Introduction
Le concept de littérature ou de roman picaresque est apparu, comme bon nombre des casiers dans lesquels nous rangeons notre outillage intellectuel, au XIXe siècle. Il est donc bien postérieur à la publication des ouvrages qui en constituent le corpus de référence. Ainsi il ne faut pas en attendre plus qu’il ne peut donner : c’est un lieu de rangement somme toute pratique mais qui ne remplace pas l’analyse des spécificités que présente chaque œuvre littéraire.
Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de faire le tour d’une question dotée d’une bibliographie monumentale1 mais d’essayer de trouver des points de convergence et de divergence entre Le Roman de Hinze et Kunze et ce genre sans doute un peu rapidement accolé à lui à la manière d’un signe d’égalité.
On évoquera les trois romans fondateurs du genre que sont La vie de Lazarillo de Tormes (1554) anonyme, Le gueux ou la vie de Guzman de Alfarache de Mateo Alemán (1599-1604) et La vie de l’aventurier don Pablos de Francisco de Quevedo (1626) afin d’en montrer les grands traits, les différences et les invariants et vérifier si leur application au Roman de Hinze et Kunze est fonctionnelle ou non. C’est ici que la notion de « bas matériel » empruntée bien sûr à Mikhail Bakhtine prendra tout son sens.2
1. La picaresque stricto sensu
1.1. Lazarillo et ses prédécesseurs et son contexte
Si le roman picaresque fait son apparition en 1554 grâce à Lazarillo de Tormes, il a sans doute des ancêtres européens. On lui trouve des sources d’inspiration probables dans l’Antiquité comme L’Ane d’or d’Apulée (Villanova 1978) et le Satiricon de Pétrone ou au Moyen Age, tel le Liber vagatorum, composé vers la fin du XVe siècle, plusieurs fois réédité au XVIe siècle (une de ces éditions fut préfacée par Luther lui-même, ce qui augmenta considérablement sa portée). Ce Livre des errants est comme l’aboutissement de toute une littérature de témoignage sur le monde des malfaiteurs dans lequel on trouve une longue énumération de tous les faux mendiants dont il faut se méfier, par exemple :
Des esclaves « affranchis » : Ce sont des mendiants qui disent avoir été prisonniers six ou sept ans et qui portent les chaînes dont ils étaient chargés parmi les infidèles. A ces mendiants vous ne devez rien donner, car ils pratiquent l'art de tromper et de mentir, et sur mille, pas un ne dit vrai (Geremek 1980 : 192).
Ce texte – ainsi que tous ceux qui peuvent être regroupés dans la catégorie « littérature de gueuserie » (Chartier 1982) – il faut l’envisager dans le contexte d’une criminalisation de la pauvreté qui s’intensifie après la grande peste noire du milieu du XIVe siècle et qui fait que le pauvre change de statut (Mollat 1978, Geremek 1987) : avant il est celui qui sera à la droite de Dieu et qui peut aider à gagner le ciel par l’aumône qu’on lui fait. Après, il est un obstacle à la bonne marche du corps social et il devient obsédant pour les sociétés du nord de l’Europe de trier le bon grain de l’ivraie, de n’autoriser la mendicité qu’à ceux qui n’ont pas d’autre choix – malades, infirmes ou toute personne mise dans l’incapacité, temporaire ou non, de travailler – et d’obliger au travail ou au moins de chasser de la cité ceux qui pourraient le faire, de les bannir tels des criminels.
Sous Charles Quint (1516-1556), l’Espagne n’échappe pas à ce débat mais ici, contrairement aux Flandres, à l’Allemagne ou à l’Angleterre, par exemple, ce sont les partisans d’une politique évangélique d’assistance traditionnelle aux pauvres qui l’emporteront (Carrasco / Cavillac 1991).
Le roman picaresque apparaît donc à cette époque (les premiers exemplaires connus de Lazarillo de Tormes sont de 1554) et dans ce contexte. Il peut être vu comme la forme la plus sophistiquée et tout aussi fantaisiste de cette production de textes qui cherche à enseigner aux bons ‘citoyens’ à reconnaître le mauvais pauvre et à ne pas l’encourager sur le chemin du vice. Car le héros picaresque est un faux pauvre, un de ceux qu’on devrait condamner pour s’être adonné à la mendicité au lieu de gagner son pain de ses mains alors que rien ne l’en empêche.
Si on ne peut pas séparer l’apparition du roman picaresque du débat sur le traitement de la pauvreté en Espagne, on doit aussi le relier à une tradition proprement hispanique que l’on peut faire remonter au Livre du bon amour (première moitié du XIVe siècle) ou plus récemment à la Célestine (1499) qui mettent en scène la figure, légendaire après eux en Espagne, de l’entremetteuse.
Toutes ces productions littéraires auraient pu être qualifiées, au XIXe siècle, de ‘réalistes’. Non pas au sens où le roman picaresque et ses ancêtres reflèteraient la réalité de la société de leurs époques, ce qu’ils ne font en aucun cas, même si des effets de réel interviennent dans les différentes réalisations artistiques. On l’entendra ici dans ce contexte :
“Le réalisme au moment où on commence à employer ce mot, n’eut qu’un sens : l’apparition dans le roman de personnages jusque-là méprisés […]. Le réalisme, la Revue des Deux Mondes l’affirme, ‛c’est la peinture des mondes spéciaux ou des demi-mondes’ ” (Martino 1913 : 25). Ainsi [on peut être perçu comme réaliste parce qu’on] présente des “sujets médiocres” des héros qui s’habillent mal, parlent irrespectueusement de tout et ignorent les convenances. (Bourdieu 1992 : 155)
Je crois que de ce point de vue, nous sommes servis par la picaresque, laquelle est sans doute aussi une réaction aux récits à succès de l’époque qui mettaient en avant des personnages et des sujets nobles : le roman de chevalerie et les hagiographies. Lazare naît dans la rivière (en fait dans le moulin de son père, construit sur la rivière) comme Moïse, bien sûr, mais aussi comme Amadis de Gaule, le héros éponyme du plus connu en Espagne des romans de chevalerie à succès. Mais pour Lazarillo de Tormes, voir le jour dans la rivière, c’est aussi naître dans le ruisseau.
Nous connaissons quatre éditions de Lazarillo de Tormes (le petit Lazare, le pauvre par antonomase), toutes de la même date, 1554 : à Burgos, Alcalá de Henares, Anvers et Medina del Campo. La dernière – et ce n’est pas uniquement anecdotique – a été découverte récemment (1993) murée dans la paroi d’une maison, sans doute depuis le XVIe siècle, avec neuf autres livres dont tous laissent à penser que leur propriétaire était un érudit médecin judéo-convers qui aurait soustrait sa bibliothèque aux regards de l’Inquisition.
Voici donc un nouvel élément qui, d’une certaine manière, est contenu dans le premier quoique lié intrinsèquement à l’histoire de la péninsule ibérique. Dans la littérature espagnole dite du siècle d’or, en plus du picaro et parfois en s’y superposant, la figure de la médiocrité, c’est celle du juif converti, le converso (dit marrane lorsqu’il est du Portugal). Même si dans le Lazarillo on ne trouve guère d’éléments allant dans le sens du décryptage d’une écriture de converso, l’anticléricalisme pouvant y être interprété soit (ou les deux à la fois) comme une manifestation traditionnelle de défense dans une Espagne où le clergé régulier et irrégulier est omniprésent, soit comme une expression locale des idées érasmisantes. Cet anticléricalisme atteint des sommets lorsqu’il s’en prend aux abus sexuels des religieux et en particulier d’un moine de la Merci (chapitre IV) qui fréquente les prostituées et participe sans aucun doute à l’initiation du héros (Allaigre 1979 : 355-425).
Le picaro et ses maîtres de rencontre sont méprisables, vils, et on voit mal, à moins d’un radical renversement de situation et un éloignement du monde, ce qui pourrait les sauver. Il va de soi que la lecture qui voudrait que Lazare progresse dans l’existence est erronée. Il passe de l’état de serviteur de pauvres gens (aveugle errant, écuyer nécessiteux) à celui de fonctionnaire (crieur public, ce qui, à l’époque, est fort peu honorable) établi (logé et marié à une concubine de l’ecclésiastique au service duquel il se trouve, dont celui-ci a eu plusieurs enfants et auprès de laquelle il est toujours assidu) au prix de son déshonneur. Or, sans honneur, il n’y a pas d’existence sociale possible dans l’Espagne du siècle d’or. Lazare a suivi les conseils de sa mère, il s’est « accroché aux bons », il s’est joint « aux gens de bien » (Molho 1968 : 5, 51) si l’on écoute une traduction plus policée mais qui nous fait perdre l’essentiel : la signification cazurra, obscène, de l’ensemble (Allaigre 1979 : 400-413) tel que nous le confirme le dictionnaire de Covarrubias de 1611 à l’article « Bon » qu’il faut citer ; après qu’il nous a affirmé, entre autres, que « essentiellement, seul Dieu est bon », le lexicographe ajoute : « ce mot bon homme vaut parfois pour cornard et bonne femme putain, il s’agit seulement de le dire avec le ton, au moment et à la personne qui conviendra. » (Covarrubias 1611 : 157)3 Né d’un voleur et d’une femme de mœurs légères, Lazare devient mari complaisant. La boucle de l’ignominie est bouclée. En suivant les ‘bons’, Lazare en est devenu un remarquable spécimen.
L’inquisition interdira Lazarillo en 1559 et proposera une édition expurgée à partir de 1573 où les chapitres les plus litigieux seront supprimés mais toute critique du clergé ne disparaîtra pas, loin s’en faut, et où l’infamie du personnage reste intacte.
Selon Molho (1968 : XIII) « le roman picaresque est une confession imaginaire ». Ce trait de Lazarillo est véritablement constitutif du genre et permet sans doute d’exclure les œuvres aux thématiques similaires mais écrites à la troisième personne, même s’il le public ne croit sans doute pas qu’un gueux puisse vous raconter sa vie en citant Pline et Cicéron. N’oublions pas cependant que Lazarillo n’a pas d’auteur connu et que cela a aussi pu produire sur le lecteur l’effet inverse et faire que la confession imaginaire devienne le chemin obligé emprunté par l’auteur picaresque.
1.2. Guzman et Le Buscón
En 1599 apparaît le roman véritablement fondateur de la picaresque : Guzman de Alfarache. Fondateur, car c’est sous la plume de Mateo Alemán qu’apparaît le mot picaro (d’origine très incertaine) introuvable dans Lazarillo. De plus, Alemán, originaire d’une famille de juifs convertis, donne une ampleur nouvelle au genre. Tout aussi infâme que son prédécesseur, car conçu en dehors des liens du mariage et doté au moins de deux pères. Autant Lazarillo brille par sa concision (une quarantaine de pages dans les éditions originales) autant Guzman est prolixe, en particulier en digressions morales qui faisaient la saveur de l’ouvrage à l’époque et qui font de lui une œuvre baroque au sens qu’il est un produit de la contre-réforme. Son succès fut foudroyant au point qu’un imitateur indélicat publia une suite apocryphe trois ans plus tard, deux ans avant que Mateo Alemán ait terminé la sienne. L’auteur donne aussi à son roman une ampleur géographique inconnue jusqu’alors. Parti des environs de Salamanque, le chemin de Lazare le mène à Tolède, soit au maximum, un parcours de deux cents cinquante kilomètres. Guzman, lui, va de Séville à Madrid jusqu’à Gênes en Italie pour revenir ensuite en Espagne. Un traducteur français, Lesage, supprimera ces longues considérations morales que le lecteur ne supporte déjà plus au début du XVIIIe siècle. Dans cette expression édifiante, on retrouve les angoisses de l’époque concernant le salut de l’âme et les questions du libre arbitre. Certains ont pu y voir une manifestation pré-capitaliste incomprise, mais par la satire des différents états de la société espagnole (déjà présente dans Lazarillo), on peut aussi y distinguer le témoignage désenchanté d’un converso face à la fermeture idéologique que connaît son pays à l’époque, et qui finira par quitter la métropole pour le Mexique où on perd sa trace.
Enfin, en 1626, paraîtra La vie de l’aventurier don Pablos de Ségovie, vagabond exemplaire et miroir des filous plus souvent nommé Le Buscón. Sans doute écrit vers 1603-1604, c’est une œuvre de jeunesse de Quevedo, grand poète national qui connut la célébrité de son vivant. Quoique s’inscrivant dans la lignée de ses prédécesseurs sur le plan formel et thématique : naissance infâme, service de plusieurs maîtres, errance et vie de gueuserie, thème de la faim récurent jusqu’à l’obsessionnel, désir vain de s’élever pour échapper à sa condition initiale, Le Buscón dit surtout la hantise de son auteur pour la dégénérescence des temps (ce qu’on a pu appeler la conscience de la décadence, si propre à l’Espagne) et son antisémitisme forcené. La mère du héros est une conversa et tout l’univers du Buscón semble hanté par la présence des judéo-convers, cause selon notre auteur de la décadence espagnole en ce qu’ils subvertissent les valeurs chevaleresques constitutives de la société en s’infiltrant dans tous les interstices sociaux et en particulier en faisant alliance avec les meilleures familles. On peut penser que Le Buscón est une réaction directe au Guzmán du converso Alemán et une condamnation de cette œuvre.
Dans le roman de Quevedo, on retrouve la vigueur originelle du récit contenue dans Lazarillo, mais cette fois-ci, peu d’anticléricalisme (Quevedo est ici comme ailleurs un militant de la contre-réforme) et pas de ‘cazurrisme’ (pas de pornographie dirait-on aujourd’hui). C’est, en revanche, une scatologie effrénée qui caractérise plus d’un épisode de ce récit. Celui où le jeune Pablos encore écolier et plein d’un désir d’ascension sociale irréalisable au vu de son origine (son père est barbier et surtout voleur déjà condamné, sa mère une sorcière faiseuse d’ange fille de juifs convertis) se retrouve le jour du carnaval seul élève de son école juché sur un cheval à la tête d’un cortège. Le cheval est bien sûr une invraisemblable haridelle qui sur la place publique vole à l’étalage d’une marchande laquelle, avec l’appui de ses collègues, bombarde les écoliers de légumes ; le cheval glisse et tombe dans des latrines avec son cavalier qui couvert de matière joyeuse, comme dirait Rabelais, fait durement connaissance avec son destin. Il n’y a pas de place pour l’illusion qui ferait croire à une possible stature chevaleresque du protagoniste. En revanche, Pablos s’attarde sur sa propre déchéance. Dans l’affrontement qui oppose le cortège des écoliers et les marchandes de légumes, on aura reconnu au passage le combat traditionnel entre Carême et Carnaval (Cros 1975).
2. Hinze et Kunze sont-ils picaresques ?
A l’évocation trop rapide des trois romans picaresques fondateurs, on aura quelque peine à distinguer les liens de parenté qui peuvent les unir au roman de Volker Braun. Cela résulte sans doute d’une utilisation forcée du terme picaresque ; ainsi on peut lire sur un site internet académique que le Hinze-Kunze Roman « se situe à la croisée du picaresque, où il s’inspire en particulier de Jacques le fataliste et son maître et de l’héritage brechtien où l’on reconnaît Maître Puntila et son valet Matti et les Histoires de monsieur Keuner. »4
Il est surprenant de voir ériger cet écrit de Diderot en roman picaresque type et de lui voir opposer la pièce de Brecht qui pourtant semble se situer, au moins sur le plan structurel, dans une même lignée, celle qui met en scène le dialogue d’un maître et de son serviteur. S’il nous semble indubitable que le roman de Volker Braun est lié à cette tradition, la parenté avec la picaresque qui lui est attribuée semble résulter d’une confusion, celle qui mêle indûment le dialogue maître–serviteur et le genre picaresque. L’origine s’en trouve peut-être dans la lecture des œuvres de Cervantes et en particulier L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche d’une part et la nouvelle Rinconete et Cortadillo d’autre part, qui n’appartiennent pas au genre picaresque, bien au contraire, car leur auteur est un ennemi acharné du genre.
Il semble donc qu’il y a là une confusion terminologique et taxinomique que Molho (1972 : 208) soulignait déjà il y a bien longtemps :
Aussi bien en Espagne qu'à l'étranger, l'appellation ‘picaresque’ est souvent le produit d'une généralisation abusive, dont l'effet est d'obscurcir les caractères intrinsèques d'un genre restreint à un nombre limité d'ouvrages, tous fondés sur une représentation singulièrement problématique du destin moral de l'homme.
Ce qui va opposer, nous semble-t-il, le roman picaresque et le dialogue maître–serviteur, c’est la mise en avant du destin infâme d’un personnage unique, le picaro, qu’il se nomme Lazare, Guzman ou Pablos, lequel est institué héraut de son propre déshonneur dans le cadre d’une fausse autobiographie. Dans les romans ou œuvres théâtrales qui font du couple maître–serviteur leur protagoniste, la question de l’honneur, même si elle peut être évoquée, n’est pas au centre du récit et le narrateur, bien sûr, est hétérodiégétique. Ce qui caractérise ce type d’œuvres, du point de vue des personnages, c’est le processus qui permet l’évolution d’un couple fortement hétérogène (Don Quichotte aristocrate idéaliste, Sancho Panza, paysan matérialiste)5 voire diamétralement opposé, comme ils doivent l’être pour le bon fonctionnement de ce type de récit et pour la satisfaction du lecteur ou spectateur, dans laquelle chacun prendra et apprendra de son alter ego. Don Quichotte apprend de Sancho Panza et réciproquement. Ainsi face à une vision univoque et éminemment pessimiste du monde proposée par le roman picaresque, le dialogue maître–serviteur oppose et nuance les points de vue et ouvre le champ des possibles.
Du point de vue thématique, Le Roman de Hinze et Kunze est assez éloigné de la picaresque ; la satisfaction des besoins matériels ne semble pas constituer son ingrédient fondamental. Il s’apparente davantage à don Quichotte et à ses héritiers en ce que maître et serviteur sont inséparables et que leurs personnages s’influencent l’un l’autre jusqu’à s’inverser y compris dans leurs actions quotidiennes. Tout rustique qu’il soit, Sancho n’est pas infâme et il acquiert même une certaine profondeur de jugement aux côtés de don Quichotte parvenant, quoique dans un univers aux valeurs totalement truquées et inversées (le monde de la bourle) à une certaine grandeur vite mise à bas, bien entendu, en particulier dans l’épisode où il devient gouverneur de l’ile Barataria. Kunze devient, de façon certes fugace, le chauffeur de Hinze, mais ce n’était sans doute qu’une farce.
3. Hinze et Kunze et le bas matériel
Le Roman de Hinze et Kunze possède à la fois la structure binaire et inversée propre au couple maître–serviteur mais il est aussi, à notre avis, empli du profond pessimisme caractéristique de la littérature picaresque. Dans cette dernière, c’est la forme autobiographique, l’infamie assumée, qui contribuait le plus à fermer dans le roman toute possibilité d’issue positive. L’évocation du bas matériel y fournit le combustible nécessaire à l’avancée du récit et au divertissement du lecteur. Ce bas matériel, c’est celui que définit Mikhail Bakhtine en référence à l’œuvre de Rabelais (1970 : 368) :
Son mouvement vers le bas, vers les enfers, prend son départ avec le projet romanesque et descend dans chaque détail de l’œuvre. L’orientation vers le bas est propre à toutes les formes de la liesse populaire et du réalisme grotesque. En bas, à l’envers, le devant-derrière : tel est le mouvement qui marque toutes ces formes. Elles se précipitent vers le bas, se retournent et se placent sur la tête, mettant le haut à la place du bas, le derrière à celle du devant, aussi bien sur le plan de l’espace réel que sur celui de la métaphore. L’orientation vers le bas est propre aux bagarres, mêlées et coups : ceux-ci renversent, jettent à terre, foulent aux pieds. Ils ensevelissent. […] Les imprécations et grossièretés sont elles aussi caractérisées par cette orientation ; elles creusent à leur tour une tombe, qui est corporelle et fondée. Le détrônement carnavalesque accompagné de coups et d’injures est de même un rabaissement et un ensevelissement. Chez le bouffon, tous les attributs royaux sont renversés, invertis, le haut mis à la place du bas : le bouffon est le roi du ‘monde à l’envers’. Le rabaissement est enfin le principe artistique essentiel du réalisme grotesque : toutes les choses sacrées et élevées y sont réinterprétées sur le plan matériel et corporel.
Cette volonté récurrente d’inverser les valeurs, telle que le Carnaval la pratique pendant le laps de temps qui lui est attribué, d’inverser le haut et le bas, de tout mettre cul par-dessus tête, on la trouvera aussi, à des degrés différents dans les trois romans picaresques dont on vient de parler. Mais cette nouvelle utilisation d’un fond traditionnel n’a pas la même signification dans Lazarillo ou chez Quevedo par exemple. Dans Lazarillo, le bas matériel est presque exclusivement occupé par les fonctions sexuelles (le côté pile, si l’on veut) et l’objectif est de pousser loin la satire des milieux ecclésiastiques. Chez Quevedo, la scatologie occupe tout le champ (pour des raisons idéologiques il semble s’interdire des thématiques pourtant connues de lui) et elle est intensément liée à son obsession antisémite. Elle n’a pas non plus la même signification chez Rabelais que dans les romans picaresques ; dans l’œuvre du Français
tous ces rabaissements n’ont pas un caractère relatif ou de morale abstraite, ils sont au contraire topographiques, concrets, perceptibles ; ils tendent vers un centre inconditionnel et positif, vers le principe de la terre et du corps qui absorbent et donnent le jour. Tout ce qui est achevé, quasi éternel, limité et périmé se précipite dans le ‘bas’ terrestre et corporel pour y mourir et y renaître. (Bakhtine 1970 : 368)
Dans la picaresque, au contraire, le bas matériel remplit une fonction morale d’abaissement, de discrédit et de déshonneur. La mort sociale qui en résulte ne laisse la place à aucune renaissance. Dans Le Roman de Hinze et Kunze, il semble qu’il soit institué en méthode :
Une chose aussi élevée que l’intérêt de la société doit se regarder d’en-bas, simple question de respect ; et à ce propos, il me vient une idée : on ne pourra jamais représenter assez bas les processus les plus élevés…6 (Braun 1988b : 57)
Laquelle, pleinement assumée par l’auteur, du début à la fin de son roman – « Le caractère conspirateur du réalisme se manifeste à travers un détail : lorsque Hinze referma sur lui les lourdes portes, il éprouva le besoin de chier […] »7 (Braun 1988b : 164) – devra passer par une critique systématique de la société est-allemande pour une véritable avancée.
Les deux personnages sont difficilement opposables hormis leurs statuts et la position qu’ils occupent à l’intérieur du véhicule où ils passent une bonne partie de leur vie – ils sont « cul et chemise »8 (Braun 1988b : 134), bas contre bas. L’évocation du bas matériel montre l’aliénation d’êtres interchangeables qui semblent incapables de comprendre leurs semblables : « Traite-moi au moins comme ta bagnole », lui dit une Lisa qui repousse ses attouchements « Comment ça ? » répond Hinze. « Lisa : Là, c’est par le haut qu’ tu commences »9 (Braun 1988b : 15).
Dialogue auquel fait écho celui qui, plus avant dans le récit, met aux prises Kunze et Lisa :
Kunze (prudemment :) Qu’est-ce que tu dirais, si tu suivais une formation ?
Lisa (souriante, la poitrine en avant :) Je ne suis pas assez bien formée ?
Kunze : Si tu te recyclais ?
Lisa (touchant le bas de son ventre :) C’est de ça que tu parles ?10 (Braun 1988b : 66)
Leur regard sur le monde alentours donne au lecteur accès à une sorte d’arrière-cour de la république démocratique :
Hinze tourna dans la Lottumstrasse, une maison d’angle aux fenêtres grossièrement murées, du pavé gras, de la crasse et du charbon, des bennes (pour déchets encombrants), à gauche sans motif un fût métallique rouillé, des roulottes de chantier, sur un côté un mur de briques de guingois comme la roulotte, graffitis à la craie : un bonhomme aux cheveux raides et aux jambes écartées, les organes génitaux représentés séparément d’une façon très grossière.11 (Braun 1988b : 19)
L’hospitalisation de Kunze ouvre une fenêtre sur une cour des miracles, en quelque sorte, celle qui dans l’univers de la picaresque regroupe des faux pauvres dans un monde aussi structuré que celui des honnêtes gens. On croise ici les rebuts de la société socialiste que peuvent être l’artiste et le tire-au-flanc (Braun 1988b : 109 ss.).
Mais la méthode a ses limites car la censure veille et empêche la réalisation de ce projet de régénérescence par abaissement préalable.
Conclusion
Même si le concept de littérature picaresque est en soi fort discutable, d’autant qu’il est souvent utilisé à tort et à travers pour évoquer toute narration dans laquelle un personnage d’humble extraction mènerait une vie marginale où tous les moyens sont bons pour assurer sa subsistance, la satire par l’évocation des dysfonctionnements d’une société à travers l’inversion des pôles est un élément commun à la littérature picaresque et au roman de Volker Braun.
De même que la picaresque espagnole propose un discours aux antipodes des romans de chevalerie en vogue, discours qui dit la profonde crise des valeurs que connaît le pays en son siècle d’or, Le Roman de Hinze et Kunze s’oppose fort radicalement à la littérature du réalisme socialiste et annonce la fin d’un monde.