Les auteures et l’autorité : absence ou refus. Le cas de Marina Mayoral

DOI : 10.58335/intime.101

Abstracts

Dans grand nombre de ses œuvres, Marina Mayoral crée un personnage d’auteure qui, souvent, semble être une auto-représentation ; ces créations ne sont jamais l’occasion d’une réflexion théorique désincarnée mais celle d’assumer avec la distance de l’ironie tout ce que la critique (majoritairement masculine) reproche en général à la fiction féminine : les auteures représentées par Mayoral écrivent des romans sentimentaux, affirment emprunter leurs histoires à la réalité, s’interrogent sur le rôle exercé par la fiction sur le réel et sur la subjectivité. Sans jamais clamer son autorité d’auteur, Mayoral défend cependant avec humour les droits et le pouvoir du créateur de fiction.

En muchas de sus obras, Marina Mayoral crea un personaje de autora que, a menudo, aparece como auto-representación; no se trata nunca de dar pie a una reflexión teórica desencarnada sino de asumir con distancia irónica todo lo que la crítica (masculina en su mayoría) suele reprochar a la ficción femenina. Las autoras representadas por Mayoral escriben novelas sentimentales, afirman sacar sus historias de la realidad, cuestionan el papel desempeñado por la ficción sobre lo real y cuestionan también la subjetividad. Sin pregonar nunca su autoridad de autor, Mayoral defiende sin embargo con humor los derechos y el poder del creador de ficción.

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On pourrait penser au moment d’aborder une réflexion sur la représentation de l’auteur que celle-ci ne me semble pas avoir intéressé massivement les romancières contemporaines espagnoles (écrivant en castillan ou en catalan). Il suffit de se référer aux listes établies par les critiques pour constater que « la irrupción de un tipo de personaje que luego har[á] su agosto [o sea] […] el protagonista que es un intelectual, un creador, un artista, un novelista1 » (Sanz Villanueva 1999 : 532) ne s’est pas réellement produite dans la fiction écrite par des femmes. Les noms figurant le plus souvent sont ceux de Germán Sánchez Esposo, Manuel Arce, José María Guelbenzu, Juan Cruz Ruiz, Luis Goytisolo (et on pourrait y ajouter le Juan de Señas de identidad ou de Juan sin tierra), José María Merino, Enrique Vila Matas, Juan José Millás, José María Vaz de Soto.

Lors de la première journée consacrée à ce thème, Antonio Gil a proposé une liste un peu plus large incluant Torrente Ballester, Cunqueiro, Muñoz Molina, Marías et Fernández Mayo, et un seul nom de romancière, celui de Carmen Martín Gaite.

Il est donc erroné d’affirmer que les romancières espagnoles contemporaines ne se sont pas du tout intéressées à la représentation de l’auteur. D’ailleurs, à y regarder de plus près on peut ajouter les noms de Maria Aurèlia Capmany, Montserrat Roig et Carme Riera, pour les Catalanes et celui de Marina Mayoral. Cependant quelques remarques s’imposent d’emblée : exception faite de Maria Aurèlia Capmany, les romancières citées représentent uniquement des auteures.

Si l’on pense à l’auteure représentée par Montserrat Roig dans L’hora violeta (une femme prénommée Norma qui a écrit les livres de Montserrat Roig) et à celle représentée par Carme Riera dans La meitat de l’ànima (une romancière catalane d’origine majorquine) on constate que les deux romancières instaurent avec leur lecteur un jeu autour de l’autoreprésentation (indiscutable dans le cas de Roig, illusoire dans celui de Riera).

Si l’on pense, d’autre part, aux étranges représentations de l’auteure faites par Martín Gaite, que ce soit dans El cuarto de atrás, Nubosidad variable ou Irse de casa force est de constater qu’elles n’ont pas grand-chose en commun avec le modèle canonique (masculin).

Or, ce « pas grand-chose en commun », ces différences fondamentales ont à voir, me semble-t-il, avec un problème d’autorité ou d’auctorité, comme on dirait en jargonnant. C’est ce que m’ont suggéré les relectures des fictions, écrites par des femmes, ou apparaît une représentation d’auteur. Et ces relectures m’ont conduite à me centrer sur l’œuvre de fiction de la romancière galicienne, Marina Mayoral. Celle-ci est, sans nul doute, la plus prolixe de toutes dans la représentation d’un auteur ; de plus, les caractéristiques des personnages d’auteure/écrivaine/romancière créés par Mayoral ne sont pas sans rappeler celles décelées chez Martin Gaite, Riera ou Roig, constituant ainsi presque des cas d’école.

Avant d’analyser les représentations d’auteure dans les fictions de Marina Mayoral, je donnerai, pour ceux qui ne la connaîtraient pas bien, quelques indications sur elle qui me semblent utiles pour la suite.

Marina Mayoral est galicienne, résidant à Madrid, écrivant dans les deux langues, mais majoritairement en castillan ; elle est également professeure de littérature espagnole à la Complutense. Voici la liste de ses œuvres de fiction publiées :

Cándida, otra vez, 1979,

Al otro lado, 1981,

La única libertad, 1982,

Contra muerte y amor, 1985,

Un árbol, un adiós (en galicien), 1988,

Se llamaba Luis (en galicien), 1989,

Recóndita armonía, 1994,

Querida amiga, 1995,

Dar la vida y el alma, et Un árbol, un adiós (en castillan), 1996,

Recuerda cuerpo, 1998,

La sombra del ángel, 2000,

Bajo el magnolio, 2002,

Casi perfecto, 2007.

¿Quién mató a Inmaculada de Silva?, 2009.

Le gros du “personnel” de ses fictions est galicien et nombreux personnages vivent entre Madrid (où ils travaillent) et Brétema – ville fictive qui serait en quelque sorte la quintessence de la ville galicienne – dont ils sont tous ou presque originaires.

1. Al otro lado

La représentation – il faudrait dire l’autoreprésentation – de l’auteure apparaît très tôt dans l’œuvre de Mayoral, mais de manière ambiguë et comme subreptice. Dans les toutes dernières pages de son second roman Al otro lado – roman dédié « a mis viejos amigos : A Marisa de la Peña, a Amalia del Palacio. A Bessie. A Luis Alemany, a Santiago Larregla, a Franchi. A José Marful, a Reimundo Patiño. A Xosé Luis Franco Grande » –, dont le récit est pris en charge alternativement par un narrateur hétérodiégétique et par certains personnages, l’un de ceux-ci, évoquant les derniers potins concernant d’autres protagonistes de l’histoire et plus particulièrement la liaison surprenante entre une vieille fille bourrée de préjugés et un jeune détective privé, déclare : « Marina los ha visto remando en el Retiro, tiernísimos, y se lo contó a Marisa y Marisa me llamó corriendo […] De todas formas, no es seguro, porque Marina organiza una novela sobre cualquier detalle nimio2 » (Mayoral 2001 : 325).

Certes, il n’y a pas que Mayoral à s’appeler Marina, certes le texte est suffisamment ambigu pour que le lecteur puisse interpréter la phrase comme « Marina es muy novelera3 » et elle brode, se fait un roman de « n’importe quel détail insignifiant ». Mais il se trouve que certains des personnages de ce second roman apparaissaient déjà dans le précédent ; que ces deux romans mettent en scène un groupe de vieux copains de Brétema qui se revoient régulièrement et que, donc, Olga, la narratrice du passage cité, peut avoir de bonnes raisons de penser que leur copine Marina est capable de « faire tout un roman » au sens littéral avec les aventures de la petite bande.

Si l’on admet qu’il y a bien là une rapide autoreprésentation de l’auteure, plusieurs remarques s’imposent. La première concerne le caractère subreptice, le doute qui plane quant au sens à donner à ce détail. Il s’agit, au plus, d’un léger clin d’œil au lecteur, fait avec l’air de ne pas y toucher, la claire volonté de ne pas en faire « tout un roman » (c'est-à-dire de faire exactement le contraire des représentations de l’auteur alors en vogue).

La seconde concerne la présence implicite du lecteur, car, nous allons le voir, celui-ci est indissociable de l’auteure représentée.

La troisième concerne l’image de l’auteure ici créée, image qui reprend tous les clichés généralement accolés à l’écriture féminine, tout ce que la critique sérieuse (mâle) reproche généralement à la « littérature féminine ». L’auteure est incapable de raconter autre chose qu’une biographie (la sienne ou celle de ses proches) vaguement romancée ; elle est vulgairement embourbée dans le « référentiel extra-fictionnel », elle confond création et réalité. Et, en prime, elle ne s’intéresse qu’aux sentiments, elle est incapable d’écrire autre chose que des histoires d’amour. D’ailleurs les deux derniers mots de Al otro lado sont : « Cuánto amor4 » (Mayoral 2001 : 327).

Mine de rien, Mayoral dessine des lignes de réflexion qui concernent des sujets essentiels et tabous à l’époque du formalisme : le rapport entre fiction et réalité (y compris sous la forme la plus insignifiante qui serait : « Méfiez-vous, si vous avez un romancier dans vos relations ! »), les tares de la littérature féminine, le problème de l’existence de l’auteur, celui de son rapport avec le lecteur, enfin, le cas échéant, celui de la délégation de parole au(x) narrateur(s). Si l’on admet que la Marina dont il est question à la fin de Al otro lado est bien Mayoral, le jeu de prééminence entre auteur et narrateur devient fort complexe.

2. La única libertad

Dès le roman suivant, La única libertad, Mayoral met en scène un personnage d’auteure, ou plus exactement de femme essayant d’écrire, comme le laissent supposer le titre du premier chapitre  («  A manera de prólogo exculpatorio donde la narradora pretende justificar ante los posibles lectores, pero sobre todo ante sus familiares y allegados, los Silva, que otra vez ha dejado un trabajo sin concluir5 » [Mayoral 2002 : 13]) et son contenu, puisque la tâche que la narratrice s’avoue incapable de mener à bien est l’écriture de l’histoire de la demeure familiale de La Braña.

On pourrait croire qu’Etel, puisque tel est le nom de la narratrice-auteure, est une sœur des personnages récurrents des « novelas creacionistas6 » comme les qualifie Pablo Gil Casado, mais il n’en est rien. La forme même du récit qui évoque – en particulier à cause de titres très longs – la littérature picaresque, la distance ironique systématiquement appliquée aux affres créatrices d’Etel et au personnage lui-même, situent La única libertad à des années lumière de la « novela deshumanizada ». Etel qui se définit comme « un desastre » et « una calamidad », a été acueillie (recueillie), afin de soigner une tuberculose pulmonaire, par ses trois grand-tantes. La maladie attribuée à la jeune femme semble légèrement anachronique (le présent du récit est celui des années 80) mais renforce le cliché de l’écrivain romantique, souffreteux et malchanceux. De fait, c’est cette maladie qui a provoqué l’entrée d’Etel en écriture. Pour éviter qu’elle ait le sentiment que ses trois grand-tantes lui font la charité, celles-ci lui ont demandé de rédiger l’histoire de la propriété familiale des Silva, dont la rédaction avait été entamée par un homme de la famille. Il ne s’agit donc pas, avec Etel, de représenter un auteur de fictions mais un chroniqueur de faits réels. Or, c’est à un glissement de statut que nous assistons dans ce roman qui permet à Mayoral d’aborder une préoccupation essentielle : la frontière entre roman et chronique de faits attestés, la relation problématique entre réalité et fiction, le statut des personnages fictifs par rapport à de possibles personnes existant ou ayant existé.

Les difficultés éprouvées par Etel devant sa fonction de chroniqueuse n’ont rien à voir avec les défauts qu’elle s’attribue ou avec les affres d’un nouveau romancier devant le récit à écrire. Ces difficultés relèvent d’abord de l’honnêteté intellectuelle. La jeune femme n’a évidemment pas été témoin direct des faits qu’elle est supposée rapporter, elle n’a pas connu la majorité des personnes dont elle doit raconter la vie ; elle a donc recours aux témoignages de ceux qui ont vécu ces événements ou ont connu la famille Silva et elle constate que ces témoignages sont divergents voire totalement contradictoires. Etel choisit de multiplier les entretiens et les points de vue et découvre qu’elle va être amenée à choisir, à prendre position, à adopter une opinion plutôt qu’une autre ; que son choix peut s’appuyer sur la logique, sur ce qui semble plus vraisemblable, plus crédible ; mais qu’il s’agira toujours d’un choix subjectif. Le texte propose ainsi tout d’abord une réflexion sur la possibilité de rendre compte du réel (même hors de la fiction), interrogeant alors la notion même de vérité.

Or, une solution émerge progressivement. Etel a envoyé régulièrement les pages qu’elle a écrites à son ex-compagnon et c’est lui qui décèle les qualités littéraires du récit :

[…] yo creo, querida, que esa historia […] se va convirtiendo cada vez más en novela. […] Tú misma te vas convirtiendo en personaje novelesco. ¿No te das cuenta, Etel? Estás creando tu propio personaje: solitario, incomprendido, marcado por un destino fatal y condenado a una muerte prematura...7 (Mayoral 2002 : 242).

Et il conseille à Etel de laisser tomber la chronique familiale pour écrire une fiction :

En todo lo que me has ido mandando […] hay un material novelesco de primer orden. Y hay más: hay un estilo, una manera de contar, una visión del mundo… Pero tienes que trabajarlo, tía; tienes que repensar, recortar, reescribir. Lo que menos importa es lo que a ti te preocupa tanto: la veracidad. Vas a escribir une novela, Etel, olvida ya ese proyecto absurdo de una historia familiar, y en una novela no importa que las cosas hayan sucedido o no en la realidad8 (Mayoral 2002 : 445-446).

Ainsi, en transformant progressivement Etel en romancière, Mayoral propose une réflexion meta-romanesque. C’est un autre personnage, le sculpteur Morais, qui joue un rôle décisif dans le passage d’Etelvina du statut de chroniqueuse familiale à celui de romancière. La découverte d’une sculpture d’elle-même, réalisée par Morais, fait comprendre à Etel le pouvoir de la création artistique : « Morais transforma la realidad, convierte en algo hermoso incluso los defectos […] Pero Morais no parece ser consciente de esta transformación a la que somete la realidad, por eso no puede entender mi emoción ante mi propio retrato9 » (Mayoral 2002 : 297).

Grâce à la sculpture de Morais, Etel découvre le pouvoir spécifique qu’a la création artistique de révéler une réalité non visible de tous ; c’est ce pouvoir que Louis Aragon ou Mario Vargas Llosa, entre autres, attribuent à la fiction. Et c’est en mémoire de Morais qu’Etel promet d’écrire le roman – et non la chronique – de La Braña.

En effet, l’échec annoncé de la chroniqueuse n’est qu’apparent, bien que le titre de l’avant-dernier chapitre « Podría ser el final por la importancia de las revelaciones que en él se contienen, si no fuera por la especial incapacidad de la narradora para terminar cualquiera de las variadas tareas que se propuso a lo largo de su vida10. » (Mayoral 2002 : 465) suggère le contraire. Un dernier chapitre (« A manera de epílogo ») clôt réellement le roman:

No sé si alguna vez escribiré esa maldita Historia de la Braña, Morais, no sé si todo esto podrá convertirse en una novela, no sé si será cierto que es ya una novela y que eso es, justamente, lo único que sé hacer bien en la vida, escribir novelas: no lo sé… Pero lo juro, Morais, te lo juro, Euxío, que yo escribiré un libro sobre un hombre que amaba la vida y las mujeres y que dejó, en bronce y mármol, que no envejece ni muere, la mejor imagen de mí misma. ¡Por ti, Morais! Por ti, Euxio, con el cariño de Etel11 (Mayoral 2002 : 500).

Il va de soi que le livre existe, le lecteur vient de le lire. C’est donc une déclaration d’amour à la création artistique et de foi en la fiction littéraire qu’offre Mayoral dans cette représentation d’une paumée, d’une marginale sociale qui, poussée par la reconnaissance et l’affection pour un vieil artiste, va enfin terminer quelque chose.

Avec le personnage d’Etelvina, Mayoral tisse subtilement le portrait d’une auteure. Etel est, apparemment, une femme sans certitude ni autorité. On aura remarqué l’importance d’une autorité masculine, celle de Gilberto, celle de Morais, pour que la jeune femme se sente « autorisée » à écrire. Ces deux personnages masculins sont, de plus, l’occasion pour Mayoral de régler quelques comptes avec la critique. Voici les conseils de Gilberto : « estoy seguro de que en lugar de una historia familiar vas a escribir un novelón impresionante12 » (Mayoral 2002 : 129); « de la estructura y esas pamplinas decimonónicas no te preocupes. Si llega a ser una novela, ya habrá algún crítico que la descubra, aunque tú no te hayas molestado en estructurarla13 » (Mayoral 2002 : 138). Quant à Morais, il affirme : « No te creas lo que dicen los críticos […] Se llenan la boca de teorías que no hay dios que entienda, ¡y después vienen a preguntarme a mí ! ¡Que se jodan ! Yo no tengo que explicar nada : ahí están mis obras14  » (Mayoral 2002 : 268 et 269).

Il convient cependant de souligner la grande relativité des doutes exprimés par Etel sur ses capacités. Ainsi, le titre du chapitre V : « Donde se muestra que la ignorancia de la narradora (también llamada benévolamente « falta de prejuicios ») puede ser un elemento importante a la hora de enjuiciar hechos confusos y conflictivos15. » (Mayoral 2002 : 113 )semble renforcer l’image d’une narratrice ignorante, mais ce qui était d’abord donné comme une nouvelle faiblesse apparaît comme une vertu. Et si le titre n’est pas péremptoire, il a la force d’une affirmation, comme si l’auteure sans autorité n’était pas aussi humble qu’elle voudrait le faire croire.

Il reste encore un point concernant ce problème d’autorité qui cette fois concerne l’auteur sans la médiation des personnages. Dans ce roman, comme dans les deux précédents, est amorcée une intrigue policière. Dans ce roman, comme dans les deux précédents, elle n’est traitée qu’en biais, accidentellement et n’est pas résolue. En effet, si les trois grand-tantes d’Etel ont laissé celle-ci passer l’été chez le sculpteur Morais c’est parce qu’il se produisait dans sa propriété des choses mystérieuses, d’étranges accidents, qui faisaient craindre que quelqu’un veuille le tuer. Les grand-tantes sont présentées comme de possibles Misses Marple, occupant leurs loisirs à dénouer des intrigues. Or, il n’y a pas d’enquête, Etel ne découvre rien. Mais, peu de temps après son départ de la propriété de Morais, celui-ci meurt mystérieusement. Le lecteur ne saura rien de plus. L’insistance de Mayoral à amorcer des romans policiers pour écrire autre chose et ne pas proposer de dénouement établissant la vérité (insistance de plus en plus nette : il y a une explication plausible à la fin de Cándida…, une vague explication incomplète et étrange pour Al otro lado et pas d’explication du tout, ni même de certitude quant à la mort – naturelle ou provoquée – de Morais à la fin de La única…) me semble lourde de sens. Quelle plus belle marque d’autorité de la part de l’auteur d’un roman policier que d’apporter sur un plateau au lecteur à la fin du roman La Solution ? Il me semble que Mayoral se refuse systématiquement ce pouvoir et cette autorité16.

3. Querida amiga

C’est autour de la figure du lecteur que se construisent trois représentations d’auteure dans Querida amiga17. La première caractéristique de ce recueil est que sur les sept textes qui le composent, six appartiennent au sous-genre épistolaire, la seule exception étant un discours ou plus exactement un « cours de clôture ». La seconde provient du lien très fort unissant trois de ces nouvelles, celles qui construisent à la fois la figure du lecteur et celle de l’auteur.

Le premier texte, qui donne son titre au recueil est une lettre adressée par une lectrice-admiratrice à une romancière. La lectrice raconte l’histoire compliquée – et malheureuse – de ses amours « para desahogarme, y también por si quisiera contar mi historia, que yo no sé hacerlo, y cuando la vi, pensé que me había de entender, por cómo hablaba y lo que decía de que al escribir se sacan fuera los demonios y se siente una mejor18 » (Mayoral 2001b : 28). Le dernier texte du recueil, intitulé « Estimada señora » (Chère madame) est adressé à la même romancière mais a pour auteur le mari de celle qui avait écrit la première lettre et qui, après avoir lu le récit publié selon la version de sa femme, tient à donner sa propre version. Entre ces deux textes, un troisième, intitulé « Eva de mi alma » (Eve de mon cœur) pose, comme les précédents, le problème du rapport entre fiction et réalité, mais il le pose à l’envers.

En effet, « Querida amiga » et « Estimada señora » s’interrogent à nouveau sur la fragilité du témoignage et l’impossibilité d’établir la vérité. Le texte « fictif » dont le statut est mis à mal, puisqu’il semble directement inspiré du récit d’une personne « réelle », est remis en cause, après sa publication par une autre personne, elle aussi donnée comme « réelle » qui offre une nouvelle version des faits. « Eva de mi alma » s’intéresse au pouvoir, attribué à un texte de fiction, d’agir sur la réalité extra fictionnelle19 puisque des lettres d’amour fictives – mais peut-être inspirées de lettres réelles – provoquent une véritable passion chez celui qui les lit. Le destinateur-auteur de ces lettres a choisi de les tester auprès d’un destinataire non fictif, cassant ainsi le carré traditionnel de la fiction (destinateur réel = auteur/destinataire réel = lecteur ; narrateur/narrataire). Le lecteur « réel » qui confond fiction et réalité s’éprend d’une abstraction (le destinateur-auteur) pour transposer sa passion dans le monde « réel » sur un être en chair et en os qui se présente comme le destinateur.

Précisons que ces enchevêtrements narratifs se présentent sous une forme on ne peut plus amène et goguenarde, comme si Mayoral prenait grand soin de marquer ses distances avec de pesantes méditations métaromanesques. D’ailleurs, il s’agit surtout de créer un personnage d’auteure encore plus caricatural que celui esquissé sous les traits de la Marina de Al otro lado. La romancière des trois nouvelles qui tient, à ses moments perdus, la rubrique de « Courrier du cœur » dans une revue féminine, n’écrit que des histoires d’amour dégoulinantes. Quant à la lectrice, elle est, aux dires de l’auteure : « una infeliz, una ingenua, una buena persona que compensa sus frustraciones en la vida leyendo novelas y escribiéndoles de vez en cuando a los autores20 » (Mayoral 2001b: 90). Le lecteur apparaît sous deux formes contradictoires : celle de l’homme revendicatif opposant la Vérité aux mensonges de la fiction et celle de la victime de l’illusion romanesque. Nous allons voir que ces représentations réapparaissent sous des formes peu ou prou identiques dans les œuvres suivantes de Marina Mayoral. Mais nous dirons, auparavant, quelques mots des autres nouvelles du recueil.

La nouvelle intitulée « Querido amigo » est dédiée à Carlos Casares. C’est à nouveau une romancière qui écrit et qui signe Marina ; elle s’adresse à son ami (lui-même écrivain) car elle n’arrive pas à résoudre un problème d’écriture : l’illusion est donc totale et le lecteur invité à confondre auteure et narrateur, personnage à qui le texte est dédié et destinataire de la lettre. La narratrice a été témoin d’une scène à trois personnages à l’aéroport (une Espagnole et son fils accompagnant un étranger de type nordique qui, au moment de prendre l’avion, a promis à l’enfant de lui écrire et d’envoyer des billets). À partir de cette scène supposée réelle, la romancière – de la fiction – a brodé une histoire vraisemblable qui concerne ce qui s’est passé avant la scène vue mais elle ne parvient pas à trouver un dénouement. Des dénouements contradictoires s’interposent à tout ce qu’elle essaie d’écrire et les trois personnages s’infiltrent dans les autres textes qu’elle voudrait achever. Elle termine sa lettre en demandant à son ami si la meilleure solution ne serait pas de laisser le texte en l’état avec toutes ses fins possibles. Ce qui est, bien sûr, le texte offert au lecteur. A nouveau, le point de départ narratif est supposé provenir d’une expérience « réelle », une scène vue ou vécue ; mais les personnages, devenus fictifs, s’imposent à leur auteure et envahissent sa vie. À nouveau, l’auteure représentée ne s’intéresse qu’aux affaires de cœur et, comme dans La única libertad, elle a recours à une autorité masculine. Cependant, au bout du compte, le texte publié semble indiquer que l’auteure s’est affranchie de l’opinion de l’autorité sollicitée.

Deux autres textes du recueil poursuivent la réflexion sur la littérature mais en faisant intervenir l’autre activité professionnelle de Mayoral. Ces deux textes ont une caractéristique commune, leur protagoniste s’est échappé d’un roman précédent de Mayoral (autre caractéristique lourde de la romancière, puisqu’il n’y a pratiquement pas un seul roman qui ne fasse resurgir un personnage transfuge d’une fiction antérieure). Dans la première de ces nouvelles, le personnage ne s’est peut-être qu’apparemment échappé de Recóndita armonía, il est également possible qu’il s’agisse d’une malade mentale s’attribuant une aventure dont ont été victimes Helena et Blanca. Rosa, le professeur d’université qui donne sa dernière conférence veut répondre aux critiques dont elle a été l’objet de la part de ses jeunes collègues et qui se résument en une phrase lapidaire : « La pobre Rosa […] habla de Lope como si almorzara con él a diario21 » (Mayoral 2001b: 34). Rosa explique donc qu’effectivement elle a partagé la table de Lope de Vega en s’attribuant l’accident survenu dans le laboratoire de physique nucléaire où travaillaient les héroïnes du précédent roman en compagnie du professeur Arozamena. L’histoire, totalement loufoque, introduit cependant une réflexion assez goguenarde sur les différents courants critiques ; et remarquons encore le choix d’un personnage féminin comme paradigme de la critique poético-biographique qui consisterait à broder, laisser courir son imagination à partir de quelques faits connus au lieu d’analyser scientifiquement le texte.

Le second récit a pour protagoniste un homme, le détective privé de Al otro lado. Il a repris des études à la faculté de Lettres et écrit au recteur pour lui demander la permission de soutenir sa thèse – jugée irrecevable et imprésentable par le professeur qui a remplacé son directeur de recherches décédé –. Guillermo Fernández Fernández a appliqué ses talents de détective à sa « recherche » universitaire (« investigación » dans les deux cas en espagnol). Il a en effet entrepris de démontrer que Cecilia Böhl de Faber, plus connue sous le pseudonyme de Fernán Caballero, avait assassiné (ou poussé au suicide) ses maris successifs.

Il semble donc évident que, dans ce recueil, Mayoral s’est amusée à reprendre sa réflexion sur tous les sujets qu’elle est amenée à considérer « sérieusement » dans ses deux activités professionnelles, celle de romancière et celle de spécialiste de la littérature.

Les trois textes que nous allons aborder maintenant développent et approfondissent les axes qui viennent d’être dégagés :

– l’autorité ou la non autorité de l’auteure représentée,

– le rapport réalité/fiction,

– la relation auteur/lecteur.

4. Dar la vida y el alma

Le titre du roman, publié immédiatement après Querida amiga, semble vouloir pousser à l’extrême la dimension sentimentale de la littérature féminine puisqu’il s’agit de Dar la vida y el alma. Le livre joue d’abord sur l’ambiguïté générique. Bien que la quatrième de couverture qualifie le texte de « novela » et que, dans l’avant-dernier chapitre, l’instance narrative émette entre parenthèses un commentaire qui semble s’appliquer au texte en question : «  (¡Tarda tanto en escribirse una novela22 !) » (Mayoral 1996 : 183), le lecteur voit continuellement réactivé le doute quant à la nature de ce qu’il lit. S’agit-il d’une histoire « réellement » arrivée à une femme de la famille de l’instance narrative qui serait l’auteure et que celle-ci choisit de raconter car elle lui permet de réfléchir et discourir sur l’amour ? S’agit-il plutôt d’un essai mêlant les réflexions sur la littérature et sur l’amour à partir d’un cas particulier ? S’agit-il d’un roman qui alterne récit fictionnel et réflexion sur la littérature ?

Cette ambiguïté générique se double d’une seconde ambiguïté, elle aussi savamment entretenue, quant à l’instance narrative qui semble être l’auteure elle-même. En effet, après avoir établi d’emblée (dès les premières lignes) qu’il s’agit d’un écrivain de profession et plus précisément d’une femme écrivain, puis, dès le début du second chapitre d’une professionnelle préoccupée par les aspects techniques de l’écriture, l’instance narrative en question affiche des pratiques et des caractéristiques littéraires qui ressemblent énormément à celles de Mayoral (Mayoral 1996 : 22 et 24), pour se reconnaître, au chapitre 8, comme l’auteur de Recóndita armonía.

Dar la vida… est à la fois l’histoire lamentable d’un amour jamais réciproque et celle de l’écriture de cette histoire. Tout en nous narrant la triste aventure de la pauvre Amelia abandonnée à Paris durant sa nuit de noces par un mari qui a vidé son compte en banque, l’a ruinée et ne lui a laissé que la chemise de nuit qu’elle portait, mais aussi l’histoire d’une incroyable obstination amoureuse puisqu’Amelia n’a jamais voulu faire annuler son mariage, a accepté de reprendre la vie conjugale lorsque, après la mort de son père, l’époux volage est revenu pour la ruiner à nouveau, Mayoral dévoile les dessous de la création, les techniques de fictionnalisation à partir d’un fait prétendument réel. Mayoral joue ainsi sur deux tableaux : d’une part, l’auteure de la fiction assume à nouveau sans complexe son rôle d’auteure sentimentale : l’histoire d’Amelia l’a « toujours fascinée » écrit-elle, « [m]e gustan las historias de amor eterno y no correspondido, pero sólo cuando la viven personas que a mí me parecen normales23 » (Mayoral 1996 : 11).

Et elle précise un peu plus loin : « Tengo debilidad por situaciones melodramáticas que pondrían la piel de gallina a la mayoría de los escritores actuales24 » (Mayoral 1996 : 75).

À son enthousiasme s’oppose le jugement totalement négatif de son compagnon : « No me interesa nada ; es una historia completamente decimonónica25. » (Mayoral 1996 : 16). Et, lorsque le texte est écrit, l’instance narrative qui, pendant le temps de l’écriture, a été quittée par son compagnon, constate : « Él a veces me decía : no hagas novelas. Quería decirme : no inventes, no mezcles tus fantasías con la realidad; no conviertas la vida en literatura26…» (Mayoral 1996 : 190-191). Or, c’est précisément ce que s’applique visiblement à faire l’instance narrative-représentation de l’auteure : lorsqu’elle réfléchit sur le cas Amelia pour tenter de comprendre les réactions de cette femme, elle convoque indistinctement des anecdotes tirées de son expérience personnelle ou de cas qui lui ont été rapportés, c'est-à-dire apparemment tirés de la réalité, et des personnages ou des aventures tirés de la littérature. Ainsi, par exemple, l’instance narrative note-t-elle, pour illustrer l’idée selon laquelle parfois les gens amoureux agissent de manière insensée : « La primera vez que pude observarlo fue a los quince años, cuando salí de mi casa para estudiar sexto de bachillerato27 » (Mayoral 1996 : 55). S’ensuivent quatre pages et demie où elle nous rapporte l’histoire de Sara, qui habitait dans la même résidence et s’obstinait dans une histoire d’amour impossible, pour embrayer immédiatement sur George Sand et « la Avellanada ». Or, ce jeu étant repris systématiquement tout au long du roman, il devient évident qu’il participe d’un désir de mettre sur le même plan les leçons que chacun peut tirer de son expérience et celles que suggère la littérature et, donc, de refuser d’établir une barrière entre réalité et fiction, en particulier pour ce qui est de la réception.

D’autre part, le récit nous donne l’illusion de voir le processus de “fictionnalisation” en train de se faire, puisque les “trucs” nous sont exposés :

– Soit l’imagination comble les vides du récit : « Lo que sucedió a la mañana siguiente de la boda, lo veo con toda claridad, como si hubiese estado allí. / Amelia se despierta…28 » (Mayoral 1996 : 34). A de très nombreuses reprises l’instance narrative note : « Lo veo » ou « La veo » (Je le/la vois) ce qui introduit immédiatement le récit de la scène « vue ». Parfois même, la superposition des regards est telle qu’on ne sait plus qui voit quoi : « No consigo verlos en la alameda… Estoy frente al mar en el muelle viejo y mi padre29… » (Mayoral 1996 : 71). L’aveu d’impuissance de l’instance narrative est immédiatement contredit par la recréation de la scène car ce n’est pas le « yo » de l’instance narrative qui est assis auprès de son père mais Amelia, cependant pour arriver à visualiser la scène, l’instance narrative a dû se voir elle-même à la place du personnage.

­– Soit l’instance narrative s’interroge, manifeste ses difficultés à comprendre ou expose les interprétations qu’elle propose ; ainsi de nombreuses phrases commencent-elles par « creo que » « pienso que » « no sé si… » « Me gusta imaginarlo así, pero seguro que no sucedió de ese modo30 » (Mayoral 1996 : 185).

Mais le texte joue aussi sur tous les registres de l’illusion de réel : « Si fuera un personaje mío31…» (Mayoral 1996 : 87), « Me pregunto si lo sabría de haber sido personajes que yo hubiera creado32 » (Mayoral 1996 : 137), pour inciter le lecteur à croire qu’il s’agit bien ici de l’histoire réelle d’une vraie personne.

Enfin, l’auteure ici représentée avoue le rôle qu’elle attribue à l’écriture : « Casi siempre escribimos para enfrentarnos con nuestros fantasmas y exorcizarlos33 » (Mayoral 1996 : 16), « Cuando me angustia algo, la mejor manera de asumirlo es escribir sobre ello34 » (Mayoral 1996 : 77), et très précisément à l’écriture de ce livre-là : « yo sabía que tenía que escribir esta historia que a él no le gusta ni le interesa, y, escribiéndola, empezar a vivir sin él35 » (Mayoral 1996 : 191) et elle définit ainsi le “processus de fictionnalisation” : «  al escribirlo se traslada a otro plano de realidad y es posible afrontarlo con mayor distancia36 » (Mayoral 1996 : 78).

L’auteure ici représentée, sentimentale, abandonnée par son compagnon, nous dévoilant ses petites recettes littéraires reprend l’hymne à la littérature de fiction déjà évoqué : « Pero la vida hay que inventarla para hacerla tuya, para que sea algo más que una sucesión de hechos sin sentido. Ya lo dijo Proust, que a él tanto le gusta: la verdadera vida, la vida al fin descubierta e iluminada, la única vida por consiguiente vivida, es la literatura… E iluminar la vida quiere decir ver más allá de la realidad inmediata37 » (Mayoral 1996 : 191).

5. Recuerda cuerpo

Dans le recueil suivant, Recuerda, cuerpo, quatre nouvelles participent de la représentation d’un/une auteur sans apporter un éclairage nouveau sur la question. Signalons toutefois que la dernière nouvelle, qui donne son titre au recueil, établit un pont entre un roman antérieur, Un arbol, un adiós, et le roman Bajo el magnolio, qui paraît en 2002. Cette nouvelle met en scène une romancière, Aurora, et un personnage nommé Pablo ; ce dernier souhaite acheter la maison familiale qu’Aurora, son amie/amour d’enfance désire vendre. De fait, Pablo semble être l’un des personnages principaux de Un árbol, un adiós, et il en va de même pour la relation évoquée entre le personnage masculin – qui est resté à Brétema – et la femme qu’il aimait, partie à Madrid. Or, Bajo el magnolio, reprend – sans la moindre équivoque – les personnages de Un árbol, un adiós en y ajoutant le personnage de l’auteur. Le roman commence, en effet, par ce qui pourrait être la transcription d’un entretien mené et enregistré par l’auteure du précédent roman et où ne figureraient que les réponses de Pablo :

Estaba seguro de que tarde o temprano vendría a hablar conmigo. No sé bien por qué, pero estaba seguro. Quizá por eso del punto de vista que usted cuenta siempre.

[…] No sé si Laura se lo contó tal cual o si usted lo escribió a su manera. En todo caso, reconozca que lo normal es dejar hablar a los dos y, si me apura, a los tres, porque también su marido tendría algo que decir. A mí me deja como un resentido y un ambicioso, que se va apoderando de todo lo que era el patrimonio de Laura, pero el marido queda aún peor, como un imbécil y un egoísta.

[…] No se me justifique, que no hace falta. Será una novela, pero usted ha contado la vida de personas de carne y hueso y ha hablado de este Pazo y de estas tierras, así que no sé qué clase de novela es ésa38. (Mayoral 2002b : 11-12).

On retrouve les préoccupations des principales instances narratives des romans de Mayoral et en particulier d’Etel face au problème des différentes versions d’une même histoire. Ce qui avait été amorcé par les deux nouvelles ouvrant et fermant le recueil Querida amiga est ici longuement développé puisque Pablo va reprendre des passages entiers de Un árbol…, passages qui figurent en italique dans Bajo… pour opposer sa propre version de l’histoire. Il va de soi que le motif même du roman implique, à partir de la représentation de l’auteur et du lecteur, une réflexion sur les rapports entre fiction et réalité référentielle. Mais le roman met également en abyme le processus de la création littéraire. La construction du récit repose sur l’alternance de chapitres qui se présentent comme la transcription des conversations entre l’auteure et le lecteur et de chapitres qui se présentent comme la transcription des pensées de Pablo. Si les premiers prétendent refléter une réalité préexistante, les seconds affichent leur statut de création fictionnelle. Dans les premiers, l’auteure se retrouve continuellement accusée par le lecteur d’être de parti pris, de mauvaise foi, de proposer des interprétations hâtives39 ; les seconds mettent en évidence l’évolution de Pablo vis-à-vis de la romancière et de la littérature :

Yo he de reconocer que al leerlo [Un arbol, un adiós] tuve la impresión de estar oyéndote. Y de volver a vivir algunos episodios de nuestra vida. Pero faltaba algo. Había cosas que yo recordaba de otro modo, no quiero decir que tú mintieses, o que ella cambiara los hechos, pero para mí fueron diferentes, yo los viví de otra forma40… (Mayoral 1998 : 22)

La verdad es que es fácil hablar con ella. A ratos me recuerda a ti, Laura. Todo lo quiere saber y también se queda callada como tú, esperando que yo continúe cuando no le basta con lo que he contado. Y otras veces me discute lo que le digo o me busca las vueltas para que le cuente lo que no le quería contar. (133)

Por eso hablo con la escritora, porque hablando con ella me he dado cuenta de que es muy posible que yo mismo tenga la respuesta, y que nunca haya querido reconocerla41. (135)

Pablo admet progressivement que l’auteure, par ses questions, l’a obligé à se remettre en cause et qu’ainsi il a trouvé les réponses aux questions qu’il avait toujours évité de se poser.

L’astuce de Mayoral est double : donner l’illusion du pouvoir qu’a eu l’auteure représentée de révéler à la « personne » Pablo les vérités qu’il s’efforçait d’ignorer (vérités qui concernent bien sûr le domaine des sentiments) – autrement dit, survaloriser les pouvoirs qu’a l’auteur de rendre la réalité plus claire – ; mais, puisqu’il s’agit de pensées attribuées à Pablo, de rétablir le rôle de l’auteur de pure fiction qui, au bout du compte, peut faire dire et penser ce qu’il veut à ses personnages. Mayoral crée ainsi un personnage a priori hostile à l’auteur et à la fiction qui se convertit et finit par admettre les pouvoirs de l’auteur et de la fiction. À cet égard, le dernier chapitre du roman est un chef-d’œuvre d’habileté retorse :

Ya veremos lo que acaba contando… Un día tuve con ella un pequeño rifirrafe… He tenido varios, porque a ratos se ponía hasta impertinente, pero el de aquel día fue por esa cuestión de lo que va a escribir. Le dije que quería ver la novela antes de que la publicase. Y me dijo que no, que tú tampoco habías visto la anterior, que eso sería como pedirme permiso. A mí me parecía normal que me pidiese permiso, a fin de cuentas está contando mi vida, pero ella dijo que detestaba las biografías autorizadas en las que el protagonista da de sí mismo la imagen que quiere y no la que el autor ve, y que, además, esto no iba a ser una biografía sino una novela42 (Mayoral 2002b : 204).

En se représentant à la fois comme auteure de fictions sentimentales inspirées de la réalité, comme auteure préoccupée par le problème de la multiplicité des points de vue, Mayoral représente une auteure beaucoup plus futée qu’il n’y paraît et qu’elle réinvestit de tout son pouvoir.

6. Casi perfecto

La plus surprenante autoreprésentation de l’auteure Marina Mayoral est celle mise en œuvre dans Casi perfecto, roman publié en 2007. Les citations de Flaubert (Correspondance, lettres à Louise Colet) qui servent d’épigraphes donnent le ton : « Todo lo que inventamos es verdadero, puedes estar segura », « … Escribir es algo delicioso, la posibilidad de no ser uno mismo, de circular por toda la creación43 ». (Mayoral 2007 : 7).

L’auteure représentée, qui a publié les romans de Marina Mayoral, est borgne, boiteuse et accusée par son fils cadet d’avoir organisé l’assassinat de son mari en s’inspirant d’un de ses romans (concrètement de Contra muerte y amor). Le récit se présente comme la lettre adressée par l’auteure à son fils pour démontrer qu’elle n’est pas coupable du crime dont il l’accuse (elle suggèrera fort habilement l’identité d’une autre coupable) mais également pour justifier la femme qu’elle a été (la mère, la romancière). On voit que Mayoral pousse très loin le jeu de l’autoreprésentation caricaturale et revient sur ses thèmes favoris. Dans un chapitre intitulé “La vida imita al arte”, l’auteure représentée convoque nombre de personnages des fictions de Mayoral pour affirmer qu’elle les avait créés avant de les rencontrer :

Tengo que empezar diciéndote que la vida imita muchas veces al arte. Imaginas algo, lo escribes y después resulta que eso mismo sucede en la realidad. Me temo que no lo vas a creer. En el fondo nadie lo cree, piensan que son fantasías de novelista.

[…]

Black Fráiz, mi personaje, existía mucho antes de conocer a aquel pobre chico boxeador.

[…]

No recuerdo cómo se llamaba, es cierto, y eso podría ser un indicio de mi falta de interés en él como ser humano. Pero yo no pretendía mejorar las condiciones laborales de los boxeadores o concienciar la sociedad de los riesgos de tal deporte. Nunca oculté mis intenciones: lo único que necesitaba era saber qué ocurría en un gimnasio de boxeo, ver lo que hacían para entrenarse, cómo era el ambiente allí dentro, cómo transcurrían las horas. El personaje lo tenía ya, pero lo tenía vagando por las calles, o seduciendo a la chica de los Fernández de Andeiro, sin conseguir ubicarlo en el lugar donde se preparaba para triunfar. Necesitaba verlo allí, aunque después no lo pusiese en la novela.

Supongo que este tipo de necesidad sólo la puede entender un escritor. Te tomas mil molestias para recoger información sobre algo y después no la utilizas, ni siquiera se alude a ella en el relato. Pero te da seguridad, sabes más del personaje de lo que cuentas, y quizá sea eso lo que le proporciona la carga de realidad para vivir por su cuenta44 (Mayoral 2007 : 39, 40, 41).

Ces réflexions sur l’imitation de l’art par la vie – et de la fiction par la réalité – n’ont bien sûr qu’une valeur relative puisqu’elles proviennent d’un auteur fictif qui, de surcroît, est en train de se justifier pour se blanchir d’une accusation grave. Mais ces réflexions rappellent celles que nous avons citées plus haut et proposent une interprétation intéressante du rôle que peut jouer la réalité extra-fictionnelle dans la construction de la fiction. Elles débouchent également sur le motif du personnage de fiction s’imposant à l’auteur, motif que Mayoral développe un peu plus loin :

Yo no decido lo que mis personajes hacen, ellos actúan por su cuenta… Sé que no es fácil de entender, pero es así, y puedo asegurarte que no soy un caso raro; es una experiencia bastante común entre novelistas. He reunido ejemplos de Marguerite Yourcenar, de Jorge Amado, de Gabriel García Márquez, de muchos otros. Todos hablan de un momento vivido durante el proceso de creación en el que el personaje se pone a hacer lo que le da la gana y no lo que el autor había pensado previamente que podría o debería hacer. Y todos dicen que hay que respetar la voluntad del personaje45 (Mayoral 2007 : 66).

Le texte évoque alors différents personnages des romans de Mayoral pour expliquer que l’auteure avait dû se résigner à leur attribuer un destin qu’elle n’avait pas choisi pour eux. On voit à quel point la romancière prend plaisir à confondre l’auteure représentée – donc fictive – et l’auteure réelle et à laisser planer un doute quant au crédit à accorder à ses affirmations.

Dans cette nouvelle pseudo-intrigue policière (Y a-t-il vraiment eu crime et préméditation ?) pas vraiment résolue (car, même si la narratrice propose une solution convaincante, cette version des faits n’est pas prouvée) Mayoral crée un nouveau personnage de lecteur, le lecteur-assassin, puisque celle que la narratrice accuse d’avoir ourdi le crime a lu le roman dont elle s’est inspirée. Ainsi, le cercle peut se refermer : la vie imite bien la fiction mais seul, le lecteur se laisse prendre au jeu. L’auteur a d’autres chats à fouetter.

C’est en effet une “vraie” représentation de l’auteur au travail qui apparaît comme le véritable enjeu du roman :

Nunca me he fiado del talento. El talento es un don, lo tienes o no lo tienes y por eso llegas a donde llegas. Pero para llegar a la obra bien hecha no basta el talento, hace falta trabajo, mucho trabajo46 (Mayoral 2007 : 59).

Et cette représentation du travail de l’auteur appelle une réflexion sur les conditions de travail de l’auteure :

Y el trabajo supone tiempo, y el tiempo para escribir yo lo saqué muchas veces del que podía haber dedicado a estar con vosotros y con mi madre, y con mi padre, y con los hombres que han compartido mi vida, y con los amigos.

De lo que quiero que te des cuenta es de que no andaba de juerga ni rascándome la barriga al sol, ni siquiera durante los meses de verano. Vosotros estabais en la playa, con mis padres, y yo estaba escribiendo en el cuarto que siempre me habilito como despacho. Cuatro horas al día por lo menos durante todas las vacaciones47 (Mayoral 2007 : 59).

Ce glissement vers la représentation sexuée de l’auteur ne dure que quelques lignes et la mère qui se sent coupable d’avoir consacré à l’écriture le temps qu’elle aurait pu consacrer à ses enfants abandonne vite la confession personnelle pour reprendre un ton général :

Y todo eso ¿para qué? No hay respuesta a esa pregunta, al menos para mí. O, mejor dicho, es una pregunta que no admito. No hay un para qué. Yo no escribo para. Escribo como respiro, y no me puedo cuestionar lo que ha sido desde mi adolescencia una especie de función vital. Escribo porque vivo y tengo que encontrarle un sentido a vivir48.

A veces sucede algo que me hace sentir que aquello a lo que he dedicado tanto esfuerzo tiene un valor en sí y sirve también a otras personas49 (Mayoral 2007 : 60).

Ainsi, plus qu’à une autojustification face à une accusation de crime, c’est à un autoportrait d’auteur et d’auteure que se livre le personnage d’auteure de Casi perfecto.

7. Conclusions (provisoires)

L’auteur(e) représenté(e) – qu’il s’appelle ou non Marina – dans les fictions de Marina Mayoral n’est jamais, a priori, dans une position d’autorité. Il ne s’agit jamais non plus d’une représentation de l’auteur comme abstraction mais, au contraire, d’une auteure précise, sans qualités, dans une situation concrète qui ne lui confère aucune autorité d’emblée. On pourrait presque parler de représentation de l’auteure en bécasse. Il s’agit toujours d’une auteure parée de tout ce qui constitue les clichés de la littérature féminine, mais d’une auteure qui affiche, assume ces clichés. Car, en partant d’une vision dévalorisée pour lui appliquer un regard décalé, Mayoral produit un résultat original : la valorisation de la littérature dite féminine. Mais il ne s’agit pas non plus d’une valorisation tonitruante : l’affirmation des possibles qualités de cette littérature est suggérée, n’a rien d’autoritaire ce qui, me semble-t-il, implique une ironie retenue mais réelle vis-à-vis de tous ceux qui, drapés de leur mâle autorité, décrètent, condamnent ou excommunient.

Ce que suggère aussi Mayoral, c’est la réversibilité du rapport entre fiction et réalité, dans le sens où elle défend la capacité de la fiction à agir sur le réel ou, plutôt, sur la perception que chacun peut avoir du réel. Elle pose, en dernière instance, la question du rapport entre réalité et vérité, interrogeant la possibilité même d’une perception et d’une transmission du réel, mettant en doute l’existence d’une Vérité.

Sa remise en question du principe même d’autorité (dans le sens de « voix autorisée ») et le fait qu’elle assume pleinement la subjectivité généralement (et négativement) associée à toute vision féminine du monde (vision particulière et sexuée alors que la vision masculine serait universelle et asexuée) la conduit à mettre en évidence la subjectivité de toute vision du monde, à souligner l’impossibilité fondamentale de gommer le sujet.

Autrement dit, l’auteure représentée en bécasse est une bécasse aussi lucide que goguenarde et pas si bécasse qu’il n’y paraît.

Références

GIL CASADO, Pablo (1990), La novela deshumanizada, Barcelone : Anthropos.

MAYORAL, Marina (1996), Dar la vida y el alma, Madrid : Alfaguara.

MAYORAL, Marina (2001), Al otro lado, Madrid : Suma de letras.

MAYORAL, Marina (2001), Querida amiga, Madrid : Alfaguara.

MAYORAL, Marina (2002), La única libertad, Madrid : Alfaguara.

MAYORAL, Marina (2002), Bajo el magnolio, Madrid : Alfaguara.

MAYORAL, Marina (2007), Casi perfecto, Madrid : Alfaguara.

MAYORAL, Marina (2009), ¿Quién mató a Inmaculada de Silva?, Madrid : Alfaguara.

SANZ VILLANUEVA, Santos (1999), “Los años sesenta: de la renovación a la experimentación” in Francisco Rico Historia y crítica de la literatura española 8/1 España contemporánea: 1939-1975. Primer suplemento. Madrid : Crítica.

Notes

1 « L’irruption d’un genre de personnages qui ensuite fleurira, [à savoir][…] le protagoniste qui est un intellectuel, un créateur, un artiste, un romancier ». Les citations espagnoles sont traduites par l’auteur de l’article. Return to text

2 Marina les a vus ramer au Retiro, dans une attitude très tendre, elle l’a raconté à Marisa et Marisa m’a téléphoné aussitôt […] Mais, de toute façon, ce n’est pas sûr, car Marina est capable de faire tout un roman à partir de n’importe quoi. Return to text

3 Marina est très romanesque. Return to text

4 Combien d’amour! Return to text

5 En guise de prologue et de disculpation où la narratrice tente de justifier aux yeux de ses éventuels lecteurs, mais surtout de sa famille et ses proches, les Silva, le fait d’avoir, une fois encore, laissé un travail inachevé. Return to text

6 Dans La novela deshumanizada, Pablo Gil Casado écrit : « El ente de la ficción creacionista nos informa de la aventura escritural y desconstruye la ficción » (Gil Casado 1990 : 54) (La créature d’une fiction créationniste nous informe sur l’aventure scripturale tout en déconstruisant la fiction). Return to text

7 Je crois, ma chérie, que cette histoire […] ressemble de plus en plus à un roman. […] Tu deviens toi-même un personnage de roman. Est-ce que tu te rends compte, Etel, que tu crées ton propre personnage : solitaire, incompris, marqué par un destin fatal et condamné à une mort prématurée…  Return to text

8 Il y a un matériel romanesque de premier ordre dans tout ce que tu m’as envoyé. Et il y a plus : un style, une façon de raconter, une vision du monde… Mais tu dois retravailler tout cela, ma vieille ; réfléchir, couper, réécrire. Le moins important c’est ce qui te préoccupe tant : la vérité. Tu vas écrire un roman, Etel, oublie ce projet absurde d’histoire familiale et, dans un roman, ça n’a aucune importance que les choses soient ou non arrivées dans la réalité. Return to text

9 Morais transforme la réalité, il rend beau même les défauts […] Mais il ne semble pas conscient de la transformation qu’il fait subir à la réalité, c’est pourquoi il ne peut comprendre mon émotion devant la représentation qu’il a faite de moi. Return to text

10 Ce qui pourrait être la fin de l’histoire, compe tenu des révélations importantes qui s’y trouvent, si la narratrice n’était pas particulièrement incapable de terminer une seule des tâches qu’elle a entreprises au long de sa vie. Return to text

11 J’ignore si je parviendrai un jour à écrire cette maudite Histoire de la Braña, j’ignore si tout cela pourra devenir un roman et si c’est déjà un roman et si écrire des romans est la seule chose que je sache faire : je l’ignore… Mais je jure, Morais, je te jure, Euxio, que j’écrirai un livre sur un homme qui aimait la vie et les femmes et qui a laissé, en bronze et en marbre, des matières qui ne vieillissent pas et ne meurent pas, la plus belle image de moi. Pour toi, Morais, avec l’affection d’Etel. Return to text

12 Je suis sûr qu’à la place de l’histoire de ta famille, tu vas écrire un super-roman. Return to text

13 […] quant à la structure et à toutes ces bêtises dix-neuvième, laisse tomber. Si tu écris ton roman il y aura toujours un critique pour les découvrir, même si toi tu ne t’en es absolument pas souciée. Return to text

14 Ne crois pas un mot de ce que disent les critiques […] Ils se gargarisent de théories incompréhensibles, et ensuite ils viennent me poser des questions à moi! Qu’ils aillent se faire foutre ! Je n’ai rien à expliquer : mes œuvres sont là, un point c’est tout. Return to text

15 Où l’on montre que l’ignorance de la narratrice, qui peut être qualifiée, si l’on fait preuve de bienveillance, d’absence de préjugés, peut s’avérer utile quant il s’agit de juger de faits confus ou conflictuels. Return to text

16 Dans son tout dernier roman, destiné à la jeunesse, ¿Quién mató a Inmaculada de Silva ?, Marina Mayoral reprend le personnage d’Etelvina ; celle-ci est alors adolescente et écrit « El verano pasado, exactamente el 21 de junio de 1974, […] decidí que sería escritora » (Mayoral 2009 : 7 “A manera de prólogo”, « L’été dernier, exactement le 21 juin 1974, j’ai décidé que je serais écrivain »). L’essentiel du récit concerne l’enquête menée sur les circonstances de la mort d’Inmaculada –déjà abordées dans La única libertad–. Même si Etel arrive, comme dans La única libertad, à choisir une des explications proposées, celle-ci n’a pas valeur de résolution indiscutable de l’énigme et le roman pose surtout les problèmes récurrents des fictions de Mayoral : rapport fiction/réalité, subjectivité du point de vue, rôle de la fiction pour éclairer le réel et de l’écriture pour l’accepter. Return to text

17 Si l’on reprend l’ordre chronologique des publications de Mayoral, on remarque un temps d’arrêt après la publication de deux romans en galicien. En 94, elle publie Recóndita armonía qui met à nouveau en scène une narratrice homodiégétique/auteur d’un texte là encore écrit “sur commande” ou du moins à la demande de quelqu’un. Mais ce texte, contrairement au précédent, ne propose pas de réflexion sur la création littéraire ni même de véritable représentation de l’auteur en tant qu’auteure. Return to text

18 […] pour me défouler mais aussi au cas où vous auriez envie de raconter mon histoire, car j’en suis incapable. Et, quand je vous ai vue, j’ai pensé que vous pouviez me comprendre, à la manière dont vous parliez et à cause de ce que vous disiez sur les démons dont on se libère en écrivant, que ça permet de se sentir mieux. Return to text

19 L’histoire est la suivante : Lilith, la romancière à qui étaientt adressées les lettres des lecteurs dans les deux autres nouvelles, écrit à son amie Eva (on appréciera au passage le choix des prénoms) pour lui présenter des excuses car elle est responsable de la rupture entre Eva et son amant. Lilith aurait voulu s’assurer de la vraisemblance de lettres d’amour inventées pour une fiction ; elle a choisi l’amant de son amie (qu’elle considère comme le prototype du crétin macho moyen) pour tester ces lettres qui se présentent comme les déclarations d’amour d’une collègue de travail. Les lettres étaient tellement crédibles que Pablo est tombé amoureux de leur auteur. Mais l’affaire se corse car une des collègues de Pablo prétend être cet auteur. Lilith admet d’ailleurs s’être sans doute inspirée inconsciemment de lettres reçues par une lectrice du courrier du cœur dont elle a eu la charge. Return to text

20 […] une malheureuse naïve, une brave femme qui compense ses frustrations en lisant des romans et en écrivant de temps à autre à des auteurs. Return to text

21 Cette pauvre Rosa […] parle de Lope, comme si elle déjeunait avec lui tous les jours. Return to text

22 C’est si long d’écrire un roman! Return to text

23 J’aime les histoires d’amour éternel et non partagé, mais uniquement si les personnes qui les vivent me semblent normales Return to text

24 J’ai un faible pour les situations mélodramatiques qui feraient hurler la majorité des écrivains actuels. Return to text

25 Ça ne m’intéresse pas du tout; cette histoire est complètement dix-neuvième. Return to text

26 Il me disait parfois : n’en fais pas tout un roman. Il voulait me dire : n’invente pas, ne mélange pas tes fantaisies à la réalité ; ne transforme pas la vie en littérature… Return to text

27 La première fois que j’ai pu observer cela, j’avais quinze ans, c’est quand j’ai quitté la maison pour entrer au lycée. Return to text

28 Ce qui arriva le lendemain matin de son mariage, je le vois clairement, comme si j’y avais été. / Amelia se réveille… Return to text

29 Je ne parviens pas à les voir sur la promenade… Je suis face à la mer, sur l’ancien quai et mon père… Return to text

30 Je crois que… Je pense que…. Je ne sais pas si… J’aime imaginer que cela s’est passé ainsi mais je suis certaine du contraire… Return to text

31 S’il s’agissait d’un de mes personnages… Return to text

32 Je me demande si je le saurais, si c’était un personnage que j’avais créé. Return to text

33 Nous écrivons presque toujours pour affronter nos démons et les exorciser. Return to text

34 Quand quelque chose m’angoisse, le meilleur remède est l’écriture. Return to text

35 Je savais que je devais écrire cette histoire qu’il n’aime pas et qui ne l’intéresse pas et, en l’écrivant, commencer à vivre sans lui. Return to text

36 En écrivant, on passe à un autre niveau de réalité et c’est plus facile d’affronter un problème. Return to text

37 Mais il faut inventer la vie pour la faire sienne, pour en faire autre chose qu’une succession de faits dépourvus de sens. Proust l’a déjà dit : la vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, donc la seule vie vécue, c’est la littérature… Eclairer la vie signifie voir ce qui est au-delà de la réalité immédiate Return to text

38 J’étais sûr que viendriez tôt ou tard me parler. Je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être à cause de cette histoire de point de vue dont vous parlez toujours. Return to text

[…] J’ignore si c’est comme ça que Laura vous a raconté l’histoire ou si vous l’avez écrit à votre manière. En tout cas, reconnaissez qu’il est normal de donner la parole aux deux intéressés, ou plutôt aux trois, car son mari doit avoir des choses à dire, lui aussi. Moi j’apparais comme un ambicieux aigri, qui fait main basse sur tout le patrimoine de Laura, mais pour son mari c’est encore pire, vous en faites un imbécile et un égoïste.

[…] Inutile de chercher à vous justifier. Il s’agit peut-être d’un roman, mais vous avez raconté la vie de personnes en chair et en os, et vous avez parlé de ce Pazo et de ces terres. Alors je ne sais pas trop de quel genre de roman il s’agit.

39 « […] en cuanto a dejar hablar a Laura, pues está bien claro: a usted le interesaba ella, y no hay más explicaciones. Las mujeres se entienden entre sí » (Mayoral 2002b : 12). Pour ce qui est de laisser parler Laura, les choses sont claires : c’est elle qui vous intéressait. Il n’y a pas d’autre explication. Les femmes sont toujours d’accord entre elles. Return to text

«Usted piensa que soy un hijo de Castedo, igual que piensa que me casé con mi mujer porque era guapa, rica y sumisa, pero que seguía enamorado de Ŀaura. Ha venido con esas ideas y lo único que quiere es confirmarlas. No sé por qué se empeña en seguir hablando conmigo » (Mayoral 2002b : 122). Vous pensez que mon vrai père était Castedo, comme vous pensez que j’ai épousé ma femme parce qu’elle était jolie, riche et soumise, mais que je n’ai jamais cessé d’aimer Laura. Vous êtes arrivée avec ces idées en tête et tout ce que vous voulez c’est une confirmation. Je ne sais pas pourquoi vous vous entêtez à me parler.

40 Je dois reconnaître qu’en lisant Un árbol, un adiós (Un arbre, un adieu) j’ai eu l’impression de t’entendre. Et de revivre certains épisodes de notre vie. Mais il manquait quelque chose. Il y avait des choses dont je me souvenais différemment. Je ne dis pas que tu as menti ou qu’elle a falsifié les faits, mais pour moi ils étaient différents, du moins je les ai vécus autrement. Return to text

41 C’est vrai qu’il est facile de parler avec elle. Parfois, elle me fait penser à toi, Laura. Elle veut toujours tout savoir et elle se tait, comme tu le fais, pour que je continue à parler, si ce que je lui ai dit ne lui suffit pas. Ou parfois elle discute ce que je lui dis ou bien elle me tarabuste pour me faire raconter ce que je ne veux pas raconter. Return to text

C’est pourquoi je parle à la romancière, parce qu’en lui parlant j’ai découvert que j’avais sans doute moi-même la réponse, sans avoir voulu l’admettre.

42 On verra bien ce qu’elle va raconter, à la fin … J’ai eu une petite friction avec elle, un jour … A vrai dire, j’en ai eu plusieurs, parce que parfois elle se montrait très impertinente, mais celle-là c’était au sujet de ce qu’elle allait écrire. Je lui ai dit que je voulais voir le roman avant qu’elle le publie. Elle m’a dit qu’il n’en était pas question, que toi tu n’avais pas vu le roman précédent, que ça reviendrait demander mon autorisation. Et moi je trouvais normal qu’elle me demande l’autorisation, après tout c’est ma vie qu’elle raconte, mais elle m’a répondu qu’elle détestait les biographies autorisées dans lesquelles les protagonistes donnent d’eux-mêmes l’image qu’ils veulent, et pas celle de l’auteur. Et d’ailleurs ce ne serait pas une biographie mais un roman. Return to text

43 Tout ce que nous inventons est vrai, tu peux en être sûre. Ecrire est délicieux. La possibilité de ne plus être soi-même, de circuler à travers toute la création. Return to text

44 Je dois commencer par te dire que la vie imite souvent l’art. On imagine quelque chose, on l’écrit et ensuite il se trouve que ça arrive dans la réalité. Je pense que tu ne vas pas me croire. Dans le fond personne ne croit cela, tout le monde pense qu’il s’agit de fantaisies de romancier. Return to text

[…]Black Fraiz, le personnage de mon roman, existait bien avant que je fasse la connaissance de ce pauvre boxeur.

[…] Je ne me rappelle pas comment il s’appelait, c’est vrai. C’est sans doute la preuve de mon peu d’intérêt pour lui en tant que personne, mais je n’ai jamais prétendu améliorer les conditions de travail des boxeurs ni faire prendre conscience des risques de ce sport. Je n’ai jamais caché mes intentions. Tout ce que je voulais savoir c’était ce qui se passait dans une salle de boxe, voir comment ils s’entraînaient, quelle était l’ambiance, à quoi ils s’occupaient. Je tenais déjà mon personnage, mais je le tenais quand il traînait dans les rues, ou qu’il dragait la fille des Fernández de Andeiro ; je n’arrivais pas à le situer dans la salle où il préparait son triomphe. C’est là que j’avais besoin de le voir, même si cela ne devait pas apparaître ensuite dans le roman.

[…]J’imagine que seul un écrivain peut comprendre ce genre de besoin. On prend mille précautions pour obtenir des informations sur quelque chose et ensuite on ne s’en sert pas, on n’y fait même pas allusion dans le récit. Mais on acquiert une sécurité, on en sait plus que le personnage sur ce que l’on raconte et c’est sans doute ce qui lui donne le poids de réalité pour qu’il puisse vivre sa vie.

45 Je ne décide pas ce que vont faire mes personnages. Ils agissent librement. Je sais bien que ce n’est pas facile à comprendre, mais c’est comme ça et je peux t’assurer que je ne suis pas un cas exceptionnel. J’ai rassemblé des exemples de Marguerite Yourcenar, de Jorge Amado, de Gabriel Garcia Marquez et beaucoup d’autres. Tous parlent de ce moment, dans le processus de création, où le personnage se met à faire ce qui lui plaît et non ce que l’auteur avait préalablement pensé qu’il pourrait ou devrait faire. Et tous disent qu’il faut respecter la volonté du personnage. Return to text

46 Je n’ai jamais fait confiance au talent. Le talent est un don. On l’a ou on ne l’a pas et c’est lui qui permet d’arriver à tel ou tel niveau. Mais pour écrire une œuvre bien faite, il faut du travail, beaucoup de travail. Return to text

47 Et le travail exige du temps. Et ce temps, pour écrire, je l’ai souvent pris sur celui que j’aurais pu vous consacrer à vous, à ma mère, à mon père, aux hommes qui ont partagé ma vie, à mes amis. Return to text

Mais ce que je voudrais que tu comprennes, c’est que ce temps-là je ne le passais pas à faire la java, à me tourner les pouces au soleil, même pendant les vacances. Vous alliez à la plage avec mes parents et moi j’écrivais dans la pièce où j’installe toujours mon bureau. Au moins quatre heures par jour pendant toutes les vacances.

48 Et tout ça pour quoi ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Pas pour moi, du moins. Ou plutôt c’est une question que je n’accepte pas. Il n’y a pas de pourquoi. Je n’écris pas pour. J’écris comme je respire et je ne peux pas interroger ce qui a été pour moi, depuis mon adolescence, une espèce de fonction vitale. J’écris parce que je vis et que j’ai besoin de trouver un sens à la vie. Return to text

Ces phrases rappellent celles qu’écrit Etel dans le prologue déjà cité de ¿Quién mató a Inmaculada se Silva?: « […]le dije que, escribiendo, entendía mejor lo que pasaba a mi alrededor. Al escribir se me aclaran las ideas y los sentimientos, es como poner orden en una habitación revuelta: las cosas siguen estando allí, no son mejores ni peores que antes, pueden ser demasiadas para una habitación pequeña, pero al menos las veo con claridad.» (Mayoral, 2009: 9). ([…] je lui ai dit que je comprenais mieux ce qui arrivait autour de moi lorsque j’écrivais. En écrivant, mes idées et mes sentiments s’éclaircissent, c’est comme ranger une pièce en désordre : les choses restent à la même place, elles ne sont ni meilleures ni pires, elles peuvent être trop nombreuses pour une petite pièce, mais au moins on les voit mieux.).

49 Parfois, il arrive quelque chose qui me fait sentir que ce à quoi j’ai consacré tant d’efforts a une valeur en soi et est utile à d’autres. Return to text

References

Electronic reference

Anne Charlon, « Les auteures et l’autorité : absence ou refus. Le cas de Marina Mayoral », L'intime [Online], 2 | 2012, 07 June 2012 and connection on 21 November 2024. DOI : 10.58335/intime.101. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/intime/index.php?id=101

Author

Anne Charlon

Professeur émérite, Centre de Recherches Interlangues « Texte Image Langage » (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR Langues et Communication, 2 bd Gabriel F-21000 Dijon – anne.charlon [at] u-bourgogne.fr