En 2007 les éditions Glénat ont l’heureuse idée de publier la première édition intégrale (soit 146 planches en noir et blanc et deux autres histoires plus courtes, en couleur, d'une facture d'ailleurs différente) de Fils de Chine, de Paul Gillon et Roger Lécureux, en un seul volume, un magnifique objet cartonné, avec sa couverture rouge et son dos toilé noir, de plus de 200 pages (24 x 32 cm), ce qui explique d'ailleurs son prix élevé. Introuvable depuis des décennies (une édition partielle du 1er récit de 146 planches, publiée également chez Glénat, date de 1978), ce récit devenu mythique fait partie des « histoires en images » (à l’époque on ne parlait pas encore de BD) les plus abouties et les plus politisées du magazine communiste pour la jeunesse, Vaillant, en pleine Guerre froide. La première planche est publiée le 1er octobre 1950 et la dernière, désormais en couleurs, s'arrête le 20 mars 1955, avec une interruption de la série entre le mois de décembre 1953 et août 1954. Des deux créateurs de Fils de Chine, le plus engagé est sans conteste le scénariste Roger Lécureux. Résistant dans le Limousin, il entre dès la Libération au Jeune Patriote, qui devient ensuite Vaillant. Avant d'écrire l'épopée du communisme chinois, il est l'auteur, fin 1945, du scénario de l'autre grande « histoire illustrée » progressiste de l'hebdomadaire, Les Pionniers de l'Espérance1. Plus tard, il écrit Rahan, une saga sur la maîtrise de la nature par les premiers hommes des « âges farouches »2. Quand au dessinateur Paul Gillon, dont le parcours est plus éclectique et moins militant, il connaît le succès avec sa série 13 rue de l’espoir parue dans France Soir à partir de 1959.
Indéniablement, tout le talent de Gillon s'exprime ici en noir et blanc, c'est-à-dire dans ce qui constitue la majorité des planches. Chacune d'entre elles se compose de six vignettes réparties équitablement dans l'espace, deux par deux, sauf exeption. De tailles équivalentes, les vignettes présentent les différents personnages sur les lieux de leurs actions. Le découpage est très cinématographique, avec des scènes champ/contre-champ, quelques vues au ras du sol ou en hauteur, des plans américains ou des gros plans pour mieux faire ressortir le sens d'une action ou d'un personnage. Il n'y a pas de bulles, mais les textes, explications ou dialogues, accompagnent les dessins, dans les espaces laissés libres des vignettes. Les paysages sont extrêmement bien restitués, avec beaucoup d'aplats noirs, d'ombres, le tout jouant sur les contrastes noir/blanc, ce qui accentue le côté dramatiques des aventures. Selon Hervé Cultru, l'auteur d'un ouvrage sur Vaillant, qui s'est entretenu avec Paul Gillon, ce dernier « parvient à tout brosser de tête, paysages et habitations, costumes et armements. Les rares fois où il « sèche », il n'a à sa disposition qu'un petit livre à couverture jaune, riche de quelques illustrations, et de provenance américaine », dont « il est bien incapable de donner les références » un demi siècle plus tard3. La couleur des quelques pages dessinées en 1955 est moins maîtrisée et ces planches perdent plus ou moins une partie de leur impact.
Pour rendre compte de cette œuvre, l'appel à une contextualisation fine semble nécessaire. En effet, comment comprendre l'impact, au sein de la « contre-société communiste », de cette « grande série illustrée »4 sans historiciser le système éditorial idéologique du Parti communiste français sur le « front de la culture » qui accompagne sa parution dans l'année 1950 ? Egalement indispensable nous semble être un bref retour sur la « question chinoise » dans l'édition communiste.
Au plus fort de la guerre froide
Pour « saluer le demi-siècle », l'an 1950, et plus précisément l'automne et l'hiver 1950-1951, figure sans conteste, selon les historiens et les témoins, « parmi les périodes les plus tendues de la guerre froide »5. Les pilotes soviétiques et américains s'affrontent dans le ciel de Corée, ce qui est d'ailleurs le thème de deux autres histoires de BD, pro-américaines celles-là, de la série Buck Danny 6dans le magazine Spirou. La guerre de Corée a en effet débuté le 25 juin 1950, et en octobre, après le débarquement le 18 septembre 1950 des troupes américaines de MacArthur (à Inchon) sous le drapeau de l'ONU, ces dernières contre-attaquent et repoussent les communistes nord-coréens de l'autre côté du 38e parallèle, malgré l'apport des « partisans » chinois.
Dans cette atmosphère « glaciale », qui a débutée, rappelons-le, en 1947, il n'est donc pas surprenant que l'anticommunisme fasse rage dans quasiment tous les pays du bloc occidental, aux Etats-Unis bien sûr mais aussi en France. Et à cet égard, le mois d'octobre 1950 n'est ni plus ni moins « chargé» qu'un autre, dans ce registre. Au Japon, des dirigeants du Parti communiste sont arrêtés (7 et 13 du mois), aux Philippines, c'est le secrétaire général du Parti qui est incarcéré (le 11) et aux Etats-Unis, le syndicat des réalisateurs de films demande un serment de loyauté anticommuniste à ses membres. En France, parmi d'innombrables exemples, citons le procès devant le tribunal militaire de Toulon du militant communiste Henri Martin, « Marin de France »7 condamné à 5 ans de prison pour « participation à la démoralisation de l'armée » pour son action contre la « sale guerre » d'Indochine, l'attentat contre le dirigeant du Parti communiste français Jacques Duclos à Auch (le 8) et contre les sièges de ce même PCF à Bastia (le 4) ou à Saint-Brieuc (le 14). Fait également signe le renouvellement de l'interdiction, en novembre, du visa de sortie du Cuirassé Potemkine, de Serguei Eisenstein. Les populations vivent donc « l'ère des grandes haines », selon une expression de l'historien Alain Ruscio.
Comics et « front de la culture »
Se positionnant face à cet anticommunisme agressif qui se manifeste dans l'espace public dans tous les domaines, un anticapitalisme aux couleurs de l'anti-américanisme est construit par le PCF et ses organisations de masse parmi lesquelles la presse, et plus précisément pour ce qui nous intéresse ici, la presse enfantine ou illustrée.
Il s'agit, dans ce monde fortement clivé, de combattre « l'offensive du dollar contre les cerveaux d'enfants » et de préserver la jeunesse « de l'influence corruptrice » des comics américains8. Pour les communistes, les histoires illustrées doivent avoir pour fonction « d'éveiller toujours davantage la conscience » et non de « la plonger dans la torpeur »9. Alors, les lecteurs de la presse communiste et démocratique sont expressément invités non seulement à boycotter les comics de la presse Hearst ou les albums de la « très réactionnaire Bécassine10 » mais surtout à s'abonner à Vaillant ! La loi du 16 juillet 1949 qui condamne la démoralisation de l'enfance et de l'adolescence par voie de presse, ne satisfait pas du tout les communistes, qui ne l'ont d'ailleurs pas votée, malgré leur forte implication dans les débats, houleux, de l'Assemblée nationale. Ils ont en effet échoué à « obtenir des mesures protectionnistes à l'encontre des bandes dessinées étrangères, en particulier américaines11 ». La loi met en place une commission de surveillance, dans laquelle siègent, avec des représentants de l'Etat, les militants communistes Madeleine Bellet, directrice de Vaillant et Raoul Dubois, permanent du mouvement laïque Francs et franches camarades. Dans la mesure de leurs moyens, ils y défendent les positions communistes, relayant dans la sphère institutionnelle les problématiques que le Comité de défense de la littérature et de la presse pour la jeunesse (CDLPJ)12, créé par l'Union des femmes francaises en juillet 1949, et dont M. Bellet est une dirigeante, peine à diffuser dans la société. Ce combat répond entièrement aux dispositifs tactiques issus de la conférence de création du Kominform, à Szklarska Poreba (Pologne) le 5 octobre 1947. Le principal dispositif consiste à prendre la tête d'un « véritable front organisé de la paix [...] pour museler les fauteurs de guerre et leur lier pieds et poings comme le font nos marins et dockers13 ». Dans cette logique, la presse illustrée joue sa partition : il ne suffit pas de dénoncer sans relâche les « mauvais livres », comme l'explique par exemple le CDLPJ, mais il faut surtout contre-attaquer et proposer des histoires qui véhiculent des valeurs progressistes, dont les héros combattent l'injustice et mettent leur force « au service des humbles et des opprimés », ainsi que les définit une chronique de Vaillant en 194714. Indéniablement, Fils de Chine possède tous les marqueurs pour figurer en bonne place au sein de ce « front culturel », pièce maîtresse du « front de la paix », puisqu'il faut aider les enfants, comme les militants « à orienter et à organiser leurs lectures15 ».
A la fin de 1950, on peut affirmer que Vaillant est déjà « un bon petit diable », si l'on osait pasticher un autre auteur pour (d'autres) enfants, la comtesse de Ségur ! Vaillant est issu d'une simple feuille clandestine (environ 21 x 31 cm) de propagande et d’information antinazie, Le Jeune Patriote, créée en mai 1942 par des militants communistes du Comité de la jeunesse du Front national16 pour l’indépendance de la France, qui forment le Front patriotique de la jeunesse (FPJ). Diffusé sous ce nom à la Libération, le 13 octobre 1944, cet hebdomadaire d'information pour la jeunesse, qui ne comporte alors aucune histoire illustrée mais seulement quelques caricatures ou des vignettes humoristiques, n'arrive pas à fidéliser un lectorat17. Décision est alors prise, par les responsables du journal, le 12 mai 1945, de s'orienter « vers la création d'un illustré que l'on devine mieux apte à attiser la curiosité des adolescents et à attirer un nouveau public d'enfants ...18 ». Le premier numéro de Vaillant (28,5 X 39cm sur 8 pages, bimensuel avant de redevenir hebdomadaire) sort le 1er juin 1945 (n° 31 du Jeune Patriote) sous une couverture de l'illustrateur Brantonne qui représente quatre soldats alliés brisant une croix gammée en mille morceaux. De leurs drapeaux brandis, seul celui de l'URSS est entièrement visible, avec sa faucille et son marteau. Sous la façade encore unanimiste, se repèrent déjà des affrontements prévisibles ... Le nom est choisi par Ginette Cros, secrétaire générale du FPJ et directrice du journal avant que Madeleine Bellet, militante expérimentée du Parti (elle fut agente de liaison de Jacques Duclos, le dirigeant clandestin du Parti sous l'Occupation) n'en prenne les rênes. Ce nom rappelle Prince Valiant de Hal Foster, un célèbre comics américain d'aventures médiévales de 1937, mais surtout il plagie le très catholique Coeurs vaillants, d'où la colère de l'Eglise. En fait, ces deux références peuvent amener au journal un lectorat neuf, du moins le pense-t-on. Un mensuel pour les jeunes filles, Vaillante, paraît l'année suivante, le 15 novembre 1946, mais il est rapidement arrêté, au bout de 58 numéros, le 26 février 1948.
Quid de la Chine ?
Il semble que l'on peut raisonnablement penser que pour les adolescents français des années 1940-50, les seules rencontres probables avec l'univers chinois proviennent soit des représentations de l’album d'Hergé Le Lotus bleu par exemple, soit de celles du roman de Jules Verne, Les tribulations d'un Chinois en Chine. Ce qui, convenons-en, est à la fois peu ou daté. D’autant plus que chez les adolescents de familles communistes, la lecture de Tintin était prohibée, y compris jusque dans les années 1960. Dans un roman largement autobiographique, Kinopanorama, Bernard Chambaz l'atteste : « Tintin restait pour moi inconnu au bataillon [car] il présentait le sérieux handicap d'être la figure de proue d'une presse catholique mise à l'index19 ». Si Jules Verne retrace avec une certaine précision la vie et les mœurs des classes dirigeantes chinoises de l’époque, dont il subsiste des traces profondes dans cette société des années 1950 que les révolutionnaires s’apprêtent à bouleverser, ses héros Kin-Fo et Wang (ancien Taï-Ping) sont pourtant, déjà, anachroniques. Dans Le Lotus bleu, dessiné par Hergé en 1934-1935, mais dont l'album ne fut diffusé en France qu'en 1946, les aventures de Tintin se déroulent alors que le Japon, prenant prétexte d’un incident de chemin de fer, occupe la Chine (1937). Néanmoins, à rebours d’autres représentations plus ou moins racistes d’Hergé, sa peinture des bourgeois occidentaux des concessions internationales sonne juste. Par exemple, souvenons-nous de l'homme d'affaires américain Gibbons, dirigeant de l'Americano-Chinese Steel. C'est lui qui frappe à coups de canne et insulte un tireur de pousse-pousse, dont le frère, porteur d'eau, aidera plus tard Tintin, pour le remercier d’avoir porté secours à son frère. Pourtant, même si la révolte des Boxers est brièvement évoquée par Tchang, l’ami de Tintin, les héros de Fils de Chine renvoient indéniablement à une autre image, très différente, du peuple chinois. Une image que les communistes adultes connaissent bien peu eux aussi, même parmi ceux qui lisent les ouvrages proposés par les différentes maisons d'édition du Parti20. Le premier texte publié sur la révolution chinoise l'est en 1927, année de la répression menée par Tchang Kaï-chek. Ensuite, il faut attendre les années trente pour lire des analyses de dirigeants chinois (Van Min21) ou du Komintern (Pavel Mif22). Renaud de Jouvenel traduit en 1937 l'ouvrage de l'Américaine Agnes Smedley, La Chine rouge en marche, qui est le premier reportage paru en Occident sur les combattants de la Longue marche23. Des extraits paraissent dans le magazine Regards24, fin janvier 1937, en « Bonnes feuilles », afin de mieux faire connaître le livre dans les milieux populaires. Incidemment, cela permet aussi d'ostraciser les trotskystes en les reliant à des trahisons de généraux chinois : le second procès de Moscou débute en janvier 1937, et le titre donné à l'extrait n'est pas dû au hasard : « Généraux et trahison ». Après le Seconde Guerre mondiale, un second reportage d'une autre communiste d'outre Atlantique, Anna Louise Strong, J'ai vu la Chine nouvelle, paraît en 194925, et en 1950, année du début de Fils de Chine, Claude Roy publie ses Premières Clefs pour la Chine : une vie de Mao Tsé-toung26. Pourtant, même si on y ajoute des reportages de communistes français, ceux de Paul Vaillant-Couturier (parus dans L'Humanité en 1933), de Marius Magnien, réunis en livre en 1953, ou bien de Jean Coin en 1954, toujours dans L'Humanité, cela ne pèse pas lourd, même si cela atteste néanmoins d'une présence. La Chine est loin, l'internationalisme cela se construit, et sur ce plan, la création des Amis du peuple chinois en 1934 comme celle de l'Association des Amitiés franco-chinoises (AAFC) vingt ans plus tard (1954) demeurent des petites structures et non des organisations de masse, même si de l'AAFC surgiront les premiers « maoïstes »27 . A ce stade, peut-on penser que Fils de Chine réponde à une demande, informulée certes, mais réelle ?
Tao, fils de Chine et figure rebelle
La première apparition de cette histoire date donc du 1er octobre 1950, soit pour le premier anniversaire de la proclamation de la République populaire de Chine, et cette coïncidence n'est évidemment pas un hasard du calendrier. Elle suggère bien plutôt une volonté de saluer, par ce récit d'une épopée à la gloire du peuple chinois – dont la Longue Marche forme l'épicentre –, la mise en œuvre du socialisme dans un pays qui reste très lointain, très mystérieux, exotique pour tout dire, comme nous venons de le voir. Les deux premières vignettes de l'histoire présentent ce pays à la manière des manuels scolaires de l'époque : « Aux confins de l'Asie, la Chine immense étend ses plaines et ses déserts, ses fleuves et ses monts. Des remparts millénaires de la Grande Muraille (...) à Canton ». Souci pédagogique, donc. Mais aussi, volonté d'entremêler aventures et histoire d’une révolution, puisque c’est quand même d’un récit pour adolescents qu’il s’agit. Souci pédagogique également dans la configuration d'un couple héroïque double. En effet, si l'on suit l'hypothèse de l'historien Pascal Ory lors d'une communication à propos de Vaillant, dans laquelle Fils de Chine fait figure, avec d'autres, d'exemple significatif, nous sommes en face d' un « aîné, lesté d'une expérience conquise sur le terrain, et [d']un cadet (...) encore fragile »28. Tao est pris en charge, d'abord par un groupe de partisans, puis parmi ceux-ci, par un vieil homme nommé Wong, qui se charge de son éducation, politique et militaire. L'hypothèse peut être également élargie à la figure de Mao Zedong, qui apparaît dès la première planche comme celui « qui marchait en avant », l'aîné donc, conduisant la Chine, à travers « ses fils et ses filles », vers la libération.
L’histoire commence en 1925, à Guangzhou [Canton]29 . Tao y est porteur d'eau et son père, Li-Yen, cheminot et militant du jeune Parti communiste, est abattu par les soldats de Jiang Jieshi [Tchang Kaï-chek] lors de l'insurrection. Dans ces années-là, les « prisons sont pleines des meilleurs fils de la terre de Chine » c'est-à-dire le « mécanicien de Shanghai », le « paysan du Kian-Si » et « l'étudiant de Pékin ». Le premier ami de Tao est un jeune pêcheur, Hong, fils d'un docker lui aussi abattu. Un moment disparu, Tao le retrouve plus tard lors de la Longue Marche. Pour évoquer le soulèvement de Guangzhou (dans l'épisode intitulé « Les insurgés »), Lécureux puise son inspiration graphique et historique, pour une vignette, dans la gravure de Daumier Massacre de la rue Transnonain, en 1834, qui dénonçait, lors de l’émeute parisienne du 14 avril de la même année, le massacre des habitants d'une maison par les soldats de Thiers. Tao fuit la répression avec un petit groupe de partisans, noyau d'un futur « Bataillon des héros », qui cherchent à rejoindre les partisans paysans de Mao Zedong. Tao a 15 ans et entame avec des milliers de communistes la fameuse Longue Marche. Diverses aventures et rencontres – dont celle avec le vieux Wong, déjà évoquée, qui avant de mourir lui remet un fragment de journal avec le portrait de Mao – ponctuent ce périlleux voyage, entrecoupé de séances d'alphabétisation, car c'est également par le livre que le communisme pénètre dans les profondeurs de la Chine rurale. En aidant des villageoises à se constituer en force autonome, en libérant des prisonniers d'une forteresse, en sabotant des avions ennemis au sol ou en démasquant un indicateur au cours d'une mission clandestine qui le ramène à Canton, Tao gagne ses galons de lieutenant dans la fameuse 8e Armée de route, Balujun en chinois. Cette 8e Armée, ex-Armée rouge rebaptisée en 1937 après l'accord avec le Guomindang contre l'occupant japonais, commandée par Zhu De, est célébrée sur le moment (ou plus tard) par tous les communistes ou sympathisants, dont Agnes Smedley30, Edgar Snow31 ou Jack Belden32. D'ailleurs, un des personnages rencontré par Tao, un certain Van Fleet, ex-correspondant d'un journal canadien, vivant en Chine depuis plusieurs années et devenu sympathisant communiste semble « construit » à partir de deux parcours militants, ceux de Edgar Snow et de Norman Bethune, ce docteur canadien venu apporter ses connaissances aux combattants chinois. L'album se termine par la déroute des armées japonaises, prélude à la chute inéluctable du régime nationaliste de Jiang Jieshi.
Pour tout historien un tant soit peu au courant des événements tumultueux et complexes des trente années de combat des révolutionnaires chinois, depuis la création des petits cercles d'intellectuels marxistes en 1919/1920 jusqu'au défilé de la victoire à Pékin en 1949, la simple lecture de ce résumé indique l'orthodoxie et le lissé du récit. Nonobstant l'erreur grossière du début de l'histoire – qu'il s'agisse de la « trahison » de Jiang Jieshi massacrant les communistes à Shanghai puis à Guangzhou, ou de l'insurrection de Guangzhou, cette fameuse « Commune », aventureusement lancée par le Comintern après la « faillite » de l'accord Guomindang/PCC et également sauvagement réprimée par Jiang Jieshi, le premier épisode est d'avril 1927 et le second de décembre 1927 – nous ne trouvons par exemple ici aucune silhouette de conseillers militaires soviétiques, d'envoyés clandestins du Comintern ou du Quatrième Bureau de l'Armée rouge (ni Borodine33, ni Blücher/Galen34 ou Otto Braun35 n'apparaissent) et aucune mention des luttes de fractions, nombreuses et tumultueuses, ou des exclusions de dirigeants du Parti communiste chinois (Chen Duxiu36, Li Lisan37). Aucun Les auteurs mentionnent quand même un « compagnon de route » étranger représenté par Van Fleet, qui représente ces sympathisants occidentaux venus mettre leurs savoirs faires au service des partisans chinois. Dans cette histoire, la dénonciation de la « condition (in)humaine » imposée au peuple chinois et son dépassement par la révolution restent donc entièrement entre les mains du peuple, guidé par le Parti, même si l'accent est plutôt mis sur les militaires. Mais guerre de libération oblige.
Ce récit inscrit, dans la littérature pour la jeunesse communiste et progressiste, le renfort chinois au camp de la paix, conduit par l'URSS38. Et, peut-on ajouter, Tao, de Gillon et Lécureux, venge Kyo de Malraux39.
In fine, la réédition de Fils de Chine participe, comme document d'histoire, de réflexions très récentes sur le « développement d'outils scientifiques se focalisant sur la bande dessinée », comme l'attestent le projet éditorial d'une revue dont l'objectif est d'appréhender la BD comme objet culturel40, le colloque international de 2010 sur « La bande dessinée : un art sans mémoire ? »41, et celui prévu en novembre 2011 sur « La bande dessinée historique »42. Fleuron de la BD communiste des années 1950 comme représentation orthodoxe de la révolution chinoise, Fils de Chine est au point d'ancrage d'une historicisation de la fiction et d'une fictionnalisation de l'histoire engagée.