Que l’on parle du constructivisme russe, du néoplasticisme hollandais théorisé par De Stijl ou, d’une façon plus générale, de l’art abstrait tel qu’il fut par exemple enseigné en Allemagne au sein du Bauhaus, l’art abstrait avait inscrit au cœur de son programme la création d’un langage universel. Il s’agissait pour les artistes, de créer un langage pictural accessible et communicable à tous, sans conditions de culture ou de connaissance. Plus d’une décennie après la naissance de l’art abstrait, les événements historiques des années trente ont conduit les artistes abstraits à se re-poser la question de leur pratique et de sa destination. Paris devint, après Berlin, la Babylone de l’art d’avant-garde, le terrain de la redéfinition des fins et moyens de l’art abstrait. Face au rejet et à l’hostilité qui frappait ce courant, les artistes abstraits prendront parti, soit en s’engageant fermement contre les diktats imposés par quelque régime que ce soit, soit en refusant tout engagement, prétextant l’autonomie et l’indépendance de leur langage.
L’artiste français Auguste Herbin1 (Quiévy 1882 - Paris 1960) est emblématique de cette double position. Il ne renonce ni à sa liberté individuelle en tant qu’artiste ni à ses idéaux politiques. Il dénonce les diktats qu’on veut lui imposer et incarne à la fois l’engagement et la résistance des artistes abstraits dans les années trente, dans un paysage où ceux-ci furent trop souvent négligés sous le poids des artistes surréalistes.
Un engagement précoce
Auguste Herbin, originaire d’une famille d’ouvriers tisserands du nord de la France commence précocement sa carrière artistique à laquelle rien ne le destine. Pleinement engagé dans la peinture, on le retrouve aux premiers rangs de tous les mouvements artistiques du début du vingtième siècle : le fauvisme, le cubisme, puis l’abstraction, géométrique en l’occurrence. Dans les années 1910, sa renommée en tant que cubiste est internationale, ce dont il aurait pu se contenter. Cependant, artiste intransigeant, Herbin rompt en 1919 avec la figuration et se lance dans la production d’objets monumentaux qui inscrivent sa démarche dans la droite ligne des constructivistes. Son but est dès lors de réconcilier l’art d’avant garde avec le peuple. A l’affirmation d’Albert Gleizes, auteur « Du Cubisme2 », que la peinture et la sculpture étaient fonction de l’architecture, il répond en 1918 : « Notre art ne peut être que monumental et je crois que nous n’aurons de vrai communisme que lorsque nous aurons cet art monumental. Le monument qui sera la foi de tous, le rayonnement qui sera l’égalité absolue. Le monument qui contiendra toutes les formes d’art, tous les artistes et artisans (véritable art populaire) où les hommes reviendront au contraire, puiser des joies sans mélanges3. »
Herbin signifie par là que ni la peinture ni la sculpture ne doivent être dissoutes dans l’architecture mais, au contraire, intégrées à l’architecture dès la conception ; les peintres et sculpteurs travaillant ensemble. Par la production de ces objets monumentaux, Herbin entendait mettre en conformité son idéal artistique et son idéal social et politique, ayant adhéré au Parti Communiste dès le Congrès de Tours en 1920, à un moment où peu d’artistes s’engagent. Cependant, en 1921, quand le constructivisme triomphe en Russie et se développe en Allemagne et en Hollande, les objets monumentaux d’Herbin ne suscitent l’intérêt ni des critiques ni des collectionneurs. Son marchand Léonce Rosenberg cesse de les financer4. Herbin arrête leur production et retourne à la peinture figurative. Il réalise notamment des peintures comme Les Joueurs de boules n°2 de 1923 (Musée National d’Art Moderne, Paris) ou La Fabrique de 1925 (Musée de Pontoise), lesquelles, par leurs compositions et leurs thèmes offrent de nombreuses similitudes avec les peintures réalisées à la même époque par Fernand Léger et par les peintres « puristes » Ozenfant et Le Corbusier. Ce revirement stylistique d’Herbin est à envisager plus comme une volonté de trouver la forme d’art communicable au plus grand nombre que comme un renoncement à son idéal abstrait. Dans le texte « Herbin, le militant de l’art non objectif5 », Gladys Fabre a expliqué ce revirement stylistique d’Herbin par l’échec du cubisme français à créer un véritable style collectif comme avaient su le faire les constructivistes russes, le Bauhaus ou le mouvement De Stijl en Hollande. Elle a rappelé notamment que les artistes puristes Ozenfant et Le Corbusier avaient eux-mêmes dénoncé la dérive du cubisme vers un art purement décoratif. Si en 1926 Herbin partage leurs interrogations, la rupture avec la figuration est définitive et à partir de 1928, il devient le principal défenseur et animateur de la scène abstraite.
Herbin, organisateur de la scène abstraite
Paris s’impose dans les années trente comme la « capitale de l’art abstrait », mais cela ne rime pas avec forcément avec « succès ». Au contraire, les artistes se frottent à l’hostilité et au rejet du public. Auguste Herbin, soucieux de promouvoir l’art d’avant garde et n’ayant pas renoncé à son idéal politico-esthétique6, devient dès 1929 l’animateur de la scène artistique et tente de regrouper les différents mouvements avant-gardistes. Il résiste par exemple au conservatisme et au nationalisme latent du Salon des Vrais Indépendants (1928) en créant en 1929 le Salon Surindépendants qu’il conçoit de façon très ouverte, y rassemblant des tendances du post-impressionnisme au cubisme en passant par l’art abstrait et le surréalisme. Le respect absolu des différentes tendances fait l’originalité d’Herbin et révèle chez celui-ci un grand souci pédagogique : « J’ai organisé la première exposition en prenant pour principe – respect absolu de toutes les tendances, égalité absolue pour tous les exposants – pas de vedettes, ni pour les tendances, ni pour les individus7. »
Après cette première tentative, les talents d’organisateur d’Herbin ne feront aucun doute8. Il les mettra de nouveau en œuvre en 1931, quand, face à l’hostilité qui frappe l’abstraction, l’urgence de fédérer les artistes abstraits se fait de plus en plus pressante. Car comme Herbin, beaucoup d’artistes abstraits sont communistes. Toutefois, depuis le Congrès de Kharkov en 1930, l’esthétique officielle prônée par le Parti Communiste est le « réalisme socialiste », censé accompagner la révolution sociale, représenter clairement le peuple et en exalter les vertus. Cela se traduit donc par des peintures dont les sujets sont principalement des ouvriers au travail ou en lutte, des paysans dans les champs, etc. Par opposition à ces nouvelles règles esthétiques, véhiculées en France par le journal L’Humanité, l’art abstrait est dénoncé comme un art bourgeois, inhumain (puisqu’il a éliminé la figure) serviteur zélé de la classe dominante. L’artiste abstrait est donc sommé, s’il est communiste, de rendre sa carte ou de renoncer à l’abstraction. De plus, il faut rajouter à cette hostilité, le fait que dans les grandes revues, l’art abstrait est peu présent. Dans les Cahiers d’Art par exemple, revue créée par Christian Zervos en 1926, qui fut la revue ambassadrice de l’art moderne à Paris dans les années trente, l’art abstrait apparaît peu.
Cette situation est assez paradoxale puisque c’est justement à Paris, durant ces années, que la scène abstraite est la plus dynamique et cela, en partie, en raison de l’apport des artistes étrangers venus soit par choix soit pour fuir les régimes totalitaires. Les artistes abstraits doivent donc lutter sur deux fronts : d’un côté contre la critique qui l’accuse d’être un art décoratif, froid, inhumain, dépourvu de sensibilité ; de l’autre contre le Parti Communiste pour qui l’art abstrait est le symbole de la société bourgeoise qu’il s’agit de combattre. C’est dans ce climat que se crée le 15 février 1931, l’association « Abstraction-Création ». Elle suit deux groupements d’artistes abstraits éphémères. Tout d’abord, « Cercle et Carré » créé par Michel Seuphor en 1929, puis en 1930, « Art Concret » de Van Doesburg. Jean Hélion témoigne en 1934 : « Il y avait eu une réunion assez large et arbitraire d’artistes nommée Cercle et Carré, dont je ne fus pas, organisée par Seuphor. D’un tout autre côté, on se voyait alors chez Van Doesburg qui publiait depuis dix ans De Stijl. On : c’était Carlsund, Tutundjan, Schwab, Wantz et moi. C’est parce que De Stijl se mourrait qu’on fit Art Concret qui n’eut qu’un numéro, et c’est parce que celui-ci n’eut guère d’écho – étant à l’inverse de Cercle et Carré, très rigoureux – que l’on inventa un groupement d’artistes foncièrement abstraits dont on débattit le nom entre les fondateurs dont étaient : Van Doesburg chez qui on se réunit dans sa maison de Meudon, Arp son voisin, Herbin tout de suite très énergique et dictatorial, Delaunay spectaculaire mais prudent, Kupka, Tutundjan et moi qui devînt secrétaire de la chose9. »
Auguste Herbin est le principal animateur de cette association dont le but premier est l’organisation d’expositions d’art abstrait. Le regroupement d’artistes respecte les différentes sensibilités artistiques (art concret, non objectif, néoplastique etc), la seule règle requise est la non-figuration. L’association se dote d’un local d’exposition qu’elle ne conservera qu’un an en raison de difficultés financières. Elle édite également des cahiers annuels présentant œuvres et textes d’artistes où chacune des tendances artistiques, mais aussi politiques – puisque certains se réclament du marxiste, du trotskysme d’autres de l’anarchisme ou du socialisme-chrétien – peut s’exprimer en toute liberté. Et malgré l’hétérogénéité des points de vue, la lecture des cahiers montre qu’il y avait consensus et union sur des points précis. Par exemple, chaque cahier rappelle dès son avant-propos que : « L’association « Abstraction Création» est absolument indépendante de tout groupement, de toute firme commerciale, et de toute combinaison publicitaire. » Etant donné le contexte de crise économique qui en 1931 frappa durement le monde du marché de l’art, cette prise de position radicale réitérée chaque année, paraît courageuse. De 1932 à 1936, les cahiers d’Abstraction-Création vont donc se faire l’écho et le miroir de la situation politique européenne.
Les cahiers d’Abstraction-Création comme organe
L’arrivée au pouvoir d’Hitler, les régimes fascistes instaurés en Europe, dont les sirènes se font entendre jusqu’en France avec les Ligues Patriotiques, vont pousser les artistes dans les années trente à prendre parti. De plus, la doctrine du réalisme socialiste ayant gagné la France, désormais le « formalisme », terme par lequel il faut entendre, l’art moderne, est fermement condamné comme art bourgeois et anti-révolutionnaire.
Cela explique pourquoi le comité directeur d’Abstraction Création, présidé par Herbin, ouvre ainsi le cahier de 1932 : « Le cahier « Abstraction Création » numéro deux paraît au moment où, sous toutes les formes, sur tous les plans, dans quelques pays d’avantage qu’ailleurs, mais partout, la pensée libre est fermement combattue. […] Nul ne peut à l’avance déterminer ce que sera l’art prochain. Toute tentative de limiter les efforts artistiques selon des considérations de races, d’idéologies ou de nationalités est odieuse. Nous plaçons ce cahier numéro deux sous le signe d’une opposition totale à toute oppression, de quel qu’ordre que ce soit10. » Si cet éditorial répond directement à l’actualité internationale et condamne fermement tout racisme et le nationalisme, il se fait aussi l’écho de la situation française où, un pamphlet de l’historien d’art Camille Mauclair, Les métèques contre l’art français11, publié en 1930 avait largement diffusé l’idée que l’art abstrait n’était pas un « art français ». Cet essai ouvertement raciste renforce le divorce entre l’art abstrait et le public dans un contexte d’antisémitisme et de xénophobie. En outre, d’une façon plus générale, le monde de l’art (musées, galeries, revues) s’intéresse peu à l’abstraction et se tient à l’écart de toute prise de position politique. C’est le cas de Christian Zervos dont la revue, malgré sa qualité, adopte cette posture. Rainer Rochlitz12 a expliqué que Zervos se réfugiait derrière une position aristocratique, accordant à l’art un statut sacré et restant à l’écart de la confusion idéologique avec les extrêmes politiques qui ont dominé l’époque des Cahiers d’Art. Cette position libérale de la culture est alors largement partagée.
Pourtant dans les années trente art et politique n’ont jamais été aussi liés. Et le ton n’est pas le même dans Commune, la revue de l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires créée en 1932) où le propos est clair : l’union se fait autour de la lutte contre le fascisme. Mais, en ce qui concerne la place que doit occuper la peinture, Commune apparaît être la courroie de transmission des positions prises par Moscou en avançant que seul le réalisme socialiste pourrait être engagé. Les propos tenus par Herbin dans les Cahiers d’Abstraction-Création vont à l’encontre de l’aporie de l’art moderne qui voudrait opposer liberté créatrice et message idéologique. Une telle position rend cet artiste tout à fait singulier.
Comment allier liberté créatrice et engagement politique ?
En 1933, Commune lance une enquête aux peintres : « Où va la peinture ? ». Cette demande est adressée à dix-sept peintres : hormis Delaunay, les abstraits comme Arp, Kupka, Herbin, Freundlich – tous membres d’Abstraction-Création – ne sont pas conviés à répondre. Si Delaunay, lui, est invité, c’est pour répondre que la peinture va vers l’art mural. C’est le seul cadre dans lequel les défenseurs du réalisme socialiste tolèrent la pratique abstraite, réitérant l’accusation d’art décoratif déjà portée dans les années vingt par Ozenfant et le Corbusier. L’accusation était réactivée par l’enquête qui avait précédée d’un an celle de Commune et qui fut organisée par les Cahiers d’Art en 1931. Dans celle-ci, les artistes abstraits étaient sommés de s’expliquer et de justifier leur pratique. Quatre questions furent posées à Mondrian, Arp, Kandinsky, Léger et Baumeister. La simple formulation des questions laissait entrevoir le point de vue des Cahiers d’Art : « […] la rédaction des Cahiers d’Art a prié les chefs du mouvement d’art abstrait, de présenter à ses lecteurs la défense de cet art accusé : 1- d’être cérébral à l’excès et par conséquent de se trouver en contradiction avec la nature même de l’art véritable qui serait d’ordre essentiellement sensuel et émotif ; 2- d’avoir remplacé l’émotion par un exercice plus ou moins adroit et subtil, mais toujours objectif, de tons purs et de dessins géométriques ; 3- d’avoir restreint les possibilités qui s’offraient à la peinture et à la sculpture, au point de réduire l’œuvre d’art à un simple jeu de couleurs et de formes purement ornementales qui conviendraient tout au plus à un catalogue de publicité ; 4- d’avoir ainsi engagé l’art dans une impasse et d’avoir supprimé toutes les possibilités d’évolution et de développement13. »
Les réponses apportées par les artistes confirmèrent plus ou moins les accusations : pour Léger et Baumeister, l’art abstrait, concret dans son essence, doit aller vers l’art mural collectif. Pour Kandinsky, les constructivistes ont supprimé l’intuition qui est, selon lui, la chose qui prime sur le reste et Mondrian, qui y expose la théorie néoplastique, peine à déjouer l’accusation d’art cérébral puisque, même si sa démonstration est brillante, elle demeure peu lisible pour le non-initié.
Les artistes abstraits n’arrivent pas à convaincre dans les revues institutionnelles ou dans celles liées au Parti Communiste. De ce fait, ils vont profiter de l’espace que leur donne Abstraction- Création pour y défendre leurs positions. Ainsi, les Cahiers d’Abstraction-Création dépassent la simple revue artistique et deviennent un instrument de résistance contre les diktats imposés par le Parti Communiste, mais aussi contre les institutions qu’incarnent les Cahiers d’Art. D’ailleurs, dès le premier Cahier d’Abstraction-Création qui date de 1932, le texte d’Auguste Herbin semble être une réponse déguisée aux questions posées par les Cahiers d’Arts : « La crise qui fait de terribles abstractions, avait amené l’un de nous, un soir, à poser la question : “Quelles raisons avons-nous encore de faire un art abstrait ?” La réponse jaillit, sans pitié : plus d’art ! Ne parlons même plus d’art ! […] L’abstraction crée les sciences – l’abstraction crée les arts – l’abstraction crée les réalités. […] Plus l’art est abstrait plus il exprime la personnalité. Plus l’art est abstrait, plus il s’identifie à mille et une personnalités. Il y a un abstrait individuel. Il y a un abstrait de masse. Il y a un abstrait de race. Il y a un abstrait de classe. Il y a, il y aura un abstrait universel […]14. » Herbin réaffirme l’autonomie totale du créateur et sa liberté individuelle, non récupérables par un parti politique quelconque. Plus loin dans le même texte, Herbin propose – en guise d’alternative à la rigueur néoplastique et afin de rompre avec l’idée que l’art non objectif serait un art froid, inhumain, (orthogonalité, angles droits) – la courbe comme valeur collective et universelle : « La valeur d’expression attachée à la courbe est collective, universelle15. » En proposant de nouvelles solutions plastiques, Herbin montre que son engagement politique est inhérent à son idéal artistique.
Au fil des numéros, les positions se radicalisèrent à mesure que se renforce l’intransigeance du PC en matière d’art abstrait. Néanmoins, refusant tout dogmatisme, les Cahiers d’Abstraction-Création ouvrent aussi leurs pages à leurs accusateurs. Ce fut le cas avec la tribune donnée à Paul Vienney, un ami d’Herbin, communiste comme lui. Il réitère ici les reproches fait à l’art abstrait qu’il définit ainsi : « Il est fermé. Ses potentialités de développement sont limitées par le degré de culture. Il est fonction du développement social, en régime actuel, par exemple, il ne peut être que l’apanage d’initiés16. » Tribune à laquelle Herbin répondra, par numéro interposé, en affirmant qu’il y aura un travail d’éducation à faire par les institutions en direction des masses. Il donne l’exemple de son voisin jardinier, initié au plaisir esthétique par ses soins. Les expositions organisées chaque année par l’association Abstraction-Création reflètent également ce souci pédagogique en présentant toutes les tendances de l’abstraction. Le fait que Kandinsky y participe en 1934 et 1935 est significatif, car, contrairement à Herbin, ce dernier était farouchement « anti-communiste » comme il l’a exprimé à de nombreuses reprises17.
Toutes les tendances abstraites sont donc représentées dans Abstraction-Création, de même que les différentes sensibilités politiques de ses membres, confirmant là l’idée que les Cahiers sont aussi un instrument de résistance. D’une part, face au rejet de l’abstraction par les institutions et le Parti Communiste, d’autre part, un instrument de résistance au climat fasciste et raciste s’installant en Europe. En effet, au fil des numéros, les prises de position politiques des artistes se multiplient, y compris contre la société capitaliste, et occupent une place au moins aussi importante que celle donnée à la défense des idéaux artistiques. Le Cahier de 1935 en est un bon exemple. Herbin y écrit : « Indépendamment des commerçants ou financiers qui ont toujours su exploiter les œuvres de qualité produites par les artistes réfractaires, novateurs, il a existé, il existe un art officiel, enseigné, encouragé par l’appareil d’Etat, tendant à exalter la vertu, la puissance du pouvoir d’Etat, c’est-à-dire à couvrir d’oripeaux éclatants toutes les aberrations du pouvoir d’Etat. Devons-nous détruire l’art officiel capitaliste pour le remplacer par un autre art officiel. Le pouvoir officiel qui décrète l’art, qui commande l’art, qui façonne les artistes, qui détruit la qualité, qui détruit la personnalité, n’a jamais produit qu’une immense médiocrité. Un art officiel qui changerait de nom et de maîtres, en gardant les mêmes procédés, aboutirait à la même médiocrité. La révolution et son aboutissement, la société communiste, ne peut, à aucun degré, adopter cette attitude, qui serait contraire à son but essentiel, qui est la libération18. »
Ce texte d’Herbin est une réaffirmation de l’autonomie de l’œuvre et de la liberté de l’« artiste créateur ». Herbin refuse tout dirigisme en art, soit-il celui de son parti, car pour lui le potentiel révolutionnaire de l’art s’exprime par la seule dimension esthétique. La forme est donc indissociable du fond et vice et versa : « Forme et fond sont les deux termes d’un même fait. La forme c’est le fond, le fond c’est la forme19. ». Pour Herbin, nul ne peut s’emparer de l’art à d’autres fins que celle de l’émancipation de l’homme, réalisable selon lui par la possibilité pour tous de goûter un jour au plaisir de l’art. Il postule que vouloir diriger l’art « soit pour les besoins du prolétariat, soit pour la conservation, soit pour la révolution, est une absurdité, une ingérence odieuse qui ne peut que perturber, détruire la qualité, détruire les possibilités propres aux œuvres de cette force, propre aux moyens de ces œuvres, sur le terrain d’action propre à ces œuvres, et entraîner la médiocrité, comme l’a surabondamment démontré l’art officiel bourgeois20. » Si dans les années trente Herbin ne renonce pas à son idéal communiste, continuant à militer au Parti Communiste malgré leurs nombreux désaccords, il refuse sans fléchir de soumettre au parti sa liberté de créateur qui pour lui est souveraine ; il conclue, dans ce cahier de 1935 : « L’art reste basé sur la personnalité, et l’artiste créateur est toujours, d’abord et logiquement, seul contre tous. Impossible de concevoir, autrement, la haute signification et la haute qualité de l’art. Qui donc avait qualité, dans le passé, pour indiquer à tous les maîtres de l’art le chemin qu’ils devaient suivre ? Qui donc a qualité, dans le présent pour indiquer aux artistes créateurs le chemin qu’ils doivent suivre en dépit des souffrances matérielles et morales, en dépit de tout et de tous ? Qui donc aura cette même qualité dans l’avenir ? Les révolutionnaires n’annoncent-ils pas la libération du travailleur manuel et intellectuel21 ? »
Conclusion
Herbin a réussi, dans les années trente, le pari d’allier liberté créatrice et engagement politique. Il a participe à de nombreuses expositions dites « engagées » comme l’exposition internationale « Art socialiste d’aujourd’hui » en 1930 à Amsterdam où il est le seul artiste français connu à exposer. Les Progressistes l’invitent en 1931 dans le cadre d’une manifestation à Cologne (Galerie Becker-Newman) où il est le seul français invité (le lien entre ce groupe et Herbin est passé sans doute par le biais d’Erich Mühsam dont Herbin fit le portrait en 1907, Portrait de Kurt Mühsam, 1907, Galerie Lahumière, Paris22). Il participe également à l’exposition De Olympiade Onder Dictatuur en 1936 à Amsterdam pour protester contre les Jeux Olympiques de Berlin. Cette même année est dissoute Abstraction-Création faute de moyens financiers.
Malgré la fin de cette aventure, ce regroupement hétérogène d’artistes non figuratifs, tout comme la figure de son leader Herbin, sont emblématique de l’engagement et résistance des artistes dans les années 1930. Herbin continuera à défendre ses idées sur l’art et à organiser la scène abstraite. En 1939, aura lieu l’exposition « Réalités Nouvelles » qui préfigure ce que sera le Salon des Réalités Nouvelles, crée par Herbin aussi, en 1946. Toutefois, entre 1936 et 1946, il n’aura aucune exposition personnelle. Faut-il y voir la conséquence de ses prises de positions radicales ? Fidèle à ses idéaux, il rédige le Premier Manifeste du Salon des Réalités Nouvelles en 1948 et il ne manque pas d’y dénoncer le dogme stalinien du réalisme socialiste et d’affirmer une nouvelle fois son indépendance vis-à-vis de tout système marchand. Il n’omet pas non plus de pointer la responsabilité des critiques et des institutions dans le manque d’intérêt du peuple pour l’art d’avant-garde. La même année, il rend sa carte au Parti Communiste et réalise le tableau Lénine-Staline. Son manifeste suscite autant de réactions positives que négatives. L’engagement fort et les prises de positions fermes mais ouvertes de Herbin, feront de celui-ci un modèle et un maître pour la seconde génération d’artistes abstraits, celle de Vasarely, Dewasne, Baertling, Mortensen, Jacobsen.