1. Préambule
Les textes rassemblés dans ce collectif sont le fruit d’une journée d’études ayant eu lieu le 25 octobre 2007 à l'Université de Bourgogne ; nous les publions aujourd’hui dans le contexte de la commémoration du cent cinquantième anniversaire de l’État national, commémoration qui –c’est le moins que l’on puisse dire– ne se déroule pas dans le climat consensuel sinon euphorique qui caractérisa au siècle dernier la célébration du centenaire d’une Italie alors en plein ‘miracle économique’. Le pays traverse en effet une crise politique et identitaire comparable à certains égards à celle qui affecte l’Espagne, la Grande Bretagne et, de manière encore plus spectaculaire, la Belgique. Dans tous ces pays la cohésion nationale est menacée par des facteurs internes de désagrégation (les ferments séparatistes) et par la pression extérieure qu’exerce la mondialisation. Or les particularismes se développent à raison de la globalisation contre les effets délétères de laquelle l’État national en grande partie dessaisi de sa souveraineté s’avère impuissant.
“L’Italie est faite, les Italiens sont encore à faire”. Cette formule célèbre que la tradition attribue à Massimo D’Azeglio semble relever du paradoxe : aux yeux des protagonistes du Risorgimento, il existait bien une nation italienne, divisée politiquement et partiellement assujettie à des puissances étrangères, qui avait su conquérir son unité et son indépendance ; mais c’est oublier que le Risorgimento fut essentiellement un mouvement animé par des élites et que les masses y restèrent étrangères, voire hostiles. La coïncidence entre ‘peuple’ et ‘nation’, cent cinquante ans après l’unification, ne serait encore que partiellement réalisée. Il est banal de rappeler que les Italiens se définissent d’abord par leur appartenance à une région, une province, une agglomération, que l’esprit de clocher (campanilismo) supplée chez eux à la carence de patriotisme (Della Loggia 2008 : 142-48) ; les transalpins entretiennent eux-mêmes complaisamment cette image d’une nation divisée en affirmant qu’ils ne se sentent italiens qu’à l’occasion des championnats du monde de football ; toutefois, si les exploits des Azzurri font vibrer la fibre patriotique du Piémontais comme du Calabrais, n’est-ce pas que la nation est désormais une réalité ? Une écrasante majorité de citoyens est attachée au pays tel que l’histoire unitaire l’a façonné et le peuple italien, malgré ses divisions, se perçoit aujourd’hui comme le dépositaire d’un patrimoine culturel sans équivalent qui représente à ses yeux un légitime sujet d’orgueil.
Toutefois, il est indéniable que l’on ne peut plus considérer aujourd’hui le phénomène de l’ethno-nationalisme qu’incarne la Ligue du Nord comme l’expression d’une révolte passagère, une poussée particulière (et particulariste) de populisme résultant de la crise de la partitocratie du début des années quatre-vingt-dix. Ce mouvement auquel certains observateurs autorisés, en Italie comme dans le reste de l’Europe, sont allés jusqu’à prêter un rôle positif dans le processus de régénérescence de la classe dirigeante (Accame 2000 : 408) n’a pas été le feu de paille que beaucoup prévoyaient. En dépit de l’attitude de son leader historique, Umberto Bossi, qui semble s’être employé à saper la crédibilité du parti par ses outrances et ses palinodies continuelles, la Ligue du Nord conserve une place stratégique dans le panorama politique italien et s’impose plus que jamais comme une force avec laquelle il faut compter1. La Ligue prétend aujourd’hui avoir définitivement abandonné l’hypothèse indépendantiste et ne plus viser qu’une réforme fédérale de l’État. Mais pourquoi dès lors refuse-t-elle de s’associer aux festivités ? S’il est vrai que fédéralisme et patriotisme ne s’excluent pas réciproquement, la Ligue ne devait-elle saisir l’occasion de cet anniversaire pour dissiper toute ambiguïté sur ses véritables intentions et relancer le débat sur la réforme des institutions en s’appuyant sur l’autorité de Carlo Cattaneo qui fut, parmi les acteurs et les idéologues du Risorgimento, le principal théoricien du modèle fédéral ? N’est-ce pas tout simplement que la Ligue avance masquée et qu’en dépit de son discours officiel elle n’a pas renoncé à son inavouable rêve séparatiste ?
À la réalité de l’identité nationale qu’elle dénie, la Ligue oppose sa prétendue ethnie padano-alpine, mi-celtique, mi-lombarde, qui aurait subi la politique d’italianisation forcée des peuples soumis à la ‘colonisation romaine’. Les idéologues de la Ligue contestent l’autorité de l’‘histoire officielle’ et cherchent à imposer leur interprétation ‘révisionniste’ du Risorgimento, mais une telle relecture, qui ne présente aucune garantie scientifique, relève de la plus grossière instrumentalisation : la ‘déconstruction’ des mythes nationaux aussi bien que la construction de nouveaux mythes régionalistes sont étroitement subordonnées à des fins de propagande politique (Avanza 2003). La contradiction majeure qui sous-tend l’idéologie de la Ligue, c’est qu’elle prétend faire justice des fondements de l’état-nation alors que son propre projet politique est d’inspiration nationaliste. Revendiquer la création d’une république du Nord au nom de l’hypothétique unité historique, culturelle et linguistique des régions septentrionales, c’est se réclamer des mêmes principes que les pères fondateurs de la Patrie, c’est reprendre les termes mêmes qu’employèrent les artisans de l’unification en les réservant à une portion de la péninsule au lieu de les appliquer à l’ensemble du territoire, c’est proposer un nouveau Risorgimento en miniature où l’émancipation du joug romain a pris la place de la libération de la domination autrichienne. Les chemises vertes de Bossi sont, après les chemises noires de d’Annunzio et de Mussolini, une résurgence caricaturale et parodique des chemises rouges de Garibaldi. L’Italie a décidément du mal à trouver son format : les fascistes affectés de gigantomanie prétendaient reconstruire l’Empire romain, les ligueurs aspirent au contraire à opérer un rétrécissement des frontières, à réduire le pays aux dimensions de quelques provinces prétendues ‘homogènes’, à fonder un nouvel état national lilliputien. Mais, comme l’a bien mis en évidence Gian Enrico Rusconi :
L’hypothétique création de ce que l’on appelle la République du Nord, véritable objectif de la division macro-régionale, ne peut arguer d’aucune motivation ‘ethnique’ ou historico-culturelles analogue à celles qui légitiment l’autonomisme de la Catalogne ou de la Slovénie. Elle ne peut mettre en avant des spécificités ethnoculturelles, linguistiques, historiques ou territoriales analogues à celles de ces États-régions. Du point de vue historique et ethnoculturel, par exemple, il n’y a aucune raison de lier le Frioul à la Ligurie ou a l’Émilie Romagne plutôt qu’au Latium ou aux Pouilles. L’objectif de la recomposition ‘macro-régionale’ correspond à des critères géopolitiques et économiques purement opportunistes. (Rusconi 1993 : 27)2
Les véritables enjeux du projet politique de la Ligue sont en effet d’ordre économique. C’est pourquoi la réforme fiscale pour laquelle elle combat depuis plus de dix ans et qu’elle est en passe d’imposer au pays représente la seule revendication sur laquelle elle n’entend pas céder. Or, sous sa forme radicale, le fédéralisme fiscal de la Ligue ne prévoit aucune péréquation et un tel système appliqué à un pays comme l’Italie n’est guère viable et pourrait entraîner sa désagrégation. Gageons que les valeurs du solidarisme l’emporteront sur celles du particularisme et que les Italiens sauront embrasser un projet politique capable de les rassembler au lieu de les désunir. Les récents revers subis par la coalition de centre-droit aux dernières consultations électorales sont à cet égard de bon augure.
2. Identités
Les cinq articles rassemblés dans ce volume traitent de la figuration des identités régionales dans la littérature italienne de l’après-guerre à nos jours. Le corpus restreint des œuvres étudiées offre nécessairement un panorama très lacunaire des diverses identités régionales : la partie septentrionale de la péninsule est essentiellement représentée par la Lombardie de Laura Pariani et la Vénétie de Luigi Meneghello, le centre est presque totalement absent et le sud n’est évoqué qu’à travers la vision insolite qu’Erri De Luca offre de Naples; la Sicile et la Sardaigne sont quant à elles envisagées à travers la représentation que Vincenzo Consolo et Marcello Fois proposent des relations complexes que leurs îles respectives entretiennent avec l’Italie continentale.
Bien que les auteurs évoqués appartiennent à des générations différentes et aient suivi des parcours divers, ils ont ceci en commun qu’ils exploitent tous les potentialités heuristiques du discours romanesque pour démêler les sentiments souvent ambivalents qui les attachent à leur lieu d’origine perçu par eux comme l’un des principaux fondements de leur identité.
Un des thèmes récurrents dans les différentes contributions est celui du déracinement et de son symétrique : le retour aux racines. Au terme d’expatriation (espatrio), Luigi Meneghello, ancien résistant émigré en Angleterre au lendemain de la guerre, préfère le néologisme de « dispatriation » (« Il dispatrio : tel est le titre de son ouvrage autobiographique de 1993) qui mieux que le premier suggère les idées de séparation, d’éloignement et de privation. C’est au cours d’un séjour dans une localité rurale des environs de Vérone qui réactive sa mémoire et lui fait revivre les sensations et les sentiments de son enfance que Meneghello rédige son chef-d’œuvre : Libera nos a Malo (1963). L’écrivain ressuscite le monde paysan de son enfance avec ironie et tendresse, sans jamais verser dans le sentimentalisme car, comme le souligne Lucrezia Chinellato, son roman, loin d’idéaliser le passé, comporte une très lucide vision de la brutalité des rapports sociaux sous le fascisme.
Ce thème du retour aux racines thématisé par de nombreux auteurs siciliens (on songe notamment au célèbre Viaggio in Sicilia de Vittorini publié en 1941) est aussi au cœur de l’œuvre de Vincenzo Consolo, palermitain installé à Milan en 1968. Dans Il sorriso dell’ignoto marinaio (1976), le franchissement du bras de mer qui sépare la péninsule de la Sicile acquiert pour le protagoniste la valeur d’un rite de passage. Comme le souligne Claude Imberty, le nostos est vécu comme un acte réflexif, un retour à soi et en soi, et c’est comme si ‘l’enfant du pays’ se retrouvait en retrouvant sa terre ; l’identification du sujet avec son lieu d’origine est d’ordre narcissique, et partant pétri d’imaginaire. En outre, la valeur individuelle et subjective de cette expérience se double chez Consolo d’une signification universelle : le nostos n’est pas seulement un retour au pays de l’enfance, il est aussi pensé par l’écrivain, qui s’inscrit dans la filiation de Goethe, comme un retour aux origines de notre culture, la Sicile étant la patrie de l’homme occidental. Consolo est hanté par le souci d’assurer la conservation et la transmission d’un héritage qui risque de rester sans légataire dans l’Italie de Berlusconi.
Le retour au lieu d’origine est toujours problématique, voire impossible ; c’est ainsi qu’Erri De Luca, qui a quitté Naples en 1968 à l’âge de dix-huit ans, considère qu’il n’a désormais plus ‘droit de cité’ dans sa ville. Pourtant, Naples est, directement ou indirectement, présent dans toute son œuvre, une sorte de principe actif, de force agissante à l’origine de son inspiration. C’est que l’éloignement peut être aussi pour le sujet la condition paradoxale d’une meilleure approche de sa terre en ce qu’il lui donne la possibilité d’objectiver son expérience et d’en faire la matière de son écriture. Cette règle s’applique aussi bien à des auteurs siciliens tels que Verga, Brancati, Sciascia ou Consolo, qui ont dû gagner le continent pour penser pleinement leur insularité, qu’à un écrivain napolitain comme Raffaele La Capria qui, de son propre aveu, n’a pu appréhender la condition du sujet parthénopéen que lorsqu’il s’est installé à Rome, trouvant dans la Capitale la ‘juste distance’ vis-à-vis de sa ville natale.
La distance qui permet au sujet de renouveler la vision qu’il s’est formée de sa terre peut aussi être d’ordre temporel. Certains auteurs situent leurs récits dans une époque plus ou moins reculée, qu’il s’agisse de revisiter leur propre passé ou celui de leur communauté (et souvent les deux à la fois, comme dans le cas de Meneghello), ce détour rétrospectif étant la condition d’une meilleure compréhension du temps présent.
Antonella Capra explore l’œuvre romanesque de Marcello Fois que l’on peut considérer comme une réinterprétation critique de l’histoire unitaire d’un point de vue non plus continental mais insulaire. Marcello Fois, tout comme Salvatore Niffoi ou Giorgio Todde, considère que la Sardaigne subit encore aujourd’hui les conséquences de la politique d’exploitation de l’île conduite par l’État ‘piémontais’ dans les décennies qui suivirent l’unification. Fois rappelle le racisme, à l’époque diffus dans la péninsule, à l’égard de ‘l’ethnie’ sarde, cautionné par les théories fumeuses de l’anthropologue et criminologue Alfredo Niceforo qui biologisait le comportement des insulaires et essentialisait le phénomène du banditisme en l’interprétant comme l’expression d’une disposition innée au crime au lieu de chercher à en déterminer les causes socio-économiques, culturelles et historiques. Comme ceux de Niffoi, les récits de Fois, qui s’inspirent de faits et de personnages historiques, se situent principalement dans la Barbagia, cette région montagneuse de la province de Nuoro. Le récit des aventures de l’avocat Bustianu, dans le cycle de romans que Fois lui a consacré, est confié à trois différents narrateurs. Figure paradigmatique de l’intellectuel sarde de formation ‘continentale’, Bustianu se présente comme le défenseur des opprimés. L’empathie que l’avocat a pour ses concitoyens n’oblitère toutefois pas son sens critique à leur égard et, bien qu’il soit enclin à justifier la révolte qui s’exprime à travers le brigandage, il évite tout manichéisme et se garde d’idéaliser une communauté qui ne compte pas à ses yeux que des victimes et des héros. L’avocat ne se lasse pas en revanche de dénoncer la violation des fondements de l’État de droit par ceux-là mêmes qui prétendent incarner ce dernier dans l’île ; alors que toute son action est inspirée par un idéal de justice, il constate en effet que celle-ci est bafouée non seulement par les brigands mais encore par les forces de l’ordre qui, à travers l’application des lois d’exception, se placent au même niveau de sauvagerie que ceux qu’ils combattent; c’est ainsi que le romancier rend compte du processus décrit par René Girard de l’indifférenciation violente donnant lieu au tragique affrontement des doubles. Conformément à une certaine tradition romantique qui confère une aura légendaire à la figure du hors-la-loi, le personnage du bandit (balente) Samuele Stocchino apparaît chez Fois ambivalent ; sa geste est chantée par des récitants, des choeurs, des pleureuses qui expriment l’ethos du peuple sarde. Toutefois, le romancier n’entend ni entretenir le mythe ni à proprement parler le déconstruire mais plutôt faire entendre au lecteur le rôle compensateur que ce dernier remplit au sein de la collectivité qui l’a élaboré : le peuple sarde humilié par le pouvoir piémontais, en exaltant la figure du rebelle, prend symboliquement et par procuration sa revanche sur son oppresseur.
Laura Pariani réactualise dans Il paese delle vocali (2000) le topos du manuscrit retrouvé : dans le prologue –dont l’action se déroule de nos jours, en Argentine–, deux gamines découvrent par hasard en fouillant dans une vieille malle du grenier un cahier contenant un récit que leur grand mère a rédigé au temps de son enfance, lorsqu’elle vivait encore en Italie, à Malniscióla, un petit village situé au nord de Milan où les gens vivent dans un grand dénuement. La narratrice y relate l’histoire d’une jeune institutrice d’origine milanaise, Sirena Barberis, affectée dans cette localité qui, du fait de son total isolement, semble se trouver à des années lumières de la capitale lombarde; bien qu’elle prenne très à cœur sa mission, la jeune institutrice ne tarde pas à déchanter car non seulement elle se heurte à la rétivité des écoliers dénués de toute aspiration à une quelconque promotion sociale et résignés à mener la même vie de labeur que leurs parents, mais elle est en outre en butte à l’hostilité des notables qui, loin de la soutenir dans sa tâche, s’emploient au contraire à la décourager, ayant tout intérêt à maintenir dans leur condition d’indigence matérielle et morale les habitants du village.
Par ce détour historique et cette plongée dans la dure réalité rurale de la Lombardie du XIXe siècle, Laura Pariani suggère que la définition de l’identité collective ne saurait se réduire à la reconnaissance d’une hypothétique ethnicité mais qu’elle nécessite la prise en compte des divisions socioéconomiques et socioculturelle de ses composantes. Comme le souligne Matteo Meschiari dans la conclusion de son article, les revendications identitaires tendent aujourd’hui comme hier à occulter le clivage persistant au sein de toute société entre exploiteurs et exploités, s’il est vrai que l’appartenance à une classe plus encore que l’appartenance à telle ou telle communauté régionale ou nationale, conditionne le destin des individus.
3. Langue et dialecte
Le morcellement linguistique n’est pas le moindre des nombreux obstacles qui ont ralenti le processus d’unification culturelle du pays. Aussi bien Fois, Pariani que De Luca rappellent que la maîtrise de l’italien a eu dans le passé et continue dans une large mesure à jouer aujourd’hui un rôle de marqueur social discriminant au sein de la communauté nationale. Toutefois, le recul des dialectes est avéré dans toutes les régions et leur usage régresse même dans la sphère privée où il tend à se cantonner. Ce n’est plus le dialecte qui contamine à présent la langue nationale mais celle-ci qui altère celui-là au point que l’on n’entend plus nulle part de patois ‘pur’. Le processus d’uniformisation dénoncé par Pasolini dans les années soixante est presque entièrement réalisé et une manière de langue ‘commune’, dans tous les sens de l’expression, de langage standardisé et nourri de clichés mass-médiatiques s’est affirmé sur l’ensemble du territoire.
Si l’emprunt aux langues étrangères dans l’usage contemporain est une ouverture à l’altérité (une altérité très relative, dans la mesure où les emprunts les plus massifs sont faits à l’anglo-américain dont l’hégémonie s’impose au niveau planétaire), le recours aux langues vernaculaires est une réaction contre l’abrasion des particularismes linguistiques qui traduit une volonté de réappropriation identitaire. Le dialecte est traditionnellement perçu comme plus ‘authentique’ et on lui prête généralement une plus grande expressivité que celle que l’on reconnaît à la langue commune.
Sous le fascisme, l’usage des dialectes fut proscrit mais cette interdiction ne fit que renforcer sa valeur aux yeux des usagers. Le dialecte servit en effet d’antidote aux poisons que distillait la langue ‘officielle’ du régime. Dans Libera nos a Malo, Meneghello rend compte de la puissance du patois qui en vertu de son caractère concret démystifie la pompe spécieuse de la rhétorique fasciste.
La signification idéologique et politique de la ‘défense et illustration’ des langues vernaculaires s’est toutefois inversée au cours des dernières décennies. Si pour un Pasolini l’enjeu était de préserver l’expression d’une culture populaire (en grande partie mythifiée) de l’« homologation » imposée par la culture capitaliste, aujourd’hui, c’est la droite populiste et xénophobe qui s’est emparée de la question vernaculaire. La proposition de réforme de la ligue du Nord qui entend imposer l’enseignement non pas du mais en dialecte dans l’école publique est un symptôme alarmant de cette tendance régressive qui sous couvert de protéger les langues locales vise à décourager les allogènes de se présenter aux concours d’habilitation à l’enseignement organisés par les régions du Nord. On a affaire à une revendication identitaire hargneuse pour la reconnaissance des ‘petites différences’, à une attitude réactionnelle qui se définit de manière purement négative, à travers le rejet du dissemblable. Il s’agit au contraire de favoriser un plurilinguisme qui soit au service de la construction d’une identité qui intègre au lieu de les opposer ses composantes nationale et locale et soit ouverte à tout apport exogène susceptible de l’enrichir.
Vis-à-vis du dialecte, l’attitude des auteurs dont il est question dans les communications rassemblées ici diffère grandement. Si pour beaucoup le dialecte représente la véritable langue ‘maternelle’(Erri De Luca) ou langue ‘première’ (Marcello Fois), son usage est pour tous problématique. Comme le souligne Claude Imberty, si Consolo a refusé de s’inscrire dans la tradition dialectale, c’est, d’une part, parce qu’il n’entendait pas s’adresser à un public exclusivement insulaire, et, d’autre part, « parce qu’il pensait que la production dialectale avait le plus souvent donné lieu à des œuvres d’une médiocre qualité véhiculant les clichés entretenus par une classe de notables provinciaux hostile aux idées neuves et surtout au progrès social ».
Si la production en langue n’a déjà qu’une réception limitée, le choix du dialecte implique par définition une ultérieure restriction du lectorat potentiel. Écrire dans une langue régionale, quelque prestigieuse qu’elle soit, c’est accepter cette limitation, sauf à ‘filtrer’ le dialecte à la manière d’un Eduardo De Filippo qui composait ses pièces dans un napolitain simplifié et partant largement accessible au public national; mais le risque d’une telle opération est de faire perdre au dialecte précisément ce qui fait sa force et sa saveur. D’autre part, il s’agit bien d’élaborer une poétique qui permette d’échapper aux limites de l’inspiration provinciale et à la perpétuation de ses poncifs tirés d’un folklore sclérosé, ce qui implique un travail spécifique sur la langue, ou plutôt ‘à l’intérieur’ de la langue, afin d’en actualiser d’autres virtualités expressives.
L’ingrédient vernaculaire peut être employé comme un condiment destiné à relever la saveur d’un plat préparé selon de vielles recettes. Dans le contexte de la mondialisation, en vertu d’une sournoise dialectique économique, la contradiction du ‘global’ et du ‘local’ est dépassée par la catégorie synthétique du ‘glocal’ dont participe toute production de biens matériels ou de signes culturels portant l’empreinte d’une origine ‘exotique’, laquelle, loin de faire obstacle à la circulation du produit, constitue une sorte de plus-value susceptible d’en favorise la diffusion. Appliquée à la création artistique en général et à la littérature en particulier, une telle catégorie correspond à une standardisation de l’‘altérité’ visant à rendre celle-ci attrayante et consommable par le plus vaste public. Le succès populaire d’un Camilleri, non seulement en Italie mais hors des frontières nationales, illustre ce phénomène de ‘glocalisation’.
Certains auteurs ne se limitent pas à pratiquer cette forme de saupoudrage vernaculaire et opèrent une véritable fusion des codes. Dans la narration, Fois (tout comme Niffoi) exploite les ressources de la langue sarde (la ‘limba’) dans sa variante régionale. Il s’agit d’abord d’expressions vernaculaires liées à la culture pastorale et souvent intraduisibles que le narrateur insère, de manière assez classique, dans la phrase italienne. Comme chez Camilleri, la reprise et la répétition des mêmes locutions d’un roman à l’autre accoutume insensiblement le lecteur à l’usage des formes dialectales. Certains dialogues, dont la teneur est partiellement éclairée par le cotexte, sont entièrement en sarde, ce qui produit un effet de défamiliarisation sur le lecteur qui ne dispose pas de la compétence linguistique adéquate. Memoria del vuoto participe d’un genre hybride, à mi-chemin entre l’épopée et la tragédie, où seules les protases sont en langue et où les voix des différents narrateurs alternent et se mêlent dans une complexe polyphonie. Bien que l’emploi de la limba soit très réglé, réservé à certains narrateurs et à certains moments de l’intrigue, l’italien est lui-même affecté par l’influence du sarde et les frontières entre les deux idiomes ne sont pas nettement tracées. En effet, le substrat sarde se fait sentir sous la syntaxe de l’italien et il affleure fréquemment dans le récit notamment dans les passages relevant du discours rapporté et du discours indirect libre.
Si Manzoni s’était employé à ‘purifier’ sa langue en la débarrassant de toute trace de dialecte lombard, Pariani accomplit l’opération inverse. Dans Il paese delle vocali, la narration présente une authentique dimension plurilingue, elle opère un glissement continuel de l’italien au lombard, la syntaxe et le lexique de celui-ci interférant sans cesse avec celui-là dans le récit ; mais ce dialecte qui contamine l’idiome national est lui-même en partie recréé et réinventé par l’auteur, ce qui donne naissance à un idiolecte complexe qui ne se limite pas à mimer l’oralité mais la transfigure. Le lecteur de Il paese delle vocali est, selon la belle expression de Matteo Meschiari, plongé dans une « atmosphère » sonore où les voix du village s’entremêlent et se confondent. Laura Pariani ressuscite ainsi les morts et redonne une voix à ceux qui n’ont laissé aucune trace de leur passage en ce monde.
4. Itagliani
L’Italie, naguère terre d’émigration, est aujourd’hui devenue une terre d’accueil. La xénophobie dont la société italienne se flattait d’être exempte s’est développée à proportion d’une immigration en partie incontrôlée et qui est perçue par beaucoup comme une menace à l’intégrité nationale. Il ne suffit pas à une personne comme l’on dit ‘de couleur’ ou portant un nom à consonance exotique d’être en possession de papiers et de maîtriser la langue parfois mieux que les autochtones pour être acceptée. Quelque volonté qu’il ait de s’assimiler, l’autre est encore trop souvent rejeté et assigné à son origine. Toutefois, les Italiens ‘de souche’ vivant aujourd’hui en contact toujours plus étroit avec les italiens issus de l’immigration, les deux composantes de la société sont amenées à s’amalgamer. Armando Gnisci a d’ailleurs forgé le terme d’itagliani pour désigner les nouvelles générations de citoyens appartenant à une société désormais interculturelle.
Silvia Contarini étudie un corpus de sept auteurs d’origine étrangère ayant choisi pour des raisons diverses d’écrire dans la langue de leur pays d’adoption et qui, en affirmant leur particularité à travers la création littéraire, bousculent la vision monolithique et figée de l’identité nationale. L’étude de Silvia Contarini apporte un éclairage précieux sur les rapports qu’entretiennent les auteurs issus de l’immigration non seulement avec leur langue et leur culture d’origine mais encore avec les différentes identités et idiomes de la péninsule. Faisant justice du lieu commun complaisamment entretenu à des fins de promotion éditoriale selon lequel les auteurs allogènes opéreraient un renouvellement radical du code à travers la pratique d’un audacieux métissage, Silvia Contarini souligne que, loin de ‘créoliser’ la langue comme l’affirment indûment les quatrièmes de couvertures, l’écriture de ces auteurs participe à de rares exceptions près d’un « bon italien standard » émaillé de quelques emprunts exotiques. Alors que les immigrés de la première génération ne peuvent évoquer leur terre d’origine sans recourir, si peu que ce soit, à leur langue maternelle, ceux de la deuxième génération (mais l’expression : ‘immigré de la deuxième génération’ n’est-elle pas une contradiction dans les termes ?), qui situent le plus souvent leur récit en Italie, emploient une langue qui porte une forte empreinte locale et dialectale, signe de leur parfaite acculturation. Certains récits sont caractérisés pas un plurilinguisme plus prononcé où l’italien et le dialecte coexistent avec quelques traces de la langue du pays d’origine de l’auteur. La narratrice protagoniste du roman de l’écrivaine d’origine somalienne Iagiaba Scego, Salsicce (2006), maîtrise aussi bien l’italien que le dialecte romain mais n’a pas pour autant oublié le somali qu’elle pratique au sein de sa famille. Jadelin Gangbo, auteur d’origine congolaise installé à Bologne depuis l’âge de quatre ans, revendique quant à lui une identité ‘déterritorialisée’ mais son discours manifeste en réalité l’ethos de la jeunesse émilienne de son temps. Dans le policier polyphonique Scontro di civiltà per un ascensore a Piazza Vittorio (2006) –réécriture d’un roman initialement publié en langue arabe- dont l’action se déroule dans un quartier populaire et cosmopolite de Rome, l’écrivain algérien Amara Lakhous met en scène une multiplicité de narrateurs et de personnages originaires des différentes régions de la péninsule et des quatre coins du monde ; le romancier suggère que bien des napolitains, calabrais, sardes ou siciliens ne maîtrisent pas mieux l’italien que les africains ou les sud-américains qu’ils côtoient. Le plurilinguisme du roman est limité, car, si l’auteur exploite les variantes dialectales lorsqu’il met en scène des locuteurs italiens, la langue qu’il prête aux étrangers ne présente en revanche aucun trait distinctif. Ce choix correspond évidemment à la stratégie de l’auteur qui adresse son livre à un lectorat qu’il sait certes bien disposé à l’égard de ‘l’autre’ mais qu’il devine encore peu enclin à goûter les piments de la créolisation.