Peut-on être moine trappiste et poète, ministre de la culture du gouvernement sandiniste et poète ? C’est par un oui paradoxal que répondent ces deux recueils. Peut-être et avant tout parce que ce Dieu comme ce monde sont pris à parti ; et ils le sont à travers la souffrance, la vie et les rêves des hommes et des femmes. Au point d’affecter, de réorienter la croyance en Dieu, dont le très beau et douloureux Psaume 43 (pages 75-81) donne l’une des clefs :
« brûlés dans les fours crématoires
Pour finir en cendres dispersées
Nous sommes ton peuple d’Auschwitz
de Buchenwald
de Belsen
de Dachau
On a fait avec notre peau des abat-jour
et avec notre graisse du savon
Telles des brebis que l’on emmène à l’abattoir
Tu as voulu qu’on nous conduise aux chambres à gaz
Tu as voulu qu’on nous déporte
Tu as bradé ton peuple
mais il n’y avait pas d’acheteur
(…)
Tu es aujourd’hui un Dieu clandestin
Pourquoi caches-tu ton visage
oubliant qu’on nous persécute et nous opprime ?
Réveille-toi
et aide-nous !
Il y va de ton prestige ! »
Cette étreinte passionnée et parfois brusque ne fait l’économie ni de l’humour – le poète rappelle les paroles de son ami Laureano, résumant ainsi la Sainte Trinité : « Les trois couillons n’en font qu’un » (page 145) –, ni du doute (2H du matin, pages 61-63), ni d’une foi comme matérialisée dans les luttes, la nature et le refus. Dans une forme également de romantisme révolutionnaire où se lit l’admiration des civilisations indiennes : « Le retour au temps de l’Inca / n’est pas un retour au passé » (page 151).
Mais sûrement est-ce, comme l’écrit Bernard Desfretières dans sa présentation (page 21), le souvenir des victimes, le travail de remémoration, qui constitue la colonne vertébrale de nombreux poèmes :
« Matilde a avorté assise
alors qu’on nous posait des questions, toute une nuit, sur les
guérilleros.
Cándida, un garde l’a appelée
viens me laver ce pantalon
mais ce n’était pas pour ça »
(Dans son cadre Somoza souriait comme sur une pub
D’Alka-Seltzer) » (page 36).
On regrettera cependant que la présentation développe à peine le parallèle avec d’autres mouvements poétiques latino-américains – ici, le muralisme mexicain – et que la théologie de la libération y soit seulement évoquée. C’est d’autant plus dommage que Cardenal occupe une place unique et originale – il affirmait ainsi que « Marx croyait que le communisme délivrerait l’humanité de toute mythologie religieuse mais ce qui s’est produit au Nicaragua, c’est que le christianisme révolutionnaire a débarrassé le marxisme de sa mythologie religieuse » (page 15) –, et que c’est ce courant qui éclaire non seulement son engagement et sa poésie, mais aussi un grand pan des luttes latino-américaines des années 1960 et 1970.