Dans le roman de Volker Braun, le lecteur est d’emblée confronté au jeu subtil des voix de la narration dont les fils s’emmêlent à loisir,1 provoquant dès les premières pages du texte une sorte d’écho qui se répercute immédiatement au niveau de la structure du roman, systématiquement double, les commentaires du narrateur-auteur alternant en permanence avec le récit proprement dit. Le concert des différentes voix que le roman donne à entendre peut se lire comme la mise en abyme d’une instance narrative désormais éclatée, déclinée sous plusieurs modes et dont la nature / l’identité semble de ce fait volontairement remise en cause au regard des conventions du genre romanesque, genre dont l’auteur revendique pourtant l’héritage puisqu’il intitule son texte, de manière ostentatoire, Roman de Hinze et Kunze.
Qui dit ‘je’ dans ce roman peu orthodoxe ? L’auteur, le narrateur, les lecteurs et / ou les personnages ? Quelles sont ces différentes voix de la narration, quels sont ces différents niveaux de discours qui forment autant de voies dans la trame romanesque dont on perçoit immédiatement qu’elles sont volontairement impénétrables, voilà ce qu’il convient d’explorer tout en cherchant à cerner au plus près la position de celui qui de toute évidence « a fait des nœuds »,2 comme le lui reproche si violemment Madame Messerle (Braun 1988b : 132-133), la position de l’auteur B., B comme Braun.
La structure polyphonique du Roman de Hinze et Kunze repose d’abord sur une intertextualité fondamentale avec le texte de Diderot Jacques le fataliste (Treskow 1996), dont le héros éponyme prend même concrètement la parole dans le roman, au cours d’une scène surréaliste constituée d’un montage de citations et de slogans pacifistes divers où interviennent tour à tour les voix de Walter Ulbricht, Lénine, Dieter Duhm, Mikhail Chatrov…et jusqu’à l’ « Auteur de la présente »3 (Braun 1988b : 162). Le collage de citations (empruntées à Fühmann, Büchner, Schiller, Goethe, Honecker etc… et à Volker Braun lui-même) et, plus fréquemment encore, le détournement de citations visant à faire advenir un sens nouveau,4 se révèle comme l’une des caractéristiques principales de l’écriture de Volker Braun, qui manifeste par là sa volonté de lutter contre le discours officiel des autorités en RDA, univoque et monologique.5 L’emploi de ce dernier adjectif renvoie presque naturellement à la définition du théoricien de la littérature et penseur soviétique Mikhaïl Bakhtine (1970) pour qui le discours dialogique du roman s’oppose au discours monologique et autoritaire de la rhétorique traditionnelle. Dans la perspective monologique règne un narrateur omniscient, prétendant tout maîtriser et dont le roman tend à représenter la vérité univoque du monde. Dans la perspective dialogique, le roman est en revanche celui du questionnement sans fin de l’homme dépouillé de sa certitude illusoire. L’écriture de Volker Braun, qui se veut par définition une écriture ouverte, s’inscrit manifestement dans ce second courant, où le dialogue, ou plus exactement les dialogues qui se nouent entre narrateur, auteur, lecteurs et personnages, sont le vecteur d’un principe dialogique inhérent à l’ensemble du texte, vecteur d’une écriture où on lit l’autre.
Mais au-delà de cette polyphonie intertextuelle6 – dont les italiques, les parenthèses et les tirets sont le plus souvent la marque indéniable –, le lecteur constate d’emblée que les voix de la narration proprement dite sont elles-mêmes multiples dans le Roman de Hinze et Kunze. Le discours du roman est fondamentalement pluriel, parce que l’auteur s’ingénie dès le départ à brouiller les pistes. Parmi la constellation traditionnelle qui va de l’auteur au lecteur en passant par le narrateur et les personnages, chacun joue à tour de rôle la partie de l’autre. Le narrateur tout d’abord se présente également comme l’auteur du texte qu’il prend en charge, intervient en tant que personnage dans son roman et apparaît même comme son propre lecteur. Les personnages pour leur part sont à certains moments en position d’instance narrative, démasquent en d’autres endroits le caractère fictionnel du roman en apostrophant l’auteur et se font à leur tour lecteurs, tandis que le lecteur, qu’il soit Lektor ou Leser,7 est sans cesse convoqué, pris à partie par un texte d’un ton peu classique qui l’entraîne au cœur de l’action, faisant de lui une figure romanesque supplémentaire.
Le narrateur vole d’entrée la vedette aux héros supposés du roman tels qu’annoncés par le titre : Hinze et Kunze. L’incipit insiste certes sur la relation qu’entretient ce couple étrange – emprunté sans le dire au roman Jacques le fataliste de Diderot – mais en sans nommer les protagonistes : « Qu’est-ce qui les maintenait ensemble ? Comment supportaient-ils d’être ensemble ? »8 (Braun 1988b : 7) Car cet incipit est surtout l’occasion pour le narrateur de se présenter personnellement au lecteur à travers une déclaration d’intention d’ordre poétologique. Effectivement, le lecteur note ici que c’est bien le narrateur qui est au cœur de ce début de roman (et non ses personnages), un narrateur qui se présente d’abord, de manière assez surprenante pour le lecteur habitué à plus d’assurance, comme un simple chroniqueur, refusant donc toute attitude omnisciente – situation à laquelle renvoie la célèbre formule qui va devenir un des leitmotive du roman : « Je ne le saisis pas, je le décris. »9 (Braun 1988b : 7) Mais le narrateur insiste également sur un deuxième aspect de sa personnalité : il semble souscrire délibérément aux impératifs idéologiques de la littérature socialiste puisque le lien supposé maintenir ensemble Hinze et Kunze est donné dans un même élan comme la raison d’être de l’écriture du roman, le narrateur déclarant en effet lui aussi agir, et donc écrire, au nom de l’intérêt de la société (Braun 1988b : 7) :
Dans l’intérêt de la société.
Ah ! Ah ! naturellement,
Réponds-je : cette chose au nom de laquelle j’écris.10
Or c’est dans le glissement sémantique du beschreiben au schreiben que le narrateur révèle sa double identité de narrateur / auteur puisqu’il se revendique en tant que celui qui écrit le texte, ce qu’il confirmera plus tard dans le roman en apparaissant à trois reprises nommément comme l’auteur du présent texte à travers l’occurrence répétée du terme « Verfasser / Verfasser des Gegenwärtigen » (Braun 1988a : 41, 182, 183, 199). Une bonne centaine de pages plus loin, ce narrateur autoproclamé auteur fournira même des précisions sur son statut, se définissant en sa qualité d’écrivain allemand (Braun 1988b : 118) dans le dialogue avec Anna, et opérant à l’occasion une distinction majeure, le faisant sortir du lot, puisqu’il tient à souligner qu’il n’est pas tout à fait comme les autres : « A la différence des écrivains allemands, j’ai une mauvaise mémoire […] parce que je colle trop au présent […] »11 (Braun 1988b : 119-120) Là encore se font jour des considérations d’ordre poétologique qui confirment la nature double de ce ‘je’ fortement impliqué dans le processus de composition d’un texte dont il est aussi le narrateur, et transformant par là même le roman en un « essai sur l’art d’écrire » comme le remarque fort justement un commentateur (Braunseis 1985).
Par ailleurs, ce narrateur ne tarde pas, en dépit de prémisses modestes visant à se limiter à une simple description, à faire valoir les prérogatives attachées à son rang. Plusieurs passages dans le roman attestent sa volonté de mener le jeu comme il l’entend, rétablissant et réaffirmant dans une perspective auctoriale classique le désir de contrôler ses personnages : « Ils étaient de nouveau ensemble, situation que je préfère, car je peux ainsi les contrôler »,12 (Braun 1988b : 10) ou bien, de manière plus autoritaire encore dans une des scènes avec le policier, lorsque le narrateur-auteur s’écrit, indigné qu’un tiers se mêle de vouloir écrire, ne serait-ce qu’un rapport de police : « Mais enfin, qui est-ce qui écrit ici […] ! »13 (Braun 1988b : 149) Il finit même par imposer son autorité de force, à ses personnages comme à ses lecteurs : « En tant qu’auteur, […] j’ai le droit de discourir comme je l’entends, et vous êtes obligés de m’écouter. »14 (Braun 1988b : 135)
Mais les rapports qu’entretient le narrateur-auteur avec les figures romanesques portent surtout la trace d’une proximité surprenante. Ainsi prétend-il dialoguer en direct avec ses personnages, s’entretenir avec eux, comme on peut lire tout à coup : « Dans le paragraphe suivant, je parlai en personne avec Hinze et Kunze. »15 (Braun 1988b : 134) Le narrateur vit même une sorte de symbiose avec ses créatures fictionnelles puisqu’on le voit tantôt (Braun 1988b : 171) caressant les cheveux de Lisa,16 dont il déclare d’ailleurs avoir toujours la photo sur lui (Braun 1988b : 23),17 tantôt intervenant personnellement dans le récit comme dans le passage du portrait de Lisa au tout début du roman qu’il désire compléter en tant que « troisième homme » (Braun 1988b : 22)18 ; lui, le troisième homme,19 sortant de sa réserve de narrateur-auteur pour devenir personnage à part entière de son propre roman. Le narrateur apparaît également comme une figure de la constellation romanesque dans la confrontation intimiste avec Anna où le jeu des répliques met face à face un Ich, qui ne saurait être autre que le ‘je’ de l’énonciation qui a pris en charge le texte jusque-là, et le personnage d’Anna (Braun 1988b : 118-123). Un autre de ces glissements du narrateur-auteur vers la fonction de simple personnage du roman se produit à la fin de l’épisode avec le policier, ce dernier dévisageant tour à tour le narrateur et ses personnages (Braun 1988b : 150)20 ; à cet instant précis, le lecteur constate avec stupeur que le narrateur est entré de plain-pied dans l’univers de la fiction puisqu’il figure dans le récit aux côtés de ses propres personnages ; d’ailleurs, on notera que le narrateur-auteur demeure jusqu’à la fin un personnage de son roman : ayant abandonné Hinze et Kunze à des pérégrinations qu’il ne veut plus cautionner : « Ils continuèrent leur route mais moi je ne peux pas continuer ainsi dans ce texte. »21 (Braun 1988b : 173), le récit se focalise alors sur sa propre personne d’écrivain se rendant à Dresde (Braun 1988b : 173) pour une lecture-rencontre avec son public.22 Et on retrouvera une dernière fois le Verfasser / auteur en fonction de personnage dans une énonciation à la troisième personne qui constitue une sorte de post-face fictionnelle (Braun 1988b : 176-177), au sein du Nachtrag donc, où il revisite la Lottumstraße, quatre ans après, pour constater dans un élan utopique, tempéré d’une bonne dose d’auto-ironie, que les choses ont changé.23
La confusion qui règne dans la détermination de l’instance narrative du Roman de Hinze et Kunze tient à un fréquent déplacement entre les niveaux d’énonciation, auquel le narrateur-auteur lui-même contribue directement, en délégant le pouvoir d’énonciation à ses personnages et souvent, dans le cadre des parenthèses, à son / ses lecteurs, de sorte qu’il est difficile au lecteur dans ce roman de savoir qui parle et d’où ce ‘je’ parle. Dans la scène du double, et pour finir triple portrait de Lisa, s’opère ainsi une délégation de l’instance narrative qui, bien qu’elle soit clairement annoncée sous forme de précaution oratoire : « Je laisse à Kunze le soin de faire le récit qui s’impose. »24 (Braun 1988b : 20), sème la confusion dans l’esprit du lecteur car la voix qui dit ‘je’ dès la phrase suivante n’est plus celle du narrateur, mais bien celle du personnage Kunze s’exprimant alors à la première personne et dont le lecteur est surpris d’entendre directement les propos. Un décalage identique se répète quelques lignes plus loin lorsque Hinze prend à son tour la parole, relayant Kunze de manière tout à fait inattendue, et investissant d’une troisième voix l’instance narrative à la première personne. Dans ce passage, le lecteur fait l’expérience d’une polyphonie qui exige une attention particulière, sous peine de tourner rapidement à la cacophonie.25
Mais l’auteur du Roman de Hinze et Kunze ne se contente pas de jouer avec ses personnages. Il interpelle aussi son lecteur dans la plus pure tradition diderotienne, usant d’un « nous » souverain qui englobe d’autorité le destinataire du discours romanesque : « […] et nous les connaissons déjà. »26 (Braun 1988b : 8); « Nous n’en entendrons jamais parler. »27 (Braun 1988b : 18) ; « Nous connaissons cette scène, nous connaissons le penchant de Hinze, un homme de consensus. »28 (Braun 1988b : 156), etc… Ces apostrophes au lecteur ont pour objectif de suggérer une complicité de fait car, dit le narrateur-auteur : « N’oublions pas que nous écrivons et que nous lisons dans l’intérêt de la société. »29 (Braun 1988b : 17)
Le lecteur devient ainsi, bien malgré lui, partie prenante du processus de la narration. Non content de l’interpeller à tout propos par le biais de questions qui demeurent souvent sans réponse, le narrateur-auteur l’intègre dans la liste des personnages du roman : c’est ainsi que le policier, dans la scène déjà citée, aperçoit aussi le lecteur aux côtés du narrateur et de Hinze et Kunze30 ; à un autre moment (Braun 1988b : 96), quelques lecteurs s’interrogent au même titre que Hinze sur le comportement de Kunze31 ; quant à certaines lectrices, elles auraient eu le privilège de rencontrer Kunze et s’en souviennent encore : « Vous en souvenez-vous, Regina ? Gisela ? vous avez les détails en tête ? Nous pouvons continuer ? »32 (Braun 1988b : 102) Le lecteur apparaît encore comme un personnage supplémentaire du roman, témoin et contradicteur de l’instance auctoriale, dans la scène de la cantine dont la discussion philosophique semble lui donner le vertige puisqu’on peut lire tout à la fin ces propos pleins d’ironie et de compassion : « Mais quelle mine tu as, mon lecteur, tout pâlot. »33 (Braun 1988b : 41) Dans ce passage, le lecteur intervient en personne dans un dialogue serré avec l’auteur qu’il renvoie à ses propres responsabilités : « […] C’est ton livre34 » (Braun 1988b : 39) Mais si l’auteur convoque ainsi son lecteur, c’est pour mieux le faire réagir et lui conférer au final une autonomie de pensée que refuse d’ordinaire la littérature qui procède selon un schéma prédéfini, selon le fameux « modèle du tricot »35 dont Madame Messerle (Braun 1988b : 131) vante tant les mérites. L’auteur ici se refuse au contraire à indiquer à son lecteur une quelconque direction : « à vous de saisir le sens de ce que je raconte »36 (Braun 1988b : 135) lance-t-il à la ronde vers la fin du roman, s’adressant tout aussi bien à ses figures romanesques qu’à son public.
Tandis que le lecteur est renvoyé à son propre jugement, le narrateur apparaît encore comme son propre lecteur dans une mise en abyme permanente du processus de l’écriture : ainsi la scène devant la commission qui examine son texte est-elle donnée comme un passage dans lequel l’auteur lit le texte qu’il vient juste de rédiger : « Je lus un chapitre, […] celui que je suis justement en train d’écrire. »37 (Braun 1988b : 131), feignant de prendre connaissance des critiques formulées par Madame Messerle tout en les rédigeant comme le souligne le jeu des verbes indiquant cette simultanéité (Braun 1988b : 131) : « écrivis-je / lus-je »38.
Avec son Roman de Hinze et Kunze, Volker Braun bouscule les conventions du genre comme le prouve la redéfinition des rôles à laquelle il procède en permanence. Ainsi arrive-t-il aussi aux personnages de démasquer/prendre en flagrant délit le narrateur comme Kunze qui s’écrit tout d’un coup, à la fin de la fable coquine inspirée de celle de La Gaine et du Coutelet chez Diderot : « Mais c’est de nous qu’il parle ! Te voilà pris sur le fait. »39 (Braun 1988b : 139) Les personnages s’adressent directement à l’auteur, le prenant à leur tour à partie. C’est également le cas dans la dernière scène avec Lisa, où le personnage en pleurs repousse sans ménagement l’auteur qui tente maladroitement de la consoler (Braun 1988b : 170-171):
Arrête tes salades, dit-elle. Lâche-moi. Je n’attends rien. Cette vie-là, j’en ai assez. […] Les larmes coulaient. Je lui caressai la tête, elle la secoua d’un mouvement de mauvaise humeur, sa tête elle la formait sans moi. J’étais le troisième à être surpris.40
S’émancipant de l’auteur comme elle l’a fait des deux protagonistes Hinze et Kunze, Lisa affirme une rare indépendance pour une figure romanesque : « Ma vie, ça m’regarde, c’est ma propriété. »41 (Braun 1988b : 45)
Dans une scène précédente, elle avait même accédé au statut de lectrice. L'un des aspects les plus passionnants de cette mise en abyme du roman dans le roman réside dans le fait que l’un des personnages se retrouve dans notre position de lecteur. Car en tant que tel, il est confronté aux mêmes problèmes que nous, et notamment à celui de l'interprétation du texte qu'il est en train de lire. Ainsi Lisa, une fois terminée sa formation, semble poser un nouveau regard sur son destin : « J’suis en train de lire ça, dit Lisa toute pâle. »42 (Braun 1988b : 156) La figure romanesque quitte un instant sa fonction de personnage pour accéder à un statut donné comme supérieur : « Dans ma fonction au-dessus des événements, j’ai mon mot à dire. »43 (Braun 1988b : 156) Mais cette fonction n’est pas exempte d’inconvénients puisque le personnage découvre aussi les affres de celui qui sait : « Mais qu’est-ce que je fais, si je sais ce que je sais. »44 (Braun 1988b : 157) La métamorphose de Lisa devenue lectrice permet surtout de retourner le projecteur vers celui qui tire les ficelles, le passage se terminant sur un aveu de perplexité quant à la personnalité de l’auteur : « L’auteur est une énigme. Je le saisis pas. »45 (Braun 1988b : 157) Cette remarque de Lisa reflète de manière subtile la confusion qui règne depuis le début du roman quant à la définition de l’instance narrative et à laquelle l’auteur lui-même fait écho à la fin du roman : « Je ne me saisis pas… »46 (Braun 1988b : 175) La question naïve de Lisa à propos de l’auteur : « Quel genre d’homme c’est ? »47 (Braun 1988b : 157) apparaît ici essentielle dans la mesure où elle renvoie à l’interrogation initiale sur l’identité brouillée de l’instance narrative qu’il faut maintenant démêler.
Le Roman de Hinze et Kunze est incontestablement écrit à la fois à la première et à la troisième personne. Néanmoins, il n’y a ici aucune ambiguïté quant aux deux niveaux d’énonciation bien distincts qui structurent le roman. Le narrateur n’est pas un narrateur autodiégétique au sens de Genette48 ; il se distingue pleinement de ses personnages (à l’exception des quelques scènes homodiégétiques citées, où le narrateur est présent dans l’univers de la fiction) ; ce ‘je’ n’est pas la marque de l’autobiographie puisque le récit des aventures de Hinze et Kunze (encore une fois à l’exception des passages cités) se fait intégralement à la troisième personne et démarre sans ambiguïté avec la mise en relief du caractère fictionnel du texte par l’injonction de l’instance narrative : « Commençons »49 (Braun 1988b : 7) – dont on remarque qu’elle apostrophe d’emblée le lecteur –, impératif qui scelle les conditions d’un récit strictement hétérodiégétique. Seules les interventions intempestives et répétées de cette même voix à la première personne renvoient à l’énonciateur du discours dont on ne connaît pas d’abord l’identité puisqu’il n’est pas désigné par son nom, ni par aucun nom d’ailleurs, propre ou commun, et demeure dans l’anonymat du ‘je’ qui prend en charge le texte.
Or, dès lors que ce ‘je’ s’autodéfinit comme celui qui compose le texte, à travers les différentes occurrences du terme Verfasser relevées plus haut, s’énonce clairement le contrat de lecture que Volker Braun passe implicitement avec son lecteur sous la forme d’un pacte autobiographique tel que l’a défini Lejeune (1975 13-46). Mais ici la difficulté réside dans le fait que le pacte autobiographique est bel et bien implicite et nécessite un décodage auquel invite par ailleurs le texte lui-même dès le prologue: dans cette « section initiale », dont Lejeune analyse le rôle capital pour la mise en place du pacte autobiographique, « le narrateur prend [effectivement] des engagements vis-à-vis du lecteur en se comportant comme s’il était l’auteur, de telle manière que le lecteur n’a aucun doute sur le fait que le ‘je’ renvoie au nom porté sur la couverture du livre, alors même que le nom n’est pas répété dans le texte » (Lejeune 1975 : 27). Dans le Roman de Hinze et Kunze, toute une série d’indices concourent par la suite à cette identification narrateur-auteur, comme si Volker Braun avait souhaité que le lecteur reconnaisse et identifie, au fur et à mesure de l’avancement du roman, sa propre voix. C’est surtout dans le dialogue central avec Anna que s’opère ce dévoilement : ici le ‘je’ apparaît au grand jour en tant qu’écrivain allemand de l’Est comme l’indique la référence à la bière Wernersgrüner, conversant avec une compagne nommée Anna dont le prénom rappelle étrangement celui que porte l’épouse de Volker Braun,50 et évoquant son intérêt poétologique pour le présent dans lequel on reconnaît sans difficulté l’écriture militante qui caractérisait déjà la poésie de Volker Braun. Plus tard, dans la scène avec Madame Messerle, l’auteur B. renvoie bien entendu à l’initiale du nom Braun (comme F. renvoie à Fühmann et N. à Noll), tandis que la lecture-rencontre finale a lieu à Dresde « sous le ciel du pays natal »51 (Braun 1988b : 173), ultime indice, s’il en était encore besoin, de l’identité narrateur-auteur – identité manifeste qui n’est pas à prendre au premier degré comme la marque d’une autobiographie volontaire, mais qui représente un des éléments de l’écriture ludique et autoparodique de l’auteur, participant du principe dialogique général qui sous-tend la structure du roman et constituant un trait majeur de la poétique de Volker Braun.
Le narrateur dans le Roman de Hinze et Kunze produit finalement, en marge du récit qui relate les aventures d’un fonctionnaire du parti et de son chauffeur, un discours autodiégétique sur sa propre production littéraire qui trahit l’auteur en lui. L’attestation de fictivité (Lejeune 1975 : 27) que fournit le titre du roman fonde le pacte romanesque – et on comprend alors mieux le caractère redondant de ce titre –, tandis qu’un pacte autobiographique implicite, empreint de la même ironie et autodérision qui caractérise l’ensemble du roman – mais néanmoins présent – se dégage de la situation initiale, de l’incipit du roman, et ne cesse de s’affirmer au fil du texte.
Or, que dit en substance ce commentaire discursif aux allures autobiographiques ? Il met en scène les préoccupations esthético-politiques d’un écrivain dans le contexte particulier de la RDA, confronté aux théories du réalisme socialiste et à la pratique de la censure ; il s’interroge sur le pourquoi et le comment de l’écriture, en particulier dans le dialogue engagé avec les personnages et les différents lecteurs ; il traduit enfin le regard d’un écrivain sur lui-même et sur la difficulté d’écrire et le sens à donner à l’écriture.
Et c’est finalement un autre roman que celui de Hinze et Kunze, un deuxième roman, autobiographique celui-là ou plus exactement personnel,52 qui naît de l’entrelacs des différentes voix de la narration, de ces métamorphoses incessantes de l’auteur en narrateur, lecteur et personnage, et vice-versa. C’est une authentique « poésie de la parole »53 au dialogisme fondamental que font advenir ces échanges successifs, ces dialogues permanents comme autant de passerelles entre les différentes voix, dont celle, dominante, de l’auteur, qui confiait d’ailleurs en guise de Lesehilfe au lecteur attentif de la première édition est-allemande, à la fin du Klappentext qui précède le début du Roman de Hinze et Kunze, l’expression confidentielle, mais indubitable, de ce pacte autobiographique : « Sprich weiter, ich bin im Text » (Braun 1985).