C'est avec plaisir qu'on lit ce livre d'une forme soignée qui mêle témoignages oraux et documents d'époque (photos, affiches, premières pages d' Ouest-Licenciements ). Le sous-titre nous semble peut-être cependant un peu exagéré car plus que d'autogestion d'une entreprise, il s'agit d'une lutte menée au mitan des années 70 (15 juin 1975-20 mai 1976) selon des formes nouvelles, imaginatives, inspirées de Lip. Ce n'est pas un hasard si Charles Piaget signe la préface.
En effet, une fois décidée l'occupation de l'entreprise, une imprimerie située à Caen et de taille relativement modeste (156 ouvriers), l'AG décide de remettre en marche les machines pour tirer leurs tracts et leurs affiches, mais aussi ceux et celles d'autres entreprises en lutte, d'associations très diverses (groupes femmes, comités de soldats, groupe antinucléaire important dans le Cotentin : le Crilan) et même parfois de partis politiques, d'extrême gauche surtout mais aussi le PS. Ils réaliseront aussi un journal, Ouest-Licenciements , dont le titre n'est pas sans évoquer le puissant quotidien régional Ouest-France . Il y aura 15 numéros, la plupart tirés à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires. Ils ont donc appliqué la tactique des Lips : « On fabrique, on vend, on se paye ».
Dans un premier temps, patronat et pouvoirs publics sont tétanisés devant la sympathie suscitée par cette lutte imaginative, mais aussi du fait du nombre important d'entreprises en lutte en Basse-Normandie. Les auteurs donnent quelques détails intéressants sur la lutte menée dans l'entreprise Piron à Bretoncelles, dans le Perche ornais aux confins de l'Eure-et-Loir. Malgré la modestie de l'entreprise (115 personnes), la majorité féminine du personnel, la lutte tient 21 mois et se termine favorablement. L'Union Régionale CFDT, traditionnellement à gauche dans cette région, soutient ces luttes d'un type nouveau, mais la CGT ne le fait pas. Or, si la section syndicale de Piron est une section CFDT, ce n'est pas le cas à Caron-Ozanne où 80% du personnel est syndiqué à la FFTL-CGT. La direction nationale du syndicat ne facilite donc pas beaucoup cette grève menée selon des modalités qu'elle réprouve : AG quotidienne souveraine, Comité de grève composé de syndiqués et de non syndiqués etc.
Le mérite de ce petit livre est de rendre leur identité aux animateurs de ce conflit : 2 militants du PSU, 3 militants de la LCR, qui figurent bien sûr parmi les 10 militants poursuivis en justice pour « vol et abus de confiance » à la fin du conflit. Bien soutenus, malgré l'abstention et même l'hostilité du PC, à la fois par le député socialiste de Caen Louis Mexandeau et les organisations d'extrême gauche, défendus par 2 avocats talentueux, Didier Mast et Antoine Comte, ils seront finalement relaxés. Deux d'entre eux se recycleront professionnellement à l'imprimerie du journal Rouge qui devient quotidien justement au cours de ces années.
Un ouvrage qui permet donc de préciser un peu plus encore les contours de cette insolence ouvrière si caractéristique de l'après-mai 68 et qui en même temps nous en dit plus sur ce qu'on appelait à l'époque le « travail ouvrier » de la LCR. L'animateur du conflit chez Piron, Antoine Rubinat, aujourd'hui artiste peintre, était lui aussi militant de la LCR, venu de la région parisienne. Soucieux de pédagogie, les auteurs du livre donnent une chronologie, une bibliographie et même un petit lexique du métier d'imprimeur, avec une extraordinaire explication de l'arobase : @ !