Franck Gaudichaud, Chili 1970-1973. Mille jours qui ébranlèrent le monde, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection Des Amériques, 2013, 345 pages. Préface de Michael Löwy. Cahier iconographique.

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Révolution

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Alors que jusqu'ici l'histoire récente du Chili avait été surtout examinée d'un point de vue économique ou institutionnel, ce livre issu d’une thèse1, étudie le mouvement social, vu depuis la base. Scrutant le surgissement des formes d'autonomie ou d'auto-organisation, appelées couramment Cordons industriels et Commandos communaux, l'auteur se demande si leur dynamique est contradictoire avec l'action du gouvernement de l'Unité populaire (UP) dirigé par le président Allende.

Malgré une posture humble - l'auteur, reprenant une formule de M. Löwy, ne prétend pas nous donner de la réalité chilienne autre chose « qu'un paysage peint par un artiste »-, sa recherche minutieuse, basée sur des archives conservées à Paris (BDIC, Cedetim) et à Santiago - sans négliger les archives américaines récemment mises en ligne -, et sur de nombreuses entrevues avec les acteurs de cette histoire (du militant de base à l'ancien(ne) ministre) lui permet de nous faire pénétrer dans la complexité de cette expérience politique du début des années 1970, qui avait permis de penser un moment qu'un pays d'Amérique latine pouvait construire le socialisme en faisant l'économie de la violence.

Dans une première partie, il s'intéresse au contexte dans lequel se place cette expérience, retraçant par exemple la physionomie originale du syndicalisme chilien : la Centrale unique des travailleurs (CUT) est davantage une « instance morale » qu'un syndicat structuré localement, ce qui, le moment venu favorise l'émergence des Cordons industriels. Ces formes de pouvoir s'inscrivent dans une tradition ouverte en 1917 en Russie, poursuivie en Allemagne en 1919, puis en Espagne en 1936. De même, l'étude des partis politiques est fouillée : un puissant Parti communiste très orthodoxe, partisan de la révolution par étapes et soutien absolu de l'expérience Allende, alors que le Parti socialiste, en pleine ascension, reflète davantage les aspirations, diverses, du peuple. Les Chrétiens se radicalisent à grands pas, et une partie de la jeunesse étudiante, fascinée par la révolution cubaine, se reconnaît plutôt dans le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), une organisation dont le fonctionnement et les modes d'action sont détaillés minutieusement, entre verticalisme (grand pouvoir de la direction sur les militants) et encouragement aux luttes des pobladores (habitants des bidonvilles). De même, l'auteur met en perspective l'expérience Allende, y voyant une relance de la tentative d’ « Etat de compromis » expérimentée de manière imparfaite au Chili jusqu'à la fin des années 1950. En encourageant la participation populaire, le gouvernement de S. Allende s'efforce d'incorporer le peuple à l'Etat, en quelque sorte.

Dans la deuxième partie, l'auteur étudie la mise en place par le gouvernement de la participation des travailleurs, par le biais notamment de l'Aire de Propriété sociale (APS), c'est-à-dire l'ensemble des entreprises nationalisées, ou des JAP (Juntas de abastecimiento popular), organisations des consommateurs. Mais le gouvernement de l'UP aura vite tendance à revoir à la baisse le nombre des entreprises nationalisées, alors que les travailleurs, confrontés à la mauvaise volonté d'un certain nombre de patrons, ont tendance à occuper leurs usines (les « tomas ») et à demander leur nationalisation. Cette radicalisation ne se limite pas aux ouvriers, elle est le fait aussi des couches sociales les plus déshéritées (les pobladores) qui occupent illégalement les terrains sur lesquels se trouvent leurs cabanes (les campamentos), où ils mettent en place des formes embryonnaires d'autogestion, comme à Nueva La Habana, encouragés par les militants du MIR.

C'est de cette conjonction entre secteurs des luttes ouvrières et secteurs sociaux dominés que sont nés les Cordons industriels (CI), étudiés dans la troisième partie. C'est avec beaucoup de précision que l'auteur décrit le Cordon Cerrillos-Maipú, ayant toujours le souci de ne pas surestimer ces organismes. A Santiago, 4 Cordons tout au plus fonctionnent régulièrement. Avec les Commandos communaux (CC), coordinations d'usines et de campamentos, ce sont seulement des germes d'un véritable pouvoir populaire urbain qui apparaissent. Mais, face à un appareil d'Etat désarticulé, confronté aux difficultés économiques et au détachement des classes moyennes, ces formes d'auto-organisation, aussi imparfaites soient-elles, prennent de plus en plus d'importance, notamment lors de l'Octobre rouge (1972). Pendant la grève des camionneurs, le travail continue dans les usines grâce à eux, des initiatives sont prises en matière de ravitaillement, dans le cordon Vicuña Mackenna par exemple des magasins sont ouverts de force, et tous les dimanches est organisé un marché populaire (feria popular). Finalement, la crise d'octobre ne permettra pas la naissance d'un « pouvoir populaire constituant ». Le gouvernement s'est employé à l'empêcher, bien que souvent, à la base, les militants de gauche - socialistes notamment - en aient été les acteurs. Mais ceux-ci sont en pleine contradiction, désireux d'encourager la formation d'un pouvoir populaire à la base, ils s'opposent en même temps à toute action qui risque remettre en question l'Unité populaire, car beaucoup pensent que ce Président (Allende) et son gouvernement sont des leurs. Par ailleurs, l'auteur ne nous cache pas la fragilité de ces structures (CI et CC) aux traits paternalistes et caudillistes accentués. Il n'empêche que leur activité aura déclenché une mini révolution culturelle, stimulant la créativité des habitants dans les domaines de la chanson, de la poésie, du théâtre, de la peinture murale. Mais leurs pauvres journaux fabriqués artisanalement ne parviendront pas à équilibrer la propagande menée par les adversaires de l'UP.

La quatrième partie envisage l'année 1973, jusqu'au coup d'Etat du 11 septembre. Bien que « dans la plupart des cas l'initiative provienne d'une poignée de militants plus que d'une volonté populaire massivement exprimée »- toujours le souci de l'auteur de ne pas surestimer ces organes -, les CI restent mobilisés et leur nombre augmente, en province en particulier. Dans une ville du centre du pays, Constitución (25.000 h.), au printemps 1973, ouvriers et pobladores parviendront même à obtenir le limogeage du gouverneur de l'Unité populaire au profit du président du Conseil communal, un militant de la Izquierda cristiana (IC). Cependant, face au « Tancazo », première tentative mal préparée de coup d'Etat (28-29 juin 1973), les CI ne seront capables de réagir que de manière défensive et non armée, par de nouvelles et nombreuses occupations d'usines. C'est à ce moment-là que le PC incite ses militants à intégrer les CI, mais dans le but de les « dompter », de les « inféoder » à leur parti et à la stratégie d'UP qui privilégie le dialogue avec la Démocratie-chrétienne et la collaboration avec les Forces armées, considérées comme loyalistes. Devant son échec, il tentera - sans résultats probants - de créer des cordons parallèles, persuadé du caractère « gauchiste » et même « trotskyste » des CI. Or, si en effet « l'exécutif dirigé par S.Allende a beaucoup de mal à chevaucher le mouvement social », on est loin de la naissance des soviets. En s'inspirant de Charles Tilly, l'auteur repère un répertoire d'actions collectives classiques : manifestations, occupations de rue, barricades, et surtout occupations d'usines. Des actions qui sont le fait d'une classe ouvrière jeune, travaillant dans des entreprises modernes, plus que d'un lumpen prolétariat (on pouvait être ouvrier et habiter dans un campamento). On assiste à la formation de la « conscience de classe et de l'orgueil ouvrier au Chili » (référence aux travaux de Michel Verret et de E.P. Thomson sur la classe ouvrière anglaise).

Les CI n'ont pas vraiment incarné une force de double pouvoir constituant, ainsi la Coordination provinciale des CI de Santiago n'a existé que sur le papier. Pourtant, le 4 septembre - pour le 3e anniversaire de l'arrivée au pouvoir de l'UP - 7 à 800.000 personnes défilaient devant La Moneda en criant « Mano dura, presidente ». Des plans de protection des CI ont été envisagés, mais aucune armée des CI n'a existé. Le rapide succès du coup d'Etat est là pour le prouver. La croyance de la majorité des militants en une aide possible des soldats et officiers de gauche en cas de putsch, de même que l'impassibilité d'un gouvernement « respectueux d'une légalité qui l'étranglait progressivement » ont rendu impossible toute résistance armée. En guise d'épilogue, une intéressante réflexion - que l'auteur a poursuivi ailleurs, lors d'un Colloque tenu à la BDIC en mai 2004 - est menée sur la mémoire du pouvoir populaire.

Resituant cette expérience dans le sillage des autres expériences latino-américaines et mondiales de « pouvoir populaire constituant », l'auteur observe en conclusion que les CI ne furent pas d'authentiques Conseils ouvriers, ils en sont restés à une phase de développement embryonnaire. Il avoue que ce travail de recherche approfondi lui a permis de remettre en question sa vision initiale, de réviser ses idées de départ superficielles : « la révolution par en bas n'est pas parvenue à générer une pratique sociale et une direction politique autonomes suffisantes pour dépasser le projet étatiste de l'UP ». En effet, la gauche chilienne a une relation de dépendance envers l'Etat et le gouvernement, une conception profondément étatiste du changement social.

N.B. Franck Gaudichaud a publié à Santiago du Chili, ediciones Lom, en 2004, Poder popular y Cordones industriales. Testimonios sobre el movimiento popular urbano, 1970-1973 et tout récemment, en 2013, Venceremos ! Analyses et documents sur le pouvoir populaire au Chili, aux éditions Syllepse à Paris.

Notes

1 Franck Gaudichaud Etude sur la dynamique du mouvement social urbain chilien. "Pouvoir populaire" et Cordons industriels durant le gouvernement de Salvador Allende (1970-1973), Thèse de Doctorat en science politique, Université de Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis, 2005, 2 volumes, 827 pages. Return to text

References

Electronic reference

Jean-Paul Salles, « Franck Gaudichaud, Chili 1970-1973. Mille jours qui ébranlèrent le monde, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection Des Amériques, 2013, 345 pages. Préface de Michael Löwy. Cahier iconographique. », Dissidences [Online], 6 | 2013, . URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=351

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Jean-Paul Salles

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