De la correspondance à The Voyage Out : Portrait de Virginia Woolf en jeune femme de lettres

DOI : 10.58335/intime.79

Résumés

La correspondance woolfienne des années 1904-1915 offre une occasion unique d’analyser les relations entre épistolarité et création romanesque car elle s’écrit en même temps que la première fiction The Voyage Out. Seul exutoire aux sentiments de la jeune écrivaine, la correspondance se fait l’écho à la fois de son désir de faire œuvre de romancier et de ses premières intuitions modernistes. Elle est le lieu de croisement du journalistique, de l’auto/biographique et de la fiction et permet d’entrevoir le lien entre genèse de soi en tant que femme et genèse auctoriale. La lettre est un espace parfois ludique parfois dramatique, propédeutique à l’écriture romanesque qui entretient avec elle une rivalité mimétique des plus fertile. La lecture croisée des lettres et de The Voyage Out révèle les affinités entre les deux textes où esthétique du fragment et éthique sociale de la conversation dominent : la correspondance n’est pas seulement le laboratoire de l’œuvre romanesque, elle anticipe et annonce les fulgurances modernistes des années 1920.

Before she became a novelist, Woolf was already a compulsive letter writer (together with an essayist). The letters she wrote during the exceptionally long gestation of her first novel The Voyage Out afford a glimpse of her feelings and of her intuitions about creative writing. They betray her anxieties about her identity as a woman and as a writer, but also reveal that for Woolf, letter writing was considered as an exercise in style. Her letters are a mixture of anecdotes, gossip and the record of daily observation but they also betray Woolf’s attraction towards fiction. The reading of her first novel together with her letters reveals the cross-fertilization between the two: the basic ingredients of any correspondence (conversation and silence) also inform the novel, and the letters are an opportunity to voice her artistic credo and her intuitions concerning modernism.

Plan

Texte

La correspondance de Virginia Woolf est sans doute une des correspondances d’auteurs à la fois les plus amples et les plus soutenues, comme l’attestent les six volumes édités par Nigel Nicolson à partir de 1975. La première lettre de Virginia Stephen date du 20 août 1888 (elle est alors âgée de 6 ans), sa dernière du 18 mars 1941, jour de son suicide par noyade dans la rivière Ouse. Entre ces deux dates, où qu’elle soit et si son état de santé le lui permet, Virginia Woolf est une épistolière compulsive entretenant avec persévérance, humour mais aussi lassitude parfois, ce lien parfois ténu mais toujours indispensable avec le monde. “What in the world should I like more than letters – daily letters, long letters?”1 (Woolf 1980 : 68) devait-elle confier vers la fin de sa vie.

Aussi passionnant que soit le projet d’étudier la correspondance per se, notre ambition est ici sans doute moindre et un peu différente. Deux raisons majeures nous ont conduit à mettre en relation la correspondance des années 1905-1915 avec la fiction à laquelle la jeune Virginia Stephen s’essaie alors. La première est précisément que The Voyage Out est son tout premier roman. La jeune femme, déjà fervente épistolière, vit alors de sa plume grâce à ses essais et articles publiés dès 1904 dans différents magazines littéraires. Certes The Voyage Out n’est pas le roman le plus emblématique du style woolfien, ni sans doute le plus accompli, mais il a ce mérite pour notre étude de donner naissance au moi auctorial : la gestation de cette première œuvre est aussi longue que douloureuse, le processus de création est dilué dans le temps, la fragilité mentale de Virginia Woolf ne lui permettant pas de se consacrer à son œuvre sans relâche. Louise de Salvo a identifié neuf révisions de ce texte dont Virginia Woolf aurait eu l’idée en 1904 mais qui n’est publié qu’en 1915, c’est beaucoup plus que pour aucun des romans qu’elle écrira par la suite. Cette période de gestation exceptionnellement longue nous offre donc une occasion unique d’étudier les frictions entre vie et écriture, genèse de l’écriture et genèse de soi étant intimement liées.

La deuxième raison qui donne à la correspondance de ces années 1905-1915 un relief particulier est qu’elle constitue alors le seul écrit intime de la jeune écrivaine. A partir du 1er janvier 1915, Virginia tiendra un journal intime régulier. A l’époque où elle se lance dans l’écriture romanesque, elle ne tient que quelques carnets de notes assez peu élaborés. La correspondance est donc le seul lieu où déverser ses doutes, ses élans et ses difficultés. A la différence du journal dont Daniel Ferrer note qu’il « n’enregistre les événements d’écriture que dans la mesure où ces événements font partie intégrante de la vie de l’auteur » (Ferrer 1997 : 7), la correspondance des années 1905-1915, loin d’avoir un rôle marginal ou subalterne par rapport à l’œuvre de fiction a un rôle instrumental direct dans l’élaboration du roman. Elle ne constitue pas un récit courant parallèlement au processus d’écriture mais en est partie intégrante. Elle nous offre un accès certes fragmentaire, intermittent et incomplet à la création selon Virginia Woolf mais permet d’entrevoir aussi que ce qui se joue dans cet espace intime dépasse de beaucoup la simple création fictionnelle.

1. La correspondance espace transitionnel entre vie et écriture : la lettre comme herméneutique de soi

La correspondance de celle qui n’est encore que Virginia Stephen est à la croisée du biographique, de l’autobiographique et du fictionnel et son analyse ne doit pas faire oublier que « la formulation de projets et les prises de repères par rapport au processus d’écriture sont enchâssés dans une foule de notations quotidiennes mondaines ou domestiques » (Ferrer 1997 : 7). Les révélations fulgurantes sur les origines du roman se mêlent étroitement aux potins et autres commérages dont Virginia Woolf était friande. Ce que ces lettres mettent surtout en lumière de manière très nette c’est le lien serré entre affirmation de soi en tant qu’écrivain et en tant que femme. Il serait tentant de parler d’une correspondance de formation car il s’agit non seulement pour la jeune femme de se définir soi-même mais aussi de se définir « soi-même comme un autre » selon la formule de Paul Ricœur.2 Cet autre, qu’elle pressent confusément en elle-même et auquel elle veut donner voix c’est l’écrivain qui n’est encore pour elle qu’un être de fiction. La correspondance des années 1905-1915 est précisément cet espace transitionnel entre l’enfance et l’âge adulte, entre les écrits journalistiques et la fiction dont parle Vincent Kaufmann en le désignant comme « un passage vers autre chose, vers une œuvre ou un espace à venir » (Kaufmann 1990 : 44). Il faut brièvement rappeler qu’au moment où elle décide de faire œuvre de romancier Virginia Stephen sort tout juste d’une longue période de deuil qui a débuté avec la mort de sa mère en 1895, a été prolongée par celle de sa demi-sœur Stella en 1897 puis par celle de son père en 1904.3 Chacun de ces deuils la plonge un peu plus profondément dans une désespérance et une instabilité émotionnelle et mentale qui culminent lors de son deuxième épisode de folie pendant l’été 1904. La correspondance des années 1904-1905 est donc transitionnelle à plus d’un titre : pendant la convalescence de Virginia à Cambridge, ses frères et sa sœur changent de cadre de vie. Adrian, Thoby et Vanessa quittent Hyde Park Gate, la demeure familiale où ils ont toujours vécu, et s’installent 46 Gordon Square en plein cœur de Bloomsbury. Ce déménagement très symbolique est véritablement une façon de tourner une page de leur histoire. Dans le même temps, Frederic Maitland occupé à écrire une biographie autorisée de Leslie Stephen, demande l’aide de Virginia, qui à cette occasion découvre la correspondance de ses parents. Fin 1904, elle publie deux critiques d’ouvrages et un essai dans le Guardian, début 1905 un essai dans la National Review puis on lui demande d’écrire régulièrement des critiques pour le Times Literary Supplement. Elle vit désormais de sa plume. Les lettres de cette époque regorgent de demandes de conseil, d’exclamations d’impatience, et expriment ses doutes sur ses qualités d’écrivain sans jamais remettre fondamentalement en question ce qui apparaît in fine comme une véritable vocation. Ainsi de l’une des premières traces de cette affirmation du moi auctorial :

I am longing to begin work. I know I can write, and one of these days I mean to produce a good book. What do you think? Life interests me intensely, and writing is I know my natural means of expression. I don’t feel up to much, as far as my brain goes. At least I soon get tired of reading, and I haven’t tried to write, more than letters.4 (30 sept. 1904, à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 144)

A mesure que l’on progresse dans la lecture de la correspondance on assiste donc non seulement à la fusion du projet identitaire et du projet littéraire mais à une collusion entre genèse du projet d’écriture et estime de soi. L’obsession de la belle écriture qu’expriment ces lettres dépasse le simple projet professionnel et trahit également le désir d’être aimée, très présent dans les lettres aux figures maternelles de substitution que sont Violet Dickinson et Vanessa Bell. “Do you call this well written? careful, and rhythmical?” demande-t-elle à Vanessa (29 août 1908. Woolf 1975 : 363). Ou bien le lendemain à Violet : “Do you like my writing? Have you changed your opinion of it? I begin to believe that I shall write rather well one of these days. (…) Are you fond of me?”5 (Woolf 1975 : 368). Un autre exemple de l’investissement affectif de l’écriture se trouve dans une lettre écrite à Violet Dickinson le 1er octobre 1905 :

All this morning I have tried to spin out words about [Cornwall]; so that the fine cream has been taken off my brain already. This is only skim milk for you. I have written quite a lot, always with your stern eye searching me out across the world. I wish I had you here to encourage. No one really takes very much interest, why should they, in my scribblings. Do you think I shall ever write a really good book?6 (Woolf 1975 : 208)

Les lettres à Vanessa, figure de la bien-aimée dans cette correspondance de genèse (Virginia commence le plus souvent ses lettres par “Beloved”) sont l’illustration la plus parlante de cette difficulté à « détacher les bonheurs de style, les réussites épistolaires d’un horizon affectif » selon la formule de Geneviève Haroche Bouzinac (2002 : 122). Il est bien question de séduction dans ces lettres, en l’occurrence, pour être la « maîtresse » de Virginia (la polysémie du mot est intéressante) il faut avoir du style :

Has it ever struck you that this letter is neatly written, in a hand that would do no discredit to Margaret, and that the sentences, though dull, are much of a size, and finish neatly? That is because you told me that I wrote you careless letters. But the truth is we are too intimate for letter writing […] Now, to write well there should be a perfect balance; and I believe […] that if I ever find a form that does suit you, I shall produce some of my finest work. As it is, I am either too formal, or too feverish. There, Mistress!7 (7 août 1908, à Vanessa. Woolf 1975 : 343)

Notons ici l’ambiguïté du propos qui, du commentaire sur le style épistolaire clairement identifié au début du passage, glisse imperceptiblement vers une forme d’écriture plus universelle. Nous reviendrons sur le caractère fluctuant de la frontière stylistique entre écriture épistolaire et écriture fictionnelle.

Dans les périodes de doute, ce ne sont que plaintes, déni et dénégation qui paradoxalement participent également de cette construction de soi que constitue la correspondance.

I have 7 volumes of poetic drama to review for the Guardian, and a novel for The Times, and I want to write out many small chapters that form in my head [...] I know I shant. [sic.] I begin to understand that I never shall. You will probably suffer from many long, and diffuse, egoistical, ill written, disconnected, delightful letters, because solitary as I am, and fertile as a tea pot, it becomes necessary to empty the brew on someone – and there you are recumbent at Welwyn.8 (25 août 1907, à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 307-08)

C’est alors qu’elle est en pleine rédaction de son premier roman, que Virginia Woolf se trouve assaillie par un doute qui dépasse ses compétences artistiques et remet en question son identité propre : “Every morning I write 500 words and have already passed my natural limit; but must go on for another 5 chapters. The worst of it is, you wont [sic] like it; you’ll tell me a failure as a writer, as well as a failure as a woman.”9 (22 mai 1912, à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 499). Bel exemple de ce que Brigitte Diaz appelle un « projet d’être composite où l’existentiel se mêle à l’ontologique, et l’espace intime à l’espace littéraire » (Diaz 2002 : 103).

Plus qu’une renaissance de Virginia Woolf par la fiction, c’est une co-naissance au sens étymologique que la correspondance met en scène : il s’agit bien pour elle d’advenir à un autre être et d’exister dans le regard de l’autre : si l’expéditeur pose l’existence du destinataire on peut dire que dans le cas de Virginia Woolf la réciproque est vraie : “Your letter was a great solace to me. I had begun to doubt my own identity – and imagined I was part of a sea-gull, and dreamt at night of deep pools of blue water, full of eels.”10 (28 avril 1908, à Lytton Strachey. Woolf 1975 : 328). Virginia Stephen cherche dans les lettres qu’elle reçoit des réponses à ses interrogations existentielles, demande à être rassurée sur son potentiel d’écrivain mais aussi tout simplement sur son sort : “Having read your last letter at least ten times – so that Miss Bradbury is sure it is a love letter and looks very arch – I cant [sic.] find a word about my future”11 (28 juillet 1910, à Vanessa. Woolf 1975 : 430). En toute autre circonstance, ce reproche aurait eu des accents tout à fait anodins mais le lieu d’origine de la lettre (une petite clinique privée à Twickenham) rappelle qu’au moment où elle écrit ces mots, la santé mentale de Virginia Woolf est des plus instables : l’humour ne suffit pas à effacer la gravité de la question. Virginia attend les lettres de Vanessa en particulier, comme si sa vie en dépendait : la lettre est un lien quasi ombilical avec les figures maternelles et donc également le moyen de couper ce cordon au moment où il lui est crucial de se définir non plus seulement en jeune épistolière mais aussi en jeune romancière. Car dès lors que les lettres se mettent à parler de création c'est-à-dire de ce qui touche le plus à l’identité de Virginia Woolf, leur fréquence, leur style et leurs destinataires fluctuent. Cette correspondance, à mesure qu’elle se fait laboratoire d’écriture, ne s’adresse plus aux destinataires premiers. On remarque ainsi qu’au moment où la jeune Virginia conçoit le projet de son roman, elle est encore très proche de Violet Dickinson qui a veillé sur elle pendant sa maladie en 1904, amie intime de 17 ans son aînée, figure protectrice à laquelle la jeune Virginia semble vouer un véritable culte. La toute première mention d’un travail de création lui est donc naturellement adressée :

My writing makes me tremble, it seems so likely that I will be d-d bad – or only slight – after the manner of Vernon Lee. This isn’t a catch for compliments. I will send you something when I have written it, but I have wasted all my time trying to begin things and taking up different points of view and dropping them and grinding out the dullest stuff which makes my blood run thick.12 (15 oct. 1907, à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 315)

Cependant, à partir de 1907 ce n’est plus à Violet qu’elle confiera ses progrès, ses doutes ou ses intentions littéraires, mais à Vanessa et dans une plus large mesure encore à Clive Bell, premier destinataire masculin de cette correspondance. Entre les débuts de Virginia Woolf journaliste et ses débuts de romancière, le sort a continué de s’acharner, lui enlevant son frère Thoby qui meurt de la typhoïde contractée lors d’un voyage en Grèce à l’automne 1906. Il lui enlève aussi sa sœur Vanessa qui, au lendemain de la mort de Thoby accepte Clive Bell en mariage. Nous verrons plus loin que la correspondance est pour Virginia Woolf le moyen de faire le deuil de Thoby ; il est tentant de penser, toute illusion intentionnelle écartée, que The Voyage Out lui permet de faire le deuil symbolique de sa sœur, très accaparée par son mari et par son premier enfant, Quentin, né en février 1908. Virginia Woolf conçoit en effet ce roman en même temps que sa sœur conçoit son enfant. La rivalité passionnelle des sœurs Stephen étant bien connue, cette coïncidence apporte un éclairage particulier sur les échanges épistolaires entre Vanessa, Clive et Virginia. Le cercle des destinataires habituels se restreint, Violet Dickinson notamment ne joue plus qu’un rôle marginal (où l’on voit que la naissance du moi auctorial passe par la séparation d’avec la figure maternelle). La toute première lettre où il est question du style de son roman (question des plus intimes nous l’avons vu) est adressée à Vanessa, son « miroir d’encre » (pour reprendre la belle expression de Michel Beaujour) puis ce sera essentiellement à Clive Bell son beau-frère, qu’elle confiera ses ambitions tout en lui demandant conseil. La correspondance déplace et détourne la création romanesque sur le terrain de l’intime. Virginia, très consciente des pouvoirs et des enjeux de la lettre, va exploiter sa charge émotionnelle de manière magistrale. Ce qui se joue dans cette correspondance de l’année 1907 en particulier dépasse de bien loin le rôle utilitaire de la lettre comme laboratoire de fiction : ce qui s’invente dans cet espace, c’est un ménage à trois où l’écriture fictionnelle est une figure de la séduction. La correspondance n’est pas seulement « invention de soi », elle est affirmation de soi contre l’autre voire même appropriation de l’autre. Ainsi, l’attirance que ressentent Clive et Virginia l’un pour l’autre au moment où Vanessa voue un amour exclusif à son enfant s’exprime-t-elle dans la façon dont Virginia confie à Clive son « bébé », ce roman qu’elle porte en elle depuis quelque temps et qu’il faut lire comme une tentative à peine dissimulée de rivaliser avec Vanessa quasiment sur son propre terrain :

I think of Nessa with Julian! A page of Melymbrosia was strangled in the birth this morning. I look on tombstones for a name for Cynthia [...] Belinda is perhaps a little too dainty for my woman, and what I conceive of her destiny. But I talk grandly, feeling in my heart some doubt that she will ever have a destiny.13 (9 août 1908. Woolf 1975 : 345)

Comment exprimer mieux le lien indissoluble entre création romanesque, vie, naissance et mort ? La correspondance est le symptôme de cette écriture qui, de l’épitaphe à la fiction, s’origine dans la douleur et le deuil pour mieux célébrer la naissance d’un autre soi. La correspondance tient de la maïeutique, Virginia Stephen, jeune journaliste accouche de Virginia Woolf – son mariage avec Leonard Virginia Woolf coïncide avec la parution de son premier roman – futur grand écrivain. Le 10 août 1908 c’est en ces termes qu’elle s’adresse à Vanessa :

By the way, I have imagined precisely what it is like to have a child. I woke up, and understood, as in revelation, the precise nature of the pain. Now, if only I could see my novel like that – I have being [sic.] trying to arrange a method of imagining scenes, and writing them, and wrote rather better this morning.14 (Woolf 1975 : 348)

La création de son premier roman se fait en effet dans un climat peu serein : il lui faut compenser l’éloignement affectif de Vanessa qu’elle a toujours considérée comme bien plus douée qu’elle-même pour les choses de la vie mais aussi pour la création. Ces lettres sont une mise en scène de Virginia qui, face à cette sœur comblée en tant que femme et épanouie en tant qu’artiste, se crée un rôle d’écrivain, instrument de séduction auprès de son beau-frère. Il faut dire aussi que Clive Bell est critique d’art et très bien placé pour porter un jugement sur le travail de Virginia et l’aider à résoudre les problèmes formels du roman. Ses lettres sont l’indice d’une littérarité, que Virginia Woolf envie. “You have a touch in letter writing that is beyond me. Something unexpected, like coming round a corner in a rose garden and finding it still daylight.”15 (10 août 1908, Woolf 1975 : 349). Et c’est peut-être parce qu’elle considère que Clive est le meilleur épistolier de langue anglaise16 qu’elle lui confie la lecture des cent premières pages de son roman ainsi que ses aspirations secrètes :

I think a great deal of my future and settle what book I am to write – how I shall re-form the novel and capture multitudes of things at present fugitive, enclose the whole and shape infinite strange shapes.17 (19 août 1908, à Clive Bell. Woolf 1975 : 356)

Dans l’espace clos de ces lettres à Clive Bell, Virginia s’invente un personnage de romancière très plausible, avec ses doutes et ses angoisses, imago valorisante, bien loin de l’image de jeune fille à marier que lui renvoie sa correspondance avec ses amies ou avec sa sœur. Le lien entre écriture et féminité est déjà au cœur des préoccupations de Virginia Woolf : le mariage et la maternité, corollaires de l’identité féminine, sont les thèmes majeurs abordés par sa correspondance d’alors et par son premier roman. Une lettre en particulier articule ce lien entre mariage et écriture sur un ton humoristique dont on sait les abîmes d’angoisse qu’il peut tenter de masquer : “Madge tells me I have no heart – at least in my writing; really I begin to get alarmed. If marriage is necessary to one’s style, I shall have to think about it. There is some truth in it, isn’t there?”18 (à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 228). C’est justement à Madge Vaughan qu’elle adresse ce mot : “Are you writing? I always ask that question, and you always tell me it is better to be married.”19 (1er nov. 1908. Woolf 1975 : 372). Mais l’expression sans doute la plus poignante de cette conscience aiguë du lien entre existence et écriture se trouve dans une lettre à Vanessa (qui restera la destinataire privilégiée de cette correspondance d’une vie) : “Did you feel horribly depressed? I did. I could not write, and all the devils came out – hairy black ones. To be 29 and unmarried – to be a failure – childless – insane too, no writer.”20 (8juin 1911. Woolf 1975 : 466).

On comprend bien dès lors tout l’enjeu du regard de Clive sur son roman, premier regard masculin qui la valorise en tant que femme et en tant qu’écrivain. Car Virginia Woolf ne s’est pas encore affranchie de l’autorité paternelle et n’a pas encore tout à fait ‘tué le père’, comme l’atteste ce rêve qu’elle raconte à Clive :

I dreamt last night that I was showing father the manuscript of my novel; and he snorted, and dropped it onto a table, and I was very melancholy, and read it this morning and thought it bad. You dont [sic] realise the depth of modesty in to which I fall.21 (15avril 1908. Woolf 1975 : 325)

Elle ne fera vraiment disparaître cette présence tyrannique qu’en la transformant en matériau fictionnel pour To The Lighthouse des années plus tard. Se trouvent déjà dans la correspondance et dans le premier roman les prémisses de cette aptitude à faire taire les angoisses et à donner voix à la créativité. C’est là toute l’ambiguïté du geste d’écriture de la jeune Virginia qui la situe à la fois dans la lignée du père et qui l’en détache à tout jamais car faire œuvre de romancier c’est se choisir une voix à soi. La correspondance et le premier roman portent ainsi les traces embryonnaires de la réflexion sur la place de la femme dans la société que Virginia Woolf ne théorisera que bien plus tard (essentiellement dans les années 30) et qui lui fait revendiquer déjà « une chambre à soi » pour bien écrire.

Ainsi, de même que sa première fiction peut se lire comme un rite d’initiation à la vie d’une toute jeune fille, la correspondance de ces années de gestation peut aussi se lire comme un rite initiatique à l’écriture fictionnelle.

2. L’écriture épistolaire (h)au(t) lieu de la fiction ? Vers une typologie de la lettre woolfienne

L’aspect transitionnel de la correspondance en fait le lieu d’intersection du journalistique, de l’épistolaire et du romanesque. La position théorique de Virginia Woolf concernant l’écriture épistolaire est duplice : tantôt elle honnit cette écriture trop circonscrite à la matérialité du langage, engluée dans une gangue de faits inintéressants, tantôt elle la considère comme supérieure à toute autre forme d’écriture. La posture épistolaire est donc fluctuante, mouvante et instable. La correspondance établit une typologie de la lettre sans cesse remodelée. La lettre privée que Virginia Woolf appelle “letter of affection” ou “letter of friendship” (1975 : 337) empiète trop souvent sur le territoire plus sérieux de la lettre d’affaires : “Why do I go on writing to you, when there are three serious and sober and very intelligent letters that I must write ?”22 (Woolf 1975: 191). La lettre d’affaires ne peut être qu’ennuyeuse comme elle l’affirme à Clive : “This is going to be an infernally dull letter of business”23 (1975 : 486). La liberté de ton et l’apparente insouciance stylistique de la lettre privée participent de la jouissance de l’écriture et la placent naturellement en rivalité avec d’autres types d’écriture plus contraignants et en particulier avec l’écriture journalistique. Tantôt le caractère récréatif et naturel de la lettre en fait un pur moment de plaisir :

I am writing for my own pleasure, which is rather a relief after my Guardian drudgery (…). What a mercy it is, my good woman, that I can write to you, as old ladies say, with perfect freedom, otherwise this letter would read a little incoherent.24 (Woolf 1975 : 206)

La lettre intime attire alors volontiers l’attention sur son caractère ‘expédié’, voire brouillon, gage de sincérité et marque d’une grande liberté de ton, impossibles ailleurs. Elle n’est tenue à aucune perfection et se revendique comme lieu d’expérimentation25 : “I think you will laugh at the natural trend of this letter; I have read it over, and half think to burn it; but if I do I shall have no answer, and no − truth.”26 (6 mai 1908, à Clive Bell. Woolf 1975 : 330). Tantôt, le temps consacré à l’écriture épistolaire ne l’est pas à une autre forme d’écriture, la lettre est alors déperdition d’énergie, la culpabilité guette le scripteur.27 “Making a living as I do, by the pen, it is indecent to use it for the purpose of friendship, so you would feel, if you had what we call a nice mind.”28 (mai 1905, à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 189). Ou encore “I write in haste− this is no device to excuse my dullness − but I am scrambling through my article.”29 (16 août 1909, à Vanessa. Woolf 1975 : 407). D’où cette ambivalence parfois très mutine de la position de Virginia Woolf concernant cette écriture épistolaire qu’elle déclare honnir alors même que sa prolixité dément son aveu :

I am going to write a review tomorrow of a book of letters, garrulous silly old letters that ought to have been burnt when they were written. That gives me a horror of letter writing ─ for wh. [sic] reason I write to you, and you must write to me.30 (avril 1906, Woolf 1975 : 219)

If you knew the misery it is to me to sit down to a writing table and begin a letter!” (7 juillet 1907, à Violet. Virginia Woolf 1975 : 298). Ou bien encore “I love getting letters, but hate answering them.31 (14août 1908, à Lady Robert Cecil. Woolf 1975 : 353)

Le discours sur les liens entre écriture épistolaire et écriture romanesque est tout aussi ambigu et fluctuant. En de rares instances, la lettre est un exercice de style plus complexe que le roman : “You should write novels: you can write letters which is far harder” (janv. 1907, à Lady Robert Cecil. Woolf : 278). Plus souvent elle est au mieux considérée comme une mauvaise fiction, c’est-à-dire comme une fiction réaliste. Ainsi de la lettre qu’elle écrit à Lytton Strachey en avril 1908 :

If you could see under what circumstances I write a letter you would think me something of a moralist. I have a sitting room, which is the dining room, and it has a side-board, with a cruet and a silver biscuit-box. I write at the dining table, having lifted a corner of the table cloth, and pushed away several small silver pots of flowers. This might be the beginning of a novel by Mr. Galsworthy.32 (Woolf 1975 : 327)

Mais dans l’ensemble, il apparaît clairement que la lettre ne se réduit pas à un récit purement factuel, qui n’aurait de légitimité que par son utilité. La lettre s’écrit même lorsqu’il n’y a rien à dire : “There is no news, so why should I write a letter? However− there are various things. One is this...”33 (avril 1906, à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 219). Ainsi, lorsque la matière fait défaut la fiction prend le relais : de la lettre récréative à la lettre créative il n’y a qu’un pas, prestement franchi par Virginia Woolf : “As for news, I am entirely without it. I am even driven to fabricate it.”34 (10août 1908. Woolf 1975 : 347). La lettre woolfienne est aussi mise en abîme de fictions qui s’avouent comme telles. Ainsi de la lettre à Violet Dickinson dont nous avons cité un extrait précédemment et dans laquelle Virginia Woolf dit ne plus supporter de s’asseoir à une table pour écrire des lettres. Virginia Woolf poursuit en adoptant une stratégie du déplacement et du détour : la lettre est détournée de sa fonction phatique pour ne plus être que poétique. En effet, pour échapper à la corvée épistolaire Virginia Woolf fait le récit de sa journée sur le mode du conte de fée, imaginant le plaisir qu’elle aurait à raconter cette histoire aux enfants de Vanessa et leur plaisir à l’écouter. Elle est à la fois l’héroïne de sa propre fiction et son narrateur, fantasme de toute puissance auctoriale qui se heurte à l’incrédulité du destinataire :

This is a beautiful story such as I shall tell Nessa’s children; and they will say here: “Do go on, Aunt Virginia, what happened next?” “An Ogre” I shall say: and they will know and believe; but Violet who has lived all her life among sophisticated people (...) Violet shant hear anymore of this story.35 (7 juillet 1907. Woolf 1975 : 298).

La fiction épistolaire est ici mise à distance ludique du quotidien et cette dimension ludique est également au cœur du projet lancé entre fin janvier et mi-mars 190936 : Virginia, Clive et Vanessa ainsi que trois ou quatre de leurs amis décident d’élaborer un roman épistolaire à plusieurs voix. Chacun adopte une personnalité fictive (Virginia est Elinor Hadyng, femme du peuple originaire du Yorkshire). Cependant ce « bal masqué » (Bell 1972 : 142) épistolaire tourne rapidement au règlement de compte car sous les masques, ce sont les personnes réelles qui s’expriment. Ainsi le ménage à trois de Virginia, Vanessa et Clive est-il éventé et devient-il le sujet de conversation principal de ces lettres qui n’ont de fictif que les noms et les lieux d’écriture. Dans une certaine mesure, la demande en mariage de Lytton Strachey à Virginia et sa rétractation quasi immédiate peuvent sembler n’être que le prolongement réel de cette fable épistolaire ou en tout cas son apogée grotesque. Il ressort de cet épisode qu’il est extrêmement difficile de tenir une pose fictionnelle de manière convaincante dans une correspondance. Le travestissement, à moins d’être caricatural, n’est pas sans danger, le scripteur peut être pris au piège de son propre mensonge. Si à divers degrés, toute lettre devient mise en fiction de la vie de l’épistolier, on ne joue pas impunément avec la vérité. Or cette mise en fiction n’est pas toujours ludique et ne relève pas nécessairement d’un véritable choix. C’est le cas de la mise en fiction d’un épisode douloureux de la vie de Virginia Woolf.

Les lettres qu’elle adresse à Violet Dickinson entre le 20 novembre et le 18 décembre 1906 forment une séquence fictionnelle qui ne s’avoue pas d’emblée comme telle et dont l’audace est rétrospectivement confondante. Elles taisent la mort de Thoby (victime de la typhoïde) et vont jusqu’à mettre en scène son rétablissement. On imagine la force d’esprit et de projection qu’il a fallu à Virginia Woolf pour entretenir ainsi pendant presque un mois, la fiction de la vie de Thoby et de la sienne propre afin d’épargner à Violet (elle-même atteinte de la typhoïde) un choc qui aurait pu lui être fatal. Virginia doit mettre entre parenthèses sa propre douleur, s’oublier elle-même dans un personnage de composition et l’on voit bien à quel point l’épistolaire est ici “apprentissage du déplacement de la représentation, une étape obligée pour accéder à la fiction, à la force de projection que celle-ci suppose, comme s’il fallait commencer par n’être personne (…) pour pouvoir se projeter ensuite dans les personnages, les temps et les lieux dont se font les romans.” (Kaufmann 1990 : 128). Il convient sans doute aussi de lire ces lettres comme la volonté de Virginia Woolf de désamorcer la charge létale dont Kaufmann rappelle qu’elle est au centre de la procédure de destination et ainsi de déjouer la mort.

On retient de la lecture de ces lettres que la correspondance est espace d’expérimentations textuelles, qu’elle entretient avec la fiction une rivalité mimétique qui dessine des relations multiples et variées. De la fiction épistolaire à la lettre fictive, l’espace de la correspondance est un lieu de mixité, d’hybridation. « L’aspect polymorphe de la correspondance entraîne à une écriture souple, on change de voix dans la correspondance comme dans le roman de nom, de posture auctoriale » (Diaz 2002 : 245). L’origine de l’extraordinaire prolixité épistolaire et romanesque de Virginia Woolf se trouve peut-être dans le constat fait à Violet au tout début de sa vie d’écrivain : “I think I hate writing letters about facts and I grow too stupid to write fiction”37 (3 dec. 1905, à Violet. Woolf 1975 : 213). Nous pensons que c’est précisément cet entre-deux très inconfortable qui pousse Virginia Woolf à subsumer l’antinomie fondamentale fait/fiction dans une oscillation permanente entre ces deux pôles. La correspondance, à l’image de l’œuvre tout entière peut se lire comme tentative de dépasser cette dualité fondatrice en particulier de la théorie de Virginia Woolf sur le biographique. C’est parce qu’elle brouille les frontières du factuel et du fictionnel, parce qu’elle réussit cet « étrange amalgame du rêve et de la réalité, cette union perpétuelle du granit et de l’arc en ciel » (Woolf 1967 : 235), c’est parce qu’elle fait se côtoyer le littéraire et l’épistolaire, que la correspondance de Virginia Woolf est si fascinante.

3. De la lettre au roman : l’art de la conversation

Les affinités thématiques entre The Voyage Out et la correspondance sont multiples et il n’est pas difficile d’identifier les personnages réels qui ont inspiré à Virginia Stephen ses premiers personnages fictifs. Lytton Strachey est reconnaissable sous les traits de St John Hirst, intellectuel de Cambridge, dont la culture est aussi impressionnante que son physique est ingrat. Vanessa a pu inspirer Helen Ambrose, la femme mûre qui prend en charge l’éducation de la jeune Rachel. Kitty Maxse est Mrs Dalloway, l’élégante femme du monde.38 Il est en revanche plus difficile d’identifier le personnage censé représenter Virginia elle-même : on retrouve naturellement un peu d’elle dans Rachel, jeune fille élevée par ses tantes en vase clos sur les recommandations d’un père désemparé après le décès de sa femme. Cependant leurs différences sont aussi flagrantes que leurs traits communs.39 Terence Hewet, jeune écrivain dont l’ambition est d’écrire un roman sur le silence semble un porte-parole des aspirations romanesques de Virginia Woolf plus convaincant en revanche. Rachel Vinrace embarque à bord du navire de son père pour l’Amérique latine, la traversée de l’Atlantique la met en contact avec deux couples, les Ambrose (son oncle et sa tante) puis les Dalloway qui embarquent à Lisbonne. Elle découvre la complexité des relations humaines en même temps que sa hantise des relations entre hommes et femmes. A l’issue de la traversée, sa tante Helen Ambrose lui propose de rester avec eux pour quelques mois dans la petite ville de villégiature Santa Marina, cadre d’un va-et-vient incessant entre l’hôtel qui héberge la communauté des Anglais expatriés et la villa où les Ambrose résident. La proximité avec l’hôtel est l’occasion d’élargir le cercle des rencontres : St John Hirst et Terence Hewet entrent dans l’intimité de Rachel. Au retour de l’expédition sur l’Amazone cadre, de la déclaration d’amour de Terence à Rachel, Rachel tombe gravement malade et atteinte de la typhoïde meurt quelques semaines plus tard. L’intrigue simple souligne la ressemblance entre les sujets de conversation favoris des personnages de la fiction et des épistoliers autour de Virginia Woolf. Les relations interpersonnelles sont clairement au centre des conversations fictives dans le roman, comme elles sont au centre de la correspondance de Virginia Woolf ainsi que l’atteste une lettre à Vanessa, datée du 10 août 1909 : “My conclusion was that the way to get life into letters was to be interested in other people.”40 (1975 : 406). Mais plus qu’une simple ressemblance entre le thème des conversations fictives du roman et le contenu des lettres échangées entre Virginia Woolf et ses relations au moment de la gestation du roman, The Voyage Out offre aussi une mise en abîme de l’ambivalence des sentiments de Virginia Woolf à propos de l’écriture épistolaire : tantôt la lettre figure en bonne place dans le récit et est citée in extenso comme élément informatif,41 tantôt elle est réduite à sa simple extériorité (l’enveloppe). Quoi qu’il en soit le roman est émaillé de lettres reçues, en train de s’écrire, attendues, gage de professionnalisme, graves ou anecdotiques. De même que le roman est une caisse de résonnance des écrits journalistiques de Woolf – les auteurs dont parlent les personnages sont ceux sur lesquels elle s’est elle-même penchée dans ses essais – il porte aussi la trace de sa pratique quotidienne de la correspondance. La lettre est parfois tout simplement vectrice de faits divers et objet de commérages (Woolf 1992 : 356). Elle est le plus souvent espoir suscité par l’arrivée d’un bateau en provenance d’Angleterre, elle est un lien ténu mais nécessaire au pays d’origine qui permet un retour du familier dans un environnement étranger, et offre une saine alternative à l’aliénation. La lettre est une balise, un ancrage certes temporaire et mouvant mais nécessaire dans un monde où dérive et dissolution identitaire menacent. La ferveur avec laquelle Helen attend les lettres fait écho au malaise exprimé par Virginia Woolf lors de son voyage au Portugal en 1905 – dont on sait qu’il lui inspira The Voyage Out  – : “Do write if you can. I am very hard up for letters. I feel as though I had been cut adrift from the world altogether; we lead such an odd dreamy existence”42 (5 avril 1905, à Violet. Woolf 1975 : 184). Et cinq jours plus tard : “I have had two letters from Nessa – otherwise no English news at all – nor have we seen a newspaper. In fact we feel entirely adrift, and it seems 6 months since we left.”43 (Woolf 1975 : 186) La lecture du courrier est une sorte de rite collectif auquel se livrent les expatriés, elle est également un révélateur aussi bien de la personnalité du scripteur que du récepteur (Woolf 1992 : 198). Le plus souvent, la valeur poétique de la lettre est remise en question : lorsque Rachel reçoit des lettres de félicitations à l’occasion de ses fiançailles avec Hewet, elle se plaint de l’uniformité des messages et de leur platitude (“They’re sheer nonsense !”44 (Woolf 1992 : 340). Rachel ne répond à ces lettres qu’à contrecœur, la lettre s’écrit laborieusement, elle est un langage commun à tous les sens du terme et Rachel se surprend à reproduire les mêmes phrases vides de sens qu’elle a dénigrées : “Why don’t people write about the thing they feel.”45 (1992 : 344-46). Rachel vante la puissance d’expression de la musique, plus apte à traduire les émotions que les mots.46 Parce qu’elle est une épistolière réticente et que Hewet incarne un jeune romancier, la scène peut se lire aussi comme une mise en abîme humoristique du clivage traditionnel féminin/masculin qui fonde l’opposition paradigmatique entre pratique épistolaire et écriture romanesque. La première apparaît comme laborieuse et contrainte, là où la deuxième est inspirée et libre. La valeur poétique de la lettre est encore envisagée dans un double mouvement lorsque St John Hirst écrit « les vers les plus sublimes de la littérature anglaise » au dos de l’enveloppe de la dernière lettre envoyée par sa tante : la lettre est à la fois réduite à un simple support mais se trouve de fait sublimée par l’écriture poétique et devient palimpseste, prétexte à la création. (Woolf 1992 : 276)

Mais plus que l’inspiration autobiographique ou que la réflexion sur la forme épistolaire, c’est le goût immodéré de Virginia Woolf pour la conversation qui habite également la correspondance et The Voyage Out.

La parenté entre conversation et correspondance n’est pas nouvelle. Catherine Kerbrat-Orecchioni (1998 : 19-33) a démontré le lien entre échanges conversationnels et échanges de lettres du point de vue de leurs stratégies d’ouverture ou de clôture et de leur organisation séquentielle. Brigitte Diaz (2002 : 25) rappelle que dès le XVIIe siècle la conversation est une propédeutique à l’art de la lettre : elles partagent une même esthétique et une même éthique de la sociabilité. Le roman anglais lui, naît des “conversation pieces” au milieu du XVIIIe siècle :

The art of fictional dialogue imitates the practice of conversation. […] When the novel emerged fully armed upon the stage of the world, there were in London “conversation assemblies” and conversaziones. […] The idea of conversation, as the proper form for public and socialized truth, was pre-eminent in a culture of coffee-houses, clubs and weekly periodicals.47 (Ackroyd 2004 : 317)

Or la conversation est érigée en art par Bloomsbury, en attestent les Thursday Evenings organisés dès 1906 à Gordon Square, puis le Friday Club sous l’égide de Vanessa.48 Il n’est donc pas étonnant que la conversation soit la matière même de The Voyage Out. La teneur des conversations du roman rappelle celle des lettres entre Virginia Woolf et ses destinataires : que ce soit sur le bateau, à l’hôtel ou à la villa, on discute de tout, d’amour, de mariage beaucoup, mais surtout des livres qu’il faut lire, que l’on a lus ou que l’on va lire.49 D’ailleurs, Helen Ambrose vante les vertus thérapeutiques de la conversation : de même que Virginia Woolf a pu considérer l’écriture romanesque comme analgésique, Helen conseille à Rachel de parler pour surmonter ses angoisses : “Talk about everything, talk that was free, unguarded, and as candid as a habit of talking with men made natural in her own case”50 (Woolf 1992 : 122).

La structure du roman porte aussi les marques de cet art de la conversation : elle est assez diffuse et l’on pourrait y voir une longue conversation de Virginia Woolf avec la jeune écrivaine qu’elle projette encore de devenir. La genèse éprouvante du roman a sans doute contribué à cette structure fragmentée : les épisodes de doute, de folie et de désespoir viennent interrompre le fil de l’écriture. Comme une correspondance, l’écriture du premier roman est faite de silences, de périodes d’interruption, d’où cette structure lâche dont Woolf est consciente.51 La gestation même du roman repose sur les longues conversations épistolaires de Virginia Woolf avec Clive Bell puis avec Roger Fry, leur correspondance in-forme le roman.52 Les lettres ne sont pas seulement chronique de l’élaboration de l’ouvrage en cours, ou cortège d’impressions qui entoure l’élaboration du livre mais bien plus, Virginia Woolf s’y essaie à une théorie du roman. La lettre qu’elle écrit à Lytton Strachey en février 1916 juste après la publication du roman revient sur ses intentions romanesques :

I think I had a conception, but I don’t think it made itself felt. What I wanted to do was to give the feeling of a vast tumult of life, as various and disorderly as possible, which should be cut short for a moment by the death and go on again – and the whole was to have a sort of pattern and to be somehow controlled. The difficulty was to keep any sort of coherence – also to give enough detail to make the characters interesting [...] Do you think it is impossible to get this sort of effect in a novel – is the result bound to be too scattered to be intelligible?53 (28th February 1916).

Cette lettre rappelle de façon troublante un extrait des premiers journaux intimes de Woolf. Lors d’un voyage en Italie avec Vanessa et Clive Bell en septembre 1908, c'est-à-dire au moment où elle achève les cent premières pages de The Voyage Out, le commentaire que lui inspirent les fresques de Perugino et les conclusions qu’elle tire quant à son propre art résonnent comme le véritable credo artistique de la jeune écrivaine :

I attain a different kind of beauty, achieve a symmetry by means of infinite discords, showing all the traces of the mind’s passage through the world and achieve in the end, some kind of whole made of shivering fragments, to me this seems the natural process, the flight of the mind.54 (Woolf 1990 : 392-93)

La conception du roman comme totalité faite de fragments iridescents évoque nécessairement la nature de la correspondance dont Kristina Wingard (1982 : 176) nous rappelle que ce qu’elle crée « c’est ce poudroiement d’identités aux innombrables fluctuations qui tend à […] dissoudre les notions traditionnelles de personnalité et d’identité ». Cependant la nécessité d’unifier ces fragments, d’atteindre un équilibre et une symétrie attestent l’évolution de la théorie romanesque de Woolf. Ce qui se joue pendant la gestation de The Voyage Out c’est la prise de conscience de Woolf de la nécessité de faire évoluer son roman vers une forme plus intégrée, plus synthétique et plus épurée.55 De l’écriture épistolaire à l’écriture romanesque, il y a la conscience que les fragments doivent être harmonisés en un tout significatif. La correspondance est une mosaïque de fragments épars, une écriture de la dilution et de la dissémination, l’écriture romanesque selon Woolf vise à la condensation, c’est une écriture du lien, de la suture.56 Ce qui se dit dans cette lecture croisée de la correspondance et du premier roman c’est une attirance pour une forme d’écriture qui rende compte non plus de la polyphonie des voix mais du silence et de l’inter-dit : Hewet veut écrire un roman sur les choses que les gens ne disent pas, son roman sera intitulé “Silence or the Things People don’t say.” (Woolf 1992 : 249-51) Woolf dira plus tard que c’était sa propre ambition :

There’s the whole question which interested me, again too much for the book’s sake, I daresay of the things one doesn’t say, what effect does that have and how far do your feelings take their colour from the dive underground ? I mean, what is the reality of any feeling?57 (19 nov. 1919. Woolf 1976c : 400)

En même temps que la fiction woolfienne évolue vers l’épure, la correspondance manifeste le désir d’une économie de moyens : “I hate writing letters. I would rather send telegraphs.”58 (Woolf 1975 : 280). Où l’on voit que la forme romanesque se nourrit de la forme épistolaire et l’inspire à son tour. Le discours critique sur la correspondance et la fiction, en particulier moderniste, traduit ce double mouvement : “A letter should be flawless as a gem, continuous as an eggshell, and lucid as a glass”59 dit-elle à Violet Dickinson en décembre 1906 (Woolf 1975 : 234) et d’après Nigel Nicolson, avec The Voyage Out, son but est effectivement d’atteindre “a central transparency” :

The letters are a record of her daily observations: the novel a distillation of it. In both she sought clarity, avoiding triteness of thought and expression, disdaining convention and humbug. What mattered to her (as she once defined it for Vita Sackville-West) was the “central transparency” by which she meant the precise analysis of common circumstances.60 (Woolf 1975 : xx)

Virginia Woolf n’aura de cesse de poursuivre la chimère de la transparence de l’écriture, théorisée dans Modern Fiction : “Life is not a series of gig-lamps symmetricallly arranged; life is a luminous halo, a semi-transparent envelope surrounding us from the beginning of consciousness to the end.”61(1966a : 106).

Les intuitions qu’elle exprime dans ses lettres lors de son apprentissage romanesque, sont reformulées dans les essais modernistes dans les années vingt et participent de l’élaboration de sa position intellectuelle. Les mêmes métaphores sous-tendent le discours critique sur la lettre et sur la fiction. La lettre doit rendre les impressions de la manière la plus immédiate possible : “A true letter, so my theory runs, should be as a film of wax pressed close to the graving in the mind.”62 (fév. 1907, à Clive Bell. 1975 : 282). Une image semblable est utilisée dans Modern Fiction pour décrire la façon dont le roman doit donner une impression de la vie plutôt que la représenter :

Look within and life, it seems, is very far from being ‘like this’. Examine for a moment an ordinary mind on an ordinary day. The mind receives a myriad impressions – trivial, fantastic, evanescent, or engraved with the sharpness of steel.63 (Woolf 1966a : 106).

La correspondance de jeunesse apparaît donc comme substrat moderniste : la pratique épistolaire est moderniste ‘avant la lettre’ : elle anticipe et précède la théorie et sa mise en œuvre romanesque. La lettre est laboratoire d’écriture et parce qu’elle est spasmodique, obscure et fragmentaire elle est l’essence même de la modernité woolfienne.64

La correspondance est donc fondatrice à bien des égards. La lettre est utile, elle est un espace vital qui participe d’une hygiène de vie physique et mentale pour Woolf, au même titre que la marche65 : elle lui permet d’exister pour elle-même et aux yeux du monde en tant que femme et surtout en tant qu’écrivain. La lettre s’écrit contre la fiction, la retarde, entretient avec elle une inimitié constitutive, et se substitue à elle. Cette substitution est tantôt un indice de la dichotomie entre fait et fiction (la lettre s’écrit alors au lieu de la fiction), tantôt un indice de l’extrême littérarité et de la créativité même de cette correspondance qui se lit comme un roman. La fiction ne s’imagine pas seulement entre les lettres mais s’immisce au sein même de la lettre. Plus qu’une chronique de l’ouvrage en cours d’élaboration, la correspondance en est aussi la source et la matière. L’écriture épistolaire est partie intégrante du premier roman, le style conversationnel qu’elle affectionne imprègne The Voyage Out. La lettre n’est donc pas « hors d’œuvre »66 pour reprendre l’expression de Deleuze et Guatari mais fait partie intégrante de l’œuvre.67 La lettre woolfienne ne peut donc être considérée comme marginale par rapport à la création : elle n’est pas dissidente, elle n’est pas non plus terrain neutre mais au contraire redessine les contours de la création et offre les prémisses d’une prise de position théorique. La lecture croisée de la correspondance de jeunesse et du premier roman révèle bien plus que la simple ébauche de The Voyage Out, elle permet d’entrevoir les balbutiements de l’œuvre tout entière, fictionnelle ou non. L’écho entre les mots de Hewet à la mort de Rachel et ceux que Virginia Woolf enverra à Leonard avant sa propre fin68 est le signe poignant de cette extrême porosité entre vie et écriture et nous renvoie à l’universalité du langage épistolaire, à la définition derridéenne de la lettre : elle « n’est pas un genre, mais tous les genres, la littérature même » (Derrida 1980 : 54).

Bibliographie

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Notes

1 « Quoi de plus délectable au monde que les lettres, des lettres quotidiennes, de longues lettres ? » (traduction des citations F. Reviron-Piégay) Retour au texte

2 La correspondance se présente en effet comme une « herméneutique de soi » où il s’agit pour Virginia Woolf de confronter mêmeté, ipséité et altérité. (Ricœur 1990 : 11-14) Retour au texte

3 Virginia Woolf dira plus tard avoir vécu une période de « deuil oriental » et qualifiera les années de 1897 à 1904 d’« années de malheur ». (Woolf 1976a : 40 ; 1976b : 136) Retour au texte

4 « Je suis impatiente de me mettre au travail. Je sais que je peux écrire et j’ai bien l’intention de produire un bon livre un jour. Qu’est-ce que tu en penses ? Mon intérêt pour la vie est immense et je sais que l’écriture est mon mode d’expression naturel. Je ne me sens pas capable de grand-chose du point de vue intellectuel. Du moins, lire me fatigue rapidement, et je n’ai pas essayé d’écrire autre chose que des lettres. » Retour au texte

5 « Est-ce que tu dirais que cela est bien écrit ? Qu’il s’agit d’une écriture soignée, qui a du rythme ? » Retour au texte

« Est-ce que tu aimes ma façon d’écrire, est-ce que tu as changé d’opinion à ce sujet ? Je commence à croire qu’un jour prochain, j’écrirai plutôt bien. (…) Est-ce que tu m’aimes ? »

6 « J’ai passé toute la matinée à chercher les mots justes pour décrire la Cornouailles, du coup mon cerveau a déjà produit sa fine crème. Il ne me reste plus que du lait écrémé pour toi. J’ai écrit un bon peu, toujours consciente du regard sévère que tu continues de poser sur moi à distance. J’aimerais tellement que tu sois à mes côtés pour m’encourager. Personne ne s’intéresse vraiment à ce que je griffonne – pourquoi devrait-il en être autrement ? Crois-tu que je parviendrai jamais vraiment à écrire un bon livre? » Retour au texte

7 « As-tu remarqué que cette lettre est écrite dans un style propre et net, dont Margaret n’aurait pas à rougir, et que les phrases, quoique plates, font une longueur certaine et se terminent joliment ? C’est parce que tu m’as dit que je t’écris des lettres négligées. Mais la vérité c’est que nous sommes trop intimes pour nous écrire. […] En fait, je pense que pour bien écrire il faut atteindre un équilibre parfait et je crois que si je trouve une forme qui te plaît, je produirai parmi mes meilleures pages. Pour l’instant, mon style est soit trop formel soit trop fébrile. Voilà, maîtresse ! » Retour au texte

8 « J’ai plusieurs critiques à faire : un drame poétique en 7 volumes pour le Guardian, un roman pour le Times, sans compter quelques chapitres qui sont en train de prendre forme dans ma tête et que je voudrais rédiger […]. Je sais pertinemment que je ne le ferai pas. Je commence à comprendre que je ne le ferai jamais. Retour au texte

Tu vas probablement souffrir sous les coups redoublés de bon nombre de lettres aussi longues que diffuses, égoïstes, mal écrites, décousues, mais délicieuses. Ma solitude et la prodigalité inépuisable de ma théière font qu’il faut bien que je déverse les feuilles sur quelqu’un, une fois le thé infusé. Et pendant ce temps, toi, tu gis à Welwyn. »

9 « Tous les matins, j’écris 500 mots et j’ai déjà dépassé mes limites naturelles, mais je dois écrire 5 autres chapitres. Le pire c’est que tu ne vas pas aimer, tu vas me traiter d’écrivain raté et de femme ratée. » Retour au texte

10 « Ta lettre m’a été d’un grand réconfort. Je commençais à douter de ma propre identité – je m’imaginais en partie mouette et ai rêvé cette nuit d’eaux bleues et profondes, pleines d’anguilles. » Retour au texte

11 « J’ai beau eu lire ta lettre au moins dix fois – de sorte que Miss Bradbury est certaine qu’il s’agit d’une lettre d’amour et affiche un air tout à fait malicieux – je n’y trouve pas un mot sur mon avenir. » Retour au texte

12 « Je tremble à l’idée que ce que j’écris a toutes les chances d’être atrocement mauvais – ou seulement léger –, dans le style de Vernon Lee. Et ne crois pas que je cherche les compliments. Quand j’aurai écrit quelque chose, je te l’enverrai, mais j’ai perdu beaucoup de temps au début à adopter des points de vue différents, à les abandonner, pour finalement ne pondre que les banalités les plus plates, et mon sang se fige lorsque j’y songe. » Retour au texte

13 « Je pense à Nessa et à Julian. Ce matin, j’ai étouffé dans l’œuf une page de Melymbrosia. Je fais le tour des tombes à la recherche d’un nom pour Cynthia […]. Belinda me semble un peu trop délicat pour ma femme à moi et pour le destin que je lui réserve. J’emploie des grands mots, tout en doutant au fond de moi qu’elle ait jamais un destin. » Retour au texte

14 « A propos, j’ai imaginé très précisément ce que cela doit être d’avoir un enfant. Je me suis réveillée et j’ai compris (ce fut comme une révélation) la nature exacte de la douleur. Si seulement je pouvais voir mon roman comme ça – j’ai essayé de trouver une méthode pour imaginer des scènes et les écrire, et ma prose a été plutôt meilleure ce matin. » Retour au texte

15 « L’art particulier que tu as d’écrire des lettres me dépasse. C’est quelque chose d’inattendu, un peu comme lorsque l’on se promène dans un jardin de roses et qu’au détour d’un buisson on découvre qu’il fait encore jour. » Retour au texte

16 “Is Clive a genius? What is Clive like? An exquisite, fastidious little Chipmonk, with the liveliest affections and the most tender instincts – a man of parts, and sensibilities – a man of character and judgment – a man with a style, who writes some of the best letters in the English tongue, and meditates a phrase as other men meditate an action.” (Woolf 1975 : 350). « Clive est-il un génie ? A quoi ressemble-t-il ? A un petit tamia exquis et méticuleux pourvu de l’affection la plus vibrante et des plus tendres instincts – un homme capable d’endosser plusieurs rôles et d’une vive sensibilité – un homme qui a de la personnalité et du jugement – un homme qui a du style, qui écrit parmi les plus belles lettres de la langue anglaise et médite une tournure comme d’autres méditent une action. » Retour au texte

17 « Je pense beaucoup à mon avenir et au style de livre que je vais écrire – à la manière dont je vais redonner forme au roman, capturer des multitudes de choses qui, pour l’instant, m’échappent encore, emprisonner le tout et modeler à l’infini des formes étranges. » Retour au texte

18 « Madge me dit que je n’ai pas de cœur – du moins dans mon écriture. Mais vraiment je commence à m’inquiéter. Si le mariage est nécessaire pour avoir du style, il faudra que j’y pense. Il y a là une part de vérité, n’est-ce-pas ? » Retour au texte

19 « Est-ce que tu es en train d’écrire quelque chose ? Je te pose toujours cette question et tu me réponds toujours qu’il vaut mieux être mariée. » Retour au texte

20 « Est-ce que tu t’es sentie horriblement déprimée ? Moi oui. Je n’ai pas pu écrire et tous mes vieux démons sont sortis de leur tanière, des démons noirs tout poilus. 29 ans et toujours pas mariée – ratée – sans enfants, et folle avec cela, pas un écrivain. » Retour au texte

21 « La nuit dernière, j’ai rêvé que je montrais le manuscrit de mon roman à Père : il a émis un grognement de mépris et l’a laissé tomber sur la table. Cela m’a emplie de mélancolie ; je l’ai relu ce matin et l’ai trouvé mauvais. Tu ne t’imagines pas les abîmes de modestie dans lesquels je tombe. » Retour au texte

22 « Pourquoi est-ce que je continue à t’écrire, alors que je dois absolument écrire trois lettres sérieuses, sobres et très intelligentes ? » Retour au texte

23 « Voici une lettre d’affaires abominablement ennuyeuse. » Retour au texte

24 « J’écris pour mon propre plaisir, ce qui est un véritable soulagement, après ma corvée pour le Guardian (…) Quelle délivrance ma chère, de pouvoir vous écrire avec une entière liberté, comme disent les vieilles dames, sans quoi cette lettre serait un peu décousue. » Retour au texte

25 Geneviève Haroche-Bouzinac (2002 : 119-20) rappelle fort justement que l’on ne saurait accorder trop de crédit à cette insistance sur le côté naturel et spontané de la lettre car la « facilité » de la lettre est souvent une fiction. Retour au texte

26 « Je pense que tu vas rire du naturel de cette lettre, je viens de la relire et suis à moitié tentée de la brûler, mais si je la brûle, je n’aurai pas de réponse et ne connaitrai pas – la vérité. » Retour au texte

27 « Expression d’une lassitude, désir de repli, souci de valoriser la moindre ligne partie de la plume, la plainte sur la tyrannie épistolaire fait du moment d’écrire la lettre un moment volé à d’autres occupations officielles, légitimes. Malgré la conscience d’un devoir amical ou familial, l’écriture se voile d’un imperceptible sentiment de culpabilité né peut-être du plaisir futile trouvé à se raconter, de la perte du temps dérobé à l’écriture ». (Haroche-Bouzinac 2002 : 110-11). Retour au texte

28 « Etant donné que je gagne ma vie grâce à ma plume, il est inconvenant de l’utiliser à des fins amicales, c’est du moins ce que tu ressentirais si tu étais ce que l’on appelle une bonne âme. » Retour au texte

29 « Je t’écris en toute hâte – et il ne s’agit pas là d’un prétexte pour excuser l’insipidité de mes propos – mais j’essaie tant bien que mal d’avancer dans mon article. » Retour au texte

30 « Demain, je vais faire la critique d’une correspondance pleine de vieilles lettres bavardes et imbéciles qui auraient dû être brulées juste après avoir été écrites. Cela me donne une sainte horreur de l’écriture épistolaire – c’est pourquoi je t’écris et tu dois me répondre. » Retour au texte

31 « Si tu savais le pensum que c’est pour moi de m’asseoir à un bureau et de commencer une lettre ! » et « J’aime beaucoup recevoir des lettres mais déteste y répondre. » Retour au texte

32 « Si tu voyais dans quelles circonstances j’écris cette lettre, tu me prendrais pour une moraliste. Le salon dans lequel j’écris est en fait la salle à manger, où trône un buffet sur lequel se trouvent un vinaigrier et une boîte à biscuits en argent. J’écris à la table du dîner dont j’ai relevé un coin de nappe et sur laquelle j’ai repoussé un ensemble de petits pots de fleurs en argent. Ce pourrait être le début d’un roman de Mr. Galsworthy. » Mr. Galsworthy fait partie, avec Wells et Bennett, des écrivains que Virginia Woolf qualifie de “matérialistes” dans “Modern Fiction”, essai fondateur de l’écriture moderniste. Virginia Woolf critique de manière acerbe leur insistance sur les « choses insignifiantes » et considère que la fiction anglaise doit leur tourner le dos pour sauver son âme (Woolf 1966a : 105). Retour au texte

33 « Il n’y a aucune nouvelle, alors pourquoi écrire une lettre ? Pourtant – diverses choses, dont l’une d’elles… » Retour au texte

34 « Des nouvelles ? Je n’en ai absolument aucune, à tel point que je suis même amenée à en fabriquer. » Retour au texte

35 « C’est une belle histoire, de celles que je raconterai aux enfants de Nessa, et à ce moment de l’histoire ils me supplieront : ‘Oh, continue Tante Virginia, que se passe-t-il ensuite ?’ Et je répondrai : ‘Un ogre’ et ils me comprendront et me croiront, mais Violet qui a vécu entourée de gens sophistiqués toute sa vie (…) Violet n’en saura pas plus. » Retour au texte

36 On peut imaginer que cet épisode a pu être inspiré du roman épistolaire grotesque que George Sand et Flaubert se sont amusés à construire. Virginia Woolf était très admirative de la correspondance (réelle) entre les deux auteurs (Woolf 1975 : 229). Retour au texte

37 «  Je crois que je déteste écrire des lettres factuelles et que je suis devenue trop stupide pour écrire de la fiction. » Retour au texte

38 Virginia Woolf ne se cache pas de ces emprunts à son entourage : « Lettice [la future Clarissa Dalloway] est le portrait craché de Kitty [Maxse] ; que se passerait-il si elle le devinait ? Il n’existe pas d’écrivain plus imprévoyant que moi – Flaubert se retournerait dans sa tombe. » (10 août 1908, à Vanessa. Woolf 1975 : 349). Retour au texte

39 Pour l’inspiration autobiographique des personnages du roman et en particulier les personnages dont on peut penser qu’ils renvoient à la subjectivité de Virginia Woolf, voir Lorna Sage dans son introduction à The Voyage Out (Woolf 1992 : xvii- xviii). Retour au texte

40 « J’en ai conclu que la seule façon d’exprimer la vie par lettres est de s’intéresser aux autres. » Retour au texte

41 La lettre de Virginia à Clive Bell du 7 février 1909 insiste sur la difficulté de Virginia Woolf à écrire la lettre fictionnelle qu’Helen envoie à Bernard : “Helen’s letter also was an experiment. When I read the thing over (one very grey evening) I thought it so flat and monotonous that I did not even feel ‘the atmosphere’: certainly there was no character in it […].” (Woolf 1975: 382-3). « Je faisais aussi une expérience avec la lettre d’Helen. Lorsque je l’ai relue (par une triste soirée) je l’ai trouvée si plate et monotone que je n’ai même pas senti l’atmosphère que j’avais voulu rendre. Elle n’avait absolument aucun caractère. » Pour la lettre d’Helen à Bernard dans The Voyage Out, voir Woolf (1992 : 103-05). Retour au texte

42 « Et je t’en prie, écris-moi si tu le peux. Je suis terriblement en manque de lettres. J’ai l’impression d’être entièrement coupée du monde, nous menons une existence étrange, comme dans un rêve. » Retour au texte

43 « J’ai reçu deux lettres de Nessa – autrement aucune nouvelle de l’Angleterre – et nous n’avons pas vu un seul journal non plus. En fait, nous avons l’impression d’être abandonnées et il me semble que nous sommes parties depuis 6 mois. » Retour au texte

44 « Ces lettres ne sont qu’inepties ! » Retour au texte

45 « Pourquoi les gens n’écrivent-ils pas ce qu’ils ressentent ? » Retour au texte

46 Il est tentant d’interpréter l’attirance de Rachel pour la musique plutôt que pour les mots comme l’expression de cette même attirance de Virginia Woolf. L’œuvre romanesque tout entière peut se lire comme une conversation entre les arts, comme un moyen pour Virginia Woolf de mettre en lumière les mérites et les manquements de l’écriture relativement à ses rivaux. De même que plus tard, To the Lighthouse sera le moyen pour elle de confronter écriture et peinture puis Orlando écriture et cinéma, The Voyage Out oppose écriture et musique. Les mots de Virginia à Emma Vaughan pourraient émaner de Rachel : “The only thing in the world is music – music and books and one or two pictures. I am going to found a colony where there shall be no marrying – unless you happen to fall in love with a symphony of Beethoven – no human element at all, except what come through Art – nothing but ideal peace and endless meditation.” (21 avril 1901. Virginia Woolf 1975 : 41) « La seule chose au monde qui compte vraiment c’est la musique – la musique, les livres et un ou deux tableaux. Je vais fonder une colonie où il n’y aura pas de mariage – sauf si vous tombez amoureux d’une symphonie de Beethoven – aucun élément humain, sauf ceux qui s’expriment à travers l’art – rien que la paix idéale et la méditation infinie. » Retour au texte

47 « L’art du dialogue fictif s’inspire de la pratique de la conversation […] Lorsque le roman apparut armé de pied en cap sur la scène mondiale, il y avait à Londres des assemblées de conversation et des conversaziones. […] La notion de conversation comme forme appropriée d’expression publique et socialisée de la vérité était prééminente dans une culture de cafés, de clubs et de périodiques hebdomadaires. » Retour au texte

48 L’un des personnages féminins de The Voyage Out, Evelyn M., fait partie d’un club similaire au Thursday Club, seul le nom diffère, il s’agit du “Saturday Club” (Woolf 1992 : 289). Retour au texte

49 Rachel et Hewet discutent des romans que Hewet a déjà écrits ou de ses projets (Woolf 1992 : 251). Retour au texte

50 « Parler de tout, parler de manière libre, franche et aussi sincère qu’il lui paraîtrait possible de le faire au fil de ses conversations avec des hommes. » Retour au texte

51 Voir la lettre à Janet Case du 19 novembre 1919 : “[In a novel] the form, [...] must sit tight and perhaps in Night & Day sits too tight, as it was too loose in The Voyage Out. ” (Woolf 1976c : 400). « Dans un roman, la forme doit être condensée et elle l’est peut-être trop dans Night & Day, alors qu’elle était trop diluée dans The Voyage Out. » Voir aussi la lettre à Vanessa du 7 août 1908 : “We are too intimate for letter writing; style dissolves as though in a furnace; all the blood and bones come through; now, to write well there should be a perfect balance; and I believe (...) that if I ever find a form that does suit you, I shall produce some of my finest work. As it is, I am either too formal or too feverish. (…) I spent a whole hour reading my 100 pages and came to the conclusion that there is something of a structure in it; I did mean something, though there are such lapses that I almost fall wide awake.” (Woolf 1975 : 343). « Nous sommes trop intimes pour nous écrire, le style se dissout comme dans une fournaise, et toute la structure émotionnelle transparaît. En fait, pour bien écrire il faut atteindre un équilibre parfait et je crois (…) que si je trouve une forme qui te plaît, je produirai parmi mes meilleures pages. Pour l’instant, mon style est soit trop formel ou trop fébrile (…). J’ai passé une heure entière à relire mes 100 pages et j’en ai conclu qu’il y a bien une sorte de structure, je voulais vraiment dire quelque chose même s’il y a de tels défauts que j’en prends conscience dans un sursaut. » Retour au texte

52 Pour l’ensemble des lettres échangées entre Clive Bell et Virginia Woolf pendant la conception de The Voyage Out, voir l’Appendice D de la biographie de Virginia Woolf par Quentin Bell. (Bell 1972 : 207 et seq.) Retour au texte

53 « Je crois que j’avais une idée très nette de l’ensemble, mais que je ne suis pas arrivée à la faire passer. Ce que je voulais faire, c’était donner le sentiment d’un grand débordement de vie, aussi diversifié et désordonné que possible, qui serait momentanément stoppé par la mort, pour reprendre ensuite son cours – l’ensemble devant suivre une sorte de tracé et être plus ou moins maîtrisé. Le plus difficile a été de maintenir un semblant de cohérence, mais aussi de fournir suffisamment de détails pour rendre les personnages intéressants […] Crois-tu qu’il soit possible d’obtenir ce genre d’effet d’un roman ? Le résultat est-il forcément trop fragmenté pour être intelligible ? » Retour au texte

54 « J’atteins un type de beauté différent, parviens à la symétrie au moyen de discordances infinies, révélant ainsi toutes les traces que l’esprit laisse de son passage dans le monde et j’accède finalement à une sorte de totalité composée de fragments tout frémissants : voilà ce qui, pour moi, semble être le processus naturel, l’envol de l’esprit. » Retour au texte

55 Monica Girard analyse justement les modifications du texte de Melymbrosia à The Voyage Out et remarque que la forme très conversationnelle de Melymbrosia donne lieu au fil des modifications à une forme plus condensée, où la voix du narrateur se fait entendre plus que dans les versions initiales. (Girard 2004 : 13-30). Retour au texte

56 “Making things whole as a token of some real thing behind appearances and I make it real by putting it into words. It is only by putting it into words that I make it whole; this wholeness means that it has lost its power to hurt me, it gives me, perhaps because by doing so I take away the pain, a great delight to put the severed parts together. Perhaps this is the strongest pleasure known to me. It is the rapture I get when in writing I seem to be discovering what belongs to what; making a scene come right; making a character come together.” (Woolf 1976b : 72). « Rendre les choses à leur totalité, c’est le gage qu’il y a bien quelque chose de réel derrière les apparences, et je rends les choses réelles en les exprimant par des mots. Ce n’est qu’en la mettant en mots que je reconstitue la réalité, que je lui donne la complétude qui signifie qu’elle a perdu le pouvoir de me blesser. Cela me donne un plaisir immense, peut-être parce ce qu’ainsi je soulage ma douleur, de rassembler les morceaux épars. C’est peut-être le plus grand plaisir qu’il m’a été donné de connaître, ce ravissement lorsqu’en écrivant, je donne aux choses leur juste place, lorsqu’une scène sonne juste, lorsqu’un personnage prend forme. » Retour au texte

57 « Toute cette question m’intéressait, peut-être trop pour ce livre, cette question des choses que l’on ne dit pas, de l’effet que cela produit et de la façon dont les sentiments se colorent de cette plongée en eaux silencieuses. Ce que je me demande, c’est quelle est la réalité des sentiments ? » Retour au texte

58 « Je déteste écrire des lettres, je préfèrerais écrire des messages télégraphiques. » Retour au texte

59 « Une lettre devrait avoir la pureté de la pierre précieuse, la perfection de la coquille d’œuf et la luminosité du verre. » Retour au texte

60 «  Les lettres lui permettaient de recueillir les observations de tous les jours qu’elle distillait dans ses romans. Dans les deux formes d’écriture, ce qu’elle recherchait c’était la clarté, l’originalité de la pensée et de son expression, et elle dédaignait les conventions et l’hypocrisie générale. Ce qui importait pour elle (ainsi qu’elle le confia à Vita Sackville-West) c’était la ‘transparence centrale’, ce par quoi elle entendait l’analyse précise de circonstances communes. » Retour au texte

61 « La vie n’est pas une série de fanaux disposés de manière symétrique, la vie est un halo lumineux, une enveloppe à demi transparente qui nous entoure depuis les débuts de notre conscience jusqu’à sa fin. » Retour au texte

62 « Selon ma théorie, une vraie lettre devrait restituer les méandres de l’esprit avec la fidélité d’une fine couche de cire appliquée sur une gravure. » Retour au texte

63 « Regardez à l’intérieur, la vie n’est pas comme ceci ou comme cela. Examinons un instant un esprit ordinaire par un jour ordinaire. L’esprit en question reçoit une myriade d’impressions, banales, fantastiques, évanescentes ou inscrites de manière indélébile comme gravées par une pointe d’acier. » Retour au texte

64 Dans Mr. Bennett and Mrs Brown un des essais fondateurs du modernisme Woolf conclut que la fiction anglaise ne pourra se développer que si lecteur et romancier tolèrent “the spasmodic, the obscure, the fragmentary, the failure.” (Woolf 1966b : 337). Retour au texte

65 “I write all the morning, walk all the afternoon, and read and write and look out of the window the rest of the time.” (8 avril 1911, à Vanessa,Woolf 1975 : 458). « J’écris toute la matinée, marche tout l’après-midi, et le reste du temps, je lis, j’écris et je regarde par la fenêtre. » Retour au texte

66 « Il faut penser les lettres en général comme appartenant pleinement à l’écriture, hors d’œuvre ou pas. » (Deleuze et Guattari 1975 : 58). Retour au texte

67 La correspondance de Virginia Woolf est certes un outil formidable pour la critique mais n’est pas réservée à la critique généticienne : loin d’être considérée comme une lecture subordonnée à l’œuvre, elle se lit et est étudiée pour elle-même au même titre que les romans de Woolf. Retour au texte

68 A la mort de Rachel, Hewett prononce ces mots, sans trop savoir s’il les dit pour lui-même ou à voix haute : «  No two people have ever been so happy as we have been. » (Woolf  1992 : 412). « Je ne connais pas deux autres personnes qui ont été aussi heureuses que nous l’avons été. » La lettre d’adieux laissée par Virginia à Leonard le 18 mars 1941 est une déclaration presque identique : “I don’t think two people could have been happier till this terrible disease came […] I don’t think two people could have been happier than we have been.” (Woolf 1980 : 481) « Je ne crois pas que deux autres personnes ont pu être plus heureuses que nous avant que cette terrible maladie ne survienne. Je ne crois pas que deux autres personnes ont pu être plus heureuses que nous ne l’avons été. » Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Floriane Reviron-Piégay, « De la correspondance à The Voyage Out : Portrait de Virginia Woolf en jeune femme de lettres », L'intime [En ligne], 1 | 2010, publié le 22 novembre 2010 et consulté le 22 novembre 2024. DOI : 10.58335/intime.79. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/intime/index.php?id=79

Auteur

Floriane Reviron-Piégay

Maître de Conférences, Centre d'Etude sur les Littératures Etrangères et Comparées (EA 3069), Université Jean Monnet, 35 rue du 11 novembre, 42023 Saint Etienne Cedex 2 – floriane.reviron.piegay [at] univ-st-etienne.fr