1. Pour une typologie de la correspondance entre écrivains
Depuis Erasme et son immense correspondance avec l’ensemble des écrivains de son temps, l’échange de lettres entre écrivains n’a cessé de s’élargir, gagnant à la fois en intensité et en diversité pour devenir au cours des siècles un champ d’écriture particulièrement riche bravant les distances et ignorant pour une bonne part les cloisonnements sociaux. Mais c’est essentiellement avec le XIXe siècle que s’affirme l’importance tant pour l’histoire culturelle que pour la littérature européennes de ce mode d’échange si particulier : intime de par sa nature épistolaire privée mais versant de plus en plus dans le domaine public par le statut même de ses correspondants, gens de lettres et écrivains qui, eux, publient et vivent de la chose publique – qu’il s’agisse ici du domaine public, du public de lecteurs ou de la publication d’ouvrages. Il y a certes une et même plusieurs explications à cette montée en puissance de la correspondance entre écrivains dans les premières décennies du 19ème siècle. Il y a, tout d’abord, effet collatéral de la Révolution française puis de l’Empire napoléonien, la dispersion dans toute l’Europe des écrivains que ce soit au titre de l’émigration ou de l’exil, Mme de Staël restant ici l’exemple le plus frappant. Ce sont des écrivains appartenant à trois générations fort différentes qui sont ainsi arrachés à leurs résidences, leurs cercles, leur public, leur langue même et qui tentent non sans mal soit de renouer les contacts intellectuels d’avant – parfois même de pendant – la Révolution, soit de tisser des réseaux inter-européens d’un genre nouveau. Si l’on prend l’exemple allemand, entre la génération de Goethe, née en 1749, celle des premiers Romantiques allemands nés autour de 1770 ou celle d’une Bettina von Arnim, née en 1785, l’histoire et ses événements majeurs créent certes des expériences et des réflexions communes mais aussi des confrontations idéologiques et des réactions de rejet qui s’expriment au mieux dans l’échange quasi immédiat et étonnamment ramifié des lettres. De plus, le tout début du 19ème siècle voit se généraliser deux phénomènes concomitants dont l’échange épistolaire va profiter au premier chef : d’un côté il y a un élargissement de l’espace dû autant aux guerres révolutionnaires qu’aux conquêtes napoléoniennes, l’Europe, très continentale et même un temps coupée de l’Angleterre, s’étendant désormais de Paris à Moscou, de Madrid à Prague, de Rome à Berlin et à Stockholm. De l’autre, le continent tout entier est soumis à une brusque accélération du temps qui s’exprime de façon spectaculaire dans l’extension des modes de communication et de transport dont profitent là encore en premier les échanges épistolaires et que Goethe note non sans effroi dans sa correspondance :
Richesse et rapidité, c’est là tout ce que le monde admire et ce à quoi chacun aspire ; chemin de fer, voitures de poste, bateaux à vapeur et toutes ces commodités de la communication, voilà ce qui pousse le monde civilisé à faire de la surenchère et à se cultiver avec excès et, de ce fait, à s’enferrer dans la médiocrité.1
Et même si la remarque de Goethe, qui date de 1825, exprime la méfiance, voire le mépris, du vieil homme devant la modernité incarnée dans cette accélération du temps, elle n’en signalise pas moins la place dévolue à un commerce épistolaire décuplé grâce aux progrès de la voiture de poste et du bateau à vapeur. La lettre entre écrivains s’en trouve profondément modifiée, et pas uniquement en nombre car sa typologie, établie au cours des siècles, se voit elle aussi bouleversée.
Ainsi, du classique échange entre deux écrivains qui trouvent dans l’épistolaire une forme de dialogue inter pares – la correspondance qui s’établit entre 1794 et 1805 entre Goethe et Schiller en est un cas typique – à la lettre entre deux écrivains dont l’un est homme et l’autre femme – la correspondance entre G. Flaubert et G. Sand en est l’exemple le plus frappant –, il y a un élargissement qui correspond aux tout premiers acquis en matière de reconnaissance des capacités féminines aussi dans le domaine littéraire.
La lettre de maître à disciple, et inversement, n’est certes pas une nouveauté dans la typologie de la « lettre à l’écrivain », Socrate et Platon en sont d’une certaine façon le modèle originel. Mais ce cas de figure se multiplie et se diversifie au point d’occuper dans les correspondances des Maîtres – Goethe, Balzac, Flaubert – une place importante où s’échangent aussi bien les problèmes de la création littéraire que les demandes de soutien auprès des éditeurs. Loin de tels soucis, les Lettres à un jeune poète de R. M. Rilke seront un autre exemple, tardif mais éclatant, de l’échange épistolaire entre maître et disciple.
Du fait même de l’éclatement de l’espace, l’échange épistolaire entre écrivains de binaire devient très souvent triangulaire et adopte même la géométrie variable du groupe ou du cercle – les lettres entre les écrivains romantiques des cercles de Iéna puis de Berlin et de Coppet illustrent abondamment cette réfraction à l’infini de l’épistolaire au sein d’une constellation d’écrivains. Ainsi en 1806, l’écrivain berlinois Friedrich de la Motte-Fouqué écrit à son ami A. Wilhelm Schlegel à Coppet : « Depuis que j’ai lu tes lettres, je n’ose plus m’en prendre au destin et me plaindre qu’il t’ait soustrait à moi si loin et si longtemps … Et je ne dis rien de la joie générale que tu nous procures dans notre cercle par tes lettres. »2
De cet épistolaire aux multiples visages qui se tisse entre écrivains, un cas cependant émerge qui, tout en étant effectivement constitué par un échange de lettres entre écrivains, ne se laisse pas emprisonner dans la typologie brièvement esquissée plus haut. Il s’agit de l’échange de lettres entre Goethe et Bettina Brentano puis von Arnim et de sa constitution peu à peu en cas unique de correspondance entre écrivains dans les annales de la littérature européenne moderne, ce qui n’est pas sans poser de nombreuses questions :
Par quelles étapes successives passe-t-on du réel échange de lettres entre deux personnes considérées aujourd’hui comme des écrivains à part entière du XIXe siècle à une œuvre d’un genre particulier, le Briefroman, le roman-lettre?
Quelles sont les stratégies peu à peu mises en œuvre pour construire un échange épistolaire en œuvre littéraire ? Comment, en d’autres termes, s’opère la ‘mise en œuvre’ d’une correspondance ?
Comment et dans quel but l’œuvre bâtie sur l’échange de lettres entre deux écrivains finit-elle par s’ériger en monument à la gloire d’un seul, comme l’indique clairement le titre complet de l’œuvre de Bettina von Arnim, parue en 1835 : Goethes Briefwechsel mit einem Kinde. Seinem Denkmal ?
2. L’élaboration d’une ‘correspondance entre écrivains’
Il existe une correspondance bien réelle entre Wolfgang von Goethe, alors vénérable (il frise la soixantaine) ministre au service du duc de Saxe-Weimar et depuis quelques décennies non moins vénérable génie de la littérature de son temps et Bettina Brentano de quelque 35 ans sa cadette mais comme lui native de Francfort sur le Main et, de ce fait, fort liée dans sa jeunesse avec la mère du poète. Cette correspondance se situe très exactement entre 1807, à la suite de deux visites à Weimar effectuées en famille par Bettina, et 1811, où après une pénible altercation publique entre Christiane, la femme de Goethe, et Bettina, alors tout juste mariée au poète Achim von Arnim, Goethe ferme sa porte à celle qu’il traite désormais d’« insupportable taon »3. Bettina tentera de renouer le contact dans les années vingt (1822, 1826, 1827), sans succès, et ce n’est que par l’intermédiaire de son fils, de passage à Weimar, qu’elle réussira à faire parvenir à Goethe une dernière missive où elle exprime toute son amertume : « Si tu savais, combien tu me fais de mal… Oublie, oublie et embrasse-moi de nouveau en cet enfant qui t’offre en sa naïve confiance ces lignes pleines d’audace. »4
Longtemps cette correspondance est restée non publiée, éclipsée sans doute par le succès de Goethes Briefwechsel mit einem Kinde mais aussi en partie perdue dans les archives chaotiques laissées par Bettina et en partie soustraite à la curiosité publique par la famille. Ce n’est que dans les années vingt du XXe siècle que l’on a pu établir avec certitude qu’elle comprenait quelque cinquante lettres adressées par Bettina à Goethe et pas moins d’une vingtaine de réponses de la part de Goethe, ce qui n’est pas mince. La curiosité aidant, les chercheurs se sont de plus en plus intéressés à une correspondance qui leur permettait de contextualiser l’œuvre littéraire qui avait fait scandale et fasciné le XIXe siècle et, aussi, d’analyser à partir de la trame originale le travail singulier fait par l’écrivain Bettina sur ses propres lettres et celles de Goethe. Enfin, ces lettres fournissaient dans leur authenticité un témoignage incomparable avec, dans ce cas précis, un fascinant décalage entre les deux partenaires, l’écart générationnel entre un vieillard célèbre certes mais singulièrement désabusé vis-à-vis de son époque et une adolescente plutôt délurée faisant pour une bonne part la particularité de cet échange épistolaire.
La correspondance réelle entre Goethe et Bettina a une histoire qui l’inscrit d’emblée dans la catégorie ‘lettres entre écrivains’ même si, on le verra par la suite, le terme d’écrivain ne s’applique pas alors stricto sensu à la jeune Bettina. En 1807, revenue de Weimar, Bettina a repris sa place favorite aux pieds de Madame la Conseillère Goethe qui lui conte à sa manière l’enfance et la jeunesse de son fils, traitant Bettina comme sa propre fille : « Chère, chère fille ! Appelle moi à l’avenir du nom qui m’est si cher de mère – tu le mérites tant – que mon fils te soit un frère tendrement aimé… – ce sont là les mots que m’écrit la mère de Goethe ; que m’autorisent-ils ? »5
Dans un premier temps, Bettina, tout d’abord respectueuse et presque intimidée, s’autorise des lettres (à vrai dire trois lettres) à Goethe, où elle le vouvoie et avoue en septembre 1807 : « Comme je vous avais écrit, je devenais toute rouge à la pensée que vous ne trouveriez pas cela correct », puis dès octobre 1807 elle passe au tutoiement et à une formule très bettinienne : « Pourquoi me faut-il de nouveau écrire ? Rien que pour être de nouveau seule avec toi…car je n’ai rien à dire. »6
Goethe de son côté, s’en tient fermement au ton patriarcal et au vouvoiement de rigueur et s’enquiert surtout de sa mère, qui va mourir en 1808. Mais en ce début de siècle troublé qu’il qualifie de « vélocifère », Goethe songe aussi à écrire ses Mémoires, à la manière des Confessions de J.-J. Rousseau, ce sera Dichtung und Wahrheit qui paraîtra en 1811-1812, à un moment où le lien épistolaire et personnel avec Bettina est rompu. En ces années 1808-1810, il est donc en quête des souvenirs des temps anciens et pour ce faire se souvient de la « liebe, kleine Freundin » si souvent ainsi apostrophée par lui, non sans un certain agacement : « Vous avez, chère petite amie, une très grandiose façon de nous envoyer vos dons toujours en masse. »7
Le 25 octobre 1810, il écrit une lettre à Bettina, cette fois-ci en la tutoyant et en misant sur sa propension – que par ailleurs il condamne – à écrire des lettres débordantes. Ce n’est certes pas une lettre à l’écrivain que Bettina n’est pas encore à ce moment. C’est bien plutôt la demande intéressée d’un écrivain – et lequel ! – à Bettina pour qu’elle coopère à son ouvrage en lui transmettant par écrit les récits de Madame la Conseillère Goethe. C’est en clair proposer à Bettina de mettre en écriture le matériau biographique exceptionnel qu’elle a pu collecter sur Goethe et d’une certaine manière la faire ainsi entrer en écriture :
Comme tu ne cesseras jamais de m’écrire avec plaisir et que je ne cesserai jamais de te lire avec plaisir, tu pourrais bien en outre me rendre un grand service. Je t’avouerais que je suis en train d’écrire mes confessions, en sortira-t-il un roman ou une histoire, je ne puis le dire mais en tous cas, j’ai besoin de ton aide… Tu as vécu une belle époque avec ma mère chérie, tu as écouté maintes fois ses contes et anecdotes et tu gardes tout frais et vivant en mémoire. Assieds-toi donc et couche sur le papier tout ce qui me concerne, moi et les miens … Envoie-moi quelque chose de temps en temps et parle-moi ce faisant de toi et ton entourage.8
C’est là une invitation – sous forme d’injonction – à écrire, avec une formule finale quelque peu blessante qui met au rang de détail annexe ce qui fait toute la teneur des lettres de Bettina. La lettre de Goethe est révélatrice du rapport qui s’établit entre Goethe et Bettina dans le champ très particulier de l’écriture et elle justifie le jugement très critique de R. M. Rilke sur l’abus de pouvoir que Goethe du haut de sa grandeur exerce sur celle que Rilke appelle « l’étrange Bettina » : « Il a dissuadé les gens en t’écrivant. Tous ont lu ses réponses et l’ont cru, parce que le poète représentait plus pour eux que la nature. Là est la limite de sa grandeur. »9
Toutefois, en invitant ainsi Bettina à l’accompagner dans le champ de l’écriture – ne serait-ce que par récits interposés –, Goethe sans le savoir joue les apprentis sorciers.
3. La ‘mise en œuvre’ d’une correspondance entre écrivains
Bettina von Arnim attendra la mort de Goethe en 1832 pour se lancer dans la publication de sa correspondance avec son illustre correspondant. L’entreprise est originale et risquée pour diverses raisons. D’abord la publication d’une correspondance par l’un des partenaires encore vivant n’est pas une pratique courante ; quand elles n’ont pas été brûlées par l’un ou par l’autre, les lettres échangées entre écrivains (cf. Erasme ou Voltaire) ne sont publiées qu’après la disparition des deux auteurs et souvent au prix de querelles et de procès innombrables. De plus, pour ce qui concerne la correspondance Goethe-Bettina, elle date déjà et s’insère a priori mal dans la période de rupture que sont les années trente en Allemagne, une période que Heine salue d’un « Les dieux s’en vont » plutôt sarcastique. Certes le culte de Goethe ne cesse de croître mais s’institutionnalise en monuments, rues, associations et sociétés savantes, figeant par là même Goethe en « Sage de Weimar », en « Olympien en gloire ». Bettina n’a d’ailleurs pas échappé à cette propension à la monumentalisation puisque en 1824 elle tente de regagner les faveurs de Goethe en lui faisant parvenir les esquisses d’un monument à sa gloire où elle se représente, mi nymphe mi-Mignon, lovée contre les genoux d’un Goethe très jupitérien. Goethe réagit, plutôt amusé : « l’esquisse de Madame von Arnim est la chose la plus bizarre du monde, on ne peut s’empêcher de l’applaudir tout en ne pouvant réprimer un sourire »10 et Bettina travaillera jusqu’à la fin de sa vie sur le modèle en plâtre trônant dans son salon, le monument n’ayant jamais trouvé sculpteur à sa taille ou plutôt à sa démesure. En fait, si le monument à Goethe reste à l’état de maquette, c’est aussi parce que Bettina von Arnim a, entre temps, trouvé une autre façon d’exprimer son culte de Goethe, sous une forme qui la rapproche plus encore de son idole et inclut la partenaire épistolière dans le cadre de prédilection de Goethe, le champ littéraire. Ce sera Goethes Briefwechsel mit einem Kinde. Seinem Denkmal.
Pour ce faire, Bettina qui n’est alors pas encore écrivain, va devoir s’inventer des stratégies d’écriture, un style et même un genre que la littérature de son époque ne connaissait pas. Reprenant à son compte l’œuvre de Goethe qui lui a permis indirectement d’entrer en écriture, elle va travailler la correspondance existante et la faire basculer – pour une large part – de Wahrheit (vérité) à Dichtung (poésie), donnant à ces deux termes une signification très personnelle et inversant intentionnellement le processus privilégié par Goethe : « un fait de notre vie a de la valeur non pas dans la mesure où il est vrai mais dans la mesure où il signifie quelque chose. »11
Outrepassant les limites du genre épistolaire et se moquant des usages en matière d’édition de corpus de correspondances, Bettina décide donc de faire de sa correspondance bien réelle mais déjà ancienne avec Goethe une construction littéraire d’un genre nouveau à laquelle d’ailleurs elle donne le nom de Briefroman / roman-lettre. Celui-ci n’est ni un roman épistolaire comme il s’en écrit alors beaucoup depuis Werther et souvent par des plumes féminines, ni un écrit autobiographique déguisé sous l’apparence de lettres fictives ni une fiction épistolaire type Les Lettres persanes. Bettina conserve soigneusement l’aspect épistolaire dans sa forme comme dans son fond et même jusque dans son titre où la référence à l’épistolaire est explicite. Mais le titre marque déjà le passage à Dichtung / « poésie » quand en lieu et place de Bettina apparaît le terme « mit einem Kind » / « avec une enfant ». C’est certes une façon poétique de souligner l’écart générationnel réellement existant mais le terme Kind est neutre en allemand et l’adolescente des premières années du siècle se transforme ainsi en une figure asexuée retrouvant les traits de la muse, de l’elfe à la lyre du monument ou de Mignon, la petite danseuse aux pieds nus. Dès lors Goethe et Bettina/das Kind entrent dans la catégorie des archétypes et prennent valeur de modèles.
Les procédés employés par Bettina pour construire son roman/lettre sont connus, elle s’efforce par divers moyens de gommer tout ce qui pourrait ancrer les lettres dans une réalité passée et somme toute familiale et familière. Deux exemples permettront de se faire une idée du ‘travail’ de Bettina sur sa correspondance avec Goethe.
Le premier exemple se trouve dans un très bref billet de Goethe en novembre 1810 auquel Bettina répond, dans la correspondance authentique, par une lettre de cinq pages qui commence ainsi : « Je sais bien que tout ce que je te raconte sur toi, tu ne pourras pas en faire usage... »12 Dans la correspondance remaniée, la réponse de Bettina, beaucoup plus courte mais très passionnée, commence par : « Je ne te connais pas ! Non je ne te connais pas ! Je peux me méprendre sur tes mots, je peux me faire du souci à ton propos… Qu’il en soit comme il peut, si je ne t’ai pas, je t’ai quand même »13, cette dernière formule étant librement copiée de Philine du Wilhelm Meister, et ce n’est que dans le post-scriptum de la lettre remaniée que l’on retrouve enfin le texte originel : « ci-joint des feuillets avec toutes sortes d’histoires et de notices de ta vie et de celle de ta mère. La question est, si tu pourras en faire usage… »14
Le traitement infligé par Bettina fait effectivement basculer le réel – les notes rédigées pour Dichtung und Wahrheit – en annexe, la poésie s’accordant généreusement le corps même de la lettre.
Le second exemple nous replace directement dans la correspondance entre écrivains : Goethe, qui apprécie les ouvrages publiés par Achim von Arnim, prie Bettina, alors fiancée à Arnim, de lui transmettre son admiration : « Peut-être Arnim sera-t-il chez vous quand cette lettre vous parviendra. Remerciez-le pour la revue qu’il m’a envoyée… »15 Dans la correspondance remaniée, cette lettre de Goethe du 22 juin 1808 a tout simplement disparu (Werke 1969 : II, 113), certains éléments – mais aucune référence à Arnim – se retrouvant dispersés au gré des autres lettres de Goethe (Werke 1969 : II, 145). Ainsi disparaît au profit de l’exaltation poétique bettinienne tout un aspect caractéristique de la vie littéraire allemande, le réseau épistolaire entre écrivains.
D’autres procédés consistent à brouiller les dates et même à inverser la chronologie – ce que Bettina fera du reste pour l’ensemble de son œuvre passant du plus présent, Goethe, à la Günderode, l’amie disparue en 1806 puis à Clemens Brentano, le frère, témoin et curieux mentor de son enfance.
Il est impossible d’entrer ici plus avant dans l’extraordinaire vivier de procédés dont Bettina fait usage pour construire sa correspondance avec Goethe, une correspondance qui va pourtant s’affirmer sous sa forme remaniée comme une authentique correspondance entre écrivains.
4. Une singulière mais authentique correspondance entre écrivains
À la lecture des deux correspondances existantes entre Goethe et Bettina – l’originale et la remaniée – une question évidemment se pose : en quoi s’agit-il là encore d’une correspondance entre écrivains ?
Les arguments ne manquent pas qui portent à répondre par la négative. D’abord, dans un cas comme dans l’autre, Bettina n’est pas encore un écrivain reconnu. Au temps de la correspondance originale, elle n’est encore qu’une adolescente vivant certes dans un milieu familial très littéraire illustré tour à tour par sa grand-mère, la romancière et pédagogue Sophie von La Roche, sa mère Maximiliane, qui fut – dit-on – une des inspiratrices de la Lotte de Werther, son frère le bouillant Clemens et bientôt son futur époux, le poète et romancier Achim von Arnim. Lorsqu’elle se lance dans l’aventure de la correspondance remaniée, elle a cinquante ans, est veuve depuis quatre ans et, vivant entre Berlin et ses terres de baronne prussienne, s’est surtout occupée de sa nombreuse famille (7 enfants). En dehors de son intense correspondance, elle a certes collaboré directement à bien des ouvrages essentiels de l’époque, ceux de son mari, les Contes des Frères Grimm, mais n’a guère fait un usage public de sa plume. L’entrée d’une femme dans le domaine public littéraire n’est d’ailleurs à cette époque pas une chose très recommandable et Frère Clemens virant sur le tard vers le mysticisme le lui fera savoir sans ménagement à propos de la parution de Goethes Briefwechsel mit einem Kinde :
C’est un malheur que cette créature... qui a traîné dans la rue ce qu’elle a de meilleur, de plus intime. Les femmes ne doivent pas blesser ainsi la délicatesse, elles ne doivent pas se prostituer ainsi.16
Il y a certes un second argument que l’on peut avancer contre la dénomination « correspondance entre écrivains ». La correspondance, surtout remaniée et plus encore dans sa seconde partie intitulée « Seinem Denkmal », se transforme finalement en un monologue amoureux, en un chant d’amour sur le thème du dialogue impossible. Quant à la troisième partie qui s’intitule « Tagebuch. Goethes Briefwechsel mit einem Kinde. Seinem Denkmal. Dritter Teil », le journal intime (Tagebuch) n’est expressément évoqué que dans la seule correspondance remaniée : « tu as reçu mon Journal mais le lis-tu et comment te plaît-il ?»17 écrit Bettina en réponse à une lettre de Goethe datée du 1er mars mais absente de la correspondance originale, donc fictive et inventée par Bettina à partir d’éléments épars. Ainsi, au fur et à mesure que l’on avance dans la correspondance remaniée, le dialogue s’efface, la lettre à l’écrivain tout comme la lettre entre écrivains perd sa raison d’être.
Pourtant Goethes Briefwechsel mit einem Kinde relève sous bien des aspects de la correspondance entre écrivains. Il suffit pour s’en convaincre d’adopter une autre perspective que celle de l’analyse des textes de lettres ou de la stricte bibliographie des épistoliers en question. Les lettres, originales comme remaniées, de Goethe sont d’authentiques lettres d’un écrivain soucieux de collectionner par le biais de Bettina sources et documents en vue d’écrire une œuvre dont il détaille clairement le projet au destinataire. Bettina sollicitée pour cette étrange entreprise – co-écrire l’autobiographie de l’autre – se prend au jeu et entend participer activement à la mise en œuvre du projet : « Adieu ma vie – écrit-elle – c’est ce que je voudrais dire à chaque anecdote que je t’écris. »18 Bettina en fait s’engouffre dans ce projet commun d’écriture qu’elle présente même comme une sorte de mariage mystique en écriture : « Lorsque je pris congé, il me glissa une bague au doigt et me rappela encore une fois l’histoire de sa vie. »19 Échappant quelque peu au strict contrôle de Goethe, Bettina devient écrivain pour la circonstance et Goethe, en lecteur attentif de ce que Bettina lui écrit, n’est pas sans apprécier cette écriture : « Tes lettres, Chère Bettina, sont de celles dont on croit à chaque fois que la dernière en date est la plus intéressante. »20
Mais il y a plus, en faisant plus tard de sa correspondance réelle avec Goethe une œuvre littéraire originale, Bettina fait de la correspondance entre écrivains un genre littéraire particulier et de l’épistolière un écrivain à part entière. En publiant des lettres par nature non publiables – surtout par elle qui les a écrites –, en reculant les limites du texte, fut-il épistolaire donc intime, pour le remanier en rhapsodies poétiques publiées, donc publiques, Bettina met en œuvre une authentique énergie créatrice d’écrivain, comme le souligne admirablement Rilke : « Car cette étrange Bettina a par toutes ses lettres créé de l’espace et comme un monde aux dimensions élargies. » (Rilke 1966: 178) Elle a ainsi donné ses lettres de noblesse à la correspondance entre écrivains et, l’arrachant à son rôle traditionnel de source de documentation sur les écrivains, leurs œuvres, leur temps, elle en a fait une œuvre littéraire à part entière.
Bibliographie
1. Œuvres et correspondances
Conrad, Gustav, Ed. (1959-1963). Bettina von Arnim. Werke und Briefe. 5 vol. Frechen : Bartmann.
Mandelkow, Karl R., Ed. (1976). Goethes Briefe und Briefe an Goethe. München : Beck.
Trunz, Erich, Ed. (1969). Johann Wolfgang von Goethe. Werke. 14 vol. Hamburg : Wegner.
2. Littérature critique
Eckermann, Johann Peter (1836). Gespräche mit Goethe in den letzten Jahren seines Lebens. Berlin : Tempel-Verlag.
Körner, Josef (1969). Krisenjahre der Frühromantik. Briefe aus dem Schlegelkreis. 3 vol. Bern/München : Francke.
Niendorf, Emma von (1844). Aus der Gegenwart. Sommertage mit Clemens Brentano. Berlin : Duncker.
Rilke, Rainer Maria (1929). Briefe an einen jungen Dichter (Franz Xaver Kappus). Leipzig : Insel.
Rilke, Rainer Maria (1955-1966). Sämtliche Werke. Eds. Rilke-Archiv / Sieber-Rilke, Ruth / Zinn, Ernst. Frankfurt am Main: Insel.
Rilke, Rainer Maria (1966). Les cahiers de Malte Laurids Brigge. Trad. Maurice Betz. Paris : Seuil.
Steig, Reinhold (1922). Bettinas Briefwechsel mit Goethe. Leipzig : Insel.