Ce livre nous parle d'une époque très ancienne, non pas préhistorique bien au contraire, mais habitée par une Histoire que beaucoup s'employaient à rendre enfin maîtrisable, au sens où l'homme pourrait enfin commencer à construire sa vie, délivré qu'il serait du Capital et de Dieu, ceux-ci gisant abattus, détruits et en miettes à ses pieds. Oui, une autre époque, vraiment, très différente de la nôtre, dans laquelle les luttes de classes, l'agitation politique, sociale et ouvrière (que personne n'aurait imaginé nommer « mouvement social », cela c'est pour plus tard, pour aujourd'hui, pour maintenant, ce que Alain Badiou, dans Le Siècle (Seuil, 2005) nomme à juste titre la « Restauration ») emplissait l'espace public au point d'avoir une rubrique quasi quotidienne dans Le Monde.
Il nous parle du « temps des révoltes » et du rôle qu'y joua un intellectuel engagé, comme on disait alors, du nom de Jean-Paul Sartre. Celui-ci, dans ces « années 68 » n'était évidemment pas un néophyte dans l'engagement. De la création des Temps Modernes en octobre 1945 jusqu'aux ventes militantes, à la criée, de La Cause du peuple , journal de l'organisation maoïste La Gauche prolétarienne, dans les rues du Quartier latin en 1970, Jean-Paul Sartre fut de tous les combats. Les premières années de luttes, entre 1945 et 1962, furent caractérisées – qui pouvait raisonnablement y échapper ? – par d'étranges rapports avec le Parti communiste français, placés sous les auspices, alternativement, du plus ou moins proche au plus ou moins éloigné, mais jamais hors de vue et surtout jamais marqué par l'anti-communisme qui fit dériver tant d'anti-staliniens honnêtes vers des rivages très douteux. La phase la plus « adhésive » au PCF, si l'on m'excuse cette expression, fut bien évidemment celle de 1952-1956, avec le texte fameux, en trois parties, publié dans Les Temps Modernes , « Les Communistes et la paix1 » écrit après les affrontements extrêmement violents (1 manifestant algérien tué) de la manifestation parisienne contre le général américain Ridgway, dit « Ridgway-la-peste », le 28 mai 1952, auxquels il faut ajouter l'article du 22 juin 1953 pour Libération2 après l'exécution de Julius et Ethel Rosenberg (19 juin 1953) qui se terminait par ces mots : « Attention, l'Amérique a la rage ! » ainsi que la pièce Nekrassov écrite en 19553 et dans laquelle figure la célèbre apostrophe (« Désespérons Billancourt ! Désespérons Billancourt ! ») citée à tort et à travers par d'innombrables pseudo exégètes du phénomène communiste, sans que l'origine en soit connue, d'ailleurs, la plupart du temps4. Ensuite, l'occupation de la Hongrie en 1956 et les atermoiements du PCF lors de la guerre d'Algérie éloignent Sartre, comme d'autres intellectuels, du noyau communiste français, même si les guérilleros cubains et vietcongs le rapprochent d'autres révolutions, ensuite.
Donc, pour tous ceux qui n'ont pas connus ces années-là, ce livre de souvenirs de Jean-Pierre Barou – journaliste qui participa aux nombreux titres de la presse d'extrême gauche maoïste (ou maoïsante) tels L'Idiot international , J'Accuse et Libération et à tous les combats de ce courant – en est une excellente introduction. Toutes les différentes actions de Sartre pour aider et participer pleinement aux combats de la Gauche prolétarienne sont racontés, succinctement ou en détails. Ainsi, un chapitre entier est consacré à l'épisode du tribunal populaire de Lens (Nord), créé par le Secours rouge, à la suite d'un coup de grisou dans une mine, le 4 février 1970, qui causa la mort de 16 mineurs. Sartre est le « procureur » d'un tribunal qui « juge » les Houillères, ce 12 décembre 1970, et le « verdict » est sans appel : l'Etat-patron est coupable. Les opérations « coup de poings » pour « défier la légalité bourgeoise » (p. 107) comme l'occupation du siège du CNPF (l'ancêtre de l'actuel MEDEF) le 10 janvier 1970 ou l'intrusion dans l'enceinte de l'usine Renault-Billancourt le 14 février 1972 pour une distribution sauvage de tracts alternent avec des manifestations (dans le quartier de la Goutte-d'Or, à Paris, aux côté de Jean Genet et Michel Foucault, le 27 novembre 1971, pour dénoncer l'assassinat d'un jeune Algérien) ou des prises de parole.
L'assassinat du militant Pierre Overney, abattu le 25 févier 1972 par Jean-Antoine Tramoni, vigile de Renault qui invoquera à son procès la notion de « guerre »5 pour justifier son geste (p. 119), puis l'auto-dissolution de la Gauche prolétarienne en novembre 1973 sonnent le glas des liens très étroits tissés entre la principale organisation maoïste du pays et ce philosophe que le général de Gaulle n'osa jamais faire arrêter. Ensuite, les rapports entre Sartre et Pierre Victor (Benny Lévy), ex-dirigeant de la Gauche prolétarienne, de plus en plus hanté par son « réel juif » (p. 165) relèvent d'une approche quelque peu différente, même si Jean-Pierre Barou, lui-même ensuite attiré par le bouddhisme et les sociétés primitives, y décèle un déplacement des lignes de l'engagement.
Au moment ou la fiction télévisuelle s'empare de Sartre6, conséquence obligée, sans doute, de l'Année Sartre (l'an dernier, en 2005), il n'est pas inintéressant de retrouver, à travers ce témoignage, une partie des engagements politiques de celui qui déclarait vouer à la bourgeoisie une haine qu'il ne pensait voir s'éteindre qu'avec lui-même. La lecture de ces souvenirs devrait permettre à tout « honnête homme » de se libérer d'une doxa bien trop lisse, qui « voudrait que Sartre n'eût que tort et Aron que raison »7. Ce sentiment, instillé d'abord dans l'espace intellectuel, puis répandu à foison dans le monde médiatique depuis les débuts de l'ère restauratrice , a permis d'évacuer « temps des révoltes » et « raisons de la révoltes » dans l'utopie, donc hors de la réalité, quand ce n'est pas pour les ramener à une essence purement « criminogène ». Refermons ce livre, et songeons alors à ce qu'un certain Roland Barthes sut nous dire, il y a déjà fort longtemps, dans un texte relatif à Nekrassov, justement : « [Pour la bourgeoisie] est réel ce qui a un rapport avec ses seuls intérêts8 ».