nicaraguayenne, dépasse donc la vision traditionnelle et individualiste du poète : il s’agit bien ici d’une autorité plurielle, partagée, collective, rendue possible par la capacité féminine à sortir de soi pour recevoir l’Autre.
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