C’est avec stupeur que ceux qui avaient 20 ans ou un peu plus en 1973 ont assisté au Coup d’Etat militaire mené par le général Pinochet contre le gouvernement d’Unité populaire de Salvador Allende. Chars d’assaut manoeuvrant dans les rues de Santiago, bombardement du Palais présidentiel de la Moneda, longues files de militants le corps tourné vers le mur mis en joue par les mitraillettes des soldats, stades transformés en camps de concentration … tout nous fut montré, en direct.
« Le 11 septembre, une date à frémir », écrit l’éditorialiste de La Dépêche du Midi (Toulouse) 40 ans après. Tous les journaux ont eu à cœur de revenir sur l’événement. Longuement, comme La Dépêche du Midi du 11 septembre 2013 : outre l’éditorial, elle consacre 2 pages à « l’anniversaire », un article de fond et l’interview de Hector Herrera, aujourd’hui restaurateur à Nîmes, jeune homme à l’époque qui a recueilli le corps de Victor Jara supplicié par les militaires. Sud-Ouest (Bordeaux) lui se contente de 10 petites lignes sur une colonne en page 5. Mais le journal parle des « atrocités commises durant la dictature », de même que Le Bien public (Dijon) parlant des « crimes » de Pinochet. Le grand quotidien de l’Ouest, Ouest-France, choisit de parler d’une étude universitaire britannique qui révèle que les tortionnaires utilisaient la musique à haute dose – la bande originale d’Orange mécanique ou … les chansons de Julio Iglesias – pour briser psychologiquement les prisonniers.
Gérard Thomas dans son bref article de Libération (page 8, 11 septembre 2013) parle de « chape de plomb tombée sur le Chili » après le coup d’Etat, mais il a l’air de mettre sur le même pied « grèves et conflits sociaux », « coups fourrés américains et retraits massifs de capitaux » pour expliquer l’affaiblissement du gouvernement de S. Allende. La journaliste du Figaro, Laurie Fachaux, en poste à Santiago, préfère évoquer le temps présent (en page 5 sur 2 demi-colonnes) : la justice chilienne qui classe presque toujours sans suite les plaintes contre le clan Pinochet, le refus d’extrader un militaire réclamé par la justice française qui le soupçonne d’avoir contribué à faire disparaître un prêtre français. Elle nous rappelle aussi qu’Evelyn Matthei, la candidate de droite aux élections présidentielles du 17 novembre 2013, est la fille d’un général putschiste ; de plus, elle a voté « oui » au référendum du 5 octobre 1988 qui proposait de maintenir Pinochet encore 8 ans au pouvoir. C’est dans Le Monde, sous la plume de Christine Legrand, envoyée spéciale, qu’on apprend qu’E. Matthei a rendu visite, à plusieurs reprises, à Pinochet arrêté à Londres le 16 octobre 1998 sur ordre du juge espagnol Baltasar Garzon. Elle choisit elle aussi, en page 6 sur 4 colonnes, de nous parler du Chili d’aujourd’hui, de la campagne présidentielle en cours et de « la renaissance de la mémoire » : ainsi le programme de télévision « Images interdites », qui montre des documents jamais vus sur les crimes de la dictature, bat tous les records d’audience.
Le Monde du 11 septembre 2013 consacre une autre page (p.20) au Chili, reproduisant la longue conversation qu’a eu son journaliste Paulo Antonio Paranagua avec le correspondant du Monde à Santiago, de 1967 à 1973, Pierre Kalfon, âgé de 83 ans. Mais ni cet interview, ni le témoignage de Bruno Muel, réalisateur du film « Septembre chilien » (avec Théo Robichet) reproduit par Le Monde diplomatique (p.14-15, septembre 2013), ni l’extrait du dernier livre auquel Isabel Allende a collaboré (avec Gérard Mordillat et le photographe Georges Bartoli, aux éditions Privat), paru dans Politis (n°1267, 5-11 septembre 2013) n’apportent vraiment du nouveau. Ils ne vont guère au-delà de l’anecdotique.
Et les militants d’extrême gauche et du PC, qui ont suivi l’expérience Allende avec tellement d’attention, que disent-ils de ces événements 40 ans après ? Dans son article de Lutte Ouvrière (une page, n°2354, 13 septembre 2013), Henriette Mauthey regrette qu’Allende ait préféré se donner la mort « plutôt que d’organiser la lutte du peuple ». C’est tout le drame d’une politique réformiste qui « se voulait respectueuse de la bourgeoisie, de la propriété capitaliste, mais aussi de l’armée, des institutions et de l’ordre bourgeois ». Sans surprise, les militants du NPA, pas plus que ceux de la LCR qui titraient en 1972 une de leurs brochures « Chili. Le socialisme sans la révolution ? », ne pensent toujours pas que « les travailleurs, les classes populaires peuvent prendre le pouvoir légalement, électoralement, sans violence, sans s’affronter à l’appareil d’Etat pour conquérir la démocratie » (Article de Mónica Casanova, in double page 6-7, L’Anticapitaliste n°208, 12 septembre 2013). Dans l’entretien qu’il accorde au journal (p.7), Franck Gaudichaud pose avec plus de finesse la question de la « rupture révolutionnaire ». « Comment développer et coordonner les formes de pouvoir populaire et de pouvoir dual, comment construire des formes de démocratie radicale », une problématique qu’il développe dans ses ouvrages, expliquant notamment ce qu’ont été les « cordons industriels » et les « commandos communaux ».
C’est sans doute L’Humanité qui a fait la plus grande place, en Une, avec photo, à l’anniversaire du 11 septembre, sous le titre « Il y a 40 ans, Pinochet assassine l’espoir au Chili ». Mais dans les pages 2 et 3 presqu’entièrement consacrées au 11 septembre 1973, sous le titre «Le rêve de justice brisé », on ne trouvera pas de réflexion sur la stratégie dite de l’Unité populaire, que les militants du début des années 70 s’employaient à mettre en œuvre en France sous le nom d’Union de la gauche. En France comme au Chili, il s’agissait pour la gauche d’aller au pouvoir tous unis – socialistes, radicaux, communistes – et dans la légalité. Mais dans l’arrière-cours des Etats-Unis, avec une armée moins respectueuse de la légalité que certains le disaient à l’époque, y compris au Parti communiste, « la voie chilienne au socialisme » s’est révélée être une impasse sanglante. Notons que L’Humanité diffuse un hors-série exceptionnel intitulé « Chili, l’espoir assassiné », accompagné d’un CD de Zebda en hommage à Victor Jara.
Une tonalité d’ensemble compassionnelle donc, fort peu de retours sur les raisons du coup d’Etat et de la tragédie qui a suivi, encore moins d’interrogations sur les moyens d’éviter de telles situations à l’avenir.