Les références historiques dans le roman de Heinrich Mann Der Untertan

DOI : 10.58335/individuetnation.137

Abstracts

L’analyse des références historiques dans le roman montre tout d’abord que Heinrich Mann situe l’action du récit dans une période limitée qui va pour l’essentiel de l’été 1892 à l’automne 1893. A ce cadre temporel étroit correspond un cadre spatial tout aussi restreint, puisque l’essentiel de l’intrigue romanesque se déroule dans une petite ville de province, de telle sorte que la grande histoire ne sert que de toile de fond à la fiction. Cette volonté de se concentrer sur un espace aussi limité pour rendre compte de l’ère wilhelminienne traduit les intentions satiriques de l’auteur qui par ce processus de déformation par réduction fait mieux ressortir le caractère ridicule, brutal, voire odieux des personnages, chargés d’incarner la démesure impérialiste de l’époque. Ainsi cette œuvre de maturité propose-t-elle une belle illustration du ‘sur-réalisme’ (Überrealismus) de Heinrich Mann.

Analysis of the historical references in the novel show first of all that Heinrich Mann sets the story’s action in a limited period which goes mainly from the summer of 1892 to the autumn of 1893. This narrow timeframe corresponds with an equally restricted spatial setting, since the plot mostly unfolds in a small provincial town, of the kind which history only uses as a backdrop for fiction. This desire to concentrate on such a small place to recreate the Wilhelminian era conveys the author’s satirical intentions which by this process of distortion through reduction better reveals the ridiculous, brutal or even despicable nature of the characters, used to personify the imperialist excesses of the time. In this way, this mature work provides a good illustration of the surrealism (Überrealismus, or beyond-realism) of Heinrich Mann.

Index

Mots-clés

Roman, histoire, satire

Outline

Text

1. Introduction

Heinrich Mann travaille à son roman Der Untertan entre 1906 et début 1914, la grande période de rédaction ne commençant, semble-t-il, qu’en 1910/1911, soit donc durant les années précédant directement la Grande Guerre qui voit s’achever pour les Allemands cette époque d’expansion vertigineuse, mais également de fortes tensions internes, que les historiens désignent sous le nom d’époque wilhelminienne. Le sous-titre que l’auteur entendait donner originellement à son œuvre, et auquel il renonça peut-être pour des raisons de censure, „Geschichte der öffentlichen Seele unter Wilhelm II.“ , indique clairement qu’en décrivant le destin individuel du personnage éponyme Diederich Heßling, il s’agit avant tout pour lui de dresser le tableau de cette époque historique, dont l’auteur, bien sûr, ne pouvait pas prévoir qu’elle était sur le point de s’achever.

2. Quelle période historique précise ?

On peut tout de suite remarquer, cela dit, que la fiction romanesque ne couvre pas toute la période. Certes, le narrateur n’évoque pas la naissance de Heßling, les premières lignes du roman nous présentent un personnage déjà sorti de la toute petite enfance, cependant les indications de date dont le récit est assez riche permettent de penser que Diederich naît autour de 1869/1870. Lorsqu’il retrouve Agnes Göppel au début du second chapitre, celle-ci remarque timidement qu’elle ne l’a plus revu depuis presque trois ans : « […] puis elle se remit à questionner : pourquoi s’était-il aussi brusquement enfui il y a trois ans ? ‘N’est-ce pas ? Il y a bientôt trois ans ?1 » (Le sujet de l’empereur, traduction de Paul Baudry, Paris, Les Presses d’aujourd’hui, 1982, p. 71) Cette scène de retrouvailles dans le Tiergarten se déroule en février 1892, car elle fait suite à l’épisode final du premier chapitre où Heßling, témoin d’une manifestation de chômeurs devant le Palais Royal à Berlin, l’Europe est alors en grande dépression, se retrouve face à l’empereur en personne qui a fait une sortie à cheval pour impressionner la foule. Or cet épisode est précisément daté dans le texte : « Il rôdait beaucoup dans la rue en ces jours de février 1892, plein de l’attente de grands événements.2 » (Baudry, 1982, 65). On peut donc en conclure que le personnage est arrivé à Berlin dans les premiers mois de 1889, ce qui autorise à placer sa date de naissance une vingtaine d’années plus tôt. S’il n’est guère possible de dater avec précision le début du roman, la datation de sa fin s’avère par contre beaucoup plus facile, car l’épisode qui clôt la fiction correspond à l’inauguration officielle d’un monument public érigé à l’occasion du centième anniversaire de Guillaume Ier, roi de Prusse et premier empereur du nouveau Reich, soit en 1897, et plus précisément au printemps, puisque la conversation nocturne entre Wolfgang Buck et son père devant le fameux monument en cours d’achèvement a lieu en mai : « C’était le mois de mai et ses chaleurs restaient pénibles encore au crépuscule, seul le parc populaire vide, nouvellement planté d’arbres, offrait un peu d’air frais.3 » (Baudry, 1982, 364).

Il convient cependant d’affiner encore cette analyse. Si l’on tient compte du fait que l’enfance et l’adolescence de Heßling sont survolées par le narrateur en quelques pages, on peut considérer que la véritable action romanesque débute avec l’arrivée du personnage à Berlin en 1889. De même, le rythme s’accélère à la fin du texte et cette fois ce sont les années allant de 1894 à 1897 qui sont tout juste évoquées : « Après Gretchen née en 1894 et Horst en 1895, vint Kraft en 1896.4 » (Baudry, 1982, 355). De la sorte, on peut considérer que tout est joué à la fin de l’année 1893, lorsque Buck, après avoir perdu les élections au printemps, perd en automne son procès contre ses rivaux politiques. (On peut lire à la page 344 de la traduction française, juste avant l’épisode du procès, la référence temporelle suivante : « De fait, vers l’automne, plus une âme ne possédait de ce mauvais papier.5 ») De la sorte, le roman se déroule pour l’essentiel sur cinq ans, de 1889 à 1893, ce qui correspond aux toutes premières années du règne de Guillaume II. Quant à la conquête de Netzig, à laquelle l’essentiel du récit est consacré, elle débute à la fin de l’été 1892, lorsque Heßling quitte précipitamment Berlin pour échapper aux pressions des Göppel (l’excursion campagnarde avec Agnes a lieu en juillet : « Les pavés de la grande rue dressaient leurs pointes, bariolés par le soleil de juillet.6 » (Baudry, 1982, 87) et peut être considérée comme achevée avec la victoire électorale du printemps 1893, ce qui signifie donc qu’elle s’effectue en neuf ou dix mois, soit environ le temps d’une gestation.

3. Quel rapport à l’histoire ?

A l’intérieur de ces limites temporelles relativement précises, Heinrich Mann construit un récit qui entretient avec la grande histoire une relation particulière : si l’on se souvient de la manière dont les frères Schlegel, notamment le plus jeune, Friedrich, définissent le genre de la nouvelle, dont au passage l’aîné des frères Mann est un grand spécialiste, on peut prétendre que le roman Der Untertan développe sur ce point une écriture nouvellistique. En effet, dans ses textes théoriques des années 1800, Friedrich Schlegel précise que la nouvelle nous propose le récit d’une action qui se déroule certes sur fond historique, mais en marge de la grande histoire. Ainsi la nouvelle se distingue-t-elle d’une certaine conception du roman historique qui fait intervenir au cœur même de l’intrigue romanesque des personnages véridiques ayant joué un rôle important dans l’Histoire. De fait, Der Untertan, semblable en cela à la nouvelle, tout en s’inscrivant dans un cadre temporel facilement identifiable (nous sommes pour le lecteur contemporain de l’œuvre dans le passé le plus récent), développe une pure fiction dans laquelle les authentiques acteurs, on laissera pour l’instant Guillaume II à part, ainsi que les grands événements de l’Histoire sont soit purement et simplement absents, soit ne sont évoqués qu’au détour d’une conversation ou n’existent que dans la mesure où ils ont une incidence sur l’intrigue romanesque.

Ainsi, de grands événements comme l’arrivée au pouvoir de Guillaume II en 1888 ou le départ de Bismarck en 1890 sont passés sous silence. Tout au plus trouve-t-on dans le texte quelques références succintes au chancelier de fer, notamment dans la scène où Heßling se rend pour la première fois chez Göppel en 1889 et, avant même d’avoir fait la connaissance d’Agnes, est entrainé par son hôte dans une discussion politique à laquelle il ne comprend pas grand chose : « M. Goeppel se posait en adversaire libéral de Bismarck. Thierry consentait à tout. Il n’avait d’idées d’aucune sorte ni sur le chancelier, ni sur la liberté, ni sur le jeune empereur.7 » (Baudry, 1982, 34). (on peut penser aussi à la page 453 du roman, où l’exemple de Bismarck est invoqué par Heßling pour justifier son comportement face à la complicité inattendue qui s’instaure entre Emmi et Wolfgang Buck.) Aucun des hommes politiques importants des années 90 n’a droit même à une simple allusion dans le texte : on pourrait croire par exemple que la fonction de chancelier a disparu et que le régime personnel voulu par Guillaume II a conduit à un changement de la constitution. Un autre exemple peut illustrer notre propos : dans les dernières pages du roman, les adversaires libéraux de Diederich, le docteur Heuteufel tout spécialement, se rallient plus ou moins officiellement au parti gouvernemental, pour des raisons essentiellement nationalistes. La question de la construction d’une forte marine de guerre, qui est effectivement d’actualité dès les années 90 et qui est déjà évoquée par Buck au début du troisième chapitre, joue un grand rôle dans ce ralliement :

La flotte, ces bateaux, ces trépidantes machines conçues par le génie bourgeois qui une fois mises en mouvement produisaient la puissance mondiale, tout comme certaines machines de Gausenfeld produisaient un certain papier dénommé ‘puissance mondiale’, Thierry en faisait le fond le plus cher de son cœur ; c’est par la flotte également que Cohn et Heuteufel se sentirent principalement gagnés à la pensée nationale.8 (Baudry, 1982, 361).

Or le vrai promoteur de cette fatale flotte allemande qui inquiéta la Grande-Bretagne au point qu’elle opta en 1904 pour une politique d’Entente cordiale avec la France porte un nom : Alfred von Tirpitz, chef d’état-major de la marine impériale à partir de 1892 et secrétaire d’état à la marine en 1897, futur ministre et grand organisateur de la propagande qui réussit à enthousiasmer la bourgeoisie allemande pour son projet d’une évidente agressivité nationaliste. Mais son nom est absent du roman, là aussi tout semble être l’œuvre de l’empereur : « La flotte, pour laquelle notre génial Empereur dépensait sans compter sa géniale propagande, était notre plus urgent besoin ; notre avenir reposait véritablement sur les mers, cette évidence gagnait de plus en plus de terrain.9 » (Baudry, 1982, 360).

Lorsque des événements et des personnes d’importance historique sont évoqués dans le roman, ils le sont de telle manière que le lecteur les perçoit à travers les propos nécessairement subjectifs des acteurs de l’action, ce qui rend parfois un décryptage nécessaire. Prenons un premier exemple : à de nombreuses reprises, le récit fait allusion à la révolution de 1848, échec politique capital qui contraint la bourgeoisie allemande à laisser pour encore trois quarts de siècle le pouvoir politique aux mains de l’aristocratie, et permet de mieux comprendre la situation politique des années 90 décrite dans le roman. Ainsi Göppel fait dès sa première conversation avec le jeune Diederich l’éloge elliptique de Buck le père : « Le vieux Buck était déjà là en 48, même il avait été condamné à mort.10 » (Baudry, 1982, 34). Et au cours de la visite de politesse que Heßling fait à Buck au début du troisième chapitre, ce dernier se livre à une rapide analyse de ces événements anciens :

Mon cher jeune ami, vous voulez dire un fou et un vaincu. Oui, nous avons été vaincus parce que nous avons été assez stupides pour croire à ce peuple. Nous pensions qu’il accomplirait par lui-même tout ce qu’il reçoit aujourd’hui de ses maîtres pour prix de sa servitude. Nous l’avons cru puissant, riche, plein d’intelligence pour ses propres affaires et dévoué à l’avenir. Nous n’avons pas vu que son défaut d’éducation politique, dont il manque plus que toute autre chose, le vouait à retomber après son élan sous les tyrannies du passé. De notre temps déjà, il n’y en avait que trop qui, sans souci de l’ensemble, ne poursuivaient que leurs intérêts particuliers et se contentaient de rassasier leur vil appétit de jouissance en se chauffant à n’importe quel soleil. Depuis lors, ils sont devenus légion, car on leur a retiré jusqu’au droit de travailler au bien public. Certes, vos maîtres ont fait de vous une grande puissance ; et sans doute, pendant que vous gagnez et dépensez votre argent comme il vous chante, vous donneront-ils encore – ou se donnent-ils– la flotte que nous nous serions autrefois donnée à nous-mêmes.11 (Baudry, 1982, 110).

Ces paroles du patricien libéral, dont l’importance est évidente, ne nous proposent cependant aucune description des événements qui se sont déroulés en 1848 et prennent dès lors un caractère allusif. Il s’agit surtout pour le vieillard de développer une réflexion désabusée sur la situation présente, conséquence d’une faillite passée dont on ne parle pour ainsi pas. — Autre exemple où le lecteur doit savoir décrypter l’allusion. A Rome, Heßling vient d’apprendre par les journaux que l’empereur vient de dissoudre le Parlement : « Thierry, non moins sombre que l’empereur, expliquait à ses voisins la gravité de l’événement. Le parti du désordre avait eu le front de rejeter la loi militaire !12 » (Baudry, 1982, 303). Le terme ‘Umsturz’ dont se sert Diederich appartient à un vocabulaire qui prend toute sa signification dans le contexte du temps. Les conseillers de l’empereur préparent effectivement à l’époque un projet de loi dirigé contre l’opposition social-démocrate et qui est resté dans l’histoire sous le nom d’ ‘Umsturzvorlage’ : il s’agit officiellement de combattre par des mesures répressives les menées des ennemis de l’Empire, qui entendent renverser par la violence l’ordre établi. Un projet qui entraînera l’hostilité, puis la démission du chancelier von Caprivi et sera finalement rejeté par le Parlement. En s’exprimant de la sorte, Heßling affiche ses convictions d’homme de parti, et pose à l’initié qui tient à distance, en utilisant ce jargon idéologique, ceux qui ne le connaissent pas.

De la sorte, la grande histoire n’est-elle qu’indirectement présente dans le roman, qui adopte un point de vue volontairement étroit pour rendre compte du réel : entre les grands modèles romanesques du xixe siècle, celui d’un Tolstoi qui, dans Guerre et paix, fait alterner des chapitres consacrés à ses héros de fiction et des chapitres où les grands personnages historiques occupent le devant de la scène, et celui d’un Stendhal qui, dans La Chartreuse de Parme, conduit certes Fabrice au cœur de la bataille de Waterloo, mais ne décrit ce moment décisif qu’en adoptant le point de vue limité de ce dernier, il est évident que Heinrich Mann opte pour le second modèle, comme en témoigne l’évocation de la grande manifestation de février 1892, où tout est perçu à travers le regard de Diederich, même si le narrateur reste présent derrière son personnage. Ce procédé devient particulièrement évident à partir du troisième chapitre où, de manière significative, l’action se déplace de Berlin à Netzig, petite localité de province à l’écart des grandes affaires, comme le rappellent à de multiples reprises les représentants locaux du parti impérial qui rendent les dirigeants libéraux de la ville responsables de cette situation. Cette étroitesse du cadre choisi est du reste soulignée par le choix du nom de la ville où Diederich va prendre le pouvoir. Dans Netzig, il y a bien sûr ‘Netz’, terme que l’on peut dans ce contexte comprendre de deux manières : la cité est l’espace fictionnel où s’entrecroisent tous les fils de l’intrigue, où les personnages tissent entre eux tout un réseau de relations, c’est aussi un cadre étroit habité par des êtres de dimension réduite. Il y a par conséquent une évidente cohérence narrative, cohérence que l’on peut qualifier de réaliste, à mettre dans un tel contexte la grande histoire à distance : vus depuis Netzig, les événements importants de l’époque ne peuvent être perçus qu’avec un certain retard et nimbés d’un halo né de l’éloignement, aux yeux des habitants, le personnel politique berlinois peut disparaître, rejeté dans l’ombre par l’image omniprésente et rayonnante du jeune empereur que la propagande présente comme le nouveau génie politique qui conduit le pays vers des temps radieux.

4. Quel type de narration ?

Heinrich Mann décide donc de nous raconter l’Allemagne wilhelminienne depuis Netzig. Ce choix narratif est on ne peut plus révélateur de ses intentions. Dans Le Curé de Tours, Balzac nous suggère que les grandes passions humaines apparaissent plus claires, plus chimiquement pures pour ainsi dire, quand on les observe en action dans un milieu aussi étroit qu’une petite ville de province. Heinrich Mann retient la leçon balzacienne, mais l’applique dans une perspective différente : représenter l’histoire contemporaine de son pays en choisissant comme acteurs des bourgeois et des petits bourgeois provinciaux, dont la personnalité et les intrigues sont aussi étriquées que l’espace où ils vivent et s’agitent, trahit chez lui une volonté satirique. En effet, au lieu d’exalter les passions humaines comme un nouveau Balzac, le romancier soumet l’histoire allemande de son temps à un processus de réduction qui rend ridicules et odieuses les ambitions démesurées des acteurs politiques et économiques du temps et les prive de l’apparente grandeur et noblesse que leur confère le cadre impérial pour montrer au grand jour, mettre à nu leur égoïsme, leur goût narcissique du paraître et leur xénophobie qui s’exprime ouvertement dans un antisémitisme devenu de bon ton grâce, par exemple, à l’action d’un Stöcker, prédicateur de la cour, dont le nom est, lui, ouvertement cité par le réactionnaire von Barnim dans le premier chapitre (Mann, 1996, 56).

Les personnages du roman représentent donc plus qu’eux-mêmes, ils ont valeur de types sociaux et leurs affrontements picrocholins renvoient aux luttes politico-sociales qui se livrent à l’époque dans l’empire. De la sorte, l’histoire de la période peut se retrouver sous une forme chiffrée dans le récit des événements qui occupent les habitants de Netzig. Ainsi la victoire de Napoleon Fischer aux élections du printemps 1893 illustre-t-elle l’échec national de Guillaume II qui, malgré sa politique atténuant dans un premier temps la rigueur de Bismarck face à la question ouvrière, ne parvient pas mieux que le vieux chancelier avant lui à freiner la progression du parti social-démocrate aux élections pour le renouvellement des membres du Parlement.

Cette technique de narration historique indirecte trouve son illustration la plus claire dans le parcours du personnage éponyme Diederich Heßling, qui entretient avec l’empereur une relation de mimétisme grandissant au fil du récit, comme le souligne la structure fondamentale du roman, puisque chaque chapitre s’achève sur une scène où le lien mimétique se renforce entre l’empereur et son sujet. Si le premier chapitre introduit en quelque sorte le thème en confrontant les deux hommes dans le Tiergarten, dès le second chapitre on assiste à la métamorphose physique de Diederich qui adopte les moustaches impériales, ce qui à tout prendre est encore relativement banal : son propre père ne portait-il pas une barbe comparable à celle de Guillaume Ier ? (Mann, 1996, 10) Le phénomène d’identification s’accentue avec les deux chapitres suivants car, à la fin du chapitre trois, Diederich rédige un télégramme impérial qui ne sera pas désavoué et au terme du chapitre suivant il a à ce point assimilé le style ‘viril’ de Guillaume qu’il peut spontanément inventer un de ses célèbres propos de table. A la fin du cinquième chapitre, c’est Guste elle-même qui, au début de sa nuit de noce, ne sait plus très bien qui se penche sur elle pour consommer l’union officiellement consacrée. Enfin, l’identification est totale au terme du roman, puisque le regard foudroyant de Heßling (ou de Guillaume II ?) suffit désormais à hâter la mort de son adversaire libéral. A ce mimétisme qui s’accentue toujours plus viennent s’ajouter les rapprochements suggérés entre certains épisodes de l’existence fictive de Diederich et la vie véritable de son modèle. On notera tout d’abord que tous deux vont en Italie au même moment et que Diederich ne précipite son départ de Zurich que parce qu’il apprend par les journaux que Guillaume II a pris lui aussi la route du Sud. Plus convaincant encore est le parallélisme entre l’accession au pouvoir des deux personnages : de même que Guillaume II ne prend personnellement les rênes du pouvoir qu’après avoir laissé Bismarck aux affaires pendant quelque temps, de même Diederich laisse-t-il à la mort de son père la gestion de l’entreprise aux bons soins de Sötbier, mais entend être le seul maître à bord dès qu’il rentrera à Netzig. Un parallélisme qui se voit confirmé par les propos de Heßling au début du quatrième chapitre : « Sötbier est unitilisable. Je laisse le vieux souffler encore un temps, mais je ne serai pas long à le débarquer.13 » (Baudry, 1982, 143). On sait en effet que de ces mots ont été en réalité prononcés par le jeune empereur. Heinrich Mann utilise à de multiples reprises dans son roman ce procédé qui consiste à mettre dans la bouche de Heßling des propos historiques de Guillaume II. Ainsi des phrases que prononce le héros lorsqu’il prend à son retour de Berlin la direction de l’usine : « A présent j’ai repris le gouvernail en mains. Ma voie est la bonne, je vous conduirai à des jours glorieux.14 » (Baudry, 1982, 101).

En faisant de Heßling un double bourgeois et grotesque de l’empereur Guillaume II, le romancier fait d’une pierre deux coups. D’une part, il dénonce l’aliénation de Diederich, considéré comme représentatif de la bourgeoisie de son temps, qui croit se réaliser personnellement en s’identifiant à son modèle aristocratique et guerrier alors qu’il n’illustre que l’incapacité de sa classe à se libérer de la férule des Junker dans le style de Wulckow et des officiers arrogants et prédateurs tel von Brietzen. Mais d’autre part, en dressant le portrait féroce de ce personnage lâche, ridicule et odieux qui ressemble tant à son empereur, ce dernier se voit aussi visé par la satire.

Il est certain qu’en pratiquant le genre satirique, Heinrich Mann force le trait, déforme d’une certaine manière la réalité. Mais cette évidente déformation est mise au service de la vérité et de la lisibilité du réel. Dans un essai intitulé Das geistige Erbe (L’Héritage intellectuel) et publié en 1939 dans le recueil portant le titre de Mut (Courage), l’auteur, resté fidèle à son esthétique des années 1910, affirme : « La littérature est une forme que prend la vie. Elle est la vie une seconde fois — devenue consciente et capable comme jamais encore de se représenter de façon compréhensible.15 »

5. Conclusion

On sait que Der Untertan ne parut officiellement en Allemagne qu’à la fin de l’année 1918, puisque la déclaration de guerre d’août 1914 avait rendu impossible pour raison de censure la publication complète du texte dans la revue munichoise Zeit im Bild. Certes, la presse conservatrice hurla à la falsification satirique, et Thomas Mann joignit sa voix fraternelle à ce concert de critiques, mais le succès de librairie fut considérable. Pour la première fois de sa vie, Heinrich Mann réussit à atteindre un large public. Au-delà de la curiosité et d’un certain goût pour le scandale, ce qui motiva ses lecteurs est certainement le besoin de saisir ce qui avait conduit l’Allemagne au désastre. Par là même ils donnaient raison à l’auteur pour qui la satire déforme certes la réalité, mais pour mieux la faire comprendre. Certes, comme Heinrich Mann dut le constater non sans amertume dans son autobiographie de 1947, Ein Zeitalter wird besichtigt (Une époque est revisitée), ils ne tirèrent pas de grands enseignements de leur lecture :

Ce n’est qu’à la fin de 1918 que le roman put être lu et il le fut vraiment : avec un grand succès apparent chez tous les Allemands à qui la guerre perdue imposa d’abord des doutes sur leur situation. Ils en sont vite venus à bout, et ont continué comme s’il ne s’était rien passé. Sincèrement je préférerais en rendre responsable les fautes du roman que les leurs.16

De la sorte, après avoir proposé un portrait critique et révélateur de l’avant-guerre, le roman permit-il en 1945, ce que bien sûr son auteur ne pouvait pas prévoir en l’écrivant, de mieux comprendre la montée du nazisme dans l’Allemagne des années 20 et 30, durant lesquelles les Heßling avaient continué de prospérer.

Notes

1 „[…] dann fragte sie weiter : warum er damals plötzlich fortgeblieben sei, vor drei Jahren. ‘Nicht wahr ? Es sind schon fast drei Jahre.“ Heinrich Mann, Der Untertan, Frankfurt a. M., Fischer, 1996, p. 66. Return to text

2 „Er war in den naβkalten Februartagen des Jahres 1892 viel auf der Straße, in der Erwartung großer Ereignisse.“ p. 58. Return to text

3 „Es war Mai und peinlich warm noch in der Dämmerung, aber auf dem leeren, neu angepflanzten Areal des Volksplatzes ging ein Luftzug.“ p. 454. Return to text

4 „Nach Gretchen, die 1894 geboren ward, und Horst, von 1895, folgte 1896 Kraft.“ p. 442. Return to text

5 „Tatsächlich besaß zu Anfang des Herbstes kein Mensch mehr die faulen Papiere [d.h.: die Gausenfelder Aktien].“ p. 426. Return to text

6 „Die Pflastersteine der Hauptstraße streckten ihre Spitzen nach oben, und die Julisonne färbte sie bunt.“ p. 87 Return to text

7 „Herr Göppel bekannte sich als freisinnigen Gegner Bismarcks. Diederich bestätigte alles, was Göppel wollte; er hatte über den Kanzler, die Freiheit, den jungen Kaiser keinerlei Meinung.“ p. 18. Return to text

8 „Die Flotte, diese Schiffe, verblüffende Maschinen bürgerlicher Erfindung, die, in Betrieb gesetzt, Weltmacht produzierten, genau wie in Gausenfeld gewisse Maschinen ein gewisses ‘Weltmacht’ benanntes Papier produzierten, sie lag Diederich mehr als alles am Herzen, und Cohn wie Heuteufel wurden dem nationalen Gedanken vor allem durch die Flotte gewonnen.“ p. 448. Return to text

9 „Die Flotte, für deren Ausbau die geniale Propaganda unseres genialen Kaisers unermüdlich wirkte, tat uns bitter not, und unsere Zukunft lag tatsächlich auf dem Wasser, diese Erkenntnis gewann immer mehr am Boden.“ p. 448. Return to text

10 „Der alte Buck war schon achtundvierzig dabeigewesen, er war sogar zum Tode verurteilt worden.“ p. 18. Return to text

11 „Mein lieber junger Freund, Sie wollen sagen, ein Narr und ein Besiegter. Ja ! Wir sind besiegt worden, weil wir närrisch genug waren, an dieses Volk zu glauben. Wir glaubten, es würde alles das selbst vollbringen, was es jetzt für den Preis der Unfreiheit von seinen Herren entgegennimmt. Wir dachten es mächtig, reich, voll Einsicht in seine eigenen Angelegenheiten und der Zukunft ergeben. Wir sahen nicht, daß es, ohne politische Bildung, deren es weniger hat als alle anderen, bestimmt sei, nach seinem Aufschwung den Mächten der Vergangenheit anheimzufallen. Schon zu unserer Zeit gab es viele, die unbekümmert um das Ganze, ihren Privatinteressen nachjagten und zufrieden waren, wenn sie, in irgendeiner Gnadensonne sich wärmend, den unedlen Bedürfnissen eines anspruchsvollen Genußlebens genügen konnten. Seitdem sind sie Legion geworden, denn die Sorge um das öffentliche Wohl ist ihnen abgenommen. Zur Großmacht haben eure Herren euch schon gemacht, und indes ihr Geld verdient, wie ihr könnt, und es ausgebt, wie ihr mögt, werden sie euch — oder vielmehr sich — auch noch die Flotte bauen, die wir damals uns selbst gebaut haben würden.“ p. 118. Return to text

12 „Diederich, ebenso ernst wie der Kaiser, erklärte allen, die in der Nähe saßen, die Schwere des Ereignisses. Der Umsturz hatte sich nicht entblödet, die Militärvorlage abzulehnen!“ p. 371. Return to text

13 „Sötbier ist dabei nicht zu gebrauchen. Eine Weile lasse ich den Alten noch verschnaufen, dann wird er ausgeschifft.“ p. 162. Return to text

14 „Jetzt habe ich das Steuer selbst in die Hand genommen. Mein Kurs ist der richtige, ich führe euch herrlichen Tagen entgegen.“ p. 106. Return to text

15 „Die Literatur ist eine Erscheinung des Lebens. Sie ist das Leben noch einmal — bewußt geworden und befähigt, wie sonst niemals, sich verständlich darzustellen.“ (Mut, Essays, Studienausgabe in Einzelbänden, Frankfurt a. M., Fischer, 1994, p.186.) Traduction de Frédéric Teinturier. Return to text

16 „Erst Ende 1918 konnte [Der Untertan] gelesen werden, und wurde es wirklich: mit großem äußerem Erfolg bei allen Deutschen, denen der verlorene Krieg zuerst Bedenken über ihren Zustand aufdrängte. Sie sind bald mit ihnen fertiggeworden und haben fortgefahren, wie wenn nichts wäre. Wahrhaftig gäbe ich die Schuld lieber den Fehlern des Untertan als ihren.“ Ein Zeitalter wird besichtigt, Düsseldorf, Claassen, 1974, p. 187f. Return to text

References

Electronic reference

Alain Muzelle, « Les références historiques dans le roman de Heinrich Mann Der Untertan », Individu & nation [Online], vol. 2 | 2009, 26 February 2009 and connection on 03 December 2024. DOI : 10.58335/individuetnation.137. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/individuetnation/index.php?id=137

Author

Alain Muzelle

Professseur de germanistique, CEGIL Nancy, Université de Nancy 2, 111 rue du Mont Cenis, 75018 Paris – amuzelle [at] wanadoo.fr