V-Effekt à la Braun (1) : la distanciation par le récit

DOI : 10.58335/individuetnation.88

Résumés

Tel les romans baroques, le Hinze-Kunze-Roman présente plusieurs niveaux de lecture. Il apparaît tout d’abord comme une guerre des sexes. A un second niveau, c’est un roman de construction à l’image de ces Aufbauromane des années cinquante. Mais on peut aussi considérer – troisième niveau – le roman de Braun comme une allégorie de la RDA où chacun des personnages représente un aspect particulier de la société est-allemande : Hinze le peuple, Kunze le pouvoir…Une quatrième lecture permet de comprendre l’œuvre comme la tentative d’un écrivain-narrateur d’écrire un roman socialiste réussi. Enfin, dernier niveau, on peut s’amuser à lire le Hinze-Kunze-Roman comme une œuvre intertextuelle, la juxtaposition de citations. A chacun de ces niveaux correspond un genre particulier : grotesque, roman de formation, roman picaresque, roman du réalisme socialiste, antiroman. A l’aide de leitmotiv, de termes polysémiques et de l’implicite, l’auteur crée une unité dans son œuvre et chacun des niveaux de lecture est pris dans un mouvement dialectique.

Like most baroque novels, Hinze-Kunze-Roman can be read on several levels. First it can be seen as a war of the sexes. On a second level, it can also be read as a Bildungsroman, comparable to all the Aufbauromane written in the fifties. But, on a third level one can also consider Braun’s novel as an allegory of East Germany, where each character stands for a specific feature of East German society: Hinze represents the people, Kunze power… And yet another reading also allows one to understand the novel as a narrator-writer’s attempt to write a well-executed socialist novel. Finally, one can try to read Hinze-Kunze-Roman as a literary work made up of inter-textual references, or as the juxtaposition of a series of quotations. Each of these levels can be associated with a specific literary genre: the grotesque, the Bildungsroman, the picaresque novel, the socialist realistic novel, or the antiroman. Thanks to the use of leitmotivs, of polysemia and of implicit knowledge, the writer creates a sense of unity in his work and each level of reading is set in a dialectical movement.

Plan

Texte

Introduction

Un des buts de Brecht, dans son théâtre épique, est de créer une distance entre l’histoire racontée et le public. En évitant toute catharsis entre les personnages et le spectateur, il incite ce dernier à réfléchir et à faire le lien avec sa propre vie.1 Le lecteur est en effet obligé de se poser la question : « Et moi, comment aurais-je résolu le problème ? » Dans le théâtre de Brecht, ce ne sont donc pas, comme le souligne Steinweg (1995 : 38), les personnages qui sont au centre mais le public.

Quelques décennies plus tard, l’écrivain communiste Volker Braun à son tour relève le défi et pousse, dans son Hinze-Kunze-Roman, le lecteur à réfléchir. En effet, sans cesse, tout au long du roman, celui-ci est amené à s’interroger : « Qu’est-ce qui se passe ? Qui parle ? Pourquoi cette séquence ? Quel en est le sens ?... » En quelque sorte, le lecteur de Braun prend la place du spectateur des pièces de Brecht.

Brecht (1972 : 294) donnait la définition suivante de son fameux V-Effekt, son effet de distanciation : « Distancier un processus ou un caractère, c’est d’abord, simplement, enlever à ce processus ou à ce caractère tout ce qu’il a d’évident, de connu, de patent, et faire naître à son endroit étonnement et curiosité ».2 Nous voudrions donc analyser les effets de distanciation que Braun utilise dans son roman afin que son lecteur se questionne. Nous les avons situés à trois niveaux : au niveau du récit – ce sera l’objet de cette contribution –, au niveau de la langue3 et enfin au niveau du mythe, en nous intéressant tout particulièrement au mythe de Don Juan.4

1. Niveaux de récit

Comme beaucoup de romans de RDA, l’ouvrage de Volker Braun est un roman à tiroirs, ou plutôt un roman qui, tel un feuilleté, est composé de plusieurs couches. Nous en avons distingué cinq.

Au premier niveau, on pourrait le résumer comme une histoire de sexe avec arrière-plan de RDA. Kunze, marié, séduit ou tente de séduire toutes les femmes qu’il rencontre. Il a en particulier des relations sexuelles avec la femme de son chauffeur (et ami ?), Lisa, qui finit par les abandonner tous deux, et accouche d’une petite fille sans que l’on sache vraiment qui en est le père. Il s’agit donc d’un monde où hommes et femmes sont en opposition permanente, le récit d’une sorte de guerre des sexes.

A un second niveau, c’est l’histoire de l’émancipation d’une femme non plus en RDA mais de RDA. Simple ouvrière, elle accepte de suivre une formation, accède à un poste à haute responsabilité et s’émancipe de l’influence du mari et de l’amant. Elle apparaît comme une certaine image de la réussite de la femme en / de RDA.

Mais le roman, c’est le troisième niveau, apparaît aussi comme une allégorie de la RDA. Hinze y représente le peuple, Kunze le pouvoir et Lisa l’utopie socialiste que chacun essaie de s’approprier. De même que Lisa est rabaissée au rang d’un objet sexuel, de même l’idéal communiste est souillé, avili, tant par le peuple que par le pouvoir, tous deux cherchant à se l’approprier, à le posséder, à l’enfermer. Mais un idéal, cela vit sa vie (« Ma vie, ça m’ regarde […]»,5 dit Lisa [Braun 1988b : 45]), il réussit à échapper à Hinze (le peuple), à Kunze (le pouvoir)… et au narrateur. En outre Lisa disparaît en formation pour quatre ans, … quatre ans, les années où Braun s’est battu contre la censure, quatre années d’attente avant que son roman ne soit enfin publié.6

Dans ce schéma, chaque femme représente un aspect de la réalité socialiste : Trude l’idéal des années 50 qui s’est sclérosé, la femme de la séquence 2 (Braun 1988a : 9-10) le socialisme au quotidien, celle qui parle en public (Braun 1988a : 26-28) l’activiste, terme connoté positivement en RDA, 7 qui se révèle ensuite ouvrière zélée d’une blanchisserie (Braun 1988a : 28-31). Maria est le type même de l’ennemie de classe, l’opportuniste qui profite du pouvoir pour améliorer sa situation, avoir plus de pouvoir, comme le montre son désir d’obtenir un téléphone, objet de communication réservé aux gens haut placés dans la hiérarchie, et qui finit par passer à l’Ouest (Braun 1988a : 98-100). Lieselotte représente la nouvelle génération qui n’a aucun intérêt pour le socialisme ni pour la politique et que Kunze essaie d’embrigader (Braun 1988a : 113). Frau Messerle (Braun 1988a : 147-151) parle au nom de tous les lecteurs8 de RDA, chargés principalement de vérifier que l’œuvre était conforme à l’idéologie marxiste. Ils occupaient dans le paysage littéraire d’Allemagne de l’Est une place délicate, en quelque sorte entre le pouvoir et l’auteur. Agatha symbolise quant à elle le parti - die Partei, féminin en allemand - qui s’occupe avec l’autorité d’une mère de ses ouailles. Agatha est la sainte patronne des nourrices, cela n’est pas sans rappeler l’article de Volker Braun Psalm der Aktualität où il compare les intellectuels de RDA à des fils à sa maman, une maman qui les étouffe alors qu’ils aspirent à être indépendants.9 La prostituée de la séquence 30 (Braun 1988a : 88-92) symbolise à ce niveau de lecture le mirage occidental où tout se monnaye.

Mais – quatrième niveau – le Hinze-Kunze-Roman, c’est aussi l’histoire d’un écrivain-narrateur qui tente, face à ses lecteurs, d’écrire un roman socialiste réussi. Ses censeurs le critiquent, ses personnages lui échappent (Braun 1988a : 190), même son personnage féminin préféré, Lisa, l’utopie socialiste, l’abandonne. Il se retrouve seul face à son public qu’il renonce à édifier et préfère se retirer dans la littérature classique, dans la poésie.

On peut en outre remarquer que la structure du roman se complique encore du fait que les personnages sont partagés entre sphère publique et sphère privée. De même que le narrateur, socialiste convaincu, se retire de la scène publique et cultive son jardin, Kunze tombe malade justement parce qu’il détruit en lui toute individualité ou n’arrive pas à la maîtriser, ou justement parce que toute expression de l’individualité est en soi, en RDA, un comportement anormal qui relève de la maladie, contrairement à Hinze qui justement, lui, a mal au ventre parce qu’il consomme à outrance. L’un court sans cesse derrière le pouvoir, l’autre symbolise le socialisme de la consommation,10 ce que l’on appelle Gulaschkommunismus fondé sur le modèle hongrois (d’ailleurs Hinze se goinfre de goulache à la cantine ! Braun 1988a : 42-43), au nom duquel les convictions politiques passent à l’arrière-plan. A plusieurs reprises apparaissent les motifs du masque, du nu, les personnages se dédoublent (Braun 1988a : 117), de leur intérieur s’extirpe un autre personnage (Braun 1988a : 89, 197)…

A un dernier niveau de lecture, on peut s’amuser à lire le Hinze-Kunze-Roman en recherchant tous les sous-entendus, toutes les allusions à d’autres œuvres, toutes les citations, hommes politiques, philosophes, écrivains, slogans, proverbes, etc. On peut citer pêle-mêle Diderot, Goethe, Mozart, Brecht, Don Quichotte et Sancho Pança, Hippocrate, Reiner Kunze, Fühmann, Loest, Noll, Neutsch, Kant, Duhm, Herweg, Pfeifer, Staline, Trotski, Lénine, Engels, Feuerbach, Khrouchtchev, Ulbricht, Honecker, Saint-Exupéry, la Bible, le slogan des Jeux Olympiques, l’hymne national allemand … On peut par exemple considérer que le récit de Fühmann,11 insertion dans le roman d’un récit écrit par un tiers, est un jeu … de distanciation…12

A chacun de ces niveaux correspond un genre particulier :

Niveau 1 : le grotesque, la farce

Niveau 2 : roman de formation (Aufbauroman)

Niveau 3 : roman picaresque

Niveau 4 : l’auteur échoue dans sa tentative d’écrire un roman du réalisme socialiste et insère théâtre et poésie dans le genre romanesque

Niveau 5 : antiroman, juxtaposition et succession de citations

On peut aussi jouer avec le terme de Konstruktion (Braun 1988a : 168), ou plutôt de Bau, plus facile à combiner : le premier niveau serait une infrastructure, Unterbau, le second : Aufbauroman, roman de la construction, le troisième : supra structure, Überbau, le quatrième : le montage d’un roman, Einbau et enfin le cinquième, inversement, une entreprise de démontage du roman, Ausbau.13

De même, à chaque niveau correspondent des personnages féminins différents. Au premier niveau, il s’agit plutôt d’une lutte entre hommes et femmes en général, au niveau 2 Lisa, femme de RDA, au niveau 3, Lisa mais comme utopie socialiste, au niveau 4 Anna et Mme Messerle, et au niveau 5 la femme de la campagne qui se fait violer… ou former par le cavalier sous le regard hilare de son valet (Braun 1988a : 39-40).

2. Microstructure / Macrostructure : l’implicite

Le lecteur se retrouve donc face à cinq récits différents, chacun se subdivisant encore en deux avec une opposition permanente entre sphère publique et sphère privée. De plus, le roman suit une double logique : celle de chaque épisode, sorte de microstructure, et celle de l’ensemble, macrostructure.14 Le lecteur doit par conséquent faire un effort permanent pour dénouer les fils des différentes intrigues. D’autant plus que les personnages ne restent pas enfermés dans leur niveau de récit. Du reste, un effet comique - effet de distanciation ! - se crée justement soit parce que les personnages ne se trouvent pas sur le même niveau de récit et donc ne se comprennent pas, soit parce qu’ils changent de niveau. Prenons par exemple la fin de l’épisode 13 (Braun 1988a : 43-44) : Hinze vient de manger dans une cantine (niveau 1), à la cantine de l’usine de RDA où il travaille (niveau 2), cette cantine, cela correspondrait au niveau 3, symbolise le ‘communisme goulache’ déjà évoqué (ce que Staritz appelle socialisme de la consommation). Au niveau 4, nous avons une discussion entre le narrateur et son lecteur qui porte un jugement moral sur Hinze (qui se trouve à la fois au niveau 1, 2 et 3, avec un jugement dont la portée est justement différente selon le niveau auquel se place le lecteur) et le terme de faim qui achève la séquence renvoie le lecteur au niveau 1 ou 2 ou encore 3. Au niveau 5, la discussion parodie le titre d’un ouvrage de Engels15 et la discussion autour de la faim renvoie au Nouveau Testament où le Christ promet une nourriture grâce à laquelle l’homme n’aura plus jamais faim.16

Tout un ensemble de leitmotiv permettent, dans leur polysémie, de créer une certaine unité et de passer d’un niveau à un autre : par exemple le terme Sargmagazin (Braun 1988a : 20, 192). Aux niveaux 1 et 2, il s’agit simplement d’un entrepôt de cercueils (!), mais au niveau 3 et 4, il s’agit d’une critique du paysage des medias en RDA où journaux et télévision ne diffusent pas de nouvelles réelles mais mortes, sans lien avec le monde des vivants. Du reste, Hinze et Kunze, le peuple et le pouvoir, circulent dans un fourgon mortuaire (Braun 1988a : 166) ! Au niveau 5, on ne peut que citer la parole de Brecht à propos de la littérature des années 50 : « un cri pour réveiller les morts ».17 On pourrait faire des remarques semblables pour les multiples occurrences de la chose, l’intérêt de tous,18 de même que pour le leitmotiv de la voiture et de la conduite.19 Nous terminerons par la Lottumstraße : au niveau 1, on vit dans cette rue une vie dissolue, Lotterleben, au niveau 2, c’est effectivement une rue de Berlin-Est, au niveau 3, Kunze parle de gens qui ont mal tourné, verlotterte Leute (Braun 1988a : 195), on peut ajouter que la situation économique de la RDA dans les années quatre-vingt est bien mal gérée : Lotterwirtschaft ! Au niveau 4, Liselotte apparaît comme une association de Lisa et de la nouvelle génération, l’idéal socialiste qui se perpétue à travers la jeunesse… Rien, semble-t-il, pour le niveau 5 : c’est là encore intéressant dans la mesure où chaque niveau n’est pas systématiquement représenté.

De plus, cette description de l’être humain réduit par la dictature communiste à ses fonctions primaires – consommation forcenée sexuelle ou alimentaire – rappelle ce que Vaclav Havel (1989 : 33) dénonçait dans la dictature tchécoslovaque : « la vie privée tombe à un niveau préhistorique ».

Volker Braun s’appuie ainsi sur l’implicite pour créer la distance. On pourrait, pour le montrer, analyser par exemple la séquence 28 (Braun 1988a : 80-82), elle-même directement liée à la séquence 37 (Braun 1988a : 108-111). A un premier niveau, il s’agit de la description de l’intérieur de l’épouse de Kunze, intérieur plutôt encombré, les meubles ont un style plutôt chargé. Elle-même, dans les cinquante ans, est, comme son mari, assez forte, elle prend le thé, seule, et déguste des petits sablés. Elle donne l’impression d’une femme plus très séduisante, passive, installée dans son petit confort bourgeois. A un second niveau, le bungalow devient datcha : Trude est la femme d’une personnalité haut placée dans l’appareil d’Etat et qui par conséquent profite d’un confort réservé à une certaine classe du pouvoir. Au niveau trois, il s’agit de la RDA sclérosée. L’allusion à son âge, cinquante, renvoie aux années cinquante, premières années de la RDA. Le pouvoir, soutenu par les intellectuels, rêvait de créer un Etat socialiste d’après la théorie marxiste. Mais au fil des années, l’idéal s’est figé, il a amassé des objets au lieu d’être. L’idéal lentement a fait partie des meubles (« Une dame dans la cinquantaine, du massif, en chêne. » Braun 1988b : 73).20 L’horloge, énorme, est cassée (Braun 1988a : 82), contrairement à la séquence 37 où elle fonctionne (Braun 1988a : 109). La RDA s’est figée, ne marche plus vers l’avenir, reste tournée vers le passé, enfermée. On reconnaît là un des thèmes clé de la littérature de RDA, repris dans le film Good bye Lenin, lorsque les aiguilles de l’horloge de l’Alexanderplatz tournent à l’envers ! L’idéal, construit sur du sable, et non sur le roc,21 s’est écroulé comme les châteaux de sable de Hinze et Kunze (Braun 1988a : 173). Il ne reste plus qu’à Trude de laisser couler le sable dans sa gorge. Mais, niveau 4, le narrateur nous décrit à son tour l’intérieur de Trude, évoquant sa jeunesse, dans les années 50, au moment de la construction de la RDA, jeune, active, enthousiaste, productive. Elle ressemblait alors à Lisa. Tandis que Trude reste figée, debout ou assise (Braun 1988a : 111), Lisa symbolise l’espoir d’un futur, d’un possible : les cadres sont vides et attendent que l’idéal se concrétise, se réalise.

3. Mouvement dialectique

Mais le roman ne reste pas figé. Certes, dans la mesure où les niveaux sans cesse se mêlent, se juxtaposent, se superposent, se renvoient les uns aux autres, dans la mesure également où le lecteur se trouve finalement en quelque sorte face à cinq romans à la fois, il a l’impression de figement, ou d’une succession de fragments agencés sans logique générale. Or, tous les niveaux de récit sont pris dans un mouvement dialectique.

Au niveau 1, Hinze et Kunze, rejetés par Lisa, passent de l’hétérosexualité à l’homosexualité.

Au niveau 2, Lisa, femme émancipée de RDA, se libère de son mari et de son amant et gravit les échelons du pouvoir.

Au niveau 3, l’idéal socialiste ne se laisse pas posséder, n’appartient à personne, ni au peuple, ni au pouvoir, ni au narrateur (aux intellectuels), il échappe à leur emprise : Lisa ne se sclérose pas comme Trude, ne reste pas enfermée dans le passé, ne se laisse pas engluer dans les difficultés présentes. Mais Lisa, alias l’utopie socialiste, pleure (Braun 1988a : 193), désolée de constater à quel point le peuple, base de l’idéologie marxiste, se détourne de la chose publique pour ne plus penser qu’à son petit confort.

Au niveau 4, contrairement au romancier classique du réalisme socialiste qui sait tout, le narrateur doute de lui-même, semble échouer dans l’écriture de son roman idéal et se retire dans la poésie, genre où s’exprime le moi profond (Braun 1988a : 196). Est-ce que cela n’a pas été du reste l’attitude de Brecht à la fin de sa vie, déçu du socialisme tel qu’il a été construit, réalisé en RDA ?

Le lecteur se retrouve donc dans les dernières pages du roman face à de multiples issues.

Certes les citoyens de RDA se désintéressent de la chose publique (Braun 1988a : 170), certes Kunze intime à son chauffeur d’aller vers l’avant… mais la voiture, symbole de la société de RDA, recule (Braun 1988a : 170), certes le pouvoir et le peuple se sont laissés enfermer dans la RDA, isolés, incapables de se réformer.

Mais :

L’utopie socialiste, Lisa, nouvelle Marie, vient d’accoucher d’une fille qui, tel Jésus, va créer un monde nouveau, redonner l’espoir de temps meilleurs : la nature, avec le lilas dont les fleurs bourgeonnent, aspire elle aussi au renouveau. Alors que la RDA, que le peuple et le pouvoir ont bâti sur le sable (Trude, d’ailleurs, mange des gâteaux en pâte sablée (niveau 1 et 2) devenus poussière (niveau 3 et 4) [Braun 1988a : 82]), s’écroule, les scheiks, tels les Rois mages venus d’Orient, viennent s’incliner devant le bébé de Lisa (Braun 1988a : 173). Le roman apparaît donc certes comme une allégorie de la RDA, mais il va encore plus loin et donne une vision eschatologique : la femme est l’avenir de l’homme d’une part, d’autre part la RDA sera sauvée par l’idéal socialiste, lorsque les êtres humains auront la maturité pour l’accepter. Ce sera le même message que lancera Stefan Heym (2000) dans son dernier roman Die Architekten.22

De même, le narrateur a perdu son emprise sur l’utopie, sur Lisa (Braun 1988a : 193), est déçu de la manière dont Hinze et Kunze évoluent (Braun 1988a : 190). Découragé, il est tenté, comme on l’a souligné, de fuir dans la littérature non engagée et de se replier sur lui-même. Mais dans les toutes dernières pages, il aperçoit une jeune femme dans son public, réplique de Lieselotte, et se souvient de son rôle d’éducateur auprès des jeunes générations. Il transpire sous son masque (Braun 1988a : 197), se dédouble et finit par monter dans sa voiture, certes indépendant, mais attentif aux passants, aux citoyens à convaincre (Braun 1988a : 198). De même que la lectrice apparue dans la foule ressemble à Liselotte, le narrateur devient un nouveau Kunze mais un Kunze positif, en marche, actif, sain, ouvert et attentif à tous, heureux de participer à la réalisation de l’idéal socialiste.

Enfin, l’épilogue semble, lui aussi, ouvrir des perspectives d’avenir puisqu’il y a des changements dans la Lottumstraße, dans la société de RDA. Décrite comme sclérosée par le narrateur, elle finit par changer !

Force est de constater néanmoins qu’une double lecture des dernière pages est possible. Le narrateur qui monte dans sa voiture ne devient-il pas étranger et extérieur à ce qui se passe autour de lui, enfermé dans son véhicule ? On peut par ailleurs considérer la double interjection des dernières lignes du roman (« O s’écria-t-il, si l’on voulait ainsi lire pour correction tous nos livres ; o grand correcteur, puissant correcteur ! [Braun 1988a : 177])23 de même que la répétition de correction et correcteur comme une envolée lyrique du narrateur, voire de Braun lui-même, en décalage par rapport au récit et donc empreinte d’ironie… et par là même de distanciation !

On a donc affaire à un roman de type baroque avec plusieurs niveaux de lecture dans lequel on retrouve des thèmes classiques de la littérature de RDA comme le problème des générations, ou la femme, mais surtout les relations entre pouvoir et individu, décliné sous différents aspects : émancipation, consommation effrénée, maladie…

La structure est certes complexe mais pas non plus vraiment novatrice même si elle est poussée là à l’extrême : on peut faire des parallèles avec des romans de Christa Wolf ou de Stefan Heym.

Conclusion

On pourrait donc conclure cette première approche de la distanciation par le récit par un concept qui semblera un peu incongru à des étudiants qui étudient l’œuvre dans la perspective des concours : le roman de Volker Braun est une sorte de jeu de pistes car au gré des épisodes, il s’agit pour le lecteur d’en décoder les énigmes. En outre, le narrateur (et Braun), en n’imposant pas son point de vue à ses lecteurs, les oblige à réfléchir sur la situation de la RDA et à se forger leur propre opinion.

Bibliographie

Sources

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Braun, Volker (1988b). Le roman de Hinze et Kunze. Traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein. Paris : Messidor.

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Köhler, Kai (1996). Volker Brauns Hinze-Kunze-Texte : von der Produktivität der Widersprüche. Würzburg : Königshausen & Neumann.

Schlenstedt, Dieter (1995). « Schicksal eines subversiven Romans. Brauns ‚Hinze und Kunze‘ 1967-1994 », in : Neue Deutsche Literatur, 43 / 6, 133-154.

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Steinweg, Reiner (1995). Lehrstück und episches Theater. Frankfurt-am-Main : Brandes & Apsel Verlag.

Notes

1 Sur ce point, cf. Gerrer (1999 : 11-44). Retour au texte

2 […] Einem Vorgang oder dem Charakter das Selbstverständliche, Bekannte, Einleuchtende zu nehmen und über ihn Staunen und Neugierde zu erzeugen. (Brecht 1963 : 301) Retour au texte

3 Cf. la contribution de Laurent Gautier à ce volume. Retour au texte

4 Cf. la contribution de Véronique Liard à ce volume. Retour au texte

5 Mein Leben is meine Sache […]. (Braun 1988a : 49). Retour au texte

6 Sur la question de l’histoire éditoriale du texte de Braun, cf. Schlenstedt (1995). Retour au texte

7 Cf. Ahrends (1986 : 15). Retour au texte

8 Dans le sens de Lektor, pas de Leser ! Retour au texte

9 Sie hat uns in ihre Obhut genommen, Gouvernante, die uns ihre Liebe verbarg. Sie hat uns ferngehalten von der harten Welt. Die Schule – nicht das Leben. Der Glaube – nicht die Widersprüche. Das Kollektiv – nicht die Gemeinsamkeit. [...] Wir sollten rein bleiben, Muttersöhnchen des Sozialismus. Sie hat uns wie Kinder gehalten, als wir längst Männer werden wollten. (Braun 1984 : 4) Retour au texte

10 Konsumsozialismus en allemand, cf. Staritz (1985 : 203). Retour au texte

11 Drei nackte Männer. Retour au texte

12 Sur ce point, cf. l’approche de l’ironie développée par Sperber / Wilson (1978). Retour au texte

13 Cf. Duden Universalwörterbuch (2001 : 195) : etwas von etwas zu etwas anderem gestalten. Retour au texte

14 Sur ce point, voir la première partie de la contribution de Laurent Gautier à ce volume et celle de Hélène Yèche. Retour au texte

15 Voir à ce sujet Köhler (1996 : 165). Retour au texte

16 Luc, 6, 21-25 ; Jean, 6, 35. Retour au texte

17 « Ein Schrei nach Lebendigem für Särge », cité par Jäger (1982 : 71). Retour au texte

18 Die Sache, das gemeinsame Interesse. Retour au texte

19 « Wir haben den Karren in den Dreck gefahren », propos attribué à Walter Ulbricht après le 17 juin 1953. Retour au texte

20 Eine Dame von fünfzig, massiv, Eiche. (Braun 1988a : 82) Retour au texte

21 Matthieu 7, 24 ; Luc 6, 48. Retour au texte

22 Sur ce point, cf. Benoist / Gautier / Gerrer (sous presse) Retour au texte

23 O wollte man, rief er, alle unsere Bücher so Korrektur lesen, o großer Korrektor, mächtiger Korrektor! (Braun 1988a : 199) Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marie-Geneviève Gerrer, « V-Effekt à la Braun (1) : la distanciation par le récit », Individu & nation [En ligne], vol. 1 | 2008, publié le 14 février 2008 et consulté le 21 novembre 2024. DOI : 10.58335/individuetnation.88. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/individuetnation/index.php?id=88

Auteur

Marie-Geneviève Gerrer

Centre Interlangues « Texte Image Langage » (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR Langues & Communication, 2 boulevard Gabriel, F-21000 Dijon